Maladies mentales. Les fondements de la nosologie. L’Antiquité. Par Michel Collée.

Michel Collée. Maladies mentales. Les fondements de la nosologie. L’Antiquité.  Sous © Michel Collée & histoiredelafolie.fr 

MALADIES MENTALES

LES FONDEMENTS DE LA NOSOLOGIE
(L’Antiquité)

1. – De l’âme et du corps …

Dans l’Antiquité, ce n’est pas tant la notion de maladie mentale qui se dégage, que celle de maladie de l’âme – notion à laquelle s’intéressent médecins et philosophes, dans une analogie qui suppose que l’âme, comme le corps, souffre de maladies : « La maladie de l’âme repose donc sur une prise de conscience médicale puisqu’il s’agit de maladie, et philosophique puisque l’âme est en question » (l).
Sans vouloir entrer ici dans le débat, cher aux Anciens, du monisme et du dualisme (est-on, corps et âme, « un » ou « deux » ?), il faut souligner combien il est parfois difficile de distinguer le médical du philosophique, notamment à propos des passions.
Il s’agit là pourtant d’une notion clé qui réapparaîtra lors de la naissance de la psychiatrie, pour en constituer l’une des réflexions essentielles.
Qu’est-ce donc que la passion et quel est son rôle dans la maladie de l’âme ? Pour les Stoïciens, c’est en fait la même chose. Selon Cicéron, « entre l’émotion, la passion, le vice et la folie il n’est pas de différence de nature mais de degré. Si bien que l’on peut dire que l’on est responsable de sa folie, du moins à sa naissance. La folie n’est que l’absence, à l’origine, de surveillance de soi-même. » (2).
Toutefois, il sera d’autant plus facile d’éviter les sentiers tentateurs de la philosophie que dès l’Antiquité les médecins échappent résolument à cette dialectique. Ainsi Caelius Aurelianus se prononce nettement pour la séparation entre maladies du corps et maladies de l’âme : « Ceux qui estiment que la manie est essentiellement une maladie de l’âme, et une maladie du corps en second lieu, ceux-là sont dans l’erreur, vu que jamais un philosophe n’en a obtenu la guérison, et que, avant l’atteinte de l’esprit, le corps est manifestement atteint de troubles dans sa substance même. » (3).
Bref, puisqu’il faut bien, pour la clarté de ce propos, dessiner quelque part une ligne de partage, un parti pris de simplification amène à dire que si la folie au sens le plus large est du domaine de la philosophie (à double titre d’ailleurs puisque, dit Démocrite, « la sagesse libère l’âme de ses passions »), la folie-maladie, la maladie mentale, est du domaine de la médecine.
Or, répétons-le, seul ce dernier aspect sera traité dans ici.

 heracles_famille

La folie d’Héracles.

II. – La tradition hippocratique

Bien entendu, les maladies mentales ont été perçues et décrites avant Hippocrate. On les trouve mentionnées dans la Bible. Dans Deutéronome, encore, l’Eternel menace de punir le peuple d’Israël de toutes sortes de maladies, y compris de « délire » et « d’égarement d’esprit ». De son côté, la médecine babylonienne, peu avare de dieux et de démons il est vrai, compte un démon des maladies mentales.
Toutefois, à partir d’Hippocrate, on s’intéresse à une entité nouvelle, le malade… Contemporain de Socrate et de Platon, issu d’une famille de prêtres (les Asclépiades, qui se veulent descendants d’Esculape), Hippocrate (460-375? av. J.-C.), a pratiqué la Médecine, notamment à Athènes. C’est à lui, ou plutôt à la tradition qui va se réunir par la suite autour de son nom, qu’on doit la première classification connue des maladies dans l’histoire occidentale. Il faut toutefois rappeler qu’il n’est pas le fondateur de la médecine, mais plutôt son législateur.
Cette classification est plus une collection de réflexions et d’observations qu’une articulation conceptuelle où les maladies mentales ne tiennent qu’une place modeste. Place modeste, mais précieuse quand on songe que jusqu’alors les troubles mentaux étaient plutôt perçus comme des manifestations supranaturelIes ne réclamant ni définition ni classification. On ne saurait toutefois trop attendre du Corpus hippocraticum qui se contente d’énumérer et de définir parfois sommairement des concepts sans les articuler entre eux. Cette médecine descriptive est encore aux antipodes des tableaux nosographiques dont la médecine du XIXe siècle sera si friande.
Ces différentes descriptions procèdent d’une théorie commune un peu plus ancienne (Empédocle notamment, 490-430 av. J.-C.) qui est celle des humeurs:: la maladie est le résultat d’un déséquilibre entre les quatre humeurs naturelles de l’économie animale (le sang, le phlegme, la bile et l’atrabile), auxquelles correspondent quatre propriétés fondamentales : le chaud, l’humide, le sec et le froid. Tout traitement doit viser à rétablir la « crase », mélange harmonieux nécessaire à l’état de santé.

Tableau des humeurs et de leurs correspondances :

Humeurs

Tempéraments

Organes

Qualités

Eléments

Saisons

Sang

Sanguin

Cœur

Chaud et humide

Air

Prinremps

Bile

Bilieux

Foie

Chaud et sec

Feu

Eté

Atrabile (bile noire)

Mélancolique

Rate

Froid et sec

Terre

Automne

Pituite (phlegme)

Lymphatique

Cerveau

Froid et humide

Eau

Hiver

 La folie d'athamas

La folie d’Athamas d’après John FLAXMAN

Mais quelles sont les maladies définies dans le corpus hippocratique ?

 Phrénitis. — Phrénitis, dans la pensée hippocratique, correspond à folie aiguë. C’est un délire aigu avec fièvre intense et continue (le mot délire étant dans cette acception fort vague). La folie puerpérale, par exemple, se range au nombre des phrénitis.

Manie. — A la différence de la phrénitis qui est une maladie aiguë, la manie est une affection chronique. C’est un délire sans fièvre, continu, avec une forte agitation qui peut apparaître soit isolément, soit comme la manifestation d’une autre maladie.

Mélancolie. — « Que la crainte ou la tristesse persistent longtemps c’est un état mélancolique », dit Hippocrate à propos de cette maladie qui mériterait à elle seule tout un ouvrage. On la retrouvera d’ailleurs constamment présente dans l’histoire des maladies mentales.
Plus complexe que le concept de manie ou de phrénitis, celui de mélancolie implique essentiellement la présence de la bile noire, humeur sécrétée par la rate et responsable des passions tristes. L’importance de cette humeur est attestée par l’étymologie même du mot (μξλας = melas = noir ; et χολη = chole = bile).

Epilepsie. — Connue aussi sous le nom de maladie sacrée, l’épilepsie est la plus complètement décrite de toutes les affections mentales et nerveuses dans la collection hippocratique. C’est plus particulièrement avec elle qu’Hippocrate, dans son traité de la Maladie sacrée, dénonce la superstition et l’ignorance, ramenant cette maladie divine à une affection tout humaine.
Si le cerveau est envisagé comme le siège des fonctions intellectuelles, c’est, selon la théorie des humeurs, le phlegme qui est incriminé ici. On reviendra sur la symptomatologie de cette maladie qui reste empreinte de mystère aujourd’hui encore, et à laquelle s’assimilaient sous l’Antiquité toutes les espèces de convulsions. Reste la question, tôt posée, de savoir si l’épilepsie doit prendre rang parmi les maladies mentales…

Hystérie. — Connue déjà dans l’Egypte pharaonique, l’hystérie est mentionnée dans la tradition hippocratique où est reprise la théorie déjà connue du voyage de la matrice et des manifestations nerveuses qui accompagnent ces déplacements.

III. – L’évolution des concepts

 Les théories hippocratiques ont connu un succès qui s’est prolongé jusque fort loin dans le XlXe siècle.
La longue période gréco-romaine en tout cas (du Ve siècle avant J.-C. au Ve siècle après J.-C.) a été totalement imprégnée de cette tradition dont sont issues cependant plusieurs écoles :

l’école dogmatique, la plus fidèle à l’enseignement hippocratique, qui recommande l’étude de l’anatomie et recherche par le raisonnement l’essence de maladies et leurs causes occultes ;

l’école empirique qui s’y oppose en bornant la médecine aux faits observés et à l’expérience ;

l’école méthodiste qui explique toutes les maladies par le resserrement et le relâchement des pores ;

l’école pneumatiste rapportant l’origine des maladies à l’action du pneuma, esprit aérien modifiant les liquides et les solides.

Si l’on ajoute à ces quatre écoles l’éclectisme de Celse, d’Arétée de Cappadoce, et surtout de Galien (tous trois ayant exercé la médecine au IIe siècle après Jésus-Christ), on comprend que les concepts définis par la tradition hippocratique aient sensiblement évolué, et surtout qu’ils se soient affinés.
C’est d’abord le cas de la définition même des maladies mentales et des premières ébauches de classement. Ainsi au Ier siècle avant J.-C., Asclépiade de Bithynie, qui est à l’origine de la pensée méthodiste, donne une des premières définitions de la folie (en latin) : alienatis est passio in sensibus… Il est en outre le premier, avec Celse, à employer le terme d’alienatio mentis pour la folie qu’il divise par ailleurs en trois catégories :

la phrénitis,
la manie (nommée furor ou insania),
la mélancolie.

Il définit en outre le délire et les hallucinations (dont il distingue même les illusions) : « … et en effet l’esprit seul, dans l’inaction des organes des sens, crée les fantômes qui l’assiègent. Privés de leurs moyens naturels de contrôle, les malades croient donc à leurs chimères comme à la réalité ».
Chez les pneumatistes, Arétée de Cappadoce, qui sait par ailleurs se montrer éclectique, soutient que c’est l’altération de la « force motrice » qui est à l’origine de tous les actes morbides. Ainsi en tournant sur lui-même le pneuma produit l’épilepsie ; subtile et sec, il produit la phrénitis et les vertiges ; sec et chaud, il provoque la manie (définie ici comme un trouble général de l’intelligence) et la mélancolie ; enfin, si le pneuma est froid, il produit la démence sénile.
Arétée donne encore la première description du satyriasis, alors que paradoxalement il nie son équivalent chez la femme (la nymphomanie). Quant à l’épilepsie, s’il garde les définitions d’Hippocrate, au demeurant très complètes, il la divise en épilepsie chronique et aiguë.
Tandis que Caelius Aurelianus, qui est le témoin le plus important de l’école méthodiste, s’abstient de donner une définition de la folie, bien qu’il soit parmi ceux qui ont le plus apporté sur cette question,
Celse, fondateur de l’éclectisme, y distingue trois variétés :

la frénésie, caractérisée par la continuité dans le délire et la persistance des idées chimériques,
la tristesse, qui dépend de l’atrabile,
la démence.

Galien est un éclectique qui a étudié et pratiqué la médecine dans tout le monde méditerranéen avant de s’installer à Rome. Restaurateur de la théorie humorale, il estime que les maladies de l’âme, au sens médical, sont des lésions de l’intelligence, soit par atteinte primitive du cerveau, soit par sympathie après atteinte d’un autre organe.
Quant au cerveau, son rôle est presque toujours mis en évidence. Hippocrate déjà en parle : « C’est par le cerveau que nous pensons et c’est par lui, quand il n’est pas sain, que nous sommes fous, que nous délirons, que les terreurs nous assiègent » (Maladie sacrée). Mais ses successeurs font progresser l’étude du cerveau, et celle de ses fonctions, à l’apogée d’Alexandrie notamment, grâce aux travaux d’Hérophile et d’Erasistrate. Il n’est pas même jusqu’à l’idée des localisations cérébrales qui ne soit déjà esquissée dans certains travaux (Alexandre de Tralles).
Mais comment a évolué le concept même des principales maladies mentales ?

La manie. — La manie, du grec μανια (mania) est en quelque sorte la « vraie » folie, la folie classique, désignée depuis les écrits hippocratiques dans ce qu’elle a d’exalté et de furieux. Les Anciens en soulignent déjà le caractère protéiforme, d’où une diversité dans les définitions, voire dans la dénomination : « Folie qui dure longtemps, et sans fièvre » (Arétée), Furor sive insania quam Graeci maniam vocant (Caelius Aurelianus), etc.
Caelius Aurelianus a donné de la manie une description très complète : « La manie se rencontre particulièrement chez les jeunes gens et chez les hommes d’âge moyen, rarement chez les vieillards, et très rarement chez les enfants et chez les femmes (…) Parfois elle est d’invasion brutale, parfois elle s’installe graduellement, tantôt elle a des causes cachées, tantôt des causes évidentes (…) Tandis que la maladie couve elle présente certaines ressemblances avec l’épilepsie, mais quand la maladie devient visible, quand elle est apparente, il y a aliénation d’esprit sans fièvre (…) En effet la manie quand elle s’empare d’un esprit se manifeste par la colère, par la gaieté, par la tristesse, par la futilité ou, comme certains le rappellent, par des craintes peu fondées : certains ont peur des grottes, certains ont peur de tomber dans des précipices, ou ont d’autres sujets de crainte (…) La folie ou, si l’on préfère, la manie est parfois continue ; parfois elle est allégée par des intervalles libres ; elle fait que le malade tantôt oublie ce qu’il a fait, tantôt n’a pas conscience de ses oublis (…) Chez la plupart de ces malades, au moment de la crise, les yeux sont injectés de sang et le regard intense. Il se produit aussi des insomnies perpétuelles : les vaisseaux sont distendus, les joues rouges, le corps dur ; la force du malade n’est pas ce qu’elle est d’habitude» (4).

La mélancolie. — « Elle vient, la mélancolie, superbe avec son cortège de malheurs, de dégoût et de haine. Elle est là la séductrice dont on n’arrive pas à éliminer le concept… » (J. Pigeaud).
La mélancolie est en effet le concept le plus difficile à saisir, et en même temps celui qui s’est le mieux perpétué jusqu’à nos jours. Dès l’Antiquité, la variété de ses thèmes est mise en évidence. Elle atteint plus souvent les femmes que les hommes, dit Caelius Aurelianus qui là encore donne de cette maladie une définition complète : « Ceux qui sont atteints d’une mélancolie réellement installée sont emplis d’anxiété et de malaise, avec en plus une tristesse accompagnée de mutisme et de haine de l’entourage. Tantôt, ensuite, le malade désire vivre, tantôt mourir, et il soupçonne que des machinations sont ourdies contre lui… »
Mais les Anciens ont donné bien d’autres sens à cette « pointe la plus avancée de la réflexion médicale vers la philosophie » (J. Pigeaud). La mélancolie est en effet la maladie par excellence de la relation de l’âme et du corps. C’est « de l’affectif articulé avec du somatique » (J. Pigeaud); c’est de la crainte, de la tristesse, du dégoût de vivre, de la haine de soi et d’autrui, avec l’humeur bile noire dont il serait vain de débattre ici s’il s’agit d’une qualité de la bile ou d’une entité en soi.
Il serait tout aussi vain de prétendre embrasser ici les multiples territoires de la mélancolie car ils se perdent bien au-delà de l’horizon médical. N’est-elle pas tout autant un puissant ressort du tragique ? Le génie lui-même n’est-il pas mélancolique ? Aristote, en tout cas, le dit (Problème XXX) : « Pourquoi tous les hommes exceptionnels dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts sont-ils manifestement des mélancoliques ; un certain nombre d’entre eux étant même à la vérité affectés de symptômes maladifs provenant de la bile noire ?… »
De même Rufus d’Ephèse note que ceux qui ont un esprit subtil et beaucoup d’intelligence tombent facilement dans la mélancolie.
Enfin, mieux que tout autre folie, la mélancolie est la meilleure illustration de l’idée exprimée notamment par Lucrèce de la transformation possible d’une forme de folie en une autre. Arétée, par exemple, considère la mélancolie, qu’il définit comme une « tristesse de l’âme avec concentration sur une idée fixe, comme le commencement ou une partie de la manie. Il ouvre ainsi la voie aux notions de folie circulaire, ou folie alternée, et de psychose maniaco-dépressive, voire aujourd’hui troubles bipolaires, qui prendront toute leur valeur au XIXe siècle : « Si à la suite d’un épisode d’abattement, écrit-il, il arrive de temps en temps que se produise une amélioration, la joie s’installe chez la plupart ; mais les autres deviennent maniaques. »

La phrénitis. —- La définition hippocratique de la phrénitis reste valable en dépit de querelles d’école sur son siège : le cerveau, les nerfs, le diaphragme, tout le corps chaque auteur ayant indiqué comme siège de la phrénitis la partie où il a pensé que se tient le gouvernement de l’âme, ajoute Caelius Aurelianus.

L’épilepsie. — Si les descriptions de l’épilepsie se multiplient, il n’en subsiste pas moins que là plus qu’ailleurs Hippocrate a donné une description de la maladie sacrée qui continue à faire autorité.

L’hydrophobie. — D’autres maladies apparaissent en outre dans le champ « psychiatrique ». Tel est le cas de l’hydrophobie qui est une maladie du corps (la rage) à effet secondaire sur l’âme (crainte de l’eau), écrit Caelius Aurelianus.

Tableau des maladies mentales ou des maladies à troubles mentaux concomitants à l’époque de Cicéron d’après J. Pigeaud)

Maladies aiguës                                   (à évolution rapide).

Maladies chroniques                                  (à évolution lente)

Léthargus

Incubus

Apoplexie

Epilepsie

Catalepsie

Mélancolie

Hydrophobie

Paralysie

Phrénitis

Cachexie

Vertige

Manie

L’homosexualité. — Ce même auteur, décidément précieux, se demande si l’homosexualité est une maladie de l’âme ou une maladie du corps… Maladie de l’âme et non du corps, conclut-il, parce que vice de l’esprit, mais maladie de l’âme spécifique et relevant comme telle non de la médecine mais de la philosophie.

Mélancolie 1

 Mélancolie fFragment de stèle dit L’Exaltation de la fleur ouStèle de Pharsale – Trouvé à Pharsale (église de Paléo-Loutro) Vers 470-460 av. J.-C. –  Marbre de Paros ; 56,5 x 67 x 15

IV. – Les réponses

Ainsi, dès l’Antiquité, les maladies mentales ont été parfaitement reconnues et décrites. Le monde grec, en affirmant la maîtrise de l’homme sur la nature, a en quelque sorte « isolé » la notion de malade, échappant résolument à un sentiment du merveilleux qui imprégnait pourtant toutes choses. Il ne faudrait pas en déduire pour autant que le magique et le religieux qui ont fortement marqué la « médecine » dans la haute Antiquité, ont dès lors laissé la place aux philosophes et aux médecins.
L’exemple des pèlerinages thérapeutiques semble à cet égard frappant : dans l’Egypte pharaonique déjà, on accueille des malades dans de véritables temples thérapeutiques qui pratiquent, outre les invocations de rigueur, toutes sortes d’activités récréatives. Dans la Grèce antique, les temples d’Asclépios pratiquent à leur tour l’accueil des malades.
Or il est certain que des maladies aussi mystérieuses dans leur étiologie et étonnantes dans leurs manifestations que les maladies mentales ont été particulièrement désignées pour ces sortes de pèlerinages, d’autant plus que la part de suggestion entrant dans les éventuelles guérisons était tout à fait appropriée en la matière.
Les maladies mentales ont-elles pour autant été plus souvent traitées que les autres maladies ? C’est poser du même coup la question de leur tolérance dans les sociétés antiques, et a contrario celle de leur prise en charge, voire de leur répression. Question rendue difficile par une absence quasi complète de sources…
On peut toutefois poser comme postulat que l’Antiquité, à l’instar des sociétés traditionnelles, a fait preuve de la plus grande parcimonie dans la prise en charge des malades mentaux, non pas tant, comme on a coutume de l’affirmer, par tolérance (celle-ci par opposition à « l’intolérance » de nos sociétés modernes), mais plutôt par manque de moyens : lieux d’accueil spécifiques comme des hôpitaux, lieux d’enfermement, etc. Il restait bien sûr à contenir les rares fous réellement dangereux, au moins pendant le temps de leur crise.
Il fallait aussi prononcer contre les fous dilapidateurs des jugements d’interdiction ou d’incapacité ce que le droit romain s’employa à codifier avec une précision telle que, nous le verrons, cette institution s’est prolongée pratiquement intacte jusqu’à nos jours. Quant au problème de l’irresponsabilité pénale, il semble que la doctrine ait été moins constante et que le châtiment des grands crimes n’ait que très rarement été suspendu sous prétexte de folie.
De même les archives manquent pour répondre à la question, non pas de la réalité thérapeutique, mais de sa fréquence. Il est certain en effet que la prise en charge médicale d’un malade mental supposait que ce dernier ait une famille ou un entourage capables de payer les soins.
Pourtant, dès l’Antiquité, les thérapeutiques n’ont pas manqué. Fort nombreuses, elles procèdent presque toutes de la théorie des humeurs. Quand celles-ci sont viciées, surabondantes, épaissies ou acrimonieuses, provoquant ainsi une maladie, il s’agit de rétablir leur « coction » après en avoir éliminé les matières morbifiques, ou dépôts et métastases. Aux perturbations quantitatives, on répond par des médications supplétives, ou plus souvent par l’usage « d’évacuants » : purgatifs, vomitifs, saignées, émonctoires artificiels… Des évacuants naturels (excrétions diverses, hémorragies, etc.) viennent parfois se substituer à ces évacuants artificiels. Aux perturbations qualitatives, on répond par des remèdes allopathiques.
C’est dire que dès l’Antiquité, l’arsenal thérapeutique de la folie est tout aussi fourni que celui des autres maladies puisqu’il s’agit en fait d’un dérèglement identique. Tandis que saignées et irritants de toutes sortes (vésicatoires, sétons, cautères, frictions irritantes) sont censés attirer les humeurs superflues, purgatifs et émétiques doivent provoquer leur évacuation (5).
Parmi ces derniers, l’ellébore, à la fois purgatif et vomitif, d’abord employé pour toutes les maladies de longue durée, va progressivement acquérir un statut particulier au point de devenir le symbole même de la médication de la folie. Loin d’être une drogue inoffensive, l’ellébore occasionne des vomissements violents, souvent accompagnés de vertiges et d’évanouissements.
A ces évacuants, ces toniques et ces stimulants s’ajoutent des régimes alimentaires variés, voire l’ivresse que certains auteurs anciens recommandent dans la médication de la folie. Enfin, il n’est pas de médecin de l’Antiquité, à commencer par Hippocrate, qui n’ait vanté les vertus thérapeutiques des bains et des cures thermales. Voilà déjà, en bonne place, l’hydrothérapie assortie ou non de thérapeutiques de choc, dont la vogue dans le traitement de la folie sera tout à fait extraordinaire au XIXe siècle. (5)
Bien entendu les malades mentaux peuvent se voir administrer un peu de tout cela à la fois. Ainsi, dans le corpus hippocratique, on prescrit qu’à tel malade en proie à la crainte et à des visions effrayantes, et qui fuit la lumière et les hommes, on fasse boire de l’ellébore. Après purgation de la tête, un médicament qui évacue par le bas. Ensuite du lait d’ânesse, mais pas de vin. Ni gymnastique, ni promenades, souvent indiquées dans d’autres cas et qui visent à distraire (au sens de la détourner) la folie.
En effet, dans le traitement de la manie, Caelius Aurelianus, sans négliger les médications physiques, développe déjà ce que croiront avoir inventé les pères fondateurs de la psychiatrie à l’extrême fin du XVIIIe siècle : le traitement moral. Certes il ne prononce pas le mot, mais il prescrit qu’au traitement du corps s’ajoute celui de l’âme par le dialogue, la lecture, le théâtre. Si le patient est triste, qu’on lui· montre des choses gaies. Et qu’on lui montre des choses tristes, s’il est trop gai (6). Quand le malade ira mieux, après les marches et les exercices vocaux, qu’on lui donne à lire des livres « et même de ceux qui sont entachés de quelques erreurs, pour que les malades exercent leur esprit plus profondément ».
Par ailleurs, sans nier le principe d’autorité dans les rapports de soignant à soigné, ni la nécessité de la contention (mais il recommande qu’on mette de la laine sous les liens afin de ne pas blesser le malade), Caelius conteste les traitements de choc recommandés par d’autres auteurs afin de mieux « secouer » la folie. Ni jeûne absolu, ni ivresse, ni fouet, comme le recommande Celse par exemple « les terreurs, les craintes subites sont utiles dans cette maladie, et tout ce qui trouble l’esprit fortement ». Caelius critique en outre la musicothérapie pourtant en vogue dans l’Antiquité : David n’apaisa-t-il pas ainsi la mélancolie de Saül ? Et le centaure Chiron ne jouait-il pas de la lyre pour fléchir la férocité de son élève Achille ?
De même Caelius nie cette autre idée en vogue selon laquelle il faut guérir une passion par une autre passion, surtout lorsqu’il s’agit d’amour qui est déjà une folie. Bref, s’il faut admirer à coup sûr en Caelius Aurelianus « le seul psychiatre cohérent de l’Antiquité » (J. Pigeaud) et saluer en lui, le précurseur de la psychiatrie moderne, il n’est pas sûr que ses idées soient représentatives de celles de l’époque. C’est souligner, si besoin était, toute la distance qui sépare déjà les traités théoriques de la réalité quotidienne. Or, en matière de maladies mentales, on peut gager que la plus grande diversité des réponses a été la règle.

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 Anonyme. Ajax. Bronze 29 x 33  cm Ier siècle av. J.-C.

RÉFÉRENCES

A) Auteurs anciens

Alexandre de Tralles [Né vers 525 en Asie Mineure – mort vers 605]. Œuvres médicales, introduction et traduction par F. Brunet, Paris, Editions Paul Geuthner, 1933-1937. 4 vol.

Arétée de Cappadoce. De Causis et signis morborum libri quatuor. Curatione acutorum, et diuturnorum morborum libri quatuor. Editionem curativit Hermannus Boerhaave. Lugduni Batavorum, Janssonios Vander Aa, 1735. 1 vol. in-folio.

Aristote (384 – 322 AVJC). De l’Ame. Traduction nouvelle et Notes par J. Tricot. Paris, Jean Vrin, 1934. 1 vol. in-8°, XII p., 236 p., 2 ffnch.

Asclepiades (entre 124 et 129 –  40 AVJC), Asclepiadis Bithyni fragmenta. Gumpert, Christianus Gottlieb; Gruner, D. Christian Gothfridus. Weimar, Sumtibus Novi Bibliopolii, Vinariae (Venice), 1794.

Caelius Aurelianus (Ve siècle). Caelii Aureliani siccensis, medici vetusti, et in tractanda morborum curatione diligentissimi, secta Methodici, De Acutis morbis, Lib. III. De Diuturnis, Lib. V. Ad fidem exemplaris manu scripti castigati & Annotationibus illustrati. Lugduni, Guliel Rivillium, 1569. 1 vol. in-8°, 8 ffnch., 554 p., 9 ffnch.

Celse Aulus Aurelius Cornelius (0025 AVJC – 50). De medicina libri octo ad editionem patavinam quam anno DMCCL vulpius dedit et nuperiorem lipsiendem, nunc cura Alberti con Haller denuo editi, indicem auctiorem reddidit P.R. Vicat.-Lausanne, Franc. Grasset, 1772. 2 vol. in-8°. — Traité de la médecine en huit livres, traduction nouvelle par MM. Fouquier et F. S. Rattier, Paris, Chez J.-B. Baillière, 1824. — Traité de Médecine en huit livres. Traduction nouvelle par M. Des Etangs. Paris, Chez Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1859. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VIII, 294 p. Réédition. Paris, Hachette.BnF, 2014. 1 vol. 15.5/23.5, 6 ffnch., VIII, 294 P., 7 ffnch.

Cicéron (106 – 43 AVJC). Les deux Livres de la Divination de Cicéron traduits en Français par Regnier Desmarais avec le Texte Latin suivi du Traité de la Consolation par Morabin. Paris chez les Frères Barbou. An III de la République Française. (1794 ). 1 vol. in-12, 480 p.

Cicéron (106 – 43 AVJC). Turculanes. Texte établi par G. Folhen et traduit par J. Humbert. Paris, 1964-1968. 1 vol. in-4°.

Démocrite (460 – 370). Doctrines philosophiques et réflexions morales, traduites et précédées d’une introduction par Maurice Solovine. Paris, Félix Alcan, 1928. 1 vol. in-8°.

Egine (Paul d’) (0625 – 0690). Opus de re medicina Pauli Aeginetae ; nunc primum integrum latinitate donatum, per Joanne Guinterio Andernacum. Paris, S. Colinaeum, 1532. 1 vol.

Empédocle (490 – 430 AVJC). Jean Bollack, Empédocle, éditions de Minuit, 1969, t. 2 : Les origines. Edition et traduction des fragments et des témoignages, rééd. coll. « Tel », 1992.

Galien Claude. Galeni Opera Omnia, C. G. Kühn, edit. Leipzig, Car. Knoblochii, 1821-1933. 20 vol. in-8°.

Galien Claude. Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, Paris, 1914

Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, par Galien. Traduction française publiée avec introduction, des notes, un commentaire et un lexique par Robert Van der Elst. Paris, C. Delagrave, 1914. 1 vol. 144 p.

Hippocrate (460 – 377 AVJC). Œuvres complètes d’Hippocrate, traduction nouvelle avec le texte grec en regard, collationné sur les manuscrit et toutes les éditions, accompagnée d’une introduction, et commentaires médicaux, de variantes et de notes philologiques, par É. Littré. A Paris, chez J.-B. Baillière, 1839-1861, 10 vol. in-8°.

Oribase (320 – 400 AVJC). Œuvres d’Oribase, texte grec en grande partie inédit collationné sur les manuscrits, traduit pour la première fois en Français, avec une introduction, des notes, des tables et des planches, par les Dr Bussemaker et Daremberg. Paris, Imprimerie nationale, 1851-1876, 6 volumes in-8, – 24

Platon (428/427– 347 AVJC). Timée, Oeuvres complètes. (Timée. Critias). Texte établi et traduit par Albert Rivaud, Paris, Société d’éditions Les Belles Lettres, 1925. Volume 10 des Œuvres complètes.

Rufus d’Ephèse. Œuvres. Textes collationnés sur les manuscrits, traduit pour la première fois en français avec une introduction. Publication commencée par le Dr Ch. Daremberg, continuée et terminée par Ch. Emile Ruelle. Paris, Imprimerie Nationale, 1879.

 

 

B) Etudes

Bres Yvon. La psychologie de Platon, in Revue Philosophique de la France et de l’étranger, (Paris), n° 2, avril-juin 1968. – Et : Paris, Presses Universitaires de France, 1968. 1 vol.

Chauvet Emmanuel. Les théories de l’entendement humain dans l’Antiquité, Caen, Typ. de A. Hardel, 1855. 1 vol.

Daremberg Charles-Victor (1817-1872). Histoire des sciences médicales, comprenant l’anatomie, la physiologie, la médecine, la chirurgie et les doctrines de pathologie générale. Tome premier : depuis les temps historiques jusqu’à Harvey. – Tome second : depuis Harvey jusqu’au XIXe siècle. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1870. 2 vol. in-8°, (XXVIII p., 580 p.). + (pp. 581-1303

Doods Eric Robertson (1893-1979). Les grecs et l’irrationnel. Traduit de l’anglais par Michael Gibson. Paris, Aubier, éditions Montaigne, 1965. 1 vol. 14.3/22.8, 308 p., 2 ffnch. Index.  – Réimpression : Paris, Flammarion, 1977. 1 vol. 11/17.8, 316 p. Index. Dans la collection « Champ philosophique n°28 »

Pigeaud Jackie (1937-    ). La maladie de l’âme. Etude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique. Paris, Les Belles Lettres, 1981. 1 vol. in-8°, 588 p., 1fnch.

Sémelaigne René (1855-1934). Etudes historiques sur l’aliénation mentale dans l’antiquité. Première partie. Paris, P. Asselin, 1869, in-8°, 288 p.

Starobinski Jean. Histoire du traitement de la mélancolie des origines jusqu’à nos jours. Basle et new York, Laboratoires J. R. Geigy, 1960. 1 vol. 21/23.5  101 p.

Simon (Bennett). Mind and madness in ancient Greece, Ithaca & London, Cornell University Press, 1979.

Temkin (Owsei) [1902-2002], ‪The Falling Sickness: ‪A History of Epilepsy from the Greeks to the Beginnings of Modern Neurology, Baltimore, 1971. – 2 Edition, llustrée, réimprimée, révisée. Johns Hopkins University Press, 1994. 1 vol. 467 pages

Jackie Pigeaud. L’Homme de génie et la mélancolie : Problème XXX, 1. Paris, Editions Rivages, 1991. 1 vol

Tornery Michel de. Les maladies nerveuses pendant l’antiquité Graeco-Romaine (essai historique). Avec la collaboration de M. le docteur Papillon pour Hippocrate et Celse. Paris, Henri Jouve, 1892. 1 vol. in-8°, VI p., 392 p

 

NOTES

(1) Jackie Pigeaud. La maladie de l’âme. Etude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Editions Les Belles Lettres, 198I.
(2) Ibid.
(3) Cité par Danielle Gourevitch, dans Contribution à « Nouvelle Histoire de la Psychiatrie » (chap. I : « La psychiatrie de l’Antiquité gréco-romaine »), Toulouse, Editions Privat, 1983.
(4) Ibid.
(5) Cf. Pierre Morel et Claude Quétel, Médecines de la folie, Paris, Ed. Hachette, 1985. Dans la collection « Pluriel ». 1 vol.
(6) Cité par J. Pigeaud. op. cit.

Cet article est une reprise revue, corrigée et remmenée d’un chapitre de Michel Collée et Claude Quétel. Histoire de maladies mentales. Paris, Presses Universitaites de France,

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