Louis Livet. Délire post-onirique de possession chez un arabe. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), neuvième année, premier semestre, 1914, pp. 32-45.

LIVETDELIRE0001 - Guerrier Arabe 1875-2Louis Livet. Délire post-onirique de possession chez un arabe. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), neuvième année, premier semestre, 1914, pp. 32-45.

Louis Livet. Nous n’avons trouvé aucun élément biographique sur ce médecin qui exerça en Algérie. Nous avons trouvé ces deux publication :
— Les aliénés algériens et leur hospitalisation. Alger, F. Montégut et A. Deguili, 1911. 1 vol. in-8°, 97 p.
— Epilepsie et Troubles Vaso-moteurs localisés, consécutifs à une fièvre puerpérale. Bulletin de la Société clinique de médecine mentale, juin 1914.

[p. 32]

DÉLIRE POST-ONIRIQUE DE POSSESSION CHEZ UN ARABE
par
Le Dr Louis LIVET
Interne des asiles de la Seine.

Si la rencontre de la psychiatrie et de l’ethnographie peut donner, comme l’a prétendu Cazanove, les plus brillants et les plus féconds résultats, il nous semble que tout au moins la question de la paranoïa et des états paranoïdes peut recevoir, de l’étude des délires dans les races primitives, une intéressante contribution. Il nous a été donné d’observer ces derniers temps, chez un musulman d’Algérie, un délire dont l’étiologie, l’évolution, la formule délirante elle-même nous ont paru susceptibles de retenir l’attention, et nous publions ci-dessous cette observation clinique.

Latrèche S… b… A… est un indigène de race arabe ; il est né aux environs de 1877 dans le douar Nezli-Oua à Dra-el-Mizan.

Au point de vue héréditaire, nous ne trouvons aucun antécédent chez notre malade. Ses parents sont morts d’affections indéterminées. Il a plusieurs frères et sœurs actuellement tous en bonne santé. Aucune maladie mentale dans la famille. Au point de vue personnel : Latrèche ne signale aucune maladie pendant sa jeunesse ; cependant il reconnaît avoir souffert de maux de tête violents et fréquents. Il a reçu une bonne instruction, parle arabe et kabyle, parle et écrit assez bien le français. A l’école jusqu’à treize ou quatorze ans, il était studieux, intelligent et ses maîtres voulaient le diriger vers des études supérieures, à la Medersah d’Alger.

A dix-huit ans, il contracte un engagement aux spahis et reste en garnison à Aumale pendant cinq ans ; c’est là qu’il apprend à boire l’alcool. Au début, les quantités qu’il prenait étaient assez faibles (1 litre de vin par jour et deux absinthes par semaine) ; toutefois, des troubles digestifs nombreux, inappétence, crampes, nausées, vomissements, survenus dès cette époque lui firent modérer pour un temps ses habitudes d’intempérance ; il les reprenait d’ailleurs lorsque ses malaises avaient disparu.

Il nie absolument avoir eu la syphilis et on n’en constate chez lui aucun stigmate à l’heure actuelle ; si, de temps en temps, il a pris de l’iodure de potassium (la panacée universelle des Arabes), c’est parce que, [p. 33] dit-il, « je me sentais mou, flemmard ». Il a subi autrefois les atteintes du paludisme, mais l’infection malarique fut chez lui très légère et, quoique déjà fort ancienne, ne se révèle chez lui actuellement par aucun symptôme organique appréciable.

Etant encore aux spahis, il songea à se marier et, pour se rapprocher de sa famille, passa dans la gendarmerie à Tizi-Ouzou ; mais ses projets de mariage n’aboutirent pas, il en fut vivement contrarié.

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De Tizi-Ouzou, il fut envoyé à Alger, puis au Maroc comme gendarme auxiliaire. Ses habitudes d’ivrognerie contractées aux spahis trouvèrent là-bas leur plein développement. Latrèche avoue, en effet, avoir bu, pendant qu’il était au Maroc, 1 litre de vin et deux à quatre absinthes par jour ; de plus, lorsqu’il partait en tournée, il emportait avec lui une petite gourde pleine d’absinthe « pour bonifier l’eau ».

Au dire des chefs qui l’ont connu, Latrèche a toujours été un rêveur, très indolent, religieux sans excès, d’un caractère un peu inégal mais généralement doux.

Nous arrivons aux circonstances qui ont motivé son internement. Le début de sa psychose fut marqué par des troubles du caractère ; il avait avec ses collègues des discussions fréquentes, refusait de prendre ses repas en commun; en même temps, quelques troubles digestifs comme il en avait eu antérieurement se montrèrent : « Les aliments ne passaient pas, lui faisaient mal à l’estomac. » Puis, en octobre 1912, à Meknès, il fut pris brusquement de troubles sensitifs divers, picotements, fourmillements, brûlures, etc. « Je sentais, dit-il, des brûlures en dessous de la peau, qui partaient des pieds et me montaient jusqu’à la tête ; je croyais que c’était la fièvre, j’avais la tête gonflée, je ne savais ni quoi faire, ni quoi dire, je ne savais où j’étais, je croyais que j’étais fou… J’étais chauffé surtout à l’épaule gauche en arrière et je criais : « Qu’est-ce que j’ai là sur l’épaule ? C’est du feu, c’est le feu, ça me brûle ! » La nuit même, il fut en proie à un violent délire onirique avec hallucinations nombreuses. On l’isola en attendant son transfert à l’hôpital de Rabat, où il ne resta que quelques jours ; un peu calmé, il sortit de l’hôpital, reprit son service, mais dit-il : « Je sentais ma tête vide, je restais la tête en l’air, je ne faisais pas mon service, comme un con. » On le fit alors réintégrer l’hôpital de Rabat, puis rapatrier par étapes successives à l’hôpital d’Oran, puis à l’hôpital militaire d’Alger, enfin à la maison de santé où il se trouve actuellement.

C’est donc à Meknès, avant sa première entrée à l’hôpital de Rabat, que débutèrent ses troubles délirants. La nuit, dans sa chambre, il fut pris d’hallucinations visuelles nombreuses : il voyait des formes se mouvoir ; hommes, femmes, garçons et filles, Arabes et Français, se promenaient, causaient, riaient entre eux et faisaient de la gymnastique. En même temps, le malade avait des hallucinations auditives ; les nombreux personnages qu’il voyait, il les entendait causer, parler de lui-même, de mille sujets baroques et extravagants ; de troupeaux de chèvres, de guerre entre les puissances, de paradis, etc. Ces formes changeaient d’un instant à l’autre en lui disant : « Tu vois, nous sommes des hommes, si tu veux nous pouvons devenir des bêtes : nous devenons des chèvres, nous devenons des chacals, des vaches, des chiens, des [p. 34] panthères, des nègres… et nous redevenons des hommes », en même temps ces diverses métamorphoses s’accomplissaient. Tout cela lui causa sur le moment une grande frayeur ; il eut ensuite les même hallucinations sans être terrorisé comme au début ; actuellement il professe à leur égard un profond dédain : « Je les envoie chier », dit-il, ne croyant pas s’exprimer grossièrement.

Dès le début de son affection, il eut l’explication de ces phénomènes, la clef de son délire actuel. Ces formes d’hommes et d’animaux sont produites par des bêtes ; il les a entendues en effet lui dire : « Nous sommes des bêtes, nous devenons hommes ou bêtes comme nous voulons. »

Et, d’autre part, ces hommes ou ces bêtes sont formés par l’agglomération d’une quantité considérable de bêtes toutes petites « qui s’arrangent entre elles pour former toutes sortes de corps ».

Nous allons faire un exposé de son délire à la formation duquel contribuent :

Des troubles sensoriels et cœnesthésiques ;

Des troubles du jugement (interprétation) ;

Des troubles de l’imagination.

Ce délire d’une étendue considérable a depuis son début subi quelques fluctuations ; l’élément hallucinatoire, d’abord prédominant, a fait place actuellement à l’élément imaginatif et interprétatif; mais on peut dire que si ce délire a perdu en vigueur, s’il est moins coloré, il a par contre gagné en systématisation, il est plus cohérent et d’un ensemble plus soutenu.

Nous allons, pour en donner un aperçu, choisir dans la multitude de ses conceptions délirantes.

Les idées de possession tiennent la plus grande place. Ces bêtes qu’il a vu à Meknès, lors de son premier accès, ont continué depuis à le persécuter de toutes façons. Elles peuvent pénétrer partout, traverser le bois, le fer, les murs, etc. Elles se mettent sur la peau de l’homme et s’enfoncent ensuite par dessous, et parcourent tout le corps depuis la tête jusqu’aux pieds, causant ainsi des brûlures intolérables…

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Quand elles se mettent dans la gorge, elles la dessèchent, l’homme croit avoir soif et ce n’est pas vrai… Quand il veut faire sa digestion, les bêtes qui sont dans sa gorge arrêtent le crachat au passage, le retiennent entre elles et le font tourner, tourner avec une grande vitesse, ensuite elles l’étirent fin comme aiguille, elles percent la tête avec et montent dans le ciel « pour faire l’amusement ».

D’autres fois, elles façonnent le crachat en forme de boulet et « le collent à l’entrée de la gorge, l’homme alors ne peut plus parler et croit qu’il est enrhumé ». Ou bien si elles veulent lui donner un profond dégoût des aliments, elles se mettent dans son manger, dans le pain, dans l’eau, dans la viande et les légumes, partout le goût propre est changé par la présence de ces bêtes. Elles se mettent dans le riz et le font tourner ; Latrèche alors voit le riz s’animer, devenir vivant, grouiller comme un amas de vers. Elles font retourner le pain et s’il ne leur plaît pas elles le crachent.

D’autres se réunissent dans sa tête, elles en font le tour en causant [p. 35] entre elles et « en se faisant des politesses », elles se mettent à table et mangent sans s’inquiéter : « Si l’homme n’est pas content, c’est la même chose. » Elles se couchent deux par deux dans sa tête et attirent à elles le crachat qu’elles ont arrêté dans la gorge, puis « elles le prennent dans leurs mains et le bercent comme un petit bébé en disant : « Tiens, voilà notre petit papa, voilà notre petit frère. »

Quand elles se mettent dans l’estomac, elles reprennent à l’homme la nourriture qu’il avale ; ses aliments, dès lors, ne lui profitent plus ; il maigrit, n’est plus bon à rien, se croit malade et les bêtes seules sont cause de tout cela.

Il y en a qui logent dans le cœur, d’autres dans le foie, dans la poitrine, dans la tête, dans le mamelon.

Quelques-unes lui sucent le sperme en rentrant sous la peau du dos ; elles peuvent aussi pénétrer dans son urètre, et ce sont elles alors qui forment le sperme, changeant ainsi la vraie substance de l’homme : « C’est pourquoi, ajoute-t-il, il y aura cette année beaucoup de bâtards, à cause de ces bêtes. »

Le phénomène de l’écho de la pensée, les hallucinations psychomotrices qui témoignent d’une altération certaine de la personnalité complètent ce tableau clinique du persécuté-possédé. Les bêtes peuvent pénétrer dans sa tête, soit par la peau, soit par la gorge, soit par les oreilles ; c’est pourquoi il a toujours dans l’oreille un petit caillou ou un tampon de coton monté sur un bout d’allumette pour les empêcher d’entrer ; car une fois dans la tête « elles prennent l’idée et détruisent la mémoire de l’homme ». Auparavant, nous dit Latrèche, il apprenait bien et retenait facilement ; il est maintenant incapable de tout travail intellectuel : « Les bêtes lui retirent toutes ses idées de la tête, elles pensent et réfléchissent à sa place ; elles savent tout ce qu’il pense, tout ce qu’il veut faire, tout ce qu’il veut dire ; il les entend causer entre elles et répéter ses pensées et ses paroles pour se moquer de lui et le taquiner. » Parfois même, elles répètent ses paroles avant qu’il les prononce et « font tourner sa voix pour changer ce qu’il veut dire ». On observe aussi des phénomènes d’arrêt, car « elles lui ont souvent attaché la langue pour l’empêcher de parler ».

Quelquefois elles rentrent dans ses yeux et se mettent derrière la prunelle, « comme à la fenêtre pour regarder partout », et l’on croit que c’est lui, Latrèche, qui regarde, mais ce sont les bêtes avec ses propres yeux. En même temps il les entend parler et lui dire : « Tiens, maintenant, c’est moi qui suis un homme, je vais te remplacer. » Il est alors entièrement sous leur puissance et ne peut plus avoir de volonté.

« C’est encore elles, dit-il, qui sucent le sang de l’homme pour faire le paradis en l’air ; quand elles ont sucé le sang, elles sont contentes de se voir rouges, alors elles se collent contre le mur ou contre les feuilles d’eucalyptus qui maintenant deviennent toutes rouges du sang de l’homme… elles font leur reine de la branche la plus haute et s’assoient autour d’elle pour faire le paradis. »

Parmi les autres persécutions que ces bêtes lui font éprouver, citons encore : à l’heure de la sieste, elles forment un voile dans toute sa chambre ; ce voile se détache du plafond et des murs, enveloppant [p. 36] l’homme complètement, se rapproche de lui petit à petit pour l’empêcher de respirer et l’étouffer. La nuit, elles lui tombent sur les yeux et, se plaçant entre l’œil et la paupière, forment « un petit carré cuisant » pour l’empêcher de dormir. Elles tombent du plafond de sa chambre comme une pluie de feu qui le pique et le brûle sur tout le corps, et en même temps, nous dit-il, éclairent comme si elles brûlaient réellement, font des étoiles partout.

En plusieurs fois, elles lui ont causé des pollutions nocturnes « s’amusant à lui envoyer des pensées de femme » ; il les voyait alors sous la forme d’un voile qui se collait contre le mur dès qu’il se réveillait. Il les entend la nuit « parler par son boyau », elles lui donnent quelquefois la dysenterie, et lui jouent encore bien d’autres tours :

« Elles font devenir ma moustache blanche, dit-il ; moi je les engueule… alors elles la font redevenir noire ; tout cela parce qu’elles sont jalouses. Maintenant, elles me jettent une espèce de lance… je vois une lance plantée dans mon estomac, je dis : « C’est une baguette », et j’essaye de la retirer, mais je n’attrape rien du tout, c’est de la fumée. D’autres fois, elles me lancent un boulet dans le ventre ou des aiguilles partout sur la peau ; je me disais autrefois : c’est de la bronchite, c’est ceci, c’est cela… tous les étés, je dépensais 15 francs, 20 francs pour me soigner… « Eh ! bande de salauds ? c’était vous autres qui me faisiez tout cela ! »

Latrèche semble avoir également des hallucinations olfactives : odeurs d’excréments, de soufre, de cuisine, de savon, de teigneux, de pourriture, de chien; les bêtes disent en même temps : ça sent le chien, ça sent le teigneux, etc.

Ses hallucinations auditives revêtent quelquefois un caractère professionnel : à Rabat ses voix lui disaient qu’il n’était pas gendarme, qu’il n’était qu’un auxiliaire ; que dans son nom (Latrèche Sliman ben Ahmed) Sliman signifiait « l’Allemand » ; que, par conséquent, il n’était ni français ni gendarme, etc.

Enfin, Latrèche, par interprétations rétrospectives, délire sur les événements de son existence antérieurs à l’apparition de sa psychose : s’il était mal portant, flemmard aux spahis, c’étaient ses bêtes qui en étaient cause ; pour la même raison, il a eu trois dents qui se sont gâtées et a dû les faire arracher à Blidah ; si sa mémoire a diminué quand il était jeune, il croit maintenant que ce sont les bêtes qui la lui ont enlevée.

Il lui arrivait parfois, quand il couchait avec une femme, de ne pas pouvoir satisfaire ses appétits sexuels, c’est parce que les bêtes l’en empêchaient en retenant son sperme ; elles le lui disent maintenant : « Une fois, vous avez été avec une femme qui s’appelait Aicha et vous n’avez pas pu tirer votre coup. » Si elles le savent, ajoute-t-il, c’est donc bien la preuve que c’est elles qui en étaient cause, et il conclut : « Ces bêtes-là, c’est bon pour les nègres qui ont la peau et la rate plus dures que nous. »

Les idées de possession qui forment l’élément le plus important de ce délire ne se limitent pas à la personnalité du malade. Les autres malades, les astres, les nuages, le vent, la nature entière est peuplée de ces animaux microscopiques.

« Tout le monde a des bêtes, dit-il ; vous, vous les avez sur la main ; [p. 37]  si elles se trouvent bien, elles ne bougent pas ; mais si elles ne sont pas bien, elles se vengent… Voici comment elles font le microbe : la bête la plus grosse, la mère, se jette sur la peau de l’homme et crie : « Formez sur moi ! formez sur moi ! » Aussitôt quatre ou cinq petites se mettent à côté d’elle et se collent sur la peau de l’homme qu’elles déchirent et font tomber ». C’est ainsi qu’il explique les plaies dont un autre pensionnaire est porteur ; il attribue à la même cause les délires de ses camarades. « L’homme, dit-il, ne peut pas être malade, il est fait par sa mère et n’a que des os, de la viande et du sang ; si du mal survient, ce sont les bêtes qui le lui occasionnent. »

Elles se transforment de mille façons, deviennent « des papillons vivants », des moustiques ; elles se posent sur le cœur des petits enfants pour les brûler. Elles sont répandues dans toute l’atmosphère, elles font le climat, la pluie et le beau temps, les mauvaises odeurs de sa chambre. Elles font le « siroco » et dans les journées pénibles où il y a beaucoup de chaleur et pas de vent, « elles retiennent les feuilles des arbres pour les empêcher de bouger et de produire de la fraîcheur ».

« En l’air, elles ressemblent à des voiles de navire ; par terre, c’est de la fumée. Elles se mettent dans la fumée d’une cigarette, la font tourner, tourner et montent en l’air avec elle. Elles arrivent aux nuages, et s’en servant comme d’un matelas, elles se couchent dessus et se trouvent bien… elles voyagent avec le nuage et font le tour du monde. » « Le soir, au-dessus de Bouzaréah, elles descendent comme un cercle autour des maisons et se répandent sur toute la ville. C’est pour cela que beaucoup de gens se déplaisent à Alger, ils mangent bien, mais ils dépérissent, et c’est à cause de ces bêtes. Le jour, c’est au ciel qu’on les voit ; le soir, c’est dans les chambres… Sur la mer, elles forment des bâtiments de guerre, de l’infanterie, de l’artillerie, tout cela pour s’amuser entre elles. Quand j’ai débarqué du bateau, les bêtes avaient pris la forme d’officiers, de «  gradés » et s’étaient alignées sur le ponton pour me voir passer ; le soir elles ont fait les illuminations sur le bateau et ont mis des étoiles partout. »

Latrèche les voit dans tous les phénomènes de la nature : « Elle ? font le tonnerre en criant entre elles. » Il les voit dans les veines d’une plaque de marbre, dans les carreaux d’une mosaïque : « Elles prennent, me dit-il, ces petites pierres pour leurs maisons et les font devenir rouges, bleues ou blanches… elles me parlent en français : « Tournez, tournez ; tourne-toi, pousse-toi !… ça sort du marbre. »

Ce délire prend même un tour poétique quand Latrèche explique la formation de la lune : « Ces bêtes qui brûlent les hommes sont très avides d’or ; elles le recherchent partout et si elles trouvent une montre, une pièce d’or, elles se mettent toutes dessus, la font tourner très vite et le soir elles montent au ciel avec pour y faire la lune. Mais toutes ne peuvent pas arriver jusqu’à la lune et beaucoup retombent à terre ; quelques-unes forment des aéroplanes et marchent avec la vitesse du vent, et même, ajoute-t-il, elles entraînent le vent avec elles. »

Parfois il entend le Vent et le Soleil se disputer entre eux, car tous deux veulent commander. Si le Vent est le plus fort, il cache le Soleil avec un nuage ; si le Soleil reparait, c’est qu’il est plus fort que le Vent. [p ; 38]

« Le Vent est comme un voyageur, dit-il, il va de tous les côtés ; le Soleil pas du tout, il prend juste sa direction ».

Ces bêtes sont de complicité avec le Soleil et s’entendent avec lui « pour chauffer les hommes » ; la chaleur, elles la prennent dans la gorge de l’homme et vont ensuite la porter au Soleil. Ce dernier cause alors à Latrèche une bonne partie de ses tourments : il lui lance des aiguilles de feu sous la peau, jette dans son manger des bêtes qui lui produisent comme des écorchures dans la gorge, « car, en partant, elles emportent un peu de la gorge de l’homme ». C’est le Soleil qui lui a mis sur les yeux une espèce de lunette pour lui faire voir à Meknès des formes contre les murs. Le Soleil quelquefois change et devient la Lune, celle-ci alors prend la place du Soleil. Quand Latrèche était à Oran, il entendait souvent, près de l’hôpital, la musique du régiment, et « quand la musique jouait, le Soleil ou la Lune chantaient les paroles ». D’ailleurs Latrèche a des doutes et suspecte fort l’authenticité du Soleil d’Alger : « D’abord, dit-il, il ne devrait pas être si près de la terre; il n’est pas si loin que d’ici Maison-Carrée ! et il ne prend pas la route qu’il devrait suivre : le matin, il se lève derrière la Kouba et il se couche là, derrière la montagne ; il devrait savoir ce qu’il a à faire ; qu’est-ce que c’est qu’un Soleil comme ça ! Et puis, j’en connais plusieurs soleils ; il y en a un à Meknès, un à Fez, un à Casablanca, un à Alger; dans tous les endroits, vous en trouvez. Le vrai Soleil est beaucoup plus haut, il ne fait de mal à personne ; il se lève au ciel et se couche au ciel, et n’a pas comme celui-là des bêtes qui brûlent tout le monde. »

Latrèche nous dit encore : « Quand j’étais à Oran, j’étais maboul, je ne pouvais pas parler et c’est le soleil qui parlait. Le médecin venait, il me disait : « Ça va, ça va ? », et je ne pouvais pas lui répondre… ils vous foutent des bêtes sur le dos et ils vous disent : « Ça va, ça va ?… » Et le Soleil, qui sortait son bec pendant ce temps-là : il me parlait de l’Espagne, de la France, il faisait de la politique, il voulait m’obliger de voter pour Poincaré. J’ai dit : « Moi, je suis gendarme, je ne m’occupe pas « de ces affaires. » Alors il m’a fait souffrir, il m’a brûlé sur tout le corps. »

Le Soleil change de voix pour parler avec lui ; c’est tantôt une voix d’homme, tantôt une voix de femme ; tantôt une voix forte « comme le tonnerre », mais peu distincte, tantôt une voix faible, un murmure.

Les bêtes voulurent une fois le faire marier avec le Soleil ; il s’en moque actuellement : « C’était de la blague, dit-il ; je n’ai pas voulu le raconter, on se serait foutu de ma gueule ; les blagues comme ça devraient être défendues. »

« Le Soleil se dispute avec moi pour savoir qui doit obéir à l’autre ; quand il voit qu’il ne peut pas gagner avec moi, il change avec la Lune et le soir il me donne des brûlures de la tête. « Cette tendance aux idées de grandeur ou de puissance que nous rencontrons chez notre malade n’est que le reflet de cet élément caractéristique du caractère paranoïen : l’orgueil, que l’on retrouve chez les persécutés possédés, chez les persécutés mélancoliques et que Séglas signale même chez les persécutés auto-accusateurs.

Tous les éléments de la nature, le soleil, la lune, même le brouillard [p. 39] causent avec lui, disant parfois : « Il n’y en a pas de Dieu, c’est moi le Dieu. »

« Puisque vous êtes Dieu, dit-il, vous n’avez qu’à devenir comme moi ».

« Nous sommes comme toi, répondent-ils, nous parlons comme toi. »

« Mais c’est de la blague, c’est de la fumée, dit-il ; c’est fait pour tromper le monde. Quelquefois je les pousse (les bêtes) pour parler au téléphone, mais elles sont trop feignantes pour travailler, elles préfèrent s’amuser avec le monde. »

Il leur dit encore : « Qu’est-ce que vous faites ici ? la terre ne vous veut pas, montez au ciel. » Elles répondent : « Nous montons mais nous ne pourrons pas nous y retenir. » Elles changent ainsi de place constamment, celles du ciel tombent sur la terre et celles de la terre montent au ciel, se remplaçant ainsi mutuellement. Quand elles sont mortes, elles deviennent de la poussière.

Sa psychose revêt souvent un caractère pénible ; il a dans ces cas diverses réactions de défense : Tantôt il s’attache une pierre sur la nuque au moyen de son mouchoir ou de sa cravate, c’est pour empêcher les bêtes de son corps de monter jusqu’à sa tête; pour empêcher celles du dehors de pénétrer par ses oreilles, il s’y met de petits cailloux polis ou un tampon d’ouate monté sur un bout d’allumette ; ou bien il fume et avale sa fumée, « ça les brûle en dedans ». Il se purge, « c’est excellent contre celles qui habitent dans le ventre » ; il crache par terre, « ça les embête parce que ça leur tombe dessus » ; enfin, un très bon moyen, d’après lui, c’est de boire de l’alcool ; quand il en buvait, les bêtes ne le tracassaient pas.

Il a étendu ses procédés de défense contre le Soleil même et la Lune : « Combien de fois les ai-je fait tomber ? Plus de mille fois ! Alors vous vous apercevez qu’ils n’éclairent pas bien. — Je les fais tomber en prononçant ces paroles : « Téhé ! » (en bas !) ou « Ezzelé » (descends !) Dans la journée, Latrèche reste ordinairement tranquille ; quelquefois il interpelle violemment le Soleil : « Qu’est-ce que c’est qu’un soleil comme ça, bande de salauds ! Attends que je sorte d’ici, c’est moi qui vais te faire descendre, dégoûtant ! Ça, par exemple, je n’ai jamais vu pareil ; qu’est-ce que ça veut dire ! moi, je suis gendarme, je n’ai rien à faire avec un soleil comme ça. »

Il est très mal fixé sur la cause de ses persécutions : les uns lui ont dit qu’ « il était vendu au Soleil » ; d’autres que « c’est le médecin qui lui a mis ces bêtes » ; pour d’autres, « c’est la gendarmerie » ; pour d’autres, « c’est le dentiste ». « Pour moi, dit-il, je crois que ce sont les gendarmes qui m’ont vendu. »

L’examen physique ne révèle chez notre malade aucun stigmate de dégénérescence. Il a bien, à la vérité, les oreilles en anse, mais cette déformation se rencontre fréquemment chez les Arabes ; elle est causée par le port de leur coiffure.

Le mauvais état de ses fonctions digestives se traduit par de la constipation habituelle, et une langue chargée et sale. Il n’a rien au cœur ni aux poumons ; malgré son paludisme ancien, le foie et la rate n’ont subi aucune hypertrophie appréciable. [p. 40]

La vision est normale, les réflexes lumineux et accommodateurs le sont également.

Aucun trouble net de la sensibilité objective. La motilité, par contre, est plus atteinte, ainsi que le révèlent un tremblement menu des doigts et l’écriture incertaine, saccadée, tremblée, rappelant celle d’un paralytique général.

Les réflexes rotuliens sont un peu brusques.

Au point de vue intellectuel, ce qui le caractérise au premier abord, c’est un état d’indolence, d’apathie considérable ; tout effort lui répugne ; cependant, son inertie habituelle est interrompue fréquemment par ses réactions de défense : crachats, mouvements de tête, éternuements et gestes d’éventail avec une branche de feuillage. Malgré cette apathie, il n’est pas cependant indifférent ; il reste au contraire très jaloux de ses droits et très fier de ses états de service ; il n’a jamais accepté son internement, a refusé de toucher la pension qui lui revenait et s’est opposé énergiquement à la vente de son cheval et à la remise de ses armes à l’autorité militaire.

Il est bien orienté dans l’espace et dans le temps et ne présente actuellement pas de confusion. L’attention est normale ; la mémoire un peu paresseuse mais non affaiblie.

Les sentiments familiaux ne sont ni perturbés, ni diminués ; mais si l’on ne constate aucun trouble des sentiments altruistes, rappelons toutefois ses tendances à l’autophilie et son orgueil que nous avons notés au cours de l’exposé de son délire.

Au point de vue évolutif, ce délire a eu toute son activité de novembre 1912 à juin 1913 ; à partir de juillet 1913, les troubles cœnesthésiques ont décru progressivement et les idées délirantes ont suivi une marche parallèle ; toutefois, le malade reste encore persuadé de leur réalité, il en garde la « conviction délirante » et, dans les troubles sensitivo-sensoriels qu’il présente actuellement, il trouve encore un aliment suffisant à son activité paranoïaque.

Cette régression partielle des symptômes psychopathiques peut-elle être interprétée dans un sens favorable ? C’est bien là notre impression en ce moment ; pourtant une réserve prudente s’impose à ce sujet et, en raison des symptômes de désintégration de la personnalité que nous avons constatés, il ne faut pas écarter catégoriquement la possibilité d’une évolution démentielle.

Si nous faisons la synthèse des éléments cliniques recueillis au cours de cette observation, nous constatons, au point de vue étiologique, la présence d’un paludisme ancien et léger, mais surtout l’existence d’un alcoolisme de longue date : Latrèche boit depuis l’âge de vingt ans, et c’est à l’alcool autant qu’à l’abus des épices dont les Arabes usent largement dans leur nourriture, qu’il faut attribuer les troubles digestifs qu’il présenta à plusieurs reprises [p. 41] et qu’il fait entrer dans son délire actuel, comme nous l’avons vu précédemment. Cet alcoolisme ancien a subi au Maroc une recrudescence active, puisque Latrèche avoue quatre absinthes et un litre de vin par jour au minimum. Cette quantité est relativement considérable pour un Arabe dont l’organisme est peut-être plus réceptif que le nôtre à cette intoxication, et dont la glande hépatique, toujours plus ou moins entachée de paludisme, voit son pouvoir antitoxique diminué.

En octobre 1912, cette intoxication progressive, aidée peut-être par l’infection palustre, aboutit à l’éclosion d’un violent délire hallucinatoire avec gros élément confusionnel et dont presque tous les éléments portent l’empreinte de l’alcoolisme : troubles du goût et de l’odorat ; troubles cœnesthésiques nombreux et variés ; hallucinations diverses à prédominance nocturne ; hallucinations visuelles et cinématographiques ; zoopsie avec anxiété ; hallucinations auditives nombreuses ; préoccupations professionnelles ; confusion mentale avec délire de rêve.

En décembre 1912, le malade est amené à Alger ; les symptômes confusionnels ont en partie rétrocédé, mais les troubles sensitifs et sensoriels ont persisté et servent de base à l’édification d’un vaste délire dont la formule générale est celle du délire de possession décrit par Séglas. Nous retrouvons chez notre malade tous les caractères du persécuté-possédé.

Ce sont les idées de zoopathie interne qui prédominent des « bêtes » sont logées dans tout son organisme, elles causent dans sa tête, se promènent, couchent ensemble, etc. Remarquons toutefois que les idées de possession ne se bornent pas à la personnalité de notre malade, mais qu’elles s’étendent à tout le monde extérieur : le soleil, la lune, les arbres, les nuages sont peuplés de ces bêtes.

Les troubles cœnesthésiques acquièrent naturellement une grande importance : sensations de piqûres, de brûlures, de souffles, de constriction à la gorge, etc. ; la désintégration de la personnalité que ces divers troubles ont amorcée est encore accentuée par le fait des hallucinations psychomotrices que le malade accuse ; nous avons signalé, au cours de notre exposé, les impulsions motrices verbales, les phénomènes d’arrêt, l’écho de la pensée, la fuite des idées, etc. Cette substitution délirante d’êtres imaginaires à la personnalité du sujet a lieu non seulement dans le domaine de la sensibilité et de la motricité, mais aussi dans les domaines [p. 42] sensoriel et glandulaire. Latrèche prétend, en effet, que les bêtes regardent par ses yeux, fécondent par son sperme…

Signalons enfin, pour compléter cet ensemble nosologique : les hallucinations visuelles qui ont été très actives jusqu’en février 1913 ; elles ont ensuite décru progressivement, mais sont encore décelables en juin 1913. Les hallucinations auditives, les troubles du goût et de l’odorat ont vu également leur activité décroître et ne se montrent actuellement qu’à titre épisodique.

Ces troubles sensitivo-sensoriels divers ont reçu comme nous l’avons vu l’appoint d’interprétations délirantes qui, après avoir permis au délire de s’organiser, lui ont donné son extension si considérable dans l’espace d’abord et, enfin, dans le temps, car Latrèche attribue à ces bêtes une part très active dans les événements antérieurs de son existence, les malheurs et les maladies qu’il a eues ; les interprétations rétrospectives sont ici manifestes.

En dernier lieu, rappelons ses diverses réactions de défense en rapport avec des idées de persécution et même les tendances antagonistes qui se dessinent en certains endroits de son histoire clinique : la lutte du soleil avec le nuage ; les bêtes de la terre et celles du ciel, enfin ses idées de grandeur et son orgueil dédaigneux à l’égard de ses persécuteurs.

La classification nosologique de cette psychose comporte certaines considérations intéressantes au point de vue du diagnostic étiologique.

Nous éliminerons d’emblée la paralysie générale et la démence précoce.

Nous ne nous arrêterons pas davantage au diagnostic de délire systématisé progressif.

Par son évolution comme par sa formule délirante, la psychose qui fait l’objet de notre étude se rapprocherait plutôt de certains délires que nous voyons se greffer sur les états constitutionnels ; mais, d’une part, on ne trouve pas chez notre malade de stigmates physiques de dégénérescence, et, d’autre part, l’influence de l’intoxication est ici trop manifeste pour n’en pas tenir compte dans l’étiologie de cette affection.

Pourtant, un scrupule nous arrête. Ne devons-nous pas attribuer au facteur paludique une grande importance dans la genèse de cette psychose ?

Marandon de Montyel, en 1893, attirait l’attention des aliénistes sur les rapports du paludisme et de l’alcoolisme ; il admettait que [p. 43] le paludisme crée une vulnérabilité particulière des éléments psychiques, une intolérance cérébrale très marquée aux alcools et par suite de laquelle « un sujet normalement constitué, s’il boit même modérément au cours d’une première manifestation aiguë d’impaludisme, est exposé à avoir rapidement du délirium tremens (1) ». Le paludisme était la cause favorisante, l’alcoolisme la cause déterminante.

A la suite des travaux de Régis, on admet plus généralement aujourd’hui que le paludisme, même sans alcoolisme concomitant, peut créer des états délirants oniriques (2).

La question devient particulièrement délicate à résoudre lorsque ces deux éléments, alcoolisme et paludisme, se retrouvent chez le même individu ; car la résultante de ces deux facteurs est à peu près identique : c’est une confusion mentale avec délire hallucinatoire onirique ; « ce qui peut s’expliquer, dit Régis (3), par ce fait établi par Klippel que le délire toxique est avant tout un délire par insuffisance éliminatoire, par rétention, un délire hépato-rénal ».

Pourtant il est possible d’établir entre les psychoses alcooliques et les psychoses paludiques une certaine différenciation : la crise de délire paludique, écrit Régis, est précédée d’une céphalée très vive, qui persiste pendant toute sa durée et souvent même après. Elle est constituée par des scènes de rêves plus professionnelles et fantasmagoriques que zoopsiques, se rattachant, dans bien des cas à un événement de la vie antérieure qui sert chaque fois de point de départ ou de thème au délire. Elle a, avec l’accès fébrile, lorsqu’il existe, des relations chronologiques et nosologiques évidentes… L’examen de la rate, du foie, des urines peut enfin fournir d’utiles indications.

Chez notre malade, la plupart de ces caractéristiques n’existent pas :

Le délire est nettement zoopsique, très peu professionnel.

La céphalée n’a jamais été persistante et n’a pas retenu l’attention du malade, sauf dans sa jeunesse lors de ses accès paludéens.

Ces accès, d’ailleurs légers, sont très anciens et sans aucun [p. 44] rapport chronologique avec sa psychose ; enfin, la rate et le foie de notre sujet ne présentent pas d’altérations perceptibles.

Donc, sans refuser au paludisme chronique toute importance dans le cas qui nous occupe, il nous paraît équitable d’accorder à l’alcoolisme la préséance étiologique.

L’alcoolisme, en effet, a causé chez notre malade une intoxication progressive, cause suffisante de sa prédisposition délirante ou dégénérescence acquise.

Des excès répétés amenèrent enfin l’éclosion d’un violent délire confusionnel et hallucinatoire d’une durée relativement courte.

La persistance des troubles cœnesthésiques et des hallucinations fournit ensuite au malade les éléments nécessaires à l’édification d’un délire systématisé de possession, lequel est en voie de décroissance actuellement, suivant en cela l’atténuation des troubles de la sensibilité. Par ainsi, se trouve justifié le diagnostic de délire systématisé secondaire que nous avons porté.

Un autre caractère également intéressant à souligner, c’est la prédominance marquée des idées de possession avec troubles de la personnalité dans un délire d’origine éthylique. L’intoxication alcoolique donne lieu, en effet, surtout à des délires de jalousie, et la zoopsie, pourtant si fréquente chez ces malades, ne tient pas, dans les délires systématisés qu’ils présentent, une place bien importante.

Nous pouvons retenir également ce fait de l’apparition d’un délire éthylique chez un Arabe que son éducation religieuse aurait dû cependant préserver ; et cette particularité ethnographique nous amène à une considération d’un ordre différent.

Ainsi que l’a fort bien montré Magnan, la couleur du délire varie suivant le milieu social, l’éducation et l’époque : les démonopathes d’autrefois sont devenus les électrisés d’aujourd’hui. Il est à remarquer, dans notre observation, que, conformément aux théories italiennes qui considèrent certains délires systématisés comme une forme régressive, comme un retour au mysticisme primitif, nous voyons les phénomènes cosmiques et les éléments de la nature jouer un rôle très important dans les formules délirantes de notre sujet ; cet aspect morphologique de sa psychose est très particulier, et le différencie manifestement de ce que nous sommes habitués à observer dans les systèmes vésaniques des peuples civilisés. [p. 45]

D’autre part, il est curieux de voir que chez notre sujet, esprit simple et primitif, initié sans étapes ancestrales à la civilisation moderne, jeté sans transition dans un milieu très différent du sien, nos théories et nos acquisitions scientifiques se combinent de façon originale avec ses conceptions médiévales (nous avons vu plus haut comment il expliquait la formation du microbe et son rôle pathogène, comment il voyait les aéroplanes entraîner le vent après eux, etc.) Ce sont là les résultats de toute civilisation défectueusement asssimilée, il faut les rattacher nous semble-t-il, à des troubles d’ordre psychologique plutôt que réellement pathologique. Toutefois, en ce qui nous intéresse il faut retenir que cela peut donner un caractère très particulier aux délires des indigènes, caractère qui n’est d’ailleurs que le reflet d’une époque de transition, d’un mélange de races essentiellement différentes.

L’Algérie, ce carrefour des races, devient un peu le carrefour des âges et dans les manifestations psychopathiques que nous y rencontrons, nous pouvons y reconstituer peut-être certains aspects délirants des civilisations disparues.

NOTES

(1) MARANDON DE MONTYEL. Contribution à l’étude clinique des rapports de l’impaludisme et de l’alcoolisme. (Annales médico-psychologiques, novembre-décembre, 1893.)

(2) RÉGIS. Précis de psychiatrie, 4e édition.

(3) Discussion du rapport du Dr CHAVIGNY au Congrès de Tunis, 1912. Complications nerveuses et mentales du paludisme.

 

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