M. de Boureulle. La démonologie de Dom Calmet. Extrait du « Bulletin de la société philomatique vosgienne», (Saint-Dié), 13e année, 1887-1888, pp. 112-127.

M. de Boureulle. La démonologie de Dom Calmet. Extrait du « Bulletin de la société philomatique vosgienne», (Saint-Dié), 13e année, 1887-1888, pp. 112-127. [Yve-Plessis : n°536.]

 

Paul-Charles Peureux De Boureulle (1813-1902-)]. D’abord Capitaine d’artillerie, ll fut colonel. Membre correspondant de la Société philomatique vosgienne.
Quelques publications :
— Qu’est-ce que l’organisation du travail ? Réponse en deux séances, faites à l’Hôtel-de-Ville de Metz, Besançon, Imprimerie de Sainte-Agathe, ainé. 1848.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 112]

LA DEMONOLOGIE DE DOM CALMET

On a trop souvent dit et écrit, comme chose certaine, que Dom Calmet croyait aux Vampires. C’est là une vieille calomnie, à laquelle notre vénérable abbé de Senones s’était imprudemment exposé, — avouons-le, —par la crédulité que révélait chez lui son Traité sur les Apparitions des Anges, des Démons et des âmes des défunts; sur la magie, la Sorcellerie, etc. Mais il se trouve précisément qu’une bonne partie du second volume de ce traité est consacrée à la réfutation des récits qui , de son temps, couraient dans toute l’Europe sur les prétendus Vampires de Hongrie, de Moravie et autres lieux. Pour mon compte personnel, je me suis imposé la tâche de lire d’un bout à l’autre cette œuvre sénile, dont les exemplaires se rencontrent difficilement aujourd’hui. J’ai été récompensé de ce soin, dès le tome 1er (chap. XVI), par la découverte d’un curieux. épisode de la vie d’une dame qui, vers l’an 1619, à Remiremont, avait été ensorcelée par son médecin; et c’est d’abord cette page historique que je voudrais sauver de l’oubli dont est menacée en bloc la démonologie de Dom Calmet. Cela fait, je passerai au tome IIe, pour me donner la satisfaction de montrer que, si l’auteur croyait à Satan, à ses ruses et à ses maléfices, il ne poussait cependant pas cette superstition jusqu’au ridicule excès qu’on lui impute si généralement parmi nous. [p. 112]

I

LA POSSESSION DE MADEMOISELLE DE RANFAING

La pieuse femme que l’auteur désigne de cette manière était la veuve d’un ancien gouverneur du château d’Arches, nommé Dubois, et avait eu de lui très légitimement six enfants. Dom Calmet ne s’occupe d’elle qu’à partir du jour où, suivant sa propre expression, un médecin lui « a mis le Diable au corps ; » mais je trouve ailleurs de quoi caractériser en quelques lignes les premières phases de sa vie. Elle était née en 1592, dans une famille de la petite noblesse de Remiremont. Son enfance avait été délicate, souvent maladive, et singulièrement prédisposée au mysticisme. Pourtant, nous avons lieu de penser que son tempérament s’était fortifié avant l’époque de son mariage, puisque dans cette union, — qu’on lui avait fait contracter à quinze ans, contre son goût, — elle avait pu supporter jusqu’à six fois les épreuves de la maternité, et que, dans son veuvage même, « l’adversité et la douleur avaient respecté sa beauté (1). »

Des six enfants qu’elle avait mis au monde, trois étaient morts tout jeunes ; trois filles seulement lui restaient en 1619 ; et dès cette époque, elle se proposait de les conduire prochainement à Nancy, pour confier leur éducation à son habile et honorée compatriote Alix Leclerc, qui dirigeait à Nancy depuis quelques années un institut fondé sous les auspices de Pierre Fourier (2). Cette résolution lui était dictée [p. 113] par le désir de se vouer personnellement à un autre genre de profession religieuse. — Voilà dans quelles dispositions se trouvait, à Remiremont, Elisabeth de Ranfaing, veuve Dubois, au moment où commença pour elle la série de tourments que Dom Calmet raconte comme il suit.

« Mademoiselle de Ranfaing, étant devenue veuve, fut recherchée en mariage par un médecin nommé Poirot. « N’ayant pas été écouté, il lui donna d’abord des Philtres pour s’en faire aimer, ce qui causa d’étranges dérangements dans la santé de cette dame. Enfin il lui donna des médicamens magiques (car il fut reconnu pour Magicien, et brûlé comme tel par sentence de Juges). Les médecins ne pouvoient la soulager, et ne connaissoient rien à ses maladies toutes extraordinaires. Après avoir tenté toutes sortes de remèdes, on fut obligé d’en venir aux Exorcismes.

« Or voici les principaux symptômes qui firent croire qu’elle étoit réellement possédée. On commença sur elle les Exorcismes le 2 Septembre 1619, dans la ville de Remiremont, d’où elle fut transférée à Nancy : elle y fut visitée et interrogée par plusieurs habiles médecins, qui, après avoir examiné les symptômes de ce qui lui arrivoit, déclarèrent que les accidents remarqués en elle … ne pouvoient être qu’une Possession diabolique.

« Après quoi, par ordre de Mgr des Porcelets, Évêque de Toul, on lui nomma pour Exorcistes M. Viardin, Docteur en Théologie, Conseiller d’État du Duc de Lorraine, un Jésuite et un Capucin ; mais dans le cours de ces Exorcismes, presque tous les Religieux de Nancy, le dit Seigneur Évêque, l’Évêque de Tripoli, Suffragant de Strasbourg, … Charles de Lorraine, Évêque de Verdun, deux Docteurs en Sorbonne envoyés exprès … l’ont souvent exorcisée en Hébreu, en Grec et en Latin ; et elle leur a toujours [p. 114] répondu pertinemment, elle qui sa voit à peine lire le Latin…

« On rapporte le Certificat donné par M. Nicolas de Harlay, fort habile en langue Hébraïque, qui reconnoit que Mademoiselle de Ranfaing était réellement possédée, et lui avoit répondu au seul mouvement de ses lèvres, sans qu’il prononçât aucunes paroles… Le sieur Garnier, Docteur en Sorbonne, lui ayant aussi fait plusieurs cornmandements en langue Hébraïque, elle lui a de même répondu pertinemment, mais en François, disant que Je pacte étoit fait qu’il ne parleroit qu’en langue ordinaire. Le Démon ajouta : n’est-ce pas assez que je démontre que j’entends ce que tu dis? – Le même M. Garnier, lui parlant Grec, mit par mégarde un cas pour un autre ; ]a Possédée, ou plutôt le Diable, lui dit : tu as failli (3) …

« M. Midot, Écolâtre de Toul, lui dit dans la même langue : assieds-toi; il répondit : je ne veux pas m’asseoir. M. Midot lui dit de plus : assieds-toi à terre et obéis ; mais comme le Démon vouloir jeter de force la Possédée par terre, il a lui dit : fais-le doucement ; il le fit. Il ajouta en Grec : « étends le pied droit ; il l’étendit. Il dit de plus en la même langue : cause-lui du froid aux genoux ; la femme répondit qu’elle y sentait un grand froid

« Le R. P. Albert, Capucin, lui ayant commandé en Grec de faire sept fois le signe de la Croix avec la langue, en l’honneur des sept joies de la Vierge,… il le fit. Et ayant reçu le commandement en la même langue de baiser les pieds de Monseigneur l’Évêque de Toul, il se prosterna et lui baisa les pieds.

« Le même Religieux ayant remarqué que le Démon vouloit [p. 115]  renverser le bénitier qui étoit là, il lui ordonna de prendre de l’eau bénite, et il obéit. Le Père ajouta : je te commande de porter de l’eau bénite à M.M… Le Démon prit donc Je bénitier et porta de l’eau bénite au Gouverneur, au Duc Eric (Henri Il) de Lorraine, aux Comtes de a: Brionne, Remonville, La Vaux et autres Seigneurs.

« Le Médecin M. Pichard lui ayant dit, par une phrase partie Hébraïque et partie Grecque, de guérir la tête et les yeux de la Possédée, à peine eût-il achevé les derniers mots que le Démon répondit : ma foi, ce n’est pas nous autres qui en sommes cause ; elle a le cerveau fort humide, cela provient de son tempéramment naturel. Alors M. Pichard dit à l’assemblée : prenez garde, Messieurs, qu’il répond à l’Hébreu et· au Grec tout ensemble ; oui, répliqua le Démon, tu découvres le pot aux roses… je ne te répondrai plus. »

Après ces exercices en hébreu et en grec, je pourrais également reproduire ici tout un dialogue en latin ; mais il vaut mieux passer outre. car ces détails deviendraient fastidieux. et n’éclaireraient en rien la situation. Bornons-nous à remarquer que le « Démon, » revenant sur sa résolution de ne plus répondre, sembla au contraire redoubler de complaisance envers les exorcistes, et que son empressement à leur obéir se traduisit, pour sa victime, en une gymnastique aussi douloureuse que grotesque.

« On lui proposa des questions très élevées et très difficiles sur la Trinité, l’Incarnation, le Saint Sacrement de l’Autel, à la grâce de Dieu, le franc arbitre, la manière dont les Anges et les Démons connaissent les pensées des hommes, etc. ; et il répondit avec beaucoup de netteté et de précision. Elle a découvert des choses inconnues à tout le monde, et a révélé à certaines personnes, mais secrètement et en [p. 116] particulier, des péchés dont elles étaient coupables….. M. Richard raconte plusieurs choses cachées et inconnues, que le Démon a révélées, et qu’il (lisez elle) a fait plusieurs c actions qu’il n’est pas possible qu’une personne, quelque agile qu’elle soit, puisse faire par ses forces naturelles, comme ramper par terre sans se servir de ses pieds ni de ses mains, et de paraître ayant les cheveux hérissés comme des serpents…..

« J’ai omis beaucoup de particularités rapportées dans le récit des Exorcismes et des preuves de Possession de la Demoiselle de Ranfaing. Je crois en avoir dit assez pour convaincre toute personne de bonne foi, et sans prévention, que sa Possession est aussi certaine que ces sortes de choses peuvent l’être. La chose s’est passée à Nancy, capitale de la Lorraine, en présence d’un grand nombre de personnes éclairées, de deux de la Maison de Lorraine, tous deux Évêques et très instruits ; en présence et par les ordres de Mgr des Porcelets, Évêque de Toul, très éclairé et d’un rare mérite ; de deux Docteurs de la Sorbonne appelés exprès pour juger de la réalité de la Possession ; en présence de gens de la Religion prétendue réformée, fort en garde contre ces sortes de choses…..

« La personne de Mademoiselle de Ranfaing est connue pour une femme d’une vertu, d’une sagesse, d’un mérite extraordinaires ; on ne peut imaginer aucune cause qui l’ait pû porter à feindre une Possession qui lui causé mille douleurs.

En effet, ce qu’il y a de plus facile à comprendre dans ce récit, c’est l’excès des souffrances de la pauvre malade, victime d’un état de désordre hystérique dont les phénomènes, dit-on, se prolongèrent pendant plus de sept ans ! — Fort heureusement, aucun démon ne pouvait détruire chez elle [p. 117] l’esprit de charité. Après avoir accompli comme pèlerine divers voyages qui lui étaient conseillés à ce titre, et qui contribuèrent beaucoup à rétablir l’équilibre de ses sens, elle revint à Nancy avec la résolution d’y fonder un asile où les filles coupables et déchues, amenées au repentir par la misère, pussent venir se purifier des souillures de l’âme et du corps. Les ressources de sa fortune personnelle ne lui auraient pas suffi pour mener à bien un tel projet; à cet égard il n’est que juste d’ajouter, d’après Lionnois, qu’elle y fut aidée par les mêmes prélats et seigneurs qui avaient dévotement assisté ou même coopéré à ses plus cruels tourments.

Entrée d’abord dans sa propre création comme simple religieuse, sous Je nom de Sœur Marie-Élisabeth de la Croix, cette digne veuve eut la joie d’y recevoir ses trois filles au nombre de ses collaboratrices dévouées. Bientôt elle fut élue supérieure de celle congrégation nouvelle. C’est dans le pieux exercice de cette fonction qu’elle mourut saintement le 14 Janvier 1649 (4). »

Quant au médecin Poirot, nous savons déjà qu’il fut brûlé comme sorcier ; mais je n’ai trouvé nulle part aucun renseignement sur Je procès qui eut pour issue sa condamnation. Son supplice a dû précéder de peu de temps celui d’Urbain Grandier, l’infortuné confesseur des Ursulines de Loudun.

Ainsi que nous venons de le voir, Dom Calmet croit à la réalité des possessions démoniaques. Il en a trouvé plus d’un exemple dans les Évangiles, et ceux-ci sont pour lui des témoignages indiscutables. Son orthodoxie enchaîne sa liberté d’esprit ; elle l’oblige à croire que Dieu permet à Satan d’emprunter toutes sortes de formes, d’imaginer toutes sortes de ruses pour tromper les pauvres humains. — C’est sous [p. 118] l’influence de la même pensée qu’il parcourt les annales de la magie et de la sorcellerie. Après examen, il estime que le plus grand nombre des malheureux qui ont été brûlés pour des cas de ce genre n’étaient en réalité que des imposteurs ou des visionnaires ; mais il en trouve d’autres qui, suivant lui, agissaient par ]a volonté du démon.

L’auteur, comme l’indique son titre, traite également des apparitions de toute nature : celles des bons anges comme celles des mauvais anges, celles des âmes des défunts, des spectres, des fantômes, des esprits follets, etc. Il abonde en détails sur ces diverses catégories ; pourtant, voici à quoi se réduit ce qu’il croit pouvoir en conclure « sans témérité : »

1° Les Anges et les Démons ont souvent apparu aux hommes ; les Âmes séparées du corps sont souvent revenues, et les uns et les autres peuvent encore faire la même chose ;

2° La manière de ces Apparitions et de ces retours est une chose inconnue, et que Dieu abandonne à la dispute a: et aux recherches des hommes ;

3° Il y a apparence que ces sortes d’Apparitions ne sont point absolument miraculeuses de la part des bons et des mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour des raisons dont il s’est réservé la connoissance ;

4° L’on ne peut donner sur cela aucune. règle certaine, ni former aucun raisonnement démonstratif, faute de connoitre la nature et l’étendue du pouvoir des Êtres spi rituels dont il s’agit. »

Cette conclusion, qui termine à peu près le tome Ier du traité, s’applique tout spécialement aux « Apparitions en ombre, ou en corps nébuleux et aërien. » C’est dans le tome II que l’auteur se réserve de parler des « Apparitions ci en corps solides, parlant, marchant, buvant et mangeant : » [p. 119]  et c’est à la suite de ces dernières qu’il se livre à l’examen de la question des Vampires,

II

LES VAMPIRES DE HONGRIE ET DE MORAVIE (5). — LE TRAITÉ
DE DOM CALMET JUGÉ PAR SES DISCIPLES ET PAR  SES
AMIS.

(1732-57)

On sait ce qu’étaient les Vampires, dans les contes populaires de l’époque ci-dessus rappelée. C’étaient des revenans d’une horrible espèce, des morts qui sortaient nuitamment de leurs tombes pour venir sucer le sang des vivants pendant leur sommeil, de telle sorte que ceux-ci dépérissaient à vue d’œil, tandis que les mystérieux bourreaux, abreuvés de leur substance, se maintenaient en chair fraîche dans les sépultures où ils rentraient après leur lugubre repas. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les populations hongroises, moraves et polonaises furent tour à tour effrayées, terrifiées par de semblables récits. Ils se transmettaient de bouche en bouche ; on pouvait aussi, de temps à autre, les lire dans les gazettes de l’Allemagne ; et enfin —circonstance dont j’ignore l’explication — c’était dans les colonnes d’un journal-français publié en Hollande qu’ils parvenaient jusqu’à Senones. Voici un des articles empruntés par Dom Calmet lui-même à ce journal, qui s’appelait Le Glaneur ; cet article avait paru en 1752.

Dans un certain canton de Hongrie … , le peuple connu sous [p. 120] le nom d’Heiduque (6), croit que certains morts, qu’ils nomment Oupires ou Vampires, sucent tout le sang des vivants, etc… Cette opinion vient d’être confirmée par plusieurs faits, dont il semble qu’on ne peut douter, vu la qualité des témoins qui les ont certifiés…

Il y a environ cinq ans, qu’un certain Heiduque, habitant de Médreiga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par un chariot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement, et de la manière que meurent, suivant la tradition du pays, ceux qui sont molestés des Vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté qu’aux environs de Cassova, et sur les frontières de la Servie Turque, il avait été tourmenté par un Vampire turc (car ils croyent aussi que ceux qui ont été Vampires passifs pendant leur vie le deviennent actifs après leur mort, c’est-à-dire que ceux qui ont été sucés sucent aussi, à leur tour); mais qu’il avait trouvé moyen de se guérir en mangeant de la terre du sépulcre du Vampire et en se frottant de son sang : précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisqu’il fut exhumé quarante jours après son enterrement, et qu’on trouva sur son cadavre toutes les marques d’un archi-vampire.

Son corps était vermeil ; ses cheveux, ses ongles, sa barbe s’étoient renouvellés ; et ses veines étoient toutes remplies d’un sang fluide, coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le Hadnagi ou Bailli du lieu, en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieux fort aigü, dont il fut traversé de part en part, ce qui lui fit, dit-on, jetter un cri effroyable, comme s’il était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête, et l’on brûla le tout. Après cela, on fit la même expédition sur les cadavres des quatre autres personnes mortes de vampirisme, de crainte qu’ils n’en fissent mourir d’autres à leur tour.

Tout cela n’a cependant pu empêcher que, vers la fin de l’année dernière, c’est-à-dire au bout de cinq ans, ces funestes prodiges [p. 121] n’ayent recommencé. . . Dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes de différent sexe et âge sont mortes de vampirisme, quelques-unes sans être malades, d’autres après trois jours de langueur. On rapporte, entr’autres, qu’une nommée Stanoska, qui s’étoit couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux, et disant que le fils du Heiduque Millo, mort depuis six semaines, avait manqué de l’étrangler pendant son sommeil. Dès ce moment elle ne fit plus que languir; et au bout de trois mois elle mourut. Ce que cette fille avoit dit du fils de Millo le fit d’abord reconnaitre pour un Vampire : on l’exhuma et on le trouva tel Les principaux du lieu, les Médecins, les Chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaitre, après les précautions qu’on avait prises quelques années auparavant.

On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avoit tué, non-seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, dont les nouveaux Vampires avaient mangé, et entr’autres le fils de Millo, Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps. . . Parmi une quarantaine, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents du vampirisme : aussi leur a-t-on transpercé le cœur et coupé la tête ; et ensuite on les a brûlés et jetté leurs cendres dans la rivière.

Toutes les informations et exécutions dont nous venons de parler ont été faites juridiquement, en bonne forme, et attestées par plusieurs Officiers, qui sont en garnison dans le pays, par les Chirurgiens-Majors des Régiments, et par les principaux habitants du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier dernier au Conseil de guerre Impérial à Vienne, qui avait établi une commission militaire pour examiner la vérité de tous ces faits.

C’est ce qu’ont déclaré le Hadnagi Barriazar, etc., et ce qui a été signé par Battuer, premier Lieutenant du Régiment de Wirtemberg, Clickstenger, Chirurgien-Major du Régiment de Frustemburch, trois autres Chirurgiens de la Compagnie, Guoichitz, Capitaine à Stallath.

Si j’ai choisi cet article parmi ceux que Dom Calruet reproduit dans son second volume, c’est parce qu’il est le plus explicatif et le plus complet; mais il en est d’autres qui ne [p. 122] se présentent pas sous une moindre apparence d’authenticité. Et pourtant, c’est ici que nous voyons enfin notre vénérable abbé pratiquant dans toute son indépendance le doute méthodique de Descartes. A première vue, et sans paraitre suspecter en aucune façon la bonne foi des rédacteurs du journal, non plus que celle des signataires des procès-verbaux, il penche à croire que ]a plupart des détails qui y· sont consignés peuvent être attribués à de pures illusions. Parlant d’abord des victimes, on a vu en tout temps, dit-il, des femmes, et même des hommes, tomber malades de langueur, puis bientôt mourir, par suite de frayeurs ou d’idées fixes dont les objets n’existaient que dans leur imagination ; et il n’est pas non plus sans exemple que ce genre de folie mortelle puisse être contagieux. D’autre part, pour. s’expliquer que, dans les exhumations, un cadavre soit trouvé intact après un long séjour dans sa tombe, on a deux ordres de faits matériellement prouvés par l’expérience : 1° beaucoup de personnes que l’on avait, par erreur, enterrées vivantes, parce qu’une catalepsie ou une syncope extraordinairement prolongée avait fait croire à leur mort, n’ont rendu le dernier soupir qu’après un horrible réveil dans leur cercueil ; 2° un grand nombre de fouilles pratiquées dans des cimetières ont démontré que certaines couches de terre argileuse sont de nature à préserver fort longtemps de putréfaction les dépouilles humaines qu’on leur livre, et qu’elles peuvent conserver ainsi des cadavres à peu près intacts durant un grand nombre d’années.

Tels sont les premiers arguments d’une réfutation que prépare notre auteur. Dans ce prélude, s’il y a lieu de lui adresser un reproche, c’est celui de s’aventurer un peu trop dans la voie des explications physiologiques ; car il va jusqu’à tenter celle du  cri effroyable qui serait sorti de la poitrine du premier des prétendus vampires, au moment où on lui [p. 123] enfonçait un pieux dans le cœur. Mais, je le répète, ce n’est encore là que le préambule d’une discussion à laquelle l’auteur compte bien revenir lorsqu’il aura reçu des renseignements plus directs. A cet effet, il a écrit à un religieux qu’il connaît en Allemagne, et qui lui a paru en position de les lui procurer. Voici la réponse que ce religieux lui transmet, de la part d’un des Officiers les plus distingués de l’armée autrichienne :

Pour satisfaire aux demandes de M. l’Abbé Dom Calmet, concernant les Vampires, le soussigné a l’honneur de l’assurer qu’il n’est rien de plus vrai et de si certain, que ce qu’il en aura sans doute lu dans les actes publics et imprimés qui ont été insérés dans les Gazettes par toute l’Europe. Mais à tous ces actes publics, M. l’Abbé doit s’attacher pour un fait véridique et notoire à celui de la députation de Belgrade, ordonnée par feu S. M. Imp. Charles VI, de glorieuse mémoire, et exécutée par feu S. A. Sérennissime le Duc Charles-Alexandre de Wurtemberg, pour lors Vice-Roi ou Gouverneur de Servie ; mais je ne puis pour le présent citer l’année, ni le mois, ni le jour, faute de mes papiers, que je n’ai point présentement près de moi.

Ce Prince fit partir une députation pour Belgrade, moitié d’officiers militaires et moitié civils, avec l’ Auditeur général du Royaume, pour se transporter dans un village où un fameux Vampire, décédé depuis plusieurs années, faisait un ravage excessif parmi les siens… Cette députation fut composée de gens et de sujets reconnus par leurs mœurs, et même par leur savoir, irréprochables et même savants parmi leurs ordres ; ils furent sermentés, et accompagnés d’un Lieutenant du Régiment du Prince Alexandre de Wurtemberg, et de vingt-quatre grenadiers du dit Régiment. Tout ce qu’il y eut d’honnêtes gens, le Duc lui-même, qui se trouvait à Belgrade, se joignirent à cette députation, pour être spectateurs oculaires de la preuve véridique qu’on alloit faire.

Arrivé sur les lieux, l’on trouva que dans l’espace de quinze jours le Vampire, oncle de cinq tant neveux que nièces, en avoit déjà expédié trois, et un de ses propres frères. Il en était au cinquième, une belle jeune fille sa nièce, et l’avoit déjà sucée deux fois; [p. 124] lorsqu’on mit fin à cette triste tragédie par les opérations suivantes.

On se rendit, a l’entrée de la nuit, à la sépulture. Il y avoit environ trois ans qu’il étoit enterré ; l’on vit sur son tombeau une lueur semblable à celle d’une lampe, mais moins vive. On fit l’ouverture du tombeau, et l’on y trouva un homme aussi entier et paraissant aussi sain qu’aucun des assistants. Les cheveux et le poil de son corps, les ongles, les dents et les yeux (ceux-ci fermés) aussi fermement attachés après lui qu’ils le sont actuellement après nous qui avons vie, et son cœur palpitant.

Ensuite, on procéda à le tirer hors de son tombeau, le corps n’étant pas, à la vérité, flexible, mais n’y manquant nulle partie, ni de chair, ni d’os. Ensuite on lui perça le cœur avec une espèce de lance de fer rond et pointu : il en sortit une matière blanchâtre et fluide avec du sang, mais le sang dominant sur la matière, le tout n’ayant aucune mauvaise odeur. Ensuite de quoi on lui trancha la tête, avec une hache semblable à celle dont on se sert en Angleterre pour les exécutions : il en sortit aussi un matière et du sang, semblables à celles que je viens de dépeindre, mais plus abondamment à proportion de ce qui sortit du cœur.

Au surplus, on le rejetta dans sa fosse, avec force chaux vive…

Et dès lors la nièce qui avoit été sucée deux fois se porta mieux. A l’endroit où ces personnes sont sucées, il se forme une tache très bleuâtre. L’endroit du sucement n’est pas déterminé : tantôt c’est en un endroit, tantôt c’est dans un autre. C’est un fait notoire, attesté par les Actes les plus authentiques, et passé à la vue de plus de treize cents personnes toutes dignes de foi.

Je me réserve, pour satisfaire plus en plein la curiosité du savant Abbé Dom Calmer, de lui détailler plus en plein ce que j’ai vu à ce sujet de mes propres yeux…

Son très-humble et très-obéissant Serviteur,

M. DE BELOZ,

Ci-devant Capitaine dans le Régiment de feu S. A. S. le Prince Alexandre de Wurtemberg, et son Aide-de-Camp…

Jean-Jacques Rousseau, après lecture des articles du Glaneur, avait écrit quelque part : « S’il y a dans le monde une histoire attestée, c’est celle des Vampires; rien n’y manque : [p. 125]

Procès-verbaux, certificats de notables, de chirurgiens, de curés, de magistrats ; la preuve juridique est des plus complètes; avec cela, qui est-ce qui croit aux Vampires .(7) ? » — Eh ! bien, en dépit du ci-devant aide-de-camp de feu le prince Alexandre de Wurtemberg, Dom Calmet va décidément donner raison à J.-J. Rousseau.

Il reprend sa dissertation et, pour cette fois, non content d’appuyer ses premiers arguments par un renfort de récits anecdotiques, il se plaît à voyager tour à tour-dans le monde ancien et dans le monde moderne pour y retrouver, par ordre de dates, les croyances que l’on y professait relativement à la destinée du corps humain après ]a mort. Son but est de montrer que l’idée de Vampire, née en Europe postérieurement à la période des invasions de Barbares, n’est qu’une sorte de corruption des antiques croyances en vertu desquelles certains peuples, dans l’accomplissement de leurs rites funéraires, prenaient soin de déposer des aliments dans les tombeaux de leurs morts. C’est un long travail, qui occupe plus de deux cents pages du traité (8), et sur lequel je ne veux pas m’arrêter davantage, car il est temps d’en finir avec le « Vampirisme » par le verdict que notre auteur formule dans les termes suivants :

« Pour reprendre en peu de mots tout ce que nous avons rapporté dans cette dissertation, nous avons montré que les Vampires, ou Revenants de Moravie, etc., dont on raconte des choses si extraordinaires, si détaillées, si circonstanciées, revêtues de toutes les formalités capables de les faire croire, et de les prouver même juridiquement par devant les Juges, et dans les Tribunaux les plus sévères et [p. 126] les plus exacts; que tout ce qu’on dit de leur retour à la vie, de leurs Apparitions, du trouble qu’elles causent dans ‘{ les villes et dans les campagnes, de la mort qu’ils donnent aux personnes en suçant leur sang, etc., que tout cela n’est qu’illusion, et une suite de l’imagination frappée et fortement prévenue.

Je ne nierai point que des personnes soient mortes de frayeur, s’imaginant voir leurs proches qui les appelaient au tombeau ; que d’autres n’ayent crû ouïr frapper à leurs portes, les harceler, les inquiéter, en un mot leur causer des maladies mortelles ; et que ces personnes, interrogées juridiquement, n’ayent répondu qu’elles avoient vû et ouï ce que leur imagination frappée leur avoit représenté. Mais je demande des témoins non préoccupés, sans frayeur, sans intérêt, sans passion, qui assûrent après de sérieuses réflexions qu’ils ont vù, ouï, interrogé les Vampires, et qu’ils ont été témoins de leurs opérations; et je suis persuadé qu’on n’en trouvera aucun de cette sorte. »

Assurément, voilà une argumentation irréprochable; et nous devons en tenir compte à la mémoire de l’infatigable bénédictin, tout en regrettant qu’il n’ait pas appliqué la même sévérité de méthode aux nombreux récits de possessions, d’apparitions, etc., dont la discussion remplit son tome Ier. Remarquons encore cependant que, dans ses vieux jours, le mérite de sa conclusion sur les Vampires a été jugé insuffisant, même dans le cercle intime de sa famille spirituelle, pour qu’on pût lui pardonner les faiblesses de la première partie de son œuvre. Quelques mois après l’avoir lue (9), un des plus anciens et des plus chers disciples de l’auteur, Dom lldephonse [sic] Cathelineau, loi adressait une lettre de bonne année dont voici les principaux passages : [p. 127]

Je vous dirai franchement que cet ouvrage n’est point du goût de bien des gens ; et je crains qu’il ne fasse quelque brêche à la haute réputation que vous vous êtes faite jusqu’ici dans la savante littérature. En effet, comment se persuader que tous ces vieux contes dont on nous a bercés dans notre enfance sont des vérités … ?

Je prie le Seigneur qu’il vous fasse passer l’année prochaine dans une parfaite santé, sit mens sana in corpore sano, pour fermer la bouche à ceux qui disent que vous baissez, et que votre ouvrage sur les Apparitions en est la preuve… Dom de L’Isle est un de ceux qui frondent le plus cet ouvrage… Vous êtes menacé d’une dissertation critique qui, dit-on, bouleversera votre système (10)…

Ni ce compliment ni cette menace n’empêchèrent Dom Calmet de faire successivement publier à Paris, de 1748 à 1751, chez Debure, deux autres éditions de son Traité, sans y avoir introduit aucun changement appréciable. Enfin, deux ans après sa mort, qui survint en 1757, son petit-neveu Joseph Parizet, qui avait établi sous ses auspices une imprimerie à Senones, en fit paraître une quatrième et dernière édition.

M. DE BOUREULLE.

Notes

(1) Étude historique sur l’Abbaye de Remiremont, par M. l’abbé GUINOT. — D’après Lionnois (Histoire de Nancy), « elle étoit une des plus belles personnes de son temps. »

(2) Alix Leclerc, également née à Remiremont ( 1572), y avait mérité l’estime particulière de la princesse Catherine de Lorraine, abbesse du Chapitre à dater de 1611.

(3) Ces mots, « la Possédée, ou plutôt le Diable, » expliquent le pronom il souvent employé pour elle. — Les membres de phrases que je souligne sont imprimés en italique dans le texte de Dom Calmet. — Je m’efforce d’abréger, en supprimant les détails mutiles.

(4) LIONNOIS, Histoire de Nancy (ville-neuve), tome III, chap. intitulé : Carre des Dames du Refuge.

(5) Le mot Vampire est d’origine slave. — V. le Supplément du Dictionnaire de Littré.

(6) Haïdouk, — c’était par ce nom que l’on distinguait alors en Austro-Hongrie les habitants d’un canton riverain de la Theiss, dans lequel se recrutait un de ces corps de cavalerie qui, par la suite, fournirent à l’armée française le modèle de ses premiers régiments de Hussards.

(7) J.-J. Rousseau, Lettre à l’Archevêque de Paris, citée par Littré.

(8) Il est vrai que le format de ce livre est tout au plus celui de nos éditions Charpentier.

(9) C’était en 1746, date de la 1re édition du Traité dont il s’agit ; Dom Calmet était alors dans sa 76me année.

(10) Ce fragment de lettre est extrait d’une Notice biographique et littéraire sur Dom Calmet, publiée par A. DIGOT dans les Mémoires de la. Société d’Archéologie lorraine (1860.)

 

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