Maurice Klippel & F. Lopez. Psychologie pathologique du rêve et du délire qui lui fait suite dans les infections aiguë. Extrait de la « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), nouvelle série, 3e année, tome III, 1900, pp. 97-103.
François Maurice Klippel (1858-1942). Médecin, neurologue et psychiatre. Élève de Babinski à La Salpêtrière, il deviendra interne d’Alix Joffroy en 1884. Il est bien connu pour avoir lissé son nom à deux syndromes :
Syndrome de Klippel-Feil : fusion congénitale d’au moins deux des sept vertèbres cervicales.
Syndrome de Klippel-Trénaunay (voir ci-dessous).
Paul-Henri Trénaunay (1875- ). Médecin neurologiste élève de Maurice Klippel, de qui est resté le syndrome Klippel-Ténaunay, apparaissant dans le développement embryonnaire et qui se caractérise par l’association d’une hypertrophie des tissus osseux et mous.
Nous avons retenus en collaborations avec ces deux auteurs :
— (avec F. Lopez). Psychologie pathologique du rêve et du délire qui lui fait suite dans les infections aiguë. Extrait de « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), nouvelle série, 3e année, tome III, 1900, pp. 97-103. [en lin sur notre site]
— Un cas de rêve prolonogé d’origine toxi-infectieuse. Extrait de la « Revue de Psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), nouvelle série,3e année, tome III, p. 1900, 161-170. [en lin sur notre site]
—Le trumba. Journal de Psychologie normale et pathologique, (Paris), XVIIe année, 1920, pp. 848-864.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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PSYCHOLOGIE PATHOLOGIQUE DU RÈVE ET DU DÉLIRE QUI LUI FAIT SUITE
DANS LES INFECTIONS AIGUËS.
Par M. KLIPPEL, médecin des hôpitaux
et F. LOPEZ.
Les rapports du rêve, et surtout du cauchemar, avec les maladies de toute sorte ont été reconnus et étudiés depuis longtemps. Quelques auteurs ont été jusqu’à voir dans le rêve un symptôme annonciateur d’une maladie à une phase précoce de son évolution et au moment où les autres signes, en particulier les signes physiques, sont encore trop vagues pour être constatés. Ainsi envisagé, le rêve prend une valeur toute particulière ; il est un prodrome.
De notre côté nous avons pu reconnaître, en étudiant les infections, et cela tout au début, des troubles du sommeil caractérisés par de l’agitation et par des rêves pénibles, mais avec des différences par rapport à ce que nous avons observé à d’autres périodes de la maladie. Au début des infections, le rêve nous apparaît comme un trouble passager et ne persistant jamais après le réveil, sous la forme du rêve prolongé à l’état de veille, ainsi que cela se produit, en dehors de tout alcoolisme, à d’autres phases de la maladie. A la phase prodromique des fièvres, il est donc habituel d’observer le symptôme que nous étudions, à l’état passager, faisant contracte avec l’importance que nous lui assignerons, quand la maladie se poursuivant, nous le verrons devenir la rêvasserie continue, le délire tranquille, la confusion mentale, le rêve prolongé à l’état de veille de Lasègue, l’idée fixe de Baillarger.
Si le rêve, symptôme de maladie, est important à titre de prodrome, plusieurs auteurs ont encore attaché à ce signe une autre signification, mais d’une valeur non moins grande. Étudiant ses différentes modalités, ils ont cru pouvoir tirer des aspects variables du rêve l’élément d’un diagnostic entre divers états morbides.
Dans cet ordre d’idées, on a pu citer les faits suivants : les troubles circulatoires, entraînant la congestion et la stase, s’accusent par la vue de fantômes, de monstres, de figures effrayantes ; l’anémie par la vision du feu, de flamme, d’incendie. Rêver de fatigues insurmontables, d’obstacles impossibles à franchir, était pour les mêmes auteurs le résultat d’une infection rénale, tandis que rêver de forêts inextricables, de [p. 98] montagnes abruptes, etc., était la conséquence d’une maladie de foie.
Il est inutile d’insister davantage sur ces faits, en poursuivant la même description pour d’autres organes ; car il n’y a en tout ceci rien de bien scientifique.
Plus tard on a tenté de dégager les caractères du rêve suivant la nature des toxines qui sont en cause.
C’est en particulier ce qui a été fait pour l’alcoolisme. Ce point doit retenir notre attention, car l’une des conclusions de nos observations est justement que le rêve toxi-infectieux et le rêve de l’alcoolisme chronique ont entre eux de très grandes analogies.
Nous ferons remarquer de suite que, suivant nous, les accidents cérébraux de l’alcoolisme chronique ne sont point le résultat de l’alcool en action actuelle sur les centres nerveux.
C’est dans l’ivresse seule que l’alcool, en circulation dans le sang, peut être incriminé directement. Dans l’alcoolisme chronique il n’agit pas ainsi, mais par l’intermédiaire des lésions du foie, du tube digestif, des reins, etc., qu’il a créées antérieurement. C’est pourquoi après une longue abstinence le rêve ou le délire de l’alcoolique se reproduit avec ses caractères habituels. C’est l’auto-intoxication qui intervient ici et c’est elle aussi qui est en cause dans les rêves et dans les délires des infections aiguës, aussi y rencontre-t-on assez souvent des signes qui appartiennent à l’alcoolisme, alors que celui-ci ne saurait être en cause.
Les infections aiguës sont fréquentes chez des sujets jeunes, et qui n’ont pu encore se livrer à l’usage prolongé de l’alcool qui aboutit à l’alcoolisme. D’ailleurs, parmi tes sujets que nous avons observés, il en est qui ne buvaient que de l’eau.
Dans ces conditions, on ne saurait rapporter qu’à la pneumonie, à la fièvre typhoïde, à la grippe, etc., en évolution actuelle, la zoopsie que nous avons observée plusieurs fois, même avec les caractères de mobilité et d’angoisse qu’elle a chez l’alcoolique.
Si du rêve infectieux on passe à celui des névropathes, chez lesquels l’occasion du rêve ou du délire est habituellement une auto-intoxication, on y trouve la même zoopsie. N’est-il pas fréquent de l’observer chez les comitiaux, chez les hystéro-épileptiques, chez les enfants névropathes, chez les dyspeptiques ?
Ce rôle joué par les animaux, en particulier par les rats, les souris, les serpents, les araignées, etc., paraît être souvent [p. 99] en rapport avec le sentiment de crainte, de malaise, de dégoût, qu’inspirent ces animaux et qui est le fond même de beaucoup de cauchemars. Cependant il faut reconnaître que la vision d’animaux peut avoir lieu sans entraîner de désordres marqués dans la sphère des sentiments affectifs.
Quoi qu’il en soit, la zoopsie est loin d’impliquer toujours l’alcoolisme du sujet qui en est victime.
D’autre part, il est encore plus fréquent de rencontrer chez le sujet en état d’infection aiguë le rêve dit professionnel. Au cours d’une fièvre typhoïde nous l’avons observé dans les conditions suivantes :
Il s’agit d’un jeune homme de 21 ans, serrurier, qui n’était pas alcoolique, entré dans notre service le 2 août 1898, avec tous les signes d’une fièvre typhoïde en pleine évolution, il était au huitième jour de sa maladie. Il était très déprimé, la température était de 40° ; à partir du 5 août le malade a eu du délire : il répondait à des gens qui venaient le chercher qu’il était retenu à son atelier par son ouvrage. D’autres fois il disait qu’il aurait préféré être à son atelier à faire des serrures, que d’être dans la salle où on l’ennuyait.
Il appelait ses camarades, et assurait être un bon ouvrier ; il parlait aussi de son métier en se servant de termes techniques.
Ce délire ressemble à celui des alcooliques et cependant est infectieux.
Les autres caractères du cauchemar des alcooliques peuvent encore se rencontrer dans les diverses infections aiguës. Il est inutile d’insister sur les plus banals. Mais nous devons signaler avec quelques détails la possibilité du rêve prolongé à l’état de veille, sous forme de délire, et qui, depuis Lasègue, semble être considéré comme un des caractères particuliers à l’alcoolisme. Ainsi le délire alcoolique subaigu naît toujours pendant le sommeil et se poursuit ensuite en reproduisant les traits d’un songe plus ou moins coordonné, plus ou moins accidenté.
La place qu’occupe le rêve et en particulier le rêve prolongé en pathologie mentale est d’ailleurs beaucoup plus étendue. Les travaux de Calmeil qui déjà parle du rêve qui commande le délire après le réveil, ceux de Baillarger, de Moreau, de Tours, lui ont fait une place considérable. La thèse de Chaslin est sur ce sujet une revue historique et critique fort documentée. Plus tard Régis, au sujet du délire et des hallucinations [p. 100] onéiriques, insiste sur la possibilité de commander au délire de cette sorte par la suggestion, comme dans l’hypnose.
Le rêve prolongé à l’état de veille nous a paru assez fréquent dans les infections aiguës et subaiguës, mais tout particulièrement dans la fièvre typhoïde. Dans cette maladie, l’emploi des bains froids, en diminuant par moment l’état de dépression typhoïdique, permet de se mieux rendre compte de l’état mental des malades. Très habituellement les choses se passent ainsi :le malade, dans le sommeil toxique, fait un rêve qui persiste après le réveil et pendant l’amélioration du bain froid, sous la forme la plus nette du rêve prolongé. Si à ce moment on interroge le malade, on constate les faits suivants : le rêve est raconté nettement, les images en sont persistantes et le malade ajoute une foi entière en ses hallucinations. En second lieu ce même rêve va persister plusieurs jours de suite, si l’on a soin de le faire renaître en y rappelant l’attention du sujet. C’est un fait assez singulier de pouvoir à volonté ressusciter toute la série des images qui se sont enchaînées pendant la période active de l’hallucination. Progressivement la croyance s’efface et finit enfin par disparaître. Le rêve prolongé est d’ailleurs plus ou moins complexe et nous allons en citer un exemple que nous venons d’observer. Mais il faut encore ajouter à cette description générale un fait fort important, il est relatif à l’état mental qui accompagne le rêve prolongé. Ici deux cas peuvent se présenter : le malade, interrogé répond d’une façon obscure et erronée aux questions qui lui sont faites ; il y a confusion mentale à divers degrés, en même temps que délire de rêve. Ou bien le malade répond correctement à toutes les questions relatives à sa profession, à l’endroit où il se trouve, aux personnes qui l’entourent, etc. ; il y a rêve prolongé, sans confusion en dehors de la sphère du délire. Enfin, si le rêve est fort restreint, on a cette idée fixe qui survit si souvent et parfois si longtemps à un délire et qui a été magistralement décrite par Baillarger.
Voici un exemple de délire par rêve prolongé chez un jeune homme entré à l’Hôtel-Dieu le 9 mars 1900 : il est âgé de 25 ans, et exerce la profession de cycliste dans un journal parisien. Le premier mars, à la suite d’une fatigue, il a pris froid, nous dit-il, avec courbature dans les reins et dans les jambes. Il a gardé le lit, s’est mis au régime lacté et a pris de l’antipyrine, mais loin de s’améliorer, il a vu survenir des nausées et des vomissements répétés, la céphalalgie a augmenté, avec [p. 101] es épistaxis ; il est apparu une diarrhée liquide assez abondante.
Lorsqu’on l’interroge à son entrée, il répond bien aux questions, et affirme catégoriquement n’avoir bu que de l’eau depuis 7 ans, ce qui est confirmé.
La température est très élevée, les urines sont rares et contiennent de l’albumine, il y a quelques taches rosées à l’abdomen. Il s’agit d’une fièvre typhoïde.
Dans la nuit du 14, le malade a commencé à délirer, il s’est levé de son lit pour partir, car, disait-il, les soldats le poursuivaient comme déserteur et voulaient le tuer ; à un autre moment de la même nuit, il comptait de l’argent ; interrogé, il répondit qu’on l’avait payé à l’administration.
Sa mère étant venue le voir, il lui demande si son père avait reçu sa feuille de route, lui, il avait la sienne pour le 119e.
Une autre fois il devait partir pour le Transvaal rejoindre les Boers et parmi ses compagnons, il avait reconnu des malades de la salle. Il prétend s’être égaré sur les quais et y avoir vu un prêtre qui était venu quelques jours auparavant dans la salle.
Cependant il répond bien aux questions qu’on lui adresse, mais il suffit de l’interroger sur un point quelconque de ses rêves, pour qu’il donne une foule de détails, affirmant avoir reçu sa feuille de route, et avoir été poursuivi comme déserteur, etc.
Cet état de rêve prolongé a duré plusieurs jours du 14 au 28 et il suffisait de le mettre sur la voie pour obtenir de lui des réponses très nettes relatives à son rêve, auquel il ajoutait foi.
Plus tard il commença à se rendre compte qu’il a été la proie d’un rêve.
De tous les faits précédents, nous devons conclure tout d’abord que bien des caractères du rêve des alcooliques chroniques et du délire qui peut en être la conséquence, se reproduisent au cours des infections, aussi bien d’ailleurs que dans d’autres maladies toxiques ou névropathiques. Sans doute, il faut reconnaître que par leur évolution chronique et lente, par leurs localisations gastriques, hépatiques et cérébrales, les lésions de l’alcoolisme entraînent des symptômes cérébraux quelque peu différents de ceux de l’infection aiguë. Mais où les deux états sont réunis, c’est par l’intoxication d’origine gastrique, hépatique, rénale, etc., qui placent en continuelle imminence de rêve ou de délire un grand nombre d’alcooliques [p. 102] ques chroniques (1). Et c’est à des intoxications analogues que nous devons rapporter le rêve et le délire qui en est la conséquence dans les maladies infectieuses. Ainsi pourraient s’expliquer les analogies de symptômes que nous venons de signaler.
L’action de ces toxines sur les centres nerveux se feront d’autant plus facilement que les neurones du sujet seront plus impressionnables par ses prédispositions. Mais en outre, suivant les cas, l’action toxique donnera lieu à des rêves de formes différentes: Nous avons déjà dit qu’à la phase prodromique de l’infection, le rêve ne se prolongeait pas dans l’état de veille, ce qui se produit très souvent à une autre phase de la maladie, principalement s’il s’agit d’une fièvre typhoïde. Il semble donc que cette dernière condition nécessite une imprégnation plus complète des centres nerveux par les toxines. Si celle-ci est intensive, on a le rêve prolongé avec confusion générale ; si elle est moins intense, on a le rêve prolongé, mais sans confusion. Ou encore la simple idée fixe de Baillarger qui se détache isolément et survit seule à la confusion hallucinatoire qui a existé à son origine.
A côté du degré d’intensité, nous devons maintenant placer les modalités diverses du rêve toxi-infectieux et du délire qui peut le suivre. D’après l’ensemble des cas que nous avons observés depuis quelques années, le rêve et le délire consécutif sont soit cénesthésiques, soit purement hallucinatoires.
La première variété se rattache au rêve dans lequel surgissent la terreur, l’angoisse, la répulsion, le dégoût, la tristesse le brisement de la fatigue, etc., le rêve dans lequel les hallucinations sont conformes aux troubles des perceptions affectives.
La seconde variété est caractérisée par la prédominance des hallucinations sensoriales (surtout de la vue et de l’ouïe), le sujet lui-même paraissant assister seulement et en spectateur plus ou moins indifférent au drame complexe qui se déroule devant lui.
Si le rêve cénesthésique se prolonge à l’état de veille, il devient le délire oneirodynique (rêve pénible, rêve douloureux de Cullen). Si c’est le rêve purement hallucinatoire qui se prolonge, il devient le délire oneirique(Régis). Quant au [p. 103] terme de rêve qui peut englober les deux variétés que nous signalons, il conserve la signification très étendue qu’il a, même en pathologie.
Ces distinctions ne sont sans doute pas sans offrir quelques avantages. Condillac n’a-t-il pas montré l’influence de la précision du langage sur le développement des sciences ?
Notes
(1) Nous rappelons que pour nous le délire de l’alcoolique chronique est auto-toxique ou toxi-infectieux. Il n’est pas dû à l’action directe et actuelle de l’alcool sur les centres nerveux, comme cela a lieu dans l’ivresse, où l’on rencontre de l’alcool dans le sang et les organes. (Voir Revue de Psych., n° 9,1897 et Art. Alcoolisme du Manuel de médecine de Debove-Achard.)
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