Maurice Halbwachs. Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), tome 33, 1946, pp. 11-64.

Maurice Halbwachs. Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), tome 33, 1946, pp. 11-64.

 

Maurice Halbwachs (1877-1945). Sociologue, agrégé de philosophie, docteur en droit en en lettres, disciple d’Émile Durkheim, il est à l’origine du concept de mémoire collective, qui restera ce qui le rendit célèbre. Il fut maître de conférence de philosophie à la faculté des lettres de Caen (Calvados) puis, en 1919, professeur de sociologie à la faculté, redevenu française de Strasbourg, Il y côtoie les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, mais aussi le psychologue Charles Blondel. Il est mort en déportation à Buchenwald. Quelques uns parmi ses très nombreux travaux :
— La classe ouvrière et les niveaux de vie : recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines (thèse de doctorat), Paris, Félix Alcan, 1912.
— La théorie de l’homme moyen : essai sur Quételet et la statistique morale, Paris, Félix Alcan, 1913.
— L’interprétation du rêve chez les primitifs. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XIXe année, 1922, pp. 577-604. [en ligne sur notre site]
— Le rêve et les images-souvenirs. Contribution à une théorie sociologique de la mémoire. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), quarante-huitième année, tome XCV, janvier à juin 1923, pp. 58-97. [en ligne sur notre site]
— Les Cadres sociaux de l mémoire. Paris, Félix Alcan, 1925.
— Les Causes du suicide, Avant-propos de Marcel Mauss. Paris, Félix Alcan, 1930.
— La Statistique en Sociologie, Paris, Félix Alcan, 1935.
— Les classes sociales,Paris, Félix Alcan, 1942.
— La Mémoire collective, Paris, Félix Alcan, 1950.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de composition.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 11]

LE RÊVE
ET LE LANGAGE INCONSCIENT DANS LE SOMMEIL

Je feuilletais dernièrement une liasse de fiches sur lesquelles j’avais depuis assez longtemps noté mes rêves. Beaucoup remontent à quinze ou vingt années. Ce sont les plus nombreux, car, à cette époque, je m’étais préoccupé de les observer, en vue de reconnaître s’il y entrait des souvenirs circonstanciés et détaillés de la veille, des scènes entières empruntées à la réalité, et, reproduites telles quelles, avec une entière exactitude. Je croyais que, dans le rêve, on est capable d’imaginer, de réfléchir, de raisonner, mais que la seule faculté mentale qui nous fasse alors défaut, c’est la mémoire (1).

En tout cas, c’est afin de confronter ma croyance avec les faits que j’avais pris l’habitude de noter, dès le réveil, mes songes, ou ce que je me rappelais de mes songes. Depuis, sans y apporter autant d’assiduité qu’alors, toutes les fois que les apparitions d’Ονειρος le dieu du Rêve, m’ont paru se distinguer par quelque particularité curieuse, j’ai tâché d’en garder la trace sur le papier, ainsi que des circonstances de la veille qui en pouvaient être rapprochées.

Le résultat de ma recherche était qu’on ne retrouve pas, dans le rêve, des souvenirs circonstanciés et détaillés de la veille, c’est-à-dire ce qu’on appelle des souvenirs-images. Pourtant, à l’analyse, il apparaît bien que toutes nos visions nocturnes comprennent des éléments qui ont passé de la veille dans le rêve. En relisant tous ces songes que j’ai notés, et l’interprétation que j’en ai donnée au réveil, [p. 12] et que j’ai aussi reproduite, que de circonstances de mil vie en cette période de vingt années je puis évoquer, que de personnages oubliés, d’événements auxquels je n’avais plus pensé, reparaissent soudain, comme si je relisais· un journal où j’aurais inscrit fidèlement tout le détail de ma vie quotidienne., non seulement les faits importants, mais des .incidents secondaires et presque insignifiants, des pensées fugitives, des propos auxquels l’attention ne s’attache que sur le moment ! C’est tout cela qui constitue la matière d’où le rêve tire ses créations. Mais il faut un effort souvent difficile de réflexion pour retrouver dans les circonstances de notre vie diurne l’origine d’un rêve, ou de telle et telle de ses parties. C’est que les images de la veille ne pénètrent pas telles quelles dans le rêve. Tout se passe comme si elles étaient décomposées, dissociées. Les éléments ou les parties de ce que nous avons perçu, quand nous étions éveillés, ainsi séparés les uns des autres, se regroupent, dans nos songes, de façon à former des ensembles nouveaux. C’est pourquoi nous ne les reconnaissons pas. Ce ne sont point proprement des souvenirs. —Mais comment s’explique cette dislocation des images perçues à l’état de veille, et leur regroupement dans le rêve ? De quelle façon, par quel intermédiaire se produit le passage de ces éléments d’un monde dans l’autre ?

Nous voudrions attirer l’attention sur le rôle que pourrait jouer ici, au moins dans la production de certains rêves, le langage qu’on peut appeler intérieur, —entendant par là, simplement, les paroles, les mots, les suites de mots que le rêveur articulerait plus ou moins nettement pendant le sommeil (2). Ce langage ne pourrait être perçu du dehors, pas même sous forme d’un murmure indistinct. Le rêveur lui-même ne s’apercevrait pas qu’il parle. Ce serait un langage inconscient. Les psychologues ont remarqué depuis longtemps que bien des opérations de la pensée, à l’état de veille, s’accompagnent de mouvements d’articulation, au moins ébauchés, que ne remarque pas celui chez qui ils se produisent, mais qui n’en paraissent pas moins nécessaires, qu’il s’agisse de comprendre ce qu’on lit, ou ce qu’on entend, et même, simplement, de percevoir les objets du monde extérieur. Il n’est donc pas invraisemblable ou incompréhensible [p. 13] que, dans Je sommeil aussi, -on puisse parler intérieurement, sans que la conscience en soit avertie.

Rien n’est, d’ailleurs, plus difficile que de déceler le langage intérieur qui ·accompagnerait ainsi le rêve, du moins certains rêves, et qui, en partie, le dirigerait. Langage incohérent, automatique, souvent précipité, volubile, parfois interrompu, coupé par des lacunes. L’attention se fixe sur les images qu’il évoque, en lesquelles il se traduit. Quant aux mots eux-mêmes, aux articulations verbales, qui produisent Je rêve, mais sans pénétrer, d’ordinaire, tels quels dans son contenu, le rêveur n’en a pas plus conscience que le pianiste, quand il joue, du mouvement. des cordes à l’intérieur du piano. Pourtant, il nous est arrivé quelquefois, au moment où nous nous sentions glisser le long de la pente qui mène au sommeil, de reprendre brusquement conscience, et de nous apercevoir que nous prononcions des mots, des phrases, toute une suite de paroles, qui ne s’étaient pas encore traduites en images, et dont le sens n’avait rien de commun avec ce que nous avions dans l’esprit juste avant que notre conscience se fût ainsi ù peu près obscurcie.

Quelquefois aussi (bien que ce soit très rare) on se réveille, alors qu’on prononce, sans le savoir, une phrase qu’on peut saisir et retenir. J’en trouve deux exemples dans mes notes : « En 1875, je suis descendu dans une giroflée pour visiter… » Je me réveille à demi, en m’entendant prononcer ces mots absurdes, que n’accompagnait aucune image de rêve. —Je suis dans une salle, devant une table. Invasion de couples qui dansent. La petite C. Je crois qu’elle va se marier. Je me retire, ne sachant que faire de ma serviette. Et une phrase se déroule, une fois que je suis réveillé, sans que la réflexion porte sur rien que sur chaque mot pris à part : « Un monsieur assez spirituel remarque qu’elle n’a pas eu d’autre tort que de céder à sa nature qui la portait à user de franchise et à témoigner de la sympathie à son prochain. » Au reste, à ce moment, j’avais la fièvre, j’étais grippé.

Si l’on admet qu’on parle inconsciemment pendant le sommeil, ce discours intérieur pourrait expliquer comment les images du rêve se produisent, et la façon dont elles se succèdent et se lient l’une à l’autre. Les mots, chacun pris à part, et aussi les groupes de mots ont un sens dans la vie de la veille. C’est le. sens des mots qui se traduirait par les images du rêve. [p. 14]

Il est vrai que le langage n’est pas la seule voie de communication qu’on puisse concevoir entre la conscience du rêveur et le monde du dehors. On a remarqué que, pendant le sommeil, peuvent parvenir jusqu’à nous des sensations ou des éléments de sensation : lumière, son, impressions tactiles, olfactives, et aussi toutes les excitations qui viennent de notre corps, de nos divers organes. Ce qu’il y a d’incohérent, d’illogique et d’arbitraire dans le déroulement du rêve, pourquoi cela ne s’expliquerait-il point par la succession désordonnée et capricieuse de ces impressions ? —Examinons de ce point de vue quelques-uns de nos rêves où une sensation physique parait être intervenue.

Je reste couché toute la journée, un peu souffrant. Assoupi, je me vois le matin, place du Panthéon, arrivant du côté de la rue d’Ulm ou de l’ Estrapade. C’est le matin : il y a une lumière rose, soit lever du soleil, soit reste d’illumination, ou d’incendie… Une rumeur… Il y a des gens que je ne vois pas (je suis en voilure, il me semble), el il y a des cris, des paroles que je ne distingue pas. Je pense que c’est une chance d’arriver ici juste au lendemain d’une grande journée (de la Révolution ?) et de saisir la trace toute fraiche encore de l’agitation populaire. —Réveillé, je remarque que pour la première fois sans doute je rêve le jour (le matin), toutes fenêtres ouvertes (c’est au mois de mai). Peut-être est-ce cette lumière qui colorait mon rêve, comme des flammes ou des rayons matinaux. J’entends la rumeur de la rue, de l’avenue, et j’ai dû l’entendre aussi quand je dormais. Mais plutôt j’avais l’IDÉE qu’il faisait jour (car je ne voyais distinctement rien) et qu’on parlait autour de moi (car je ne voyais personne et n’entendais aucune parole).

Cette dernière remarque est à retenir. Il semble que les images du rêve soient appelées non pas directement par la sensation, mais par une sorte d’interprétation de celle-ci, par un intermédiaire intellectuel ou verbal.

En janvier. Période de grand froid. Je suis pelotonné dans mon lit, les deux bras croisés, les mains serrant les deux côtés de ma poitrine. —Je rêve que je suis derrière une porte qui s’ouvre. Entre un Monsieur (un peu hilare ?) que je ne connais pas. Je suis assis sur[p. 15] une chaise. Il commence à parler d’une façon un peu incohérente. Il fait de grands pas, de grands gestes, allant d’un bout de la chambre à l’autre en zigzags. Il tourne autour de moi. Toul à coup il s’approche et, avec une extrême rapidité, il me chatouille, de derrière, aux deux côtés de la poitrine. Je me réveille, très effrayé.—Le rapport entre le rêve et la sensation physique est très apparent. Mais il doit y avoir un intermédiaire, une phrase prononcée intérieurement : « C’est comme si quelqu’un me chatouillait », ou : « Il y a quelqu’un qui me chatouille ». C’est une phrase de ce genre qui a dû amener cette scène, d’ailleurs très rapide. On ne comprendrait point, sans cela, la mise en scène et le détail du début, qui paraissent être indépendants de la sensation elle-même. Celle-ci n’évoque le sentiment très vif et presque pénible d’un véritable attentat sur ma personne que parce qu’il s’agit d’un inconnu, et que je ne prévois pas ce qu’annonce son comportement, bizarre. Mais tout cela est bien une réalisation de l’idéeque « quelqu’un me chatouille ».

(Juillet 1941) : Je lis sur une feuille (journal ?) qu’on a découvert qu’une personne dirigeant au loin (peut-être en Angleterre, ou en Amérique, et même : en haut…] un Institut d’hydrothérapie ou de gymnastique aérienne a réussi au bout de six ans à faire complètement disparaître (a réduit à néant} une autre personne. Je rencontre R. et lui raconte cette histoire. R., autrefois, a été chef du Service économique dans un grand établissement de massage et de gymnastique suédoise. On ne le savait pas, il ne me l’a pas appris, au moment où je lui disais que je désirerais entrer dans un office de ce genre. —Au moment où je me réveille, grand bruit produit par un avion qui passe tout près. Il se peut que cet Institut d’hydrothérapie, etc., soit en rapport avec les avions (là-haut), avec la machine de guerre allemande.

Ce n’est pas la sensation auditive pure et simple qui a produit le rêve. Il s’y joignait l’idée d’une organisation technique, de la guerre, de l’Allemagne, etc. Ce qui a orienté le rêve dans cette direction, c’est aussi une autre idée, liée à la guerre et à l’Allemagne : l’arrestation, quatre jours plus tôt, de mon beau-frère, dont on cherchait en vain quelque trace dans les prisons et dans les camps. Au reste, tout cela s’est développé en idées plutôt qu’en images. C’est l’idée, mêlée étroitement dès le début à la sensation, c’est une perception confuse plutôt que la sensation pure et simple, qui a agi. La personne auteur[p. 16] de la disparition, ai-je écrit alors, n’était pas identifiée comme un individu, n’avait qu’une existence abstraite. —R. a été introduit parce qu’il dirige effectivement un Institut de Recherches scientifiques dont, je suis membre maintenant.

On a, depuis longtemps, signalé , « la merveilleuse habileté avec laquelle le rêve introduit dans ses créations des impressions brusques venues du monde des sens de telle sorte qu’elles y prennent l’aspect d’une catastrophe préparée dès longtemps » : ( Freud, La Science des rêves, traduction Meyerson, p. 24, d’après Hildebrandt). Exemple : le rêve de Maury où il se voit, sous la Terreur, comparaissant devant le Tribunal Révolutionnaire, condamné, mené à l’échafaud : il se réveille, et s’aperçoit que le Ciel du lit était tombé, et que son cou avait été réellement atteint comme par le couteau d’une guillotine. D’où on conclut qu’un rêve très long et chargé d’incidents comme celui-ci, a dû se dérouler en un moment. Mais il est très possible que la chute du ciel de lit se soit produite longtemps avant le réveil, que la sensation ait été d’abord traduite par des mots confus, entre autres : guillotine, sur lesquels l’histoire du rêve s’est construite : c’est l’angoisse finale, el non la sensation, directement, qui aurait causé le réveil. Inutile alors de supposer que le rêve s’est concentré en un très court. espace de temps.

Voici un de mes rêves, qui est du même genre : Rêvé distinctement que je traversais obliquement une avenue plantée d’arbres, et que trois soldats, coiffés de shakos très hauts ( 1er Empire), couraient dans une direction opposée à la mienne. Puis d’autres personnes s’enfuyaient de tous côtés. Alors je m’aperçois que j’entendais depuis quelque temps un bruit sourd de détonations, et je comprends qu’une bombe va tomber. J’ai noté à la suite : Lu la veille dans Pirenne qu’après la mort de Charles le Bon, quand on l’apprit dans la ville de Gand, tout le monde se sauvait. L’avenue plantée d’arbres : peut-être l’avenue Carnot, de Nancy, où j’étais en 1917, alors qu’il y avait souvent des bombardements et des alertes. Je n’ai pas noté qu’au réveil j’aie entendu un bruit quelconque. Mais il est possible que le fracas d’un lourd camion, comme il en passait quelquefois, allée de la Robertsau, à Strasbourg, ébranlant longuement la maison, se soit traduit, inconsciemment. par quelques mots que j’ai prononcés : détonations, bombardement, qui étaient déjà une interprétation. [p. 17]

Dernier rêve, très court, où une sensation intervient :Je me trouve les deux pieds coupés : les pieds eux-mêmes sont tout blancs, sans rien qui saigne, comme des choses inertes. Je m’attends à ce qu’il suffise de les remettre à leur place pour que tout « se recolle ». —Le soir, vers sept heures, j’ai changé deux fois de chaussettes. Je les avais ôtées une première fois dans le cabinet de toilette, puis remises, après m’être baigné. M’apercevant qu’elles étaient mouillées, j’en ai changé, cette fois dans ma chambre. J’ai mis longtemps à enfiler des chaussettes neuves. D’autre part, m’étant un peu blessé au pied, je cherchais au lit une position telle que je ne sente pas l’endroit blessé. —J’ai dû interpréter cette sensation de gêne, en y substituant, l’idée de chaussettes ôtées, puis remises, ou de pieds coupés, puis recollés : c’est l’idée (traduite en mots) qui aura produit les images du rêve.

Mais il en est peut-être ainsi dans tous les cas où on pourrait croire qu’une sensation, des éléments de sensation, parvenant à la conscience, appellent des images. La sensation est trop vague pour jouer ce rôle à elle toute seule (3). Il faut qu’elle s’accompagne de pensées, d’idées qui, tout de suite, lui donnent un sens, sans doute de mots prononcés inconsciemment. Ce sont les mots, c’est leur sens, —et. non la sensation, —qui déterminent le rêve.

*
*    *

Nous l’avons dit : il n’est pas possible d’observer directement le langage intérieur du sommeil, puisqu’il est inconscient. Mais on peut comparer le rêve et la veille, et chercher si, entre ce qu’on a vu étant éveillé, et ce qui vous est apparu en rêve, le seul intermédiaire concevable n’est pas un mot, ou un groupe de mots, —ou, si l’on veut, un sens, une signification générale, qui n’a pu s’exprimer. que par ces mots.

Il arrive, en effet, qu’un mot se détache, nom propre, nom commun, autour duquel se construit le rêve, et qu’on se souvient [p. 18] avoir entendu ou prononcé le jour ou dans les quelques jours précédents. De tels exemples sont d’autant plus significatifs que le mot n’a pas exactement le même sens dans la veille que dans le rêve, qu’il est pris ici au figuré, là au propre, notamment quand il y a métaphore, allitération, jeu de mots, etc. (5).

Voici quelques-uns de nos rêves où les mots paraissent, intervenir de la même manière.

Je suis sur un pont ou un remblai qui domine une plage. B. est en train de se baigner dans une flaque peu profonde. Toul à coup une masse d’eau qui jaillit comme une trombe ou un TOURBILLON se précipite et le recouvre. On cherche ensuite son corps sans le retrouver. J’ai rencontré B. hier. Mais, il y a deux jours, nous sommes allés le voir, M. et moi, et lui avons demandé comment obtenir une subvention de Rockefeller pour notre Institut d’Histoire économique. Il nous a longuement exposé tout l’ensemble et le détail des œuvres Rockefeller. En sortant, M. m’a dit : « J’ai besoin de me remettre. C’est comme si je sortais d’un TOURBILLON. » Ce n’est qu’après dix minutes, au réveil, que j’ai fait ce rapprochement.

Je me vois apprenant que Pierre (mon plus jeune fils) a été lapidé par suite d’une chute ou d’un accident d’auto(?). Il est en un état ltel qu’on peut le sauver. Je pars, je crois, avec Francis (l’aîné), pour aller le soigner. —Pierre évoque lapis (pierre). Mois Pierre lui-même me dit que, deux jours auparavant, il m’a demandé si on pouvait traduire,[p. 19] en latin, ardoise par: lapis tectilis. Il m’a demandé aussi où était J.-J. Rousseau quand il a été LAPIDÉ (après quoi il s’était retiré à l’île Saint-PIERRE).

Je regarde une mule, et m’aperçois avec stupeur qu’elle parle d’une voix humaine ( comme l’ânesse de Balaam}, En réalité, je ne l’entends pas, mais je vois ses dents et ses lèvres, qui sont celles d’une femme, et un sourire, une expression humaine. —Quand je raconte ce rêve, les enfants disent : « c’est maman, car lu l’as traitée de mule… »

La petite Françoise a été fiévreuse. La nuit suivante, Marianne (sa mère) rêve qu’elle traverse une prairie aride, et qu’elle a perdu : 1° un appareil de photo ; 2° un poulet.  —Elle appelle souvent Françoise : poulet.

Rêvé que je voyais du dehors le chalet des V. {près de Chamonix).  Hier, V. m’a montré le plan du dit châlet, et une photo le reproduisant du dehors. Mais le châlet vu en rêve ne lui ressemblait pas le moins du monde.

Francis me dit qu’il a rêvé qu’il luttait avec un grand oiseau, el qu’il avail les mains pleines de sang. Ce n’est pas étonnant, ajoute-t-il, car j’avais les mains pleines d’encre hier. Similitude non par des images, mais des mots, comme dans l’exemple du châlet.

Nous descendons dans une vaste cave toute noire, et qu’on éclaire brusquement. Je suis avec quelqu’un ‘?). Une servante (il y en a peut-être plusieurs). Mon ami s’excuse de lui avoir point commandé douze bouteilles… de vin de groseille… Cela fera treize. Dans un coin de la cave, très éclairé, autour d’une table, des boys-scouts : c’est leur lieu de réunion. — Hier, au camp d’Haguenau, où nous avons été en auto, on nous a apporté des bouteilles de Limonade. B. a fait changer une bouteille de limonade contre une d’eau de Carola.Les mots : bouteilles, camp (boys-scouts) ont pu évoquer le rêve, où n’a passé d’ailleurs aucune des images, aucun des personnages de la veille.

Je descends une pente et j’arrive à l’extrémité d’une sorte de toiture, suspendu encore haut. J’appelle des gens qui sont là, et je leur demande de mettre quelque chose, un matelas sur le sol, pour amortir la chute. Là-dessus le père oblige ses filles à faire je ne sais plus quoi, pour me tirer d’embarras. Il me reçoit ensuite très gentiment. Impression qu’il avait des devoirs envers moi. —Avant-hier, en descendant reconduire des amis à la fin de la soirée, je leur ai fait remarquer qu’il ne serait[p. 20] pas possible, chez nous, de se jeter du haut de l’escalier. —Les mots : chute, devoirs, ont pu être prononcés. Mais, ici encore, aucune des images de la veille n’a passé dans le rêve. Quant aux devoirs, il y a même interversion : c’est moi qui avais le devoir de reconduire mes amis : c’est vis-à-vis de moi que les personnes du rêve ont des devoirs.

Cherchons maintenant d’autres exemples de songes qui transposent ou paraissent transposer une phrase dont on se souvient ensuite qu’elle a été prononcée ou entendue pendant la veille. Ce sont ceux qui méritent le plus de retenir notre attention. Dans notre série, qui s’étend sur une vingtaine d’années, nous n’en trouvons qu’un petit nombre. Nous les reproduisons, avec les explications que nous en avons données sur le moment.

Rêvé que je voyais Cavalier dans une église, en train de lire son journal. —Ma femme hier, a prononcé incidemment le nom de Cavalier. D’autre part, Cavalier nous racontait, quand nous l’avons vu au nouvel an, que, le soir, lorsqu’il ne pouvait quiller le ministère avant 6 h. 1/2, il lisait le journal en attendant 7 h. 1/2, pour ne pas être pris dans la cohue du métro.

Le nom de Cavalier était sans doute compris dans une phrase, qui exprimait une pensée assez simple.

Francis (mon fils ainé) part avec un fusil pour tuer un coq. Je le vois (d’une fenêtre, ou en pensée ?) qui s’avance, s’enfonce dans un petit creux verdoyant et ombragé, et tire un coup de fusil. Je vois la fumée. Je ne sais si j’entends le coup. En tout cas le coq est tué. Des gens qui se trouvent dans le bois, à gauche, semblent accourir. Et, sur la droite, deux tout petits enfants apportent un petit cercueil long et noir. Cette dernière scène est comme un médaillon en bordure d’un tableau, comme ces petites scènes anecdotiques qui, dans les tableaux des peintres du XIVe et du XVe siècle, entourent la scène principale. Au même moment, je me trouve seul dans une chambre dont la porte est à demi entr’ouverte avec un grand gars, dont la tête arrive à mon épaule, qui me regarde d’un air méfiant, et me barre la route : je lui enfonce mon chapeau sur la tête, mais il réagit vigoureusement. —J’ai dû penser au petit cercueil à l’occasion de la mort du coq. Il y a deux jours, Pierre, enrhumé, était couché, et m’a demandé son violon. Je lui ai apporté la boîte qui contenait l’instrument, el j’ai pensé à [p. 21] un cercueil. —Mais, surtout, il y a une chanson que répétait souvent Francis : « Tuons le coq, tuons le coq ;—Il ne fera plus cocori cocoro ; —Il ne fera plus cocorico. » Ce doivent être ces paroles, reproduites intérieurement, qui expliquent le début du rêve, —et aussi la dernière scène, le coq étant devenu un gars, que je veux empêcher de crier.

Nous quittons une maison, ou un groupe de maisons, et gagnons un autre endroit. Nous fuyons devant une inondation. C’est une inondation périodique. Heureusement nous avons été prévenus à temps par des nouvelles d’Amérique. Nous revenons ensuite à ce groupe de maisons. En haut (?) il y a des branches d’arbre, comme un fourré, peut-être une cage. Nous avions laissé Pierre là-haut, et il redescend. Il n’a qu’une jambe, et je crois qu’il sautille un peu, comme un oiseau. .Je suis très ému, je le prends sur mes genoux, je pleure. Lui paraît très calme. Comme je me penche pour l’embrasser, j’aperçois à travers mes larmes un tout petit grain noir sur son visage.

L’idée que Pierre est à Mégève, à 1.700 m. d’altitude, explique peut-être ce détail du rêve : « il est en haut ». D’autre part nous avons vu récemment dans un film, La Croisière noire, des Pygmées réfugiés dans les arbres, et qui en descendaient pour prendre des fruits qu’on leur offrait.En tout cas, ce qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est qu’hier malin (j’avais reluLa Science des rêves, de Freud, les jours précédents),feuilletant le petit livre de Charles Blondel sur la psychanalyse, mon attention s’est portée sur une phrase : « il était un jambiste, ou monopode, si vous préférez ». Mais je me rappelle aussi que, chez les W., Mme A. se plaignait de ne pouvoir danser, parce qu’une de ses jambes était endolorie. Je ne dois pas oublier non plus que l’image de Pierre, sur sa trottinette, un pied levé, m’est demeurée assez familière.Il y aurait dans ce cas, comme dirait Freud, surdétermination. Mais le mot : unijambiste, me parait avoir été au point de départ.

Ce qui m’intrigue le plus, c’est le point noir, sur sa joue. J’ai parlé hier, avec Blondel, du livre de André Gide,Si LE GRAIN ne meurt. Mais, fout d coup je me rappelle qu’à propos de noire projet de voyage en Orient, j’ai dit à ma femme que LE SEUL POINT NOIR, c’est qu’ayant été séparés de Pierre si longtemps déjà, il faudra renoncer encore à le voir pendant un mois et demi ou deux mois. Ma femme me dit, il est vrai, qu’hier soir, devant moi, Francis lui a [p. 22] demandé ce que c’est qu’une mouche (Littré : petit morceau de taffetas noir que les dames se mettaient autrefois sur le visage par coquetterie). Je n’ai aucun souvenir de ce détail, et n’y ai pas fait la moindre attention. Je ne suis pas sûr, d’ailleurs, que le point noir vu en rêve était sur la figure de Pierre, et non comme un grain de poussière sur le verre de mes lunettes. —Nous avons parlé, hier, d’un autre enfant qui a des incontinences. A quoi se rattacherait, d’après Freud, l’idée d’inondations, surtout périodiques. Il est vrai que j’ai lu aussi, récemment, un chapitre du livre de Morel sur Le Nil el la civilisation égyptienne, où il est question des inondations périodiques en Égypte.

Toutes réflexions faites, les deux phrases : il était unijambiste. Et : il n’y a qu’un point noir, me paraissent le plus propres à expliquer le milieu et la fin du rêve, —en liaison avec une préoccupation sentimentale au sujet de Pierre (il est seul, il nous oublie, avons-nous répété souvent les derniers jours).

Autre rêve, assez ancien (août 1922), deux jours après notre arrivée dans une haute vallée du Tyrol autrichien. —Je suis sur l’impériale d’un omnibus, à côté de mon beau-père. Un ouvrier à physionomie douloureuse et sarcastique vient mettre sur des rails {où doit passer un chemin de fer) son petit enfant, la figure sur le rail même, et s’en va en laissant entendre qu’il est bien débarrassé, qu’il n’y pensera plus, qu’il s’est vengé de la société. Mon beau-père se penche, et essaie de lui expliquer qu’il raisonne mal, etc. Ceci se rapporte sans doute à une dispute que nous avions eue avec le cocher de la voiture qui nous amenait à notre hôtel. La montée était pénible. Nous étions descendus et marchions en avant. Un gros monsieur poussif était resté dans la voiture, tandis que le cocher faisait descendre nos deux enfants (six ans et huit ans). Ma belle-mère lui a reproché de JETER LES ENFANTS SUR LA ROUTE. D’où l’image d’un homme qui met son enfant sur les rails.—La discussion avait été assez vive. C’est mon beau-père surtout qui, en allemand, et de façon un peu oratoire, reprochait longuement au cocher sa conduite. Cette histoire nous avait assez émus, parce que l’homme (un alcoolique) a été tout près d’en venir aux voies de fait. —Là encore, il y avait peut-être « surdétermination ». Car, dans une lettre de ma belle-sœur, reçue hier soir, il était question d’un père qui avait violenté sa petite fille, lui avait donné des coups de pied. [p. 23]

Cauchemar . Je vois Pierre. Il a les yeux greffés sur les deux pieds (on lui a [ail une opération…). Il ne se rend pas compte du grand changement que cela représente . Je suis désespéré. —Il y a une semaine, nous étions à Port-Cros, et descendions par des sentiers abrupts. Je dis à Pierre qui avait fait un faux pas : « METS DONC TES YEUX À TES PlEDS. » Je ne vois pas comment expliquer autrement ce rêve », ai-je écrit . J’ai ajouté cependant. « On a parlé hier d’un médecin condamné à mort pour avoir empoisonné sa femme, et qui a légué sa tête, pour expériences, à la Faculté de Médecine. Peut-être ai-je vuen rêve une fête coupée qui marchait toute seule. » Pourtant, la première explication est plus naturelle.

Mais voici l’exemple le plus curieux et le plus net que je trouve dans mes notes d’un événement de la veille transposé en rêve, et qu’on ne peut expliquer autrement que par l’intermédiaire d’une phrase articulée intérieurement, sans que le dormeur en ait· eu conscience.

Je rêve que G. est penché sur le rebord de notre balcon(boulevard Raspail, au sixième étage).Il tient par les deux bouts un petit tapis (comme une descente de lit), plié et suspendu au-dessus du boulevard. Un GRAND chien lévrier (celui de mes voisins, que nous voyons souvent sur leur balcon) est debout sur le rebord de pierre, et G. l’invite à sauter dans le lapis. Il y saute en effet, à plusieurs reprises. C’est vertigineux, absurde, et je suis furieux (mais je n’interviens pas dans le rêve).

Eu ce rêve la nuit dernière. Ce soir, je me rappelle soudain que G. avait reçu en cadeau, pour Françoise (sa fille), une petite maison avec, devant, une niche, qu’on plaçait sur une table. A l’intérieur de la niche, il y avait un tout petit chien, minuscule, comme ceux qu’on met dans les gâteaux des Rois. Par suite d’un dispositif électrique, quand on appelait le chien, en criant, face à la maison : « Saule, Médor », l’ébranlement des ondes sonores le faisait sauter hors de la niche, et tomber sur le lapis du salon de la hauteur de la table qui, relativement à sa taille, représentait bien plus de six étages.—Le grand chien et le chien minuscule ; le chien vivant et frétillant, le petit joujou inerte ; le tapis replié et formant poche, le tapis tendu recouvrant le plancher ; les six étages, la hauteur de la table : aucune des images visuelles du rêve ne correspondait à aucune des [p. 24] images de la veille. Mais tout ce que je voyais en rêve a pu, a dû être évoqué par la phrase, résumant la scène de la veille : « G. fait sauter le chien sur le tapis » (langage intérieur). — Il s’y joint un rappel du sentiment d’irritation que j’avais contre lui quand, au Lavandou et ailleurs, il faisait du canoë avec les garçons, ce qui me paraissait imprudent. Il tenait le canoë, quand il le portail à terre, à peu près comme il tenait le lapis dans le rêve.

Ce qu’il faut remarquer, dans cette expérience, c’est à la fois la différence si marquée dans les détails, et cependant la symétrie des deux scènes, et qu’elles se peuvent traduire ou résumer l’une et l’autre par la même phrase. Les deux scènes sont complètes et se suffisent chacune. Le rêve n’est pas engagé dans d’autres rêves, rien ne le précède, qui pourrait à la rigueur l’expliquer. La scène de la veille forme également un tout isolé. L’antécédent et le conséquent. sont là, et l’on ne comprend qu’on ait passé de l’un à l’autre que parce qu’a dû s’interposer entre l’un et l’autre une phrase prononcée intérieurement qui résultait du premier et déterminait le second. Il n’y a pas d’autre explication possible.

Il n’y a là aucune intervention de la mémoire. Car la scène du rêve est entièrement nouvelle : c’est une création, non une reproduction. On ne peut dire que des images-souvenirs ont été évoquées, car toutes les images partielles sont nouvelles. Elles sont autres que les perceptions correspondantes de la veille. Elles leur sont même le plus souvent opposées, comme si on s’était proposé d’altérer chacun des détails, de mettre le grand à la place du petit, le vivant à la place de l’inerte, le balcon en plein air à la place du salon, une action consciente à la place d’un déclenchement mécanique, afin d’empêcher qu’on ne reconnaisse dans la scène du rêve la scène de la veille. De fait, ce n’est qu’après une journée que j’ai rapproché les deux scènes. Et, après tout, j’aurais pu oublier complètement la scène de la veille, ou n’y plus penser.

J’ajoute que j’avais bien dans l’esprit des « images génériques » : un chien (vu souvent, mais jamais en une telle attitude), un tapis, un saut. Mais ce qui importe surtout, c’est leur groupement, qui est entièrement neuf. Il est absurde, la scène du rêve l’est en tous ses détails. Mais celte absurdité s’explique peut-être par l’état affectif’, qui est une irritation contre G., et qui fait que je lui prête [p. 25] une conduite absurde et imprudente. J’aurais pu lui en prêter une autre, également imprudente, et qui se serait rapprochée de ce que j’ai pu avoir, autrefois, à lui reprocher. Ce n’est pas l’état affectif qui explique le rêve, au moins principalement : il le colore, il lui donne plus d’intensité, il le rend peut-être plus vraisemblable. Bien plus décisif est le rôle joué par les mots, par une phrase prononcée intérieurement, qui s’est transposée en ce rêve, suivant peut-être la loi d’économie : j’ai pris les images qui s’offraient les premières : peu importait que leur rapprochement tel quel fût absurde ; l’absurdité pouvait passer, à la faveur de mon mécontentement à propos d’autres conduites qui avaient eu quelque rapport avec celle-ci.

Rapprochons de ce rêve les deux suivants, à propos desquels on pourra faire des remarques du même genre. Je suis avec Bouglé au bord de la mer. On veut se baigner, mais la mer descend. Au bout d’une corde, je descends moi-même, à peine soutenu, comme si je volais… —Devant une maison telle que celle des Heili (des campagnards alsaciens). Un paysan (qui pourrait être le père de notre bonne, Louise) est en train de baigner sa fille (?) dans un grand baquet. Je fais semblant de ne rien voir, j’entre dans une chambre du rez-de-chaussée. Dans la fenêtre, la fille nue s’encadre, et soudain son père l’enveloppe dans un peignoir. A ce moment ma femme est dans la chambre (du moins j’ai vaguement l’impression de sa présence). Avant cette scène, une autre où la fille, ne voulant pas se dévêtir par pudeur, se plongeait dans l’eau foui habillée. —Lu, hier, une noie, dans un livre de Pirenne sur , « les idées égalitaires » de Bouglé. Avant-hier ma femme m’a dit qu’elle n’avait pas permis à Louise d’aller prendre un bain parce qu’il faisait trop froid : je n’y ai pas attaché la moindre importance.

Ce rêve comporte un prologue. Bouglé avait une maison au bord de la mer. Il m’a dit que, là-bas, il était toujours dans l’eau. La mer descend : le mot : descend, évoque l’image de moi-même descendant au bout d’une corde. —Le rêve est daté : 13 février 1922. Il ne s’agit donc pas, dans la veille, de Louise allant se baigner dans la mer. Notre bonne allait chaque semaine dans un établissement de bain. Mais aucune image n’a pu passer de la veille dans le rêve, puisque, dans la veille, il n’y avait aucune image, mais simplement une pensée exprimée sans doute par une phrase que m’a dite ma femme et à laquelle j’ai fait à peine attention. C’est donc la phrase, [p. 26] ou un groupe de mots analogues, qui paraît bien avoir produit les deux scènes du rêve. Dans la première (qui est en réalité la seconde), on remarquera que ce n’est pas la fille qui veut se baigner. C’est son père qui la baigne. S’il l’enveloppe dans un peignoir, c’est sans doute pour qu’elle n’ait point froid. Dans la seconde (la première en réalité), elle se baigne tout habillée par pudeur. N’est-ce pas plutôt une autre façon d’indiquer qu’elle tourne la défense, comme si ses vêtements la protégeaient du froid ? Ces images sont inhabituelles (rêve abracadabrant, ai-je noté), comme si j’étais forcé de figurer, d’une manière ou de l’autre, l’idée exprimée par des mots qui ont pu être prononcés inconsciemment. Ajoutons que la présence de ma femme ne s’explique que parce qu’elle est l’auteur de la défense, el que son nom a dû aussi être reproduit par le langage intérieur.

Avant-hier, Francis avait un petit éclat métallique engagé dans le gras de la main, que ma femme lui a enlevé. C’était minuscule. Celle nuit, je rêve que je me retire du bras un clou d’une longueur démesurée, qui certainement aurait presque pu le traverser de part en part. J’y songe longuement, à demi réveillé, je me demande s’il n’y a pas risque de tétanos, je me rappelle qu’à Valloires on a fait une piqûre à Francis parce qu’il s’était enfoncé une canne ferrée dans le pied (ce souvenir, parce que je ne dors plus), je tends le bras et cherche si je sens quelque chose (le rêve prolonge certaines de ses conséquences dans la veille).—Il est curieux que le très long clou ait pris la place du tout petit éclat, —et qu’il s’agisse seulement de l’acte de retirer (je n’ai vu que retirer l’éclat, je n’ai rêvé que du clou que je retirais). —Après tout : retirer l’éclat, retirer le clou, ce sont presque les mêmes syllabes. Le mot : l’éclat, s’il était articulé de façon indistincte, a pu évoquer le clou, dans le rêve.

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Le langage intérieur que nous appelons automatique serait donc bien souvent l’intermédiaire entre les événements de la veille et les scènes du rêve. Il assurerait la liaison entre les deux mondes. Mais, comme tout langage, il ne nous donnerait qu’une traduction schématique de la réalité extérieure au rêve. Bien des détails, et même des éléments essentiels de celle-ci disparaitraient dans cette expression [p. 27] verbale. Bien plus, à la différence du langage, instrument de la vie sociale, il pourrait avoir pour nous une signification qu’il n’a pas pour les autres. II s’accommoderait de beaucoup de répétitions, de contradictions, d’absurdités, qu’on ne tolérerait pas dans un entretien entre gens éveillés, que nous n’accepterions pas nous-mêmes si, à l’état de veille, nous monologuions, nous nous entretenions avec nous-mêmes. Surtout, il serait plus émotif que le langage ordinaire. Sans doute, c’est un langage inconscient, et. nous croyons qu’on ne peut. parler d’états ou de tendances qui seraient des réalités psychologiques sans s’accompagner de conscience. Mais il s’agit. de ce qu’évoquent et tendent à évoquer les mots ou groupes de mots que nous prononçons inconsciemment. Or. dans le langage intérieur conscient, mais qui n’existe que pour nous (c’est, d’ailleurs pour· cette raison que nous l’appelons intérieur), les mots et phrases dont le contenu est affectif semblent bien tenir la plus grande place, et. se détacher avec le plus de relief. Nous ne nous étonnerons donc pas si, dans la plupart des exemples qui suivent, de rêves qui s’expliqueraient par des mots prononcés, répétés automatiquement, on peut déceler une préoccupation affective. Ce n’est pas elle qui explique le rêve. Mais elle résulte des mots eux-mêmes. Bien entendu, elle présente des analogies avec les états émotifs de la veille, qui expliquent peut-être que nous prononcions précisément ces mots. Mais elle en diffère, parce que les mots ne laissent pas passer tels quels les états émotifs.

Rêve décousu. Je suis avec des camarades de l’École Normale. On parle de chimie, et on me pose des questions sur la chaux : je ne peux pas répondre, et je suis très humilié. A cela s’ajoute qu’un certain nombre d’entre eux sont décorés… —Hier, à Cancale, à bicyclette, avec ma femme nous avons été chez la mère Maillard, qui souffre de rhumatismes, et m’a montré les ordonnances de deux médecins : on lui prescrivait du sulfate de soude, et des cachets de substances chimiques que je ne connaissais pas. J’ai été —très légèrement —mortifié de mon ignorance.Dans le rêve n’a pénétré aucune des images de la veille, rien que le sens général, peut-être des mots. L’état affectif y est plus intense, en raison de l’entourage nouveau.

Je ne sais comment je me trouve juché au sommet d’un grand tricycle. Je circule dans des rues assez encombrées, el à un moment [p. 28] je m’arrête. Au pied de ma machine (qui est aussi haute qu’un omnibus) mon ami B. (en chapeau haut de forme ?) me considère avec un étonnement ironique. Descendu, je laisse le tricycle là où je l’ai quitté, au milieu d’une place, à un croisement de tramways, et je ne sais plus ce que je fais. Je reviens et ne trouve plus mon tricycle. Recherches. Un homme, qui a tout à côté un magasin de bicyclettes, me dit soudain : « Il est dans mon magasin. Je l’avais acheté autrefois (et sans doute revendu depuis), et j’ai voulu le revoir. »—Là-dessus je me réveille en songeant qu’un tricycle peut intéresser un tel fabricant à titre d’antiquité, comme un vieux violon un fabricant de violons modernes. —Avant-hier j’ai été à bicyclette à La Guimorais . J’ai laissé ma machine un peu avant d’arriver à la pointe (à côté de deux autres). Tandis que, assis devant le petit appentis qui domine les derniers rochers, je regardais la mer, une vague inquiétude, la peur de ne pas retrouver ma bicyclette, m’empêchait de m’absorber en ce spectacle. A noter qu’au lieu de bicyclette, je rêve d’un tricycle (à quoi je n’ai pas pensé depuis un temps incalculable), et que je le laisse non sur une lande déserte, mais dans l’endroit le plus passant d’une grande ville. —Là encore, toutes les images diffèrent. Seule l’idée de la situation, avec un état émotif général (crainte de ne pas retrouver, etc.) est commune au rêve et à la veille.

Je rêve que l’abbé Plessis, qui dorme depuis quelques jours des leçons de latin à Pierre, à Mégève, nous écrit que cet enfant est mal habillé, malpropre, qu’il a une mauvaise haleine … —Quand je raconte ce rêve à ma femme, elle me rappelle qu’hier soir elle a dit, parlant de Francis qui doit aller passer quelques jours aux environs de Saverne : « Il est si mou qu’il ne se lavera pas, il ne se nettoiera pas les dents… » Je n’ai aucun souvenir de ces paroles, que, cependant, Francis a entendues aussi. —Ici encore, ce sont les mots qui doivent expliquer le rêve.

Rêve confus. Une famille (la mienne) que j’accompagne, mais qui me paraît étrangère. L’un de ses membres a tranché le coude à ma sœur aînée. Crime que l’on dissimule. Mais il faudra bien que cela se sache. —Ces jours-ci, à la suite de la consultation de ma sœur aînée (menacée de cécité), nous nous sommes demandé s’il fallait dire à ma plus jeune sœur le diagnostic assez alarmant. Mai» celle-ci, prévenue par mon frère, nous a écrit en recommandant de n’en rien dire [p. 29] au reste de la famille. —Tout est défiguré. Mais on voit bien le rôle qu’a pu jouer le langage intérieur. Aspect émotif, sentiment de responsabilité qui s’étend à toute la famille.

Long rêve embrouillé d’où il résulte que Francis veut faire un mariage qui ne nous convient pas. La chose élucidée, il s’avère que la jeune fille, c’est N. (un de mes étudiants). —Vu hier le deuxième film desMisérables (la Thénardier ), où Gilles le Normand, son grand-père, s’oppose au mariage de Marlus. Nous avons, autrefois, essayé de marier N. —Transposition, et aussi inversion, fréquente en rêve.

Voici un exemple de « surdétermination », où plusieurs situations ont dû se résumer dans une phrase ou un groupe de mots qui a produit le rêve. —Je suis à l’ École Normale, dans notre turne de première année. Deux jeunes gens vêtus tout en noir, l’air un peu métèque, s’entretiennent quelque temps avec nous. Ils sortent, et, presque aussitôt après, ils ont, dans la turne voisine, tué de coups de couteaux celui ou ceux qui l’occupaient. — Hier, lu dansRichard III la scène du premier acte où deux assassins, envoyés par Gloster pour tuer Clarens, ont avec celui-ci une conversation quelque peu prolongée avant que l’un d’eux le poignarde dans le dos. Il y a une semaine, vu au théâtreWallensteins -Tod, où les deux soldats qui doivent tuer W. s’entretiennent quelque temps avec Hagenberg et hésitent avant de se décider.— C’est l’idée abstraite de deux assassins armés de poignards qui a dominé le rêve. Mais il fallait que j’y assiste, et c’est pourquoi !’École Normale… Hier ou avant-hier j’ai lu un passage du discours de Picard à la réunion des anciens élèves où il insiste sur le délabrement de l’École, les vieux couloirs, etc.

Rêvé que j’étais dans une église où la fille ou le fils de X. se mariait (X. est Juif). Un prêtre à l’autel grimace d’un air insolent, el fait allusion à un défaut physique du marié (je crois, dans le rêve, qu’il lui manque un doigt). Là-dessus, émotion. J’adresse à haute voix des reproches au prêtre. Brouhaha à la sortie. —Francis, quand je raconte ce rêve, dit : c’est parce qu’au mariage de la petite P. (muette, avec un muet), le prêtre a parlé tout Le temps de leur infirmité (je ne peux vous souhaiter le bonheur, etc.). Pourtant, je ne me souviens pas du tout qu’il m’en ait rien dit.J’ai pu entendre les mots, sans y faire attention, et les retenir. Il y a bien des exemples de cas [p. 30] semblables. —La nature de l’infirmité n’est pas la même, non plus que les personnages. C’est le sens général seulement, qui est, intervenu, exprimé sans doute dans une phrase. Une autre phrase devait faire allusion à une algarade avec un prêtre : Pierre Hamp, qui était avec nous dans un villaqe des Hautes-Alpes, pris à partie par un évêque qui trouvait son attitude irrespectueuse, au passage d’une procession. Pierre Hamp est venu ces jours-ci faire une conférence à Strasbourg.

Je vois en rêve un homme qui ressemble au jeune chef d’orchestre S., avec qui nous avons passé la soirée chez les V. (il me semble que c’est aussi moi-même, ou quelque chose de moi). Il a soudain mal à la jambe, et je comprends qu’il va mourir. Couché sur un canapé, il remue frénétiquement la jambe. Il faudra du temps pour qu’il s’épuise tout à fait. Soudain il se lève, et saute à travers la chambre en courant vers la porte. Alors Pierre (je crois, un enfant…) court après lui, le saisit par la jambe, et l’embrasse joyeusement. —J’avais remarqué, chez les V., que S. croisait ses jambes l’une sur l’autre, puis les décroisait. Hier soir j’ai expliqué à Pierre ce que c’était qu’un rhumatisme articulaire. Avant-hier il s’était jeté dans mes bras en m’embrassant et en poussant des cris de joie , parce que son problème d’arithmétique était juste.

Il semble que, dans tous ces exemples, le rêve ait été déterminé par des groupes de mots qui se rattachaient à des événements et pensées de la veille, mais n’en exprimaient, que certains aspects, quelquefois de simples détails. Il arrive qu’il y ait plusieurs groupes semblables, plusieurs lambeaux de discours intérieurs, qui se recousent l’un avec l’autre comme ils le peuvent.

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Si les mots, les phrases prononcées inconsciemment, si le langage intérieur que nous appellerions automatique explique dans beaucoup de cas l’ordre de succession et le mode de groupement des images dans le rêve, il semble qu’on serait alors en mesure de diriger le rêve, soit chez soi-même, soit chez les autres. Il suffirait de se suggérer à soi-même ou de suggérer aux autres une phrase donnée. Jusqu’ici, c’est surtout en provoquant chez le dormeur telles ou telles sensations, auditives, tactiles, olfactives, visuelles, qu’on a essayé de provoquer en eux tel genre de songes. Mais ces expériences n’ont [p. 31] donné que des résultats assez incertains, peut-être parce que la sensation, chez le rêveur, est toujours assez vague; et qu’elle n’agit que par l’intermédiaire des mots. Mais une sensation de ce genre peut s’exprimer par beaucoup de phrases différentes. C’est sur la phrase elle-même, directement, qu’il faudrait avoir prise.

C’est difficile, précisément parce que le langage intérieur automatique reste en général inconscient. On peut cependant trouver des cas où des mots ou des phrases prononcés consciemment, au moment où l’on va s’endormir, où l’on se sent glisser Je long de la pente qui mène au pays du songe, produisent effectivement certains rêves, en particulier quand ces rêves, à la suite de ces mots ou de ses phrases, se reproduisent à peu près identiques. Il faudrait reprendre et analyser de ce point de vue quelques-uns des, faits mentionnés par Hervey de Saint-Denis, dans son livre : Les Rêves et les moyens de les diriger(Paris, 1867).

.Je n’ai point d’exemple personnel de rêve dirigé, dirigé par le langage intérieur. mais j’en dois un à ma mère, qui m’en a précisé le détail et les circonstances, dans une lettre écrite lorsqu’elle avait soixante-dix ans. « Mais non, mon histoire n’a rien d’intéressant sur le rêve. C’était plutôt un exemple d’impression étrange et de politique un peu perverse chez la très jeune enfant que j’étais. Car mon père vivait encore, el j’avais à peine quatre ans. —On m’avait confiée à ma grand’mère et à ma tante, sans doute dans une période où ma mère eut une deuxième petite fille, et il y avait avec elles celle que j’appelais « la vieille grand’ mère », c’est-à-dire ma bisaïeule. —On me couchait dans une alcôve ouverte sur une grande chambre mi je vouais Le soir tomber, et la « vieille grand’mère » s’asseyait auprès de moi, avec un bonnet aux longues dentelles. Elle égrenait son chapelet en marmottant des prières. Ça me faisait un peu peur, et, était-ce en m’endormant ? J’entendais un long murmure, coui-ic… et peu après je voyais une femme affreuse, qui mangeait gloutonnement et me faisait d’affreuses grimaces… —L’étonnant, c’est la répétition de ce rêve, et combien l’attente me terrifiait… Je n’en parlais à personne et je n’y pensais qu’une fois couchée. On me faisait dire ma prière, et intérieurement je disais : Mon Dieu, faites que je ne rêve pas !… Mais le rêve recommençait… Alors, dans ma petite tête, je me dis : Le bon Dieu ne fait pas ce que je demande. Il est méchant… Je vais lui faire croire quelque[p. 32] chose. Et je m’endormais en répétant : « Coui-ic ou la gourmande, un des deux, c’est c’rêve-là que j’aime le mieux !… » Ma foi je ne me rappelle plus si tout de suite ces deux embryons de vers obtinrent gain de cause. Mais la seule chose surprenante est le souvenir vivant qui me reste, et l’âge, celui de Pierre ! »

« Coui-ic ou la gourmande… » Ces mots devaient avoir pour objet d’écarter le rêve. Mais, s’il se reproduisait, avec une telle régularité, n’est-ce point par les mêmes mots que se traduisait l’attente, et ne servaient-ils pas plutôt à l’évoquer ?

De tels exemples, où l’on peut distinguer les mots prononcés et le rêve qu’ils paraissent appeler, sont rares. Plaçons-nous dans le cas général. Nous sommes endormis. Nous rêvons. Admettons qu’alors nous parlons intérieurement. Quel rapport y-a-t-il entre ce langage inconscient, et les mots, les phrases, même les discours qui interviennent dans le rêve. Faut-il penser que certaines parties du discours intérieur passent alors dans je rêve, sortent de l’inconscient et deviennent conscientes ?

Freud s’est posé la même question, et il dit : « Dans la mesure où des discours et des réponses apparaissent dans les rêves, qu’ils soient sensés ou déraisonnables, l’analyse montre chaque fois que le rêve n’a fait que reproduire des fragments de discours réellement tenus ou entendus » ( dans la veille). « Non seulement il les a arrachés de leur contexte et morcelés, a pris un fragment, rejeté l’autre, mais encore il a fait des synthèses nouvelles, etc. » (p. 372). Freud ne tient pas compte du langage intérieur, qui, selon nous, effectuerait ces décompositions et regroupements. Mais il est possible, en effet et même probable que les mots, phrases, discours entendus ou prononcés dans la veille reproduisent simplement les mots, phrases. discours tels qu’ils se présentent dans ce langage inconscient. —Seulement, dans les rêves, les paroles effectivement prononcées ou entendues nous paraissent assez rares. Dans la série de nos rêves notés, voici ceux où nous trouvons des paroles certainement prononcées ou entendues. Nous avons pris soin de les souligner au réveil, comme si c’étaient bien des cas exceptionnels.

Au lendemain d’une promenade dans le pays de Bade. Je suis à Göttingen, où je revois des endroits visités jadis. J’interroge un Allemand (un ouvrier), qui me dit en français : « Au revoir, Pierre ».—[p. 33] Hier, à Bade, un marchand nous a parlé en français. Plus tard, nous avons eu des pannes, et nous nous sommes trouvés en conversation avec des ouvriers allemands. « Au revoir, Pierre » : ce que j’ai dit certainement à Pierre en le quittant. —Est-ce un souvenir auditif ? Mais peut-être ai-je articulé inconsciemment ces trois mots, avant d’avoir le sentiment de les entendre.

J’ai apporté un livre à mon beau-père. Il est dans l’escalier intérieur qui mène à son cabinet de travail. Je ne le vois pas, mais je l’entends soudain dire : « exotisme imbécile ! » Je me réveille à ce moment, et il me semble que j’entends encore ces mots, l’accent et le timbre de sa voix. J’ai reçu hier une carte de lui, où il y avait quelques réflexions assez mordantes, mais rien de semblable. Je ne me rappelle pas avoir entendu prononcer ces mots, ni par lui, ni par d’autres.Peut-être se sont-ils détachés du langage intérieur.

Je rêve que j’entends un bruit de réprimandes et de protestations. Tournant la tête, je vois un homme très gros, avec chapeau haut de forme, en complet jaune marron, qu’un agent pousse, et qui prononce de grands discours grotesques et incohérents. J’entends bien les mots : bestial, loyal (ou bien : bestial, génial (?) ). Il se plaint violemment d’un médecin, et se trouve soudain en face de lui. Celui-ci, adossé à un pont, reste immobile, les yeux baissés, pendant que l’autre l’invective, puis se retire. Je songe : risque professionnel. —C’est certainement le père Leduc, un marin, qui avait vendu son bateau à G. C’est G. qui est le médecin. Nous avons été voir Leduc un de ces soirs ; il était « plein aux as ». —Les mots : bestial, loyal (ou génial) ne figuraient pas dans les propos de Leduc. Il se peut que je les aie prononcés inconsciemment, l’un attirant l’autre par allitération. Quant à : risque professionnel, c’est une pensée, et je ne puis dire si la pensée a produit les mots, ou l’inverse ; en tout cas, les mots se détachaient nettement.

J’entre le soir (la nuit) dans une boutique au fond de laquelle est un aubergiste (marchand de vin) en manches de chemise. Il me met la main sur l’épaule, ou frôle mon dos. Je lui dis : « Allons, ne me touchez pas. »—Phrase banale, réaction de défense, qui a pu produire le rêve, mais aussi être appelée par lui.

Je suis sur l’impériale d’un omnibus. Le conducteur (je le vois, mais pas les chevaux, je me sens comme sur un bateau] est appelé[p. 34] d’en bas par un homme à figure colorée et dents éclatantes, qui le reconnaît pour un « pays ». Un autre omnibus passe, d’où mon ami Aubert me dit bonjour. J’entends très distinctement le son de sa voix , et celui de la mienne quand je lui réponds. Descendu, je m’aperçois que j’ai oublié mon parapluie : je remonte, après avoir traversé tout l’intérieur, et cette fois l’impériale est couverte : mon parapluie est dans un filet.

Je suis dans un hôtel, et, comme j’en sors, j’entends dans un groupe la voix claire de T., qui annonce qu’il s’est levé de bonne heure pour aller aux Évettes.

Nous nous acheminons vers un restaurant. Avant d’entrer, j’entends une voix de femme qui prononce des paroles grossières à l’adresse d’une surveillante. Celle-ci répond en lui infligeant des amendes de plus en plus fortes.

Dans ces trois rêves, les paroles se détachent. J’ai noté (pour les deux premiers) que je les entendais clairement. Dans les deux derniers, il se peut qu’elles aient produit, le rêve, peut-être aussi dans le premier (l’apparition d’un autre omnibus). En ce cas, elles auraient fait partie du discours intérieur.

Rêve visuel et auditif. Je suis avec d’autres personnes au rez-de-chaussée d’une maison. Nous savons que Mme P. a décidé de tromper son mari, et qu’elle est en haut, au deuxième étage. M. P. arrive et monte. Nous nous regardons, et nous nous penchons au bas de l’escalier pour écouler. M. P. frappe à la porte du second. Mme P. est enfermée à clef, et répond qu’elle a fermé parce qu’il y a de la fumée dans la chambre… M. P. demande : « Êtes-vous seule ? » Hésitation, puis Mme P. répond : « Non. Il y a avec moi deux jeunes gens. » M. P. redescend. —Dans le rêve, j’entendais très bien les voix, avec leur accent personnel. —Il y a quelques jours, invités chez les B., nous avons rencontré, attendant devant la porte, M. et Mme P. Nous trouvions qu’ils avaient, elle surtout, une physionomie étrange, comme s’ils venaient de se disputer.

Ici, les paroles s’insèrent très logiquement dans la suite des images qui constituent le rêve, comme si c’était lui qui les appelait. Faut-il croire que ce sont des souvenirs auditifs que j’ai insérés là (puisque je les entends si bien, avec l’accent des personnes) ? Pourtant, je suis bien sûr de ne les avoir entendues prononcer, pendant la [p. 35] veille, ni par l’un, ni par l’autre. Alors c’est moi sans doute qui ai dû les prononcer, pendant le rêve, mais inconsciemment d’abord (puisque je n’ai pas eu conscience de les prononcer moi-même), —et, ensuite, j’ai pris conscience, dans le rêve, de ces paroles, puisque j’ai cru les entendre. On sait d’ailleurs qu’il n’est guère possible de se représenter, comme deux choses distinctes, un mot prononcé, et un mot entendu. —Si ces paroles n’en sont pas moins appelées par le rêve, c’est que le rêve peut agir sur le langage intérieur, y introduire les mots dont il a besoin.

Rêve raconté par mon fils. « Il amène chez mon beau-père quelqu’un qu’on fera passer pour un1 Grec. Il faut que la farce réussisse. Mais voici que mon fils se met à parler latin. Moi-même, qui interviens dans le rêve, je lui dis alors : « Tu es un gaffeur et un idiot ». Et, m’adressant au Grec supposé, je lui dis : ή άρετή έστί τού άνθρώπου « zusammen ». Tiens, c’est étonnant, s’écrie mon beau-père, ils ont « gardé le vieux mot grecάρετή, et ils empruntent des mots à l’allemand. » Là-dessus, il se lance dans une longue tirade sur les langues. » —La phrase gréco-allemande est prononcée par moi, mais entendue par le rêveur. Elle a dû, en réalité, être articulée par lui : elle a tous les caractères d’une formation verbale automatique (par juxtaposition d’une phrase grecque incomplète, peut-être d’un exemple de la grammaire, et d’un mot allemand bien connu).

En somme, sur environ un total de 150,rêves, nous en trouvons douze ou quinze (y compris ceux que nous pourrions ajouter aux précédents) dans lesquels se détachent quelques paroles qui ont été réellement prononcées ou entendues, et qui, le plus souvent, paraissent avoir fait partie du langage intérieur inconscient et avoir passé de là, telles quelles, dans le rêve. Dans les autres, tout, paraît bien se réduire à des images visuelles, des pensées, des états affectifs.

Dans le rêve, en effet, il est le plus souvent bien difficile de distinguer ce qui est dit ou entendu effectivement par nous ou par les autres personnages, et ce qui est simplement pensé, comme s’il n’y avait en présence que des personnages muets à qui nous prêtons des discours, des demandes, des réponses, des réparties qui ne sont pas réellement articulées, qui ne se traduisent par aucun son. Exemple :

Une voiture, un car de luxe est arrêté. A l’arrière, sur une plate-forme, un vieux monsieur rapetissé par l’âge, mais élégamment vêtu, riche[p. 36] (c’est à lui qu’appartient la voiture). A côté une foule stationne, au milieu de laquelle un autre vieux, mais pauvre celui-là et mal vêtu, prononce une suite de paroles qui doivent être désobligeantes vis-à-vis des riches à autos. Alors, le premier avance la tête, écarte ceux qui sur la plaie-forme, l’empêchent de voir le second, puis, avec une expression intelligente, spirituelle et assez noble, il se lève et fait asseoir à sa place le pauvre, tandis qu’il prend la sienne dans la foule. La scène est à peu près muette. Je sais seulement que le second vieux pérore. mais je n’entends rien de ce qu’il dit.

Souvent, quand je crois parler, je ne sais si je ne m’en suis pas tenu à penser. Ainsi, dans cet autre rêve : « En rêve, je décris par des mois clairement représentés une opération qui consiste à tracer une ligne autour d’une maison, ligne qui part d’au delà d’une porte pour aller au delà d’une autre, ce qui dessine une zone interdite et empêche d’entrer dans La maison. De vagues figures tendent à se former, représentant des personnes à qui j’explique cela ou qui m’expliquent cela. Mais elles restent à l’arrière-plan, et C’EST BIEN UN DISCOURS INTÉRIEUR. »

De même, encore, dans les rêves suivants. Rêve très confus. Une femme se prépare à se défendre dans un procès. Elle m’expose ses arguments. Je ne sais si c’est elle qui parle, ou moi qui pense. —J’imagine un drame, et je m’y trouve en même temps. Une femme sort d’une pièce. Il y a une lettre qu’on examine, qui doit se rattacher à une intrigue où elle est mêlée. C’est elle qui tenait la lettre, qui l’a écrite. Je cherche pour elle des excuses, des explications qui permettront de ne pas ouvrir la lettre tout! de suite. Et cela se prolonge en pensées en même temps qu’en images. A demi réveillé, j’essaie d’imaginer un scénario où celle histoire prendrait place. Dans ce rêve, mélange de pensées à demi réalisées, d’images à demi noyées dans les pensées.

Dans les descriptions de rêve, on fait parler les personnages, comme dans un théâtre de marionnettes celui qui les met en scène prête à l’une, puis à l’autre, des paroles qu’il prononce lui-même. Mais, s’il n’y avait pas de spectateurs, il pourrait se dispenser de prononcer â haute voix les mots : il penserait seulement ce que chacun doit dire. Il semble bien qu’il en soit souvent ainsi dans la plupart des rêves.

Même alors, et peut-être surtout alors, il y a lieu cependant de [p. 37] se demander si, dans ces rêves muets, les mots, bien qu’ils ne soient ni entendus matériellement, ni prononcés à haute voix, n’interviennent point sous la forme de représentations ou d’images verbales. Laissons de côté ceux où nous voyons des mots écrits : ils sont exceptionnels dans ma série. A peine si j’en trouve un sur 150. Ce qui est assez étrange. Comme si les mots prononcés répugnaient à se transformer en signes verbaux imprimés. Mais, d’abord, il y a les noms propres, noms de personnes, noms de lieux. Ils sont souvent évoqués, au cours des rêves que nous rapportons. Nous ne croyons pas qu’ils soient appelés par les images elles-mêmes, images des gens, ou des pays. C’est plutôt le contraire. Je songe à tel nom, et j’ai, alors, la conviction que c’est bien telle personne, portant ce nom, qui intervient. Mais il arrive souvent que la personne du rêve ne ressemble pas du tout à celle à laquelle je pense, et, aussi, que je ne la voie même pas, que je n’examine point ses traits. Pourtant, j’ai la conviction qu’elle est là. Le mot ne résulte pas du rêve. Il a dû être prononcé, et passer du langage intérieur dans le rêve, soit qu’il provoque celui-ci, soit, qu’il s’y introduise alors que le rêve se développe. En tout cas, le mot évoque la personne ou le lieu comme par une sorte d’incantation. Il semble qu’il ne se heurte pas, de la part des images, à une résistance appréciable.

Je rêve que je passe l’agrégation. En réalité je la passe une seconde fois, car je sais bien que je l’ai passée une première. L. B. et mon beau-père sont du jury, et L. B. me donne un 17, que mon beau-père considère comme une mauvaise note. Sont candidats : Courteline et Octave Mirbeau… avec d’autres dont je ne distingue rien.—Ce rêve s’explique par l’agrégation à laquelle je viens de participer comme membre du jury. Ce qui est remarquable, c’est que je sois candidat, et qu’aucun des candidats ni des juges de cette dernière session n’apparaisse.

Je cause avec une femme, je crois que c’est Mme B. ( Mme B. a été introduite: il y avait d’abord une femme mal définie), de son mari qui est mort (en réalité il n’est pas mort). Mais voici que je m’adresse à B. lui-même (substitué peut-être à Mme B. : le nom a appelé d’abord Mme B., puis B.). Et, comme je parle de la maison Colin (dont B. dirige une collection), je crois qu’un des gendres de Colin assiste à l’entretien.[p. 38]

Mais on peut aller plus loin. Quand, au réveil, nous décrivons les images du rêve, il semble que nous exprimions à l’aide de mots cc qui, dans le rêve, n’était qu’images. Pourtant, les termes dont nous nous servons ne sont pas choisis arbitrairement, entre beaucoup d’autres qui pourraient l’être aussi. Tout se passe, dans bien des cas, comme si les mots adhéraient aux images, comme si, dans le rêve même, les images étaient soulignées par des mots bien définis, non substituables, qui ne sont pas prononcés dans le rêve, ni entendus, mais qui sont cependant pensés au cours du rêve et, tout au moins, sous-entendus. Certes, le contraire se produit aussi. Par exemple : Je suis grimpé sur une sorte de mur élargi (ou de terrasse), et je cherche à en descendre. Des deux côtés, c’est en pente. Je crains de tomber. Je m’accroche dune (statue ? Dentelure ?). Il y en a une file au faîte du mur. —Ici, j’hésite, à deux reprises, entre deux mots. Mais peut-être les deux mots étaient-ils présents, en effet.

Dans d’autres cas, je n’hésite pas, comme si le rêve lui-même m’indiquait les mots dont je dois me servir pour le décrire. J’emploie tout de suite une expression précise. alors que l’image vue restait. assez vague. Par exemple, dans deux rêves, je parle d’un landau, et d’une victoria. Or, bien que j’aie vécu en un temps où il n’y avait que des voitures à chevaux, que j’aie assisté à la fête des fleurs, j’avoue que je serais embarrassé pour décrire celles que je désigne de ces noms (5). Ainsi nous inclinerions à croire que, dans un grand nombre de cas, des mots ou des groupes de mots, non appelés directement par le rêve, s’introduisent en lui, et lui imposent une précision de sens qu’en réalité, si on s’en tient aux images qui s’y développent, il n’a pas.

Enfin, l’enchainement même des diverses parties du rêve, ce qu’on pourrait appeler sa logique, exprime souvent une sorte de logique verbale, qui parait bien être celle même du langage intérieur. Nous ne pouvons insister ici sur le raisonnement dans le rêve. Nous nous en tiendrons à deux exemples. —Francis nous raconte, ce matin, qu’il a trouvé en rêve la solution d’un problème. Voici son rêve.[p. 39]

Nous sommes allés (c’est lui qui l’imagine) chez le Recteur, où nous avons rencontré les Ambar. J’ai parlé avec Ambar des difficultés que rencontre mon fils. Sur quoi Ambar me dit : il faut dériver en φet non en ρ. Nous sommes rentrés, et disons à Francis : « As-tu trouvé les points ? —Non. —Alors il faut dériver en φ. » Il croit d’ailleurs qu’il l’avait trouvé avant, pendant que nous parlions avec Amber (il n’assistait pas, bien entendu, à l’entretien). Il avait réfléchi à cela hier soir, avant de se coucher.—Le rêve s’est construit autour de la phrase : il faut dériver, etc., qui a dû être prononcée d’abord inconsciemment, et passer dans le rêve.

Voici, maintenant, un raisonnement qui paraît d’abord assez complexe. Je vois ma mère qui vient de quitter ses (parents ?) et qui veut les revoir tout de suite. Elle se plaint de ce qu’elle a moins de chance de les revoir à chaque fois qu’elle les quitte de nouveau, si bien que nous ne pouvons pas contester qu’elle ait plus de droit à les revoir. Idée nouvelle certainement et que je n’ai jamais eue sous cette forme. D’ailleurs, derrière ma mère et ses parents, il y a peut-être moi et ma mère. —Ce raisonnement n’est complexe qu’en apparence : il se ramène à ceci : à mesure qu’on a moins de chance de voir quelqu’un, on a plus de droit de le revoir. C’est peut-être le décalque verbal d’un raisonnement de probabilité sur lequel mon attention s’est portée pendant la veille. Il s’est figuré, dans l’image de ma mère (ou de ses parents), qui s’accompagnait d’un état émotif. Mais il a dû, auparavant, être répété inconsciemment.

Le langage intérieur peut donc avoir, à certains moments, sa logique qui s’impose ou tend à s’imposer au rêve. Comment expliquerait-on autrement ces songes dont le début ne laisse aucunement prévoir la suite, alors qu’après coup le rêve ne se comprend que parce que le commencement en préparait la fin ? En voici un exemple.« Un homme qu’on a arrêté me demande à plusieurs reprises si j’ai reçu une lettre qu’il m’a adressée. En sortant, il prend dans la poche de son gardien un papier qui ressemble à une note de blanchisseuse, et me le remet triomphalement. Là-dessus, quelqu’un me dit ; « C’est qu’il veut que vous ayez un prétexte pour venir le voir, parce qu’il veut vous embobiner (sic). » Réveillé, je suis très frappé de ce qu’au début je ne savais pas du tout quel était le sens de toute cette histoire, qui était cependant agencée pour en arriver là. Le sens n’a [p. 40] pas pu venir (et m’apparaître) ensuite. Je devais déjà y penser obscurément. Mais je suis bien certain cependant que je n’y pensais pas. »—On trouverait dans la littérature du rêve bien des cas de ce genre. Comment les expliquer autrement que par une phrase prononcée intérieurement et inconsciemment qui énonçait l’enchaînement de ces phrases, et qui n’a pu se réaliser que par une succession d’images dont les premières n’annonçaient point, ne permettaient point de prévoir celles qui ont suivi ?

Il faut observer que, dans ces cas, le rêve se développe suivant un rythme précipité, comme si quelqu’un le dirigeait du dehors, et ne vous laissait pas le temps de réfléchir à propos de chacune des images, de choisir vous-même le chemin où vous allez vous engager, et qui est en quelque sorte fixé d’avance. On accepte alors bien des absurdités, des contradictions, des obscurités. Bien plus, on admet tout cela, comme si cela allait de soi, on affirme sans avoir peur d’être contredit. L’absurde devient le bon sens, le contradictoire se confond avec la logique même, ce qui est obscur parait clair comme le jour. D’où un sentiment d’assurance el de facilité. C’est sans doute parce que le rêve suit exactement le langage intérieur et ne lui oppose aucune résistance.

Voilà deux suites d’images ou de faits parfaitement incohérents : mais je n’ai pas eu le temps de m’arrêter, de réfléchir. « Cela commence au théâtre, je crois. Rôle joué par Descartes (?). A un moment je descends, comme sous le péristyle de l’Odéon, avec quelqu’un qui est monté un instant dans le théâtre (a assisté à … une incinération). Il me montre un papier d’où il résulte que le concierge (une canaille) a vendu la maison au Général (?) en lui extorquant sa signature. »Absurdité ; « Je suis dans une bibliothèque. Le bibliothécaire me réclame à deux reprises (la seconde fois, c’est une sorte de sommation) des livres qu’il a empruntés pour moi (?). Mais je ne peux les lui rendre, parce qu’il est fou .. Oui, il est enfermé. Et, pour ravoir ces livres (?), il faudrait que je m’adresse à un jeune sous-bibliothécaire qui lui en parlerait. »Le bibliothécaire d’une ville où j’ai vécu quelque temps était fou, en effet. Je répète son nom en rêve. Mais il est curieux que le rêve lui-même tourne au délire.

Autres exemples : cette fois, c’est quelque chose de parfaitement obscur, mais qui va de soi. [p. 41]

On a arrêté dans la campagne une jeune fille ou jeune dame, qui est en réalité Napoléon, et on me l’amène devant une table où je suis installé.A rapprocher d’une pièce de Bernard Shaw, où comparait devant Napoléon en campagne une jeune femme : elle transportait des lettres où il était question de l’infidélité de Joséphine. Le curieux, c’est qu’il me parait tout naturel qu’une jeune fille soit Napoléon.

Il semble être l’imprésario d’une petite actrice toute mince. Ne me rappelle rien que la fin : A. et elle sont condamnés à cinq ans et demi de prison. Désespoir déchirant, cris inhumains, PARCE QUE CELA SIGNIFIE qu’ils sont atteints d’une maladie mortelle et n’ont plus que quelques heures d vivre.

« Ma femme a poignardé son père. Ce qui est curieux, c’est que le crime n’est pas encore accompli. Mais il le sera certainement…. Je pense que ce sera un scandale affreux… Conviction absolue que le crime est à la fois accompli, et ne l’est pas, mais est inévitable, si bien que les conséquences existent déjà. »J’accepte parfaitement cette contradiction.

« Je suis avec je ne sais qui, sur un chemin, à la lisière d’une forêt. Nous avons deux mulets (autrefois j’ai fait une excursion en Grèce, au Parnasse, à dos de mulet, avec mon ami Roussel). Nous descendons de monture pour arranger nos bêtes. Nous repartons. Il me semble bien qu’à ce moment nous sommes dans une voiture ou une auto avec les enfants. On entre dans un village. Je dois être d cheval… »Je n’ai évidemment pas le temps de me souvenir, dans le rêve, du rêve lui-même, de la partie qui vient de s’en écouler.

On sait, d’ailleurs qu’en rêve on croit souvent avoir trouvé la solution d’un problème, construit un raisonnement d’une force irrésistible, composé un discours, des vers dont on est extrêmement satisfait : au réveil, la solution est inexistante, le raisonnement s’avère absurde, les vers, le discours apparaissent d’une platitude ou d’une insignifiance déconcertante, ou même ne présentent aucun sens intelligible. Il est probable que le rêveur s’en tenait alors à transposer en images, images visuelles, images de mots ou de sons peut-être, le langage intérieur sous-jacent, el qui demeurait inconscient. L’incohérence du rêve n’était que le symbole de l’incohérence des mots articulés. [p. 42]

Mais il arrive souvent qu’au lieu de passer ainsi, sans résister, d’une situation, d’une scène à une autre, le rêveur résiste au contraire. Il cherche à trouver ou retrouver son chemin, comme s’il savait où il va. Il ne s’accommode pas de l’incohérence, il en souffre plutôt. Au lieu de se dérouler facilement, rapidement, le rêve est. ralenti, embarrassé dans sa marche, tourne en cercle. C’est ce qu’on appelle des «  rêves d’empêchement ». Donnons-en quelques exemples.

Difficultés. Je dois prendre un train à 2 h. 20. Il faut que je passe d’abord à un hôtel pour porter ou prendre un bagage. Là, quelqu’un, une vague relation, vient vers moi. J’ai beaucoup de peine à m’en débarrasser. Je sors. Dans la rue, toutes les autos que je pourrais prendre disparaissent une à une. Il n’y a qu’un autobus . Je demande qu’on m’attende. « Oui, me répond le chauffeur, mais si vous ne perdez pas de temps. » Je rentre à la maison. Mais où est mon billet (un coupon de retour) ? Je le cherche en vain dans mon portefeuille. —Vive contrariété hier soir parce que j’ai dû aller seul chez les B., Pierre ayant mal au cœur.

Voyage en chemin de fer. Deux wagons remplis. Je ne monte que dans le dernier. J’y retiens ma place. Mais je vais à l’autre station (à pied ?) ; il me faut maintenant revenir sur mes pas, et ne point manquer mon train. Je me hâte, et rencontre une voilure dans laquelle je monte. Elle va très Lentement. Détours. Une grande mare qu’il faut traverser ou contourner. Le cocher parle longuement avec moi. Je m’impatiente. Je sens que, quand j’arriverai, le train sera parti.—Un peu oppressé (il neige cette nuit).

Je suis dans un vaste établissement au bord de la mer. Ma femme et quelques autres personnes sont allées tout de suite se baigner, descendant par un escalier taillé dans la roche. Je reste, j’attends dans des salles. Puis je me mets à la recherche d’un chemin, pour aller me baigner moi aussi. Je parcours ioule une enfilade de pièces, de droite à gauche. Je sors. Mais j’ai été trop loin, ce n’est pas le chemin. Je reviens. Je sors de la maison (par derrière, cette fois), je m’en rapproche, j’entre dans des salles nues et aux murs couverts de plâtre, je traverse des cuisines. Je suis de nouveau retenu, je ne sais par quoi. Oppression, parce que je voudrais aller jusqu’à la mer, je suis attendu, toute une société m’a devancé, et je me sens paralysé, je perds mon temps, je[p. 43] me heurte à toutes sortes d’obstacles. —Fait plusieurs rêves semblables, ces temps-ci. Impossibilité d’arriver quelque part, d’accomplir une lâche. Comme un effort en vue de pénétrer dans un monde ou une société que je ne parviens pas à retrouver, peut-être une impossibilité de sortir du rêve. Ce qui est curieux, ce sont ces causes ou prétextes de retard, erreurs, allées et venues, circuits, détours, que j’invente au fur et à mesure pour m’embarrasser moi-même comme dans un filet, —alors que j’ai tout de même le sentiment net qu’il me faudrait en sortir. Mais le rêve revient sur lui-même, et je retourne sans cesse sur mes pas. Je suis comme quelqu’un qui a oublié le temps, qui ne sait plus le calculer. Il m’échappe et me dépasse. Mes rendez-vous se trouvent décalés, les projets faits il y a quelques moments ou plus longtemps paraissent des énigmes folles, des problèmes insolubles, parce que, tandis que mon temps se déroule en replis compliqués, avec des arrêts, comme un fil qui fait des nœuds, il y a un autre temps qui coule droit el vite, et dans le courant duquel i’ essaie en vain de rentrer.

J’avais commencé une conférence, dans une sorte d’amphithéâtre, et je m’étais interrompu, soit pour laisser mon public se reposer, soit parce que j’étais arrivé à un passage assez délicat (où il était question du Christ, je crois), et que j’avais besoin de faire de nouvelles recherches. Mais je devais continuer ce soir même. Là-dessus on me fait monter dans une patache, qui descend, descend, m’emmène loin jusqu’à une ville que nous traversons. La diligence s’arrête au delà. Je descends. Je voudrais bien remonter là-haut pour continuer (ma conférence ?), mais il n’y a pas une seule voiture. La diligence a disparu. Remonter là-haut me fait penser à la découverte de beaux pays, à des excursions successives, etc. Il me semble que j’ai dû rêver très longtemps sur ce dernier thème, avant ou après le premier, je ne sais.—Au réveil : sentiment pénible que je m’éloigne de ce que je devrais faire, que j’ai eu souvent ces jours-ci, en me donnant d’une façon trop exclusive aux mathématiques.

Je dois faire mon premier ou mon second cours à la Sorbonne.

Il se trouve que ladite Sorbonne est en pleine campagne, bâtiment isolé, et que je ne sais pas très bien où trouver. Je suis en retard, je me hâte, je demande mon chemin à des ouvriers, des paysans, qui ne savent pas bien, me donnent de fausses indications. Enfin j’arrive. Les auditeurs, d’abord assez bruyants, se calment, sauf une rangée, au premier rang[p. 44] des étrangers (rangée = étrangers). Furieux, je les insulte. Là-dessus, ils sortent. Je suis très ennuyé de m’être livré à cette manifestation. J’essaie de faire un bon cours, mais je ne puis guère que construire une leçon élémentaire, comme au lycée. J’en suis, en détail, le sens et les termes. En sortant je me trouve à côté d’un jeune professeur, à la Sorbonne aussi. Il me demande : « Quel a été votre papagay ? » Je lui demande ce qu’il entend par là. Cela veut dire : président de thèse. —Cette course inquiète, ce retard doivent être en rapport avec des battements de cœur. Je me suis trouvé, au réveil, couché sur le côté gauche . J’ajoute que j’étais préoccupé, parce que ma femme devait partir le lendemain pour aller à Paris voir un chirurgien.

Rêves, en somme, assez banals, qui se ressemblent, qui ressemblent beaucoup d’autres. Les explications que j’en donne sur le moment sont aussi celles qu’on a souvent données dans des cas semblables. Retenons-en, pour l’instant, qu’ils ont tous une tonalité affective assez marquée : oppression, préoccupation, sentiment pénible que je ne fais pas ce que je devrais, micromanie, etc. Sur cela nous reviendrons. Mais replaçons-nous dans notre hypothèse, savoir que le rêve est en rapport avec le langage intérieur automatique. Supposons que le rêve, le commencement du rêve résulte de mots ou de phrases prononcées inconsciemment. D’où vient que, dans la suite, je garde ainsi le souvenir ou le sentiment du début, que des images nouvelles surgissent, qui devraient avoir pour effet de changer la direction, l’intention, l’image dominante initiale, des images non pas différentes seulement, mais opposées, et que, tout en les évoquant., je leur résiste, que j’essaie de me replacer dans le prolongement du début de mon rêve ?

Une première représentation s’impose à moi, que je n’oublie pas : c’est un lieu à atteindre, une société à retrouver, un train à prendre, une conférence ou un cours que je dois faire. Admettons qu’elle ait été évoquée par des mots prononcés inconsciemment. Alors, j’ai sans doute prononcé ensuite d’autres mots, mais sans rapport avec les précédents. Les images qu’ils tendent à évoquer devraient être aussi sans rapport avec la précédente. Pourtant, dans mon rêve, les images suivantes, bien qu’elles s’opposent à la première, s’y rattachent, par le fait même que j’y vois des obstacles. Avec la première elles s’organisent en une série d’événements qui sont  [p. 45] liés. Je ne perds pas de vue le but où je tends. Tous ces détours doivent m’y ramener. C’est donc qu’au langage intérieur incohérent je m’efforce d’opposer une sorte de logique du rêve. Ces sollicitations à m’écarter de mon but, et qui devraient me le faire oublier, je les ramène à l’idée de mon but, je les interprète comme des causes d’arrêt, de retard, à l’occasion desquelles je prends mieux conscience de ce que je poursuis. Dans les rêves précédents, dans la plupart des rêves, on s’installe sans peine dans l’incohérence, on suit, sans résister, l’impulsion du langage automatique. Cette fois, le rêveur lui résiste. Mais pourquoi ?

Sans doute parce que l’image initiale, décidément, m’intéresse, et a créé en moi un motif affectif. Je dois prendre un train à 2 h. 20. La précision de l’heure n’est pas, ici, indifférente. Je me dois à moi-même d’être exact. J’ai retenu ma place dans un chemin de fer. L’action est engagée. Il faut que je mette de la continuité dans ma conduite. Je vais prendre un bain de mer avec des parents, des amis. On m’attend. Je ne dois pas être en retard, ni manquer au rendez-vous. J’ai commencé une conférence. Je dois satisfaire la curiosité de mes auditeurs que j’ai éveillée, leur apporter la réponse aux questions que j’ai posées. —Alors même qu’il faudrait « faire de nouvelles recherches », ou que j’aimerais mieux me promener dans une belle campagne. Je dois faire mon cours, un de mes premiers cours, à la Sorbonne. Ici, la Sorbonne, et ma qualité de professeur à la Sorbonne, passe au premier plan. Il faut que je sois à la hauteur de ma tâche. La Sorbonne est isolée dans Paris. L’agitation des rues par lesquelles je dois passer pour m’y rendre, le métro, etc. Tout cela est transposé dans mon rêve. Et aussi le public un peu anonyme (les étrangers). Je ne suis pas satisfait de mon cours. C’est peut-être pour me confirmer dans l’idée que je suis bien professeur à la Sorbonne qu’un de mes collègues intervient, et me rappelle que j’ai soutenu ma thèse. Ici, malgré les obstacles, le rêve est parvenu à son but. Le nom : la Sorbonne, intervenu au début, réapparaît à la fin. Est-ce le langage intérieur qui s’est modelé sur le rêve ? Peut-être.

L’essentiel est qu’il y a bien dans tous ces cas un état affectif prédominant, produit par les premières images du songe, et qui persiste. Tout indique que, dans la suite, le langage intérieur, s’il continue, doit composer avec le rêve, que le rêve choisit, parmi ces [p. 46] mots, ceux dont il peut s’alimenter, peut-être même qu’il modifie le cours de ce langage, et nous oblige à articuler des mots ou des phrases conformes à ce que nous rêvons.

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Dans bien des cas, le rêve paraît être « dirigé » par le langage intérieur. Mais tous les mots, toutes les phrases de ce langage ne se traduisent pas en images. Il se peut en effet que ce monologue ne s’interrompe pas, alors qu’on dort et qu’on ne rêve pas. D’autre part, le langage intérieur doit se dérouler suivant un rythme précipité. Bien que les images du rêve se succèdent. avec rapidité, il faut quelque temps pour qu’elles se forment et que nous en prenions conscience. Beaucoup de parties de ce langage ne présentent sans doute aucun sens, et n’évoquent rien. Mais surtout, nous l’avons dit, certaines des images évoquées tendent ù subsister. Elles écartent de la conscience ce qui ne s’accorde pas avec elles. Allons plus loin. Le rêve peut réagir sur le langage qui l’a évoqué, surtout lorsqu’il détermine en nous un état émotif. Ainsi s’expliqueraient ces rêves assez longs, d’un bout à l’autre desquels un même thème se développe. Le rêve, suggéré par un mot, peut nous induire à répéter ce mot, qui évoque des images du même genre, qui ranime ou renouvelle une image quand celle-ci paraît sur le point de quitter le champ de la conscience. Cela, nous le répétons, d’autant plus que le rêve nous intéresse, qu’il s’accompagne d’émotions, et même de sentiments.

Voici, par exemple, deux rêves dont le premier est intitulé, dans mes notes, cauchemar, et dont. le second était aussi violemment émotif.

Cauchemar . Je suis dans un appartement où se trouvent enfermés des lions. Je ne sais pas pourquoi je ne puis le quitter. Nous n’avons rien à manger, et les lions ont faim. Il y en a un, jeune et mince, qui est déjâ parti à la recherche de je ne sais qui ou quoi. Les têtes majestueuses de deux autres se détachent sur des rochers. —Je réussis à sortir. Ils sont enfermés. Il y a un placard de papier qu’ils font remuer. —Quand nous reviendrons, on les aura enfumés, ou tués â coups de fusil. —Toutes les parties de ce rêve sont bien liées. Il dure [p. 47] un certain temps. Le mot « lion » a pu être prononcé plusieurs fois . « Enfermés » appellent peut-être « enfumés ».

Dans une ville, je marche dans la rue. Très haut au-dessus des toits, combats d’avions contre dirigeables. Je vois très nettement une sorte d’éperon en forme de toupie à l’avant d’un avion, qui s’engage dans le trapèze du dirigeable, lequel s’effondre. Un pilote est dedans, qui s’écrabouille sur le sol. Je reste où je suis, je ne veux pas voir. Dans l’air, deux hommes tombent, et, à l’angle du toit, l’un assène encore un coup à l’autre. Contre le mur en face, trois ou quatre pilotes tombés se sont relevés, des colosses, des hommes d’un autre âge : attitude de gens traqués : sont-ils blessés ? Personne n’ose s’en approcher. Rêve très émotif.—Ce rêve est de mai 1921. Il s’est construit sans doute autour des mots : avion, combats d’avions, que le langage intérieur a dû répéter. Voici, maintenant, deux rêves très longs : mais l’un et, l’autre ne paraissent se continuer, se prolonger et rebondir que sous l’influence d’une émotion, terreur dans le premier, émotion esthétique dans le second. Ce rebondissement peut être en rapport. avec des mots prononcés inconsciemment, suggérés par la première partie de chaque rêve.

Fin d’un rêve. Je monte, avec une foule, suivant chemin ou un sentier. A gauche, derrière des remblais, on entend du bruit. Je regarde : une sorte de ravin, au fond duquel une troupe carnavalesque s’avance. En tête, je ne sais quoi (des enfants en rangs ?) ; puis; un couple bizarrement accoutré, avec des pieds énormes, et des costumes très amples. Derrière, un défilé de bonnes femmes. Le long du cortège (au bas du remblai) courent des gens : il y a des sergents de ville en arrêt. Voici que les bonnes femmes se penchent en avant, très profondément inclinées comme des bonzes ou les figures d’un jeu de massacre. Elles marchent sur des planches mal jointes. Soudain, une des planches bascule, et une femme tombe (sans doute dans de l’eau noire, mais avec un temps de chute, si bien que c’est comme un gouffre). D’ailleurs personne ne s’en inquiète. Le défilé continue, très vite. Je cours en avant, en rappelant des amis (ou parents) qui se sont aventurés sur les planches. Je suis terrifié à la pensée qu’il doit tomber ainsi beaucoup de gens, sans qu’on s’en occupe et qu’on fasse le moindre geste. Tableau très net, très frappant, sans doute parce qu’associé à une émotion. — J’ai ajouté. Origine. En partie: Le 14 décembre de Merejkoweki, [p. 48] lu ces jours-ci : la pendaison ratée, les trois condamnés qui tombent quand on enlève la planche (peut-être, le couple bizarrement accoutré). J’ai raconté cela justement avant-hier soir à deux amis. Peut-être aussi les danses de la Napierkowska, et sa chute en glissant sur le tapis.Pendaison, cortège, défilé sur des planches, planches mal jointes, planches qui basculent, gouffre, défilé, personnes qui tombent : suite de mots associés entre eux et avec les images du rêve, dont, les derniers ont pu être appelés par le rêve, au, moment où l’émotion a pris naissance, —et qui expliquent que le rêve a continué, ainsi que le défilé.

Je suis dans une cathédrale. Je regarde en l’air, et vois des personnes, une ou deux femmes, penchées à une galerie, qui franchissent la balustrade de pierre . Je me demande ce qu’elles vont faire : sont-elles folles, vont-elles se jeter de là-haut, ou se livrent-elles à quelque acrobatie ? Peut-être y-a-t-il une corde tendue, invisible, et sont-elles des danseuses de corde ? En voici une, en effet, qui se balance dans le vide. Mais soudain une galerie aérienne s’étend en travers de l’église, à cette hauteur, telle un jubé, passerelle si légère qu’on ne l’aurait pas aperçue, si ces femmes ne s’y étaient pas engagées. —Il semble que j’ai résolu un problème. Il y a eu discontinuité entre les trois moments. L’enchaînement des images a d’ailleurs été rapide et logique comme la succession des mots d’une phrase.J’ai analysé d’un autre point de vue cette première partie du rêve, dans mon livre : Les Cadres sociaux de la mémoire. Mais voici la seconde, que je n’avais pas reproduite. L’idée de visiter l’église et de monter aux galeries me poursuit. Un homme est là, dans la foule, à qui il faut remettre de l’argent pour qu’il m’y conduise. Je laisse tomber par terre plusieurs pièces (sans entendre d’ailleurs aucun bruit). Je vois le fond de l’Église, le chœur, où des prêtres nombreux sont assis. Une moitié d’entre eux (ceux qui étaient d droite) sont descendus dans la nef, pour se reposer, et tout à coup ils regagnent leurs places en courant. Aussitôt après, seul, arrive l’évêque (personnage mitré), qui court aussi pour aller s’asseoir sur un trône. Tout cela se rattache à une visite de la cathédrale, un dimanche de Noël. J’ai bien vu des prêtres dans le chœur, un défilé, une procession, l’évêque. Mais la disposition de l’église m’apparaissait autre. L’évêque allait très lentement. Il n’y avait pas une moitié du chœur dégarnie. C’est une image schématique, [p 49] simplifiée, et qui répond à une idée, plutôt qu’elle ne ressemble à ce que j’ai vu.

Tout ce rêve, en ses deux parties nettement distinctes, se développe dans le cadre de la cathédrale. S’il rebondit ainsi pour repartir; en demeurant dans le même cadre, n’est-ce point, sous l’influence d’un sentiment que j’appellerai ‘esthétique, le désir de contempler l’église, mais l’église vivante, avec les prêtres en costume et l’évêque mitré à leur place ? J’ai commencé à « construire » le décor intérieur, en y dessinant, en quelque sorte, le jubé. Je veux maintenant achever cette construction, compléter ce décor, dans ses parties inférieures, avec les personnages qui y prennent place. Ce désir se manifeste par le fait que je donne de l’argent à celui qui doit me conduire là d’où je pourrai apercevoir l’ensemble. Si les prêtres, l’évêque se mettent à courir, n’est-ce point parce que j’ai hâte que le décor s’achève ? Peut-être aussi (comme dans le rêve précédent, où l’on court aussi), ai-je peur que le temps soit trop court pour que le rêve se réalise tel que je le désire. Là encore, si le rêve « tourne sur place », s’il revient sur lui-même, c’est, que je renouvelle et j’entretiens les actions qui l’avaient évoqué. Si ce sont des mots prononcés automatiquement, un mot peut-être : la cathédrale, qui expliquent le début du rêve, il faut que ces mots se reproduisent, ou d’autres semblables et associés, la nef, le trône, les prêtres, l’évêque, le chœur, etc., pour que le décor subsiste. Mais le rêve ne réagirait pas ainsi sur le langage intérieur s’il m’était indifférent, s’il ne touchait pas ma sensibilité.

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Nous avons insisté sur un facteur du rêve qui nous a paru essentiel. C’est le langage intérieur, ce sont les mots et les groupes de mots que nous articulons inconsciemment pendant le sommeil. On pense toujours, même pendant le sommeil, disait Descartes. Nous croyons que, pendant le sommeil, on parle beaucoup, sinon toujours, en particulier quand se déroulent en nous les images du rêve. Pourtant, il n’est pas contestable que nos songes soient en rapport dans beaucoup de cas avec nos tendances et nos états affectifs. La psychologie moderne a mis au premier plan cet aspect de nos visions nocturnes. Elle a montré que, derrière elles, on retrouve des préoccupations qui plongent leurs racines dans notre sensibilité. [p. 50] Amour, haine, ambition, envie, jalousie, orgueil et humilité, crainte. appréhension, espérance et découragement, sentiment du remords aussi, et du devoir, c’est tout cela qui expliquerait, qui aiderait à comprendre et interpréter l’imagerie des songes. Tendances, états et sentiments latents, cachés. C’est pour cela qu’il faut interpréter. Mais le rêveur serait toujours, quand il rêve, plongé dans une atmosphère affective.

Mais ces deux genres d’explication, par le langage intérieur, et par les tendances plus ou moins obscures de notre sensibilité, ne s’excluent point, ne se contredisent pas. Nous croyons même que ces explications se complètent et s’éclairent l’une l’autre.

Il n’est pas facile, ni peut-être possible, d’étudier directement le langage intérieur automatique, puisqu’il est inconscient. Il doit cependant être en rapport avec toute notre vie psychologique. Ces éléments verbaux qui se reproduisent au cours du sommeil viennent de la veille. Ils ne sont plus, quand nous dormons, soumis au contrôle de la pensée consciente. Ces mots ne sont pas prononcés pour être entendus par les autres. Mais ils n’en gardent pas moins leur signification. Il y a tout lieu de supposer qu’ils s’appellent. souvent les uns les autres, en vertu de leurs liaisons habituelles, mais aussi qu’ils sont en rapport avec les éléments de sensation, de pensée, de sentiment qui peuvent se faire jour en nous, quand nous dormons.

C’est une question de savoir si ces forces psychologiques peuvent se manifester ainsi de façon inconsciente. En tout cas, nous avons conscience de nos rêves. Or, c’est dans la conscience du rêve, c’est dans Je rêve lui-même, que ces états et tendances psychologiques peuvent prendre consistance et se développer.

Le rêveur peut avoir des sensations, peut-être même des perceptions, puisqu’il interprète à sa manière les messages imparfaits qui lui sont transmis par ses sens. De même il peut penser, éprouver des sentiments, vouloir, dans la mesure où le rêve s’élargit, s’intensifie, intéresse et met en jeu un plus grand nombre d’activités psychologiques. Ainsi prend naissance une nouvelle personnalité, nous dirions plutôt, ainsi s’ébauchent et tendent à se constituer plusieurs personnalités successives, qui peuvent s’écarter, quelquefois extrêmement, de la personnalité normale, mais qui peuvent aussi s’en [p. 51] rapprocher plus ou moins, puisqu’elles n’ont pour contenu que des éléments venus de la veille. Or les sentiments, qui se dégagent ainsi du rêve lui-même, peuvent se développer en choisissant, dans le langage intérieur automatique, ce qui est dans leur sens, peuvent , même infléchir ce langage de façon à lui faire produire les images qui les entretiennent. et leur permettent de nouveaux développements. II n’est pas étonnant alors qu’analysant le rêve, on y retrouve, défigurées et mutilées, mais reconnaissables cependant, des tendances qui sont en nous à l’état de veille.

Examinons de ce point de vue quelques-uns de nos rêves où le facteur affectif peut être décelé, se développe, et même passe au premier plan.

Nous nous trouvons dans une vaste salle, qui est peut-être une sorte de carrière éclairée par en haut, autour d’une longue table, moi au bout, de côté (il n’y a personne à l’autre bout). Je ne sais ce que sont ces gens : en tout cas je me préoccupe de ce qu’ils pensent de moi. Quelqu’un dit avoir vu un rat dans le coin le plus près de moi, et tout le monde regarde. Effectivement un rat arrive, attiré par un bout de ficelle que je remue. Il est énorme et massif, d’un gris sombre, des épaules larges qui ressemblent à des ailes : on dirait une chouette. Il monte tranquillement sur la table, et s’avance sans embarras entre la double ligne des assistants : il a l’air de ne pas les voir. Je me dis qu’on se moquera de moi si je le manque, et je ramasse des branches, jusqu’à ce que j’en trouve une qui est comme une massue. Mais à ce moment quelqu’un, assis à l’extrémité opposée en diagonale à ma place, vient de le tuer. A la réflexion, je me suis représenté que ce quelqu’un était mon étudiant Grappe, el qu’il lui avait écrasé la tête avec une réglette.

En réalité, je suis dans le séminaire de philosophie, à Strasbourg. Ce qu’il y a d’affectif, ici, c’est que je me préoccupe de ce que les étudiants pensent de moi. C’est pourquoi je crains de manquer le rat. J’imagine la scène, pour me donner l’occasion de montrer mon adresse. C’est du reste, mon meilleur étudiant qui tue le rat, et avec un instrument de travail : tout s’est donc passé suivant les régies. La préoccupation au sujet de mes étudiants apparaît au début, elle est latente pendant toute la scène, et reparait à la fin. C’est peut-être le mot « rat » qui explique à la fois Grappe, et glette (qui rime d’ailleurs avec chouette). [p. 52]

Rêve que je puis appeler : le rêve de mon ami L. (c’était un de mes camarades de lycée et d’École Normale, membre de l’École d’Athènes, tué pendant la guerre de 1914). « Le début se perd. il me semble que je suis chez des amis, el que j’ai parcouru de vastes forêts, traversé des ravins, des montagnes. En passant sur un chemin qui nous ramène chez nous, je croise el dépasse L., accompagné de quelques amis, sans l’aborder ni me retourner vers lui. Plus tard, dans une chambre, au moment où il pari, je cours après lui, je me fais reconnaître, nous engageons une longue conversation. Jusqu’d ce que nous arrivions d’une haute bâtisse (mur) qu’il faut traverser. Tandis que nous sommes arrêtés, arrive une troupe composée surtout de femmes, dont l’une se dispose d franchir l’obstacle. Elle essaie de faire un rétablissement sur les bras. Elle doit être nue. Vision d’un corps nu et mouvementé. Il y a, sur un côté du mur, un matelas replié. des draps, souillés de taches de sang. Je me demande si c’est le sang de L. Mais non. Et voilà qu’au bas de ce mur nous découvrons une terrasse. J’en tire un gros volume. C’est un volume de caricatures, par Sem.

« Je me rappelle aussi que quand j’étais couché, dans la même chambre où je rencontrerai L., j’imagine (je sais que c’est une imagination, mais qui devient une vision) deux femmes, deux servantes, habillées, aux vêtements flottants, qui semblent descendre du mur vers le lit. —Les taches de sang : est-ce le fait que L. a été blessé, puis tué pendant la guerre ? —Sentiment très intense de la personnalité de L. J’ai dû (dans le rêve) discuter avec quelqu’un à son sujet, et ce quelqu’un me dit : « Il est surtout blasé » (vague réminiscence de la conversation que j’ai eue autrefois avec G. à son sujet). —Les deux femmes habillées, aux vêlements flottants, qui descendent du mur. C’est sans doute un groupe de personnages du Printemps, de Botticelli (dont j’ai parlé avant-hier avec T.). —Les gens chez qui j’étai … Il y avait du P. là-dedans. J’expliquais à L. mes relations avec ces gens-là. Je songeais aussi à lui parler de mon voyage en Grèce. »

En relisant ce rêve, qui date d’il y a une quinzaine d’années, j’y découvre bien des significations que je n’y soupçonnais pas alors.

J’ai été lié assez intimement avec L. quand nous nous préparions à l’École Normale. Nous traversions ensemble le Luxembourg, et avions de longues conversations que nous interrompions à regret. Sa sœur et la mienne étaient à l’École de Sèvres. Nous les reconduisions, [p. 53] le dimanche soir, jusqu’au quai, près du Louvre, où elles prenaient l’omnibus qui devait les ramener à Sèvres. Nous nous rencontrions là aussi. Depuis, nous n’avons plus guère eu de rapports, et nous nous sommes perdus de vue. Il était très sceptique, éloigné des préoccupations sociales, assez « esthète », comme nous disions à !’École. Le dernier souvenir que j’ai gardé de lui, c’est celui d’une rencontre (nous avons traversé les cours de l’Institut, et nous sommes quittés à une des portes) où j’ai senti que nous n’avions pas du tout les mêmes préoccupations.

Me sentais-je coupable de négligence à son égard ? Plutôt, après sa mort, quand j’ai eu l’occasion de reparler de lui avec des camarades communs, j’ai regretté de n’avoir pas fréquenté davantage quelqu’un avec qui j’avais beaucoup de raisons de rester en contact et qui m’intéressait rétrospectivement. Peut-être ai-je regretté aussi qu’il se soit fait de moi une idée inexacte. Il y avait en somme entre nous un malentendu, qui tenait à de la négligence de ma part, et j’aurais désiré que l’occasion se fût offerte, depuis, de le dissiper.

Or ce désir s’exprime bien dans le rêve. Je le croise sans me retourner vers lui. Puis, un peu plus tard, je cours après lui, nous engageons une longue conversation. A ce moment, j’étais couché dans une chambre. C’est plutôt lui que je devais voir couché. Quelqu’un m’avait dit l’avoir vu à l’hôpital. Nous sommes dans une chambre. Chez les P. Il s’agit de gens riches, des « grands bourgeois », très cultivés d’ailleurs, que j’ai bien connus autrefois. Si je lui en parlais, et aussi de mes amis de l’École d’Athènes, n’était-ce pas pour me rendre plus intéressant à ses yeux ? Quant à la femme nue, et aussi, plus tard, aux deux femmes du Printempsde Botticelli, elles interviennent sans doute parce que L. étudiait la sculpture grecque, s’était spécialisé dans l’histoire de l’art.

Mais pourquoi cette haute bâtisse, en réalité un mur ? Pourquoi cette femme essaie-t-elle de le franchir, de faire un rétablissement sur les bras ? Et pourquoi ces draps sanglants ? C’est ce rétablissement qui m’intrigue. Est-ce là, simplement, un détail baroque, comme il y en a tant dans les rêves, auxquels nous ne devons pas trouver un sens à tout prix ? Si nous raisonnions à la manière de Freud, si nous pensions que de tels détails, précisément, doivent nous donner la clef du songe, qu’ils expriment, en les défigurant, peut-être [p. 54] sous forme symbolique, des sentiments latents, des préoccupations cachées, nous dirions : « Le mur… C’est qu’il y a un mur entre nous. Le rétablissement… C’est qu’il faut rétablir nos relations sur le pied où elles étaient autrefois. Quant au matelas, aux draps souillés de sang, sur le mur, ils signifient que la mort de L., mort sanglante puisqu’il a été tué pendant la guerre, empêche désormais que le mur soit franchi et que nous nous rapprochions… »

Mais le rêve, il me le semble bien, n’était pas très émotif. Je n’éprouvais pas un sentiment intense de culpabilité. Au reste, si nous ne nous étions pas plus rapprochés, cela avait aussi dépendu de lui, et des circonstances. Je me rappelle maintenant que celui qui avait vu L. à l’hôpital me racontait qu’il était plutôt gouailleur. L. lui avait dit, en plaisantant bien entendu : « J’ai hâte d’être remis de ma blessure, pour aller « commettre des atrocités » chez les ennemis… » D’être remis, ou d’être rétabli… N’est-ce pas ce propos que le langage intérieur a reproduit, et qui s’est traduit par l’image du rétablissement, et aussi de taches de sang (atrocités) ? J’ai écrit, au réveil : « Je me demande si c’est le sang de L. Mais non. » Bien que cette réflexion fasse partie du rêve, peut-être même parce qu’elle en fait partie, elle peut être prise au sérieux. Elle écarte l’interprétation précédente. Quant au mur, c’est, peut-être, la grille du Luxembourg, ou le mur de l’Institut, qui marquait la fin des conversations dont nous avons parlé ci-dessus.

La terrasse où nous arrivons ensuite : Après la guerre, c’est-à-dire après la mort de L., et bien avant le rêve, j’ai été en Grèce. A Délos j’ai vu la rangée de lions archaïques que L. a découverte, qu’il a dégagée. Elle se trouve sur un espace découvert qui ressemble bien à une terrasse. J’ai pensé à lui, là-bas. Quant au volume de caricatures, c’est peut-être le trait final. J’ai dit que L. était un peu gouailleur. Il apercevait d’un regard aigu et savait souligner les travers des hommes, le comique des événements et des situations. Il avait une façon bien à lui de proférer d’une voix traînante et assez sourde des propos d’humoriste, tandis que son visage sérieux et un peu sombre s’éclairait d’un sourire.

Il serait bien impossible de retrouver tous les éléments du discours intérieur qui a déterminé toutes ces images. Mais on les entrevoit. On voit aussi que, si faiblement émotif qu’ait été ce rêve, le [p. 55] discours ne se serait pas poursuivi si longtemps, et, peut-on dire, dans le même sens, s’il n’avait pas été dominé par un intérêt : celui que m’a inspiré le personnage de L., dès qu’il a pénétré dans le rêve. Le rêve a orienté le discours, et le discours a alimenté le rêve.

Ce matin, près de me réveiller, je vois très nettement mon père : visage coloré et moustaches grises tombantes, tel que je ME suis vu deux jours plus tôt chez le tailleur, dans la glace. D’abord, je ne m’étonne pas, et puis je songe qu’il a été longtemps malade (opposition entre lui tel qu’il m’apparaît aujourd’hui, debout et tel qu’il était alors). Je songe aussi que j’ai assisté à ses derniers moments : mais je chasse cette idée ; c’est certainement une illusion qu’on a eue, on l’a cru mort alors qu’il ne l’était pas. Cependant il lui faudra passer par là encore une fois, râler encore, et comme mourir deux fois. Et puis, je me rappelle qu’il a été incinéré, que j’ai vu ses cendres de mes yeux, —et alors je m’aperçois que je rêvais, ou que mon rêve se prolongeait en réflexions centrées sur lui.

D’ordinaire, quand je vois mon père en rêve, je ne sais pas qu’il est mort. Il était exubérant, il aimait à rire et plaisanter. Il arrive que je me le représente comme un grand jeune homme mince, avec une barbe, d’après de vagues souvenirs de ses photographies de jeunesse, et que je le fasse figurer dans des scènes plutôt comiques. Cette fois, je le vois tel qu’il était dans ses dernières années. C’est ,que, lorsque je me suis regardé dans la glace, j’ai été frappé de ma ressemblance avec mon père déjà âgé. J’ai eu le sentiment de la fatalité physiologique qui préside à la succession des âges. Mais j’ai opposé aussi ce que je suis, et ce qu’il était au même âge (il était malade, à demi paralysé). Peut-être, si je l’ai vu debout, était-ce par suite d’un sentiment de révolte contre cette diminution physique chez lui, que j’ai fortement éprouvé autrefois.

Trait plus remarquable : dans la suite du rêve, c’est contre sa mort que je me révolte. Je sais que j’ai assisté à ses derniers moments. Mais je ne veux pas qu’il soit mort. On a dû se tromper. Le sentiment de l’inévitable s’impose à moi. Je sais qu’il mourra. Je me suis représenté souvent, quand il vivait, combien il lui serait dur de supporter l’approche de la mort. Il a dû suivre ce pénible chemin. Mais, comme je ne veux pas qu’il soit mort, il devra le suivre une seconde fois. Ce n’est qu’au réveil, ou dans cet état à demi [p. 56] conscient qui sépare le sommeil du réveil, que je me rappelle qu’il est mort. Ainsi, il y a eu deux négations successives, négation de sa paralysie, négation de sa mort, qui procédaient d’un sentiment de révolte. Ce sentiment. est né, s’est développé dans le rêve même. sans doute par l’effet du langage intérieur qui tendait à évoquer l’image de mon père paralysé, puis de mon père mort : le sentiment a dû réagir contre le langage. En d’autres termes, j’ai essayé d’obtenir du langage intérieur qu’il évoque d’autres images. Je n’y ai réussi qu’incomplètement.

Voici enfin un dernier rêve où l’on voit un sentiment naitre et s’intensifier au cours du rêve même. L’interprétation que nous en avions donnée sur le moment partait de l’idée que le rêve avait été produit au contraire par le sentiment. Nous ne le croyons plus aujourd’hui.

Je rêve que C. (mon ancien professeur) m’a emmené à un théâtre (l’Odéon,) où l’on représente une pièce (ancienne ?) de lui. Je me trouve soudain dans une rue (ou dans un couloir), avec un petit garçon. fils de C. Pourtant C. n’a eu qu’un fils, et ce n’est pas lui, à qui je raconte que j’ai été autrefois, il y a bien longtemps, avec son père et ses deux enfants (son fils et une de ses filles, morte depuis). A ce même théâtre, pour voir une autre pièce de C. (qui s’appelait Fantasio ?).—J’arrive dans l’antichambre (vestiaire) où j’hésite à laisser mon pardessus : je remarque que d’autres sont suspendus, et je mets le mien sur l’un d’eux. —J’entre et je m’assieds à une galerie à côté de C., à qui je rappelle le souvenir de cette première pièce. C. est très ému, et moi aussi. Je me représente l’impression que doit avoir un vieil auteur à entendre une ancienne œuvre de lui, après vingt ans, alors que lui et le public sont si loin de la première. Ceci devient une pensée. et je me réveilleen regroupant autour beaucoup de souvenirs et de réflexions qui se rattachent à C.

Interprétation(sur le moment). Ce qui est curieux, c’est que, en rêve, j’avais la conviction de m’ être trouvé réellement autrefois à l’Odéon, avec C., invité à une de ses pièces, —et que rien de cela n’est vrai (j’ajoute que nous y allions ce jour-là, parce que c’était l’anniversaire d’un jour de mars, il y a deux ans, où j’y aurais aussi été invité, ce qui n’est pas plus exact). Mais c’est sans doute la transposition symbolique de l’invitation, réelle celle-là et que j’ai acceptée, en 1898,[p. 57] à aller passer quinze jours avec C. et ses deux enfants à la campagne (aussitôt après mars). Je n ‘avais pas du tout dans mon rêve le sentiment que C. fût mort, mais je me rappelais très bien la mort de sa fille (près de vingt ans plus tôt). N’était-ce pas alors l’anniversaire de cette mort (et non de la représentation de la pièce) ? N’est-ce point cela à quoi nous pensions, C. et moi ? Ce qui expliquerait que nous ayons été si émus, l’un et l’autre ?—Ce rêve était très émotif : impressions affectueuses et tristes très prononcées. Évocation intense de l’attitude de C. dans ses moments de mélancolie. —Rien dans les jours qui précèdent ne me paraît se rattacher à ce rêve, qui m’intéresse surtout parce que s’y reproduit un sentiment, sous sa forme ancienne (l’impression profonde que j’avais eue, quand j’ai appris la mort de cette jeune femme).

Mais, dans le rêve, ce sentiment n’apparait à aucun moment. Si je dis au petit garçon que j’ai été avec C. et ses deux enfants à l’Odéon, ce n’est pas un rappel déguisé de notre séjour à M. Car j’allais souvent, avec les deux premiers, aux concerts Colonne et Lamoureux. Il n’est, question que de pièces de théâtre. C. n’intervient que comme auteur. Je ne crois pas qu’il ait été auteur dramatique. En tout cas il était écrivain, poète. En réalité, le sentiment qui se développe dans ce rêve ne se rapporte qu’a C. Il m’avait. témoigné beaucoup d’affection quand j’étais son élève. Depuis, nos relations étaient moins intimes. Je n’avais plus été le voir depuis longtemps. J’avais le sentiment que, dans sa vieillesse, il devait. penser avec mélancolie au temps écoulé, à ses premiers succès littéraires, etc. Je regrettais de n’avoir pu lui dire que je ne l’avais pas oublié, etc. On remarquera que je ne sais, dans le rêve, si je suis dans une rue, ou dans un couloir, dans un vestiaire de théâtre, ou dans une antichambre : comme si je me trouvais à la fois chez lui, et au théâtre.

Le sentiment est à la mesure du rêve. Les images et les pensées évoquées en rêve suffisent à l’expliquer. D’un bout à l’autre du rêve, d’ailleurs, à mesure que le sentiment se développe, apparaissent, comme si elles étaient au fur et à mesure évoquées par lui, les images et. les pensées qui peuvent le mieux l’entretenir. Si bien que c’est à la fin qu’il est le plus intense. Mais alors, s’il était déguisé, il devrait, d’une manière ou d’autre se découvrir, découvrir sa vraie nature. [p. 58] Au contraire il se transforme en une pensée qui exclut tout autre incident et où l’on ne trouve rien que ce qui était compris dans le rêve.

Certes, quand on analyse le contenu ,affectif d’un rêve, il est possible d’y retrouver bien des sentiments qui nous paraissent s’apparenter étroitement à ceux que nous éprouvons quand nous sommes éveillés. En faut-il conclure que nos tendances, de la veille, sont là, dans l’ombre de l’inconscient, qu’elles réussissent à s’introduire dans le rêve, qu’elles s’y déploient librement (alors qu’elles étaient refoulées jusqu’alors), en se dissimulant, en se déguisant, en changeant d’objet apparent ? C’est la thèse soutenue par Freud, et le fondement de toute sa psychanalyse.

Mais on peut interpréter autrement ces analogies entre nos deux vies affectives. Du moment que les images des songes sont faites d’éléments empruntés au monde psychique de la veille, il faut s’attendre à ce que s’introduise avec eux, dans le rêve, quelque chose des états de notre sensibilité qui leur sont liés, quelque chose seulement, puisqu’il ne s’agit que d’éléments détachés des ensembles précédents. Ajoutez que, dans les nouveaux groupements où ils vont entrer, ces éléments affectifs vont réagir les uns sur les autres de façon originale, se renforcer peut-être, mais aussi se neutraliser, en tout cas changer de qualité et d’aspect. Enfin, la vie du rêve, à mesure qu’elle se déroule, va créer des états affectifs originaux, sur la base de ces virtualités mal définies, et qui sont capables de développements bien différents.

Ce que le rêve emprunte à la veille, à cet égard, est sans doute peu de chose, en comparaison de ce qu’il y ajoute, par la vertu des situations et des événements nouveaux qui se jouent sur son théâtre. La conscience est présente dans le rêve. Son champ est rétréci, les éléments dont elle dispose sont réduits, ses créations sont à la fois factices et instables. Mais pourquoi lui refuserait-on alors entièrement le pouvoir de se comporter comme une conscience de la veille, dans les limites qui lui sont fixées, et qui ne changent pas sa nature ? Pourquoi l’originalité qui caractérise la pensée du rêve n’appartiendrait-elle pas aussi à son affectivité ? [p.59]

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CONCLUSION

Si le rêve marque l’entrée dans une vie nouvelle, qui ne se raccorde pas avec la veille, il doit y avoir cependant un intermédiaire entre les deux mondes, qui permet à certains éléments de l’un de passer dans l’autre,sinon la conscience du rêveur serait vide, ou ne se remplirait que d’impressions confuses et inintelligibles, celles qui lui parviendraient de son corps pendant le sommeil. Quel est cet intermédiaire ? Il nous a paru que le langage intérieur, langage automatique et inconscient, mots ou groupes de mots articulés ou ébauchés pendant qu’on dort, pourraient, dans beaucoup de cas au moins, jouer ce rôle.

Telle est l’idée d’où nous sommes partis. Elle n’est nullement a priori. Dans une série assez longue de rêves notés, nous en avions relevé plusieurs qui s’étaient construits autour de mots exprimant des personnages, des événements ou des circonstances de la veille, sans que, cependant, aucune image de la veille se retrouve identique ou même semblable dans le rêve. Le mot avait un sens dans les deux cas, mais ce n’était pas le même : il était pris, par exemple, ici au propre, là au figuré, ou l’inverse. Ou bien, reconnaissable toujours, mais modifié, ou introduit dans un autre assemblage de mots, il changeait de signification. Mieux encore : une scène complète de la veille se traduisait, quant au sens général, dans une scène complète du rêve, sans que cependant il y eût ressemblance entre aucun des détails ou des parties de l’ensemble, quand on comparait la veille et le rêve. Il fallait de toute nécessité admettre que le sens général, tel qu’il pouvait être exprimé par une phrase faite de termes abstraits : chien, saut, tapis (dans l’exemple le plus remarquable que nous ayons retenu), avait résumé la scène de la veille, et s’était figuré, dans le rêve, par des images entièrement différentes et même à certains égards opposées.

Dans d’autres rêves, on retrouvait la mise en œuvre de procédés d’élaboration et de transformation des images que Freud a décrits sous les noms de condensation, de surdétermination, de déplacement, d’inversion, et on ne voyait pas de raison de les expliquer autrement [p.60] que par des opérations verbales inconscientes : mots ou phrases de même sens ou de sens voisins se renforçant, mots déplacés ou inversés, phrases confuses, incohérentes, sans logique interne, ou soumises aux lois d’une logique bizarre et sans rapport avec celle de la veille. Dans d’autres exemples encore, le rythme du rêve semblait déterminé par la correspondance ou la non correspondance des images et de leur suite avec le langage intérieur. Ce langage, avec ses absurdités, ses incohérences, tantôt le rêve ne lui résistait pas, il le suivait docilement, il se précipitait derrière lui, passant d’une image à d’autres sans lien avec celle-ci, comme si l’on oubliait immédiatement ce qui vient d’apparaître, comme si on n’avait pas le temps de s’arrêter, de se retourner, et tantôt le rêve résistait, s’immobilisait (rêves d’empêchement), revenait sur lui-même, comme si c’était lui cette force qui s’efforçait, d’imposer sa logique, imparfaite sans doute, mais qui marquait cependant un souci de continuité et de liaison entre les images, à l’inconsistance et aux aberrations de la parole interne automatique.

Ici, nous étions à un tournant nouveau, dans notre effort pour apercevoir les rapports entre la suite des images du rêve et le cours du langage intérieur. Si le rêve a sa logique propre, qui se dégage et résulte de son contenu, ne pourrait-il pas à certains moments réagir sur ce langage, le modifier et le diriger, l’utiliser à ses fins ? Remarquons que cette logique, là où elle apparaît, semble bien être essentiellement à base d’affectivité. La plupart des rêves, en effet, ont une couleur émotive plus ou moins continue, d’une intensité plus ou moins forte. Le rêveur se trouve quelquefois sous l’emprise d’un sentiment très net, d’inquiétude, de crainte, qui va jusqu’à la terreur, de honte, de gêne, et aussi d’insatisfaction causée par l’impuissance et par l’échec. Il désire, il aime et il hait, il connaît les satisfactions de l’amour-propre, les joies du triomphe. Mais même lorsque le rêve parait se résoudre en une suite de péripéties indifférentes, quelque détail sans importance à première vue, quelque circonstance qui est, en apparence, secondaire, révèle, quand l’analyse est assez poussée, que le rêve nous intéresse cependant, qu’il nous est toujours agréable ou désagréable. De fait, nous y participons toujours activement, nous n’y sommes jamais un témoin tout à fait impartial ; même quand nous nous bornons à juger les événements [p. 61] et les personnages, notre sensibilité est toujours en jeu. Par là, le rêve ressemble à la rêverie de la veille qui, comme disait Stuart Mill, est une « suite d’images qui a toujours quelque prétention à la qualité d’agréable ».

Freud a soutenu, à ce propos, que tout rêve est l’accomplissement d’un désir, mais d’un désir caché, venu de l’inconscient, qui s’est formé et qui existait en tout cas pendant la veille. Mais est-il nécessaire de chercher si loin la source des sentiments apparus et développés dans le rêve, si loin de la conscience du rêveur ? Nous avons analysé longuement, de ce point de vue, quelques rêves qui se développaient nettement dans une atmosphère affective, et il nous est apparu que le sentiment qui prédominait, dans chacun d’eux, avait sans doute des affinités avec telle tendance ou préoccupation éprouvées au cours de notre vie normale, avant le sommeil et en dehors de lui, mais qu’il en était cependant bien différent, en ce qu’il était tout à fait adapté à ce que nous apercevions en songe, en ce qu’il était, comme nous l’avons dit, à la mesure du rêve. Le rêve semblait pouvoir l’expliquer. Nous ne dirons pas : le rêve tout seul. Car le langage intérieur, qui oppose comme une barrière aux pensées et aux images complexes, détaillées et précises de la veille, en laisse passer des éléments qui se regroupent en formations nouvelles dans le rêve. Avec ces éléments de pensées ou d’images passent des lambeaux de nos tendances ou de nos sentiments, attachés à des noms de personnes et de lieux, à des détails détachés des ensembles, à des remarques isolées, à des figures simplifiées et instables. Tout cela pénètre donc bien dans la conscience du rêveur, mais, de cette matière affective, le rêve lui-même va tirer de nouveaux développements.

li semble, en effet, que le rêve comme tel, les images du rêve sont le point de départ et l’occasion d’états affectifs qui peuvent se greffer  sur ces éléments, mais qui s’expliquent en grande partie par les situations où nous nous trouvons alors, dans la vie nocturne, et par les scènes qui s’y succèdent.

Freud arrivait à une tout autre conclusion. Pour lui, les sentiments de la veille, présents en nous, pendant que nous dormons, à l’état inconscient, pénétreraient dans le rêve, mais ne se manifesteraient pas tels quels, Ils prendraient appui sur telle partie du rêve, [p.62] se déguiseraient sous le masque d’états affectifs conformes au rêve : mais c’est par eux que s’expliquerait l’intensité de ces états. Ils en formeraient la substance. Sous les apparences du rêve, c’est-à-dire sous un manteau emprunté, ce sont les tendances de la veille, en particulier celles qui ont été refoulées, qui se déploieraient, et, par des chemins détournés, sous des formes symboliques, iraient tout de même à leur but. Nous croirions au contraire que l’effet de dislocation produit par le langage intérieur sur les représentations de la veille empêche aussi les sentiments de passer tels quels, en leur forme intégrale, dans le rêve. Comment cela serait-il possible ? Nos sentiments sont liés à tout le détail de notre vie, en particulier à nos souvenirs, à nos souvenirs-images. Ils ne peuvent subsister que dans les cadres où se déroule la pensée de l’homme éveillé. Or, dans le rêve, nous perdons contact avec ces cadres. Disons, plutôt, que la vie consciente du rêve produit par elle-même des tendances émotives. Celles-ci attirent à elles les éléments d’affectivité qui, de la veille, ont pu pénétrer dans le rêve. Elles se les incorporent, et leur donnent un élan et une vie nouvelle.

Les sentiments de la veille retrouvés dans le rêve font quelquefois une étrange figure. Ils s’affaiblissent se vident de substance, se réduisent à un aspect seulement de ce qu’ils ont été : tels ceux que nous éprouvons quand nous apparaît une personne qui nous était chère, et qui est morte, mais sans que nous y pensions maintenant. Ils s’étoffent en d’autres cas, et s’intensifient jusqu’à s’exagérer. Ils s’inversent, se changent en leur contraire, changent instantanément. d’objet. Ils sont souvent méconnaissables. Mais il arrive aussi que dès le début le rêve s’accorde avec tel aspect de nos sentiments profonds et constitutifs, qu’il se développe dans le sens de nos tendances de la veille, et le sentiment du rêve se rapproche de plus en plus de celles-ci. Si nous nous réveillons à ce moment, quelquefois nous prolongeons le rêve dans la veille, sous forme de réflexions, auxquelles se mêlent. des états affectifs analogues à ceux que nous venons d’éprouver. Il semble même que le sentiment de la veille soit fortifié de ce que lui a ajouté le rêve. Dans l’un et l’autre cas, qui sont extrêmes, comme dans ceux qui se placeraient dans l’intervalle, il est possible que le rêve se prolonge (pour des raisons émotives) en dirigeant dans son sens le cours du langage intérieur. [p 63] Bien entendu, il faudrait. expliquer (pour que notre conception de son rôle dans le rêve se puisse soutenir) comment le langage intérieur, automatique et inconscient, peut ainsi se transposer en images. Quand nous sommes éveillés, les mots, les suites de mots, les phrases, ceux et celles même qui expriment des réalités, des faits purement sensibles et concrets, appellent dans notre esprit, le plus souvent, de simples pensées, et même des pensées qu’on pourrait appeler verbales, tant elles sont près des mots eux-mêmes : il est rare qu’elles projettent sur le champ de notre conscience des tableaux imagés, des scènes vivantes.

Mais peut-être en est-il de même des rêves. Nous avons signalé à quel point il est difficile de distinguer, dans leur contenu, ce qui a été simplement pensé, comme simple réflexion, ou imagination abstraite, et ce qui a été figuré, entendu, vu et vécu. La différence est que ces pensées, dans le rêve, nous les prenons au sérieux, nous affirmons la réalité actuelle de ce qu’elles formulent. Cela tient à ce qu’alors la pensée se déroule dans une conscience fermée au monde extérieur, et qui n’est pas soumise à l’action « réductrice » des perceptions.

Pour que ces pensées se transforment en une suite d’images qui s’accompagnent du même sentiment de présence actuelle, que faut-il ? Il faut qu’elles puissent attirer à elles des éléments de matière sensorielle qui seraient tout près à surgir à leur appel. Il ne s’agit pas de souvenirs proprement dits. Mais on devrait distinguer de la mémoire ces phénomènes de « résonance », en vertu desquels ce que nous avons perçu et ressenti tout récemment tend, pendant un temps limité, à durer, à se maintenir dans le champ immédiatement accessible à notre conscience : sensations de couleurs, de sons, de formes, de mouvements, et même représentations sensibles d’objets et d’êtres familiers. Plusieurs psychologues, et Freud notamment, ont cru remarquer que ce qui reparaît en rêve, ce sont des pensées, des images (nous dirions plutôt : des pensées-images) des deux ou trois derniers jours, et même du jour précédent, et, souvent, des données insignifiantes, à peine remarquées, mais très récentes. Tout cela nous reste présent, n’appartient pas au passé : ce n’est pas la mémoire (et l’effort particulier de réflexion qu’elle implique toujours et qui n’est possible que dans la veille), c’est la résonance [p. 64] qui explique que cela persiste en nous, dans notre appareil psycho-physiologique, si l’on veut, dans notre cerveau, et soit prêt à reparaitre, dès qu’il s’agit de donner une matière à quelque pensée ou quelque idée qui s’ébauche, sous forme de mots prononcés intérieurement. Mais, d’autre part, il est très concevable aussi que ces éléments, en même temps que d’autres excitations somatiques (impressions nocturnes), exercent leur action sur le langage intérieur tel qu’il se déroule pendant le sommeil.

Nous devons nous en tenir à cette esquisse d’une explication du rêve. Elle repose sur une hypothèse, puisque l’on ne peut pas constater par observation qu’on parle intérieurement quand on rêve. Mais il nous a paru que cette hypothèse pouvait se fonder sur un certain nombre de caractères des songes, tels que nous les avons relevés dans la série de nos rêves notés, et qu’elle n’était pas d’ailleurs en désaccord sur ce que la psychologie moderne nous a révélé sur les rapports entre le langage, la pensée et la perception.

MAURICE HALBWACHS.

Notes

(1) Depuis, m’est tombé sous les yeux ce passage de Schopenhauer, où la même croyance s’exprime : Le rêve a une ressemblance incontestable avec la folie. Ce qui distingue en effet la conscience rêvante de la conscience éveillée, c’est le manque de mémoire, ou plutôt de ressouvenir cohérent et raisonné… Il semble vraiment que dans le rêve, alors que toutes les forces de l’esprit sont en activité, la mémoire seule n’est pas très disponible… ressemblance avec la folie qui, ainsi que je l’ai montré (Le Monde comme volonté, etc., livre III, § 36, et ibid., chap. XXXIII) ; est imputable pour l’essentiel à un certain ébranlement de la faculté du souvenir. (Essai sur les apparitions, trad. Dietrich, Alcan, 1912, p. 42.)

(2) C’est ce que nous appellerons, pour abréger, le langage intérieur ; nous désignons par là le langage inconscient dans le sommeil, en le distinguant du langage perçu par la conscience dans le rêve.

(3) Hildebrandt (cité par Freud, Science des rêves, p. 24) dit qu’il se servait d’un réveil pour se réveiller régulièrement le matin, et raconte trois rêves provoqués par le réveil : dans l’un, il se voit à l’église (la cloche du village) ; dans le second, sur un traineau (les grelots) ; dans un troisième, une fille de cuisine fait tomber une pile d’assiettes. Si le même bruit a produit des rêves si différents, n’est-ce pas parce qu’il a été tout de suite (et avant que le rêve ne se produisit) interprété de trois manières différentes aussi ? La sensation ne peut produire elle-même telles images.

(4) Freud en a donné quelques exemples assez frappants : Rêve où il se voit à cheval, et rencontre P., sur son grand cheval. Il a pensé, le jour précédent : « Mon ami P. monte volontiers sur ses grands chevaux. » —« Je suis bien en selle sur ce cheval (dans le rêve), je m’y trouve comme chez moi. Allusion à la situation que j’avais dans cette maison avant que P. me remplaçât », p. 211. —Quelqu’un rêve lie Hussiatyn (nom de ville), et se réveille en entendant sa femme tousser (husten), p. 213. —Lasker et Lassalle. Quelqu’un rêve que son frère est dans une caisse = une armoire (Schrank). A pensé que son frère devrait se renfermer dans son état (einschränken), p. 363. —Il se voit dans une réunion politique, à Prague, en train de parler aux Allemands. S’est rappelé, la veille, qu’il avait tenu tête, étant enfant, au professeur d’allemand. —Par la fenêtre, on jette à une femme un grand panier. Einen Korb geben = repousser une déclaration d’amour. —Il voit quelqu’un qui fait des quenelles : a pensé la veille à un ami appelé Knôdl, p. 186. —Le mot botanique, prononcé en rêve, se rattache aux souvenirs du Pr Gärtner, de sa florissante jeune femme, de sa malade Flora, de la dame à qui son mari avait oublié d’apporter des fleurs, p. 254. —Il se voit rabotant une pièce de bois. A pensé qu’il faudrait corriger un passage d’un style raboteux, p. 305. —Compression du crâne = impression d’enfance, p. 362. —Dans le rêve : « Il fuit un temps affreux dehors : un hôtel misérable, l’eau coule des murs, les lits sont humides. » Veille : le mot abstrait : superflu (übertlüssig), p. 362. etc.

(5) Rêvé que j’assistais à un enterrement très solennel. On retrouvait le char funèbre en divers endroits. Puis du chameaux qui nous poursuivaient.— Chara pu appeler chameaux : L’expression : char funètre, assez particulière, a dû être présente dans le rêve.

 

 

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