Louis Barat. La psychiatrie de Kraepelin. Son objet et sa méthode. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), 1913, LXXV, janvier-férvrier 1913, pp. 486-514.
Louis Barat (1880-1949). Agrégé de philosophie, fidèle collaborateur du Journal de psychologie normale et pathologique, fondé par Pierre Janet. Membre de la Société française de psychologie, fondé, également par Pierre Janet en 1901. Quelques publications :
— (avec Séglas Jules). Le rôle de l’émotion dans l’étiologie des maladies mentales. Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 1913.
— (avec Réglas Jules). Notes sur l’évolution des hallucinations . Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 1913.
— La notion de maladie mentale et les méthodes psycho-analytiques (Bleuler). Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), onzième année, 1914, pp. 377-399. [en ligne sur notre site]
— (avec Chaplin). Traité de psychologie. 1922.
— La substitution des images aux sensations à propos d’un cas d’hallucinations et l’illusions multiples. (Paris), 1929.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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La psychiatrie de Kraepelin.
Son objet et sa méthode.
La première édition de la Psychiatrie de Kraepelin date d’un peu plus de vingt ans. Depuis, les éditions nouvelles se sont succédées à des intervalles de plus en plus rapprochés, et nous attendons à brève échéance les derniers fascicules de la huitième. On peut juger par là de l’immense succès de l’ouvrage. Ce succès est d’autant plus net, qu’il n’est pas limité au public médical allemand, mais que dans tous les pays du monde, et spécialement en Italie et en France, Kraepelin a réuni de nombreuses et flatteuses adhésions.
Toutefois, si certaines parties de son œuvre se sont aisément vulgarisées chez nous, grâce à une série de précieuses monographies, et à l’enseignement oral de quelques-uns de nos maîtres les plus éminents, on s’est moins préoccupé, en général, de dégager et d’apprécier les conceptions dogmatiques qui orientent l’ensemble du syslème. La faute en est d’abord au défaut de textes originaux traduits en français. Nous ne possédons en effel, comme document de ce genre, que la remarquable traduction, par M. Devaux et Merklen, de l’Introductian à la Psychiatrie clinique (1), ouvrage d’ailleurs purement clinique, et qui ne nous apprendrait que peu de chose sur les principes généraux de la doctrine, s’il n’était précédé d’une pénétrante préface due à M. le Pr Dupré.
D’autre part, dans l’ouvrage capital de Kraepelin, le Lehrbuch der Psychiatrie, la doctrine du maître est très loin de se dégager avec une netteté et une puissance comparables, par exemple à celle des conceptions systématiques de Magnan. La classification elle même qui devrait être l’aboutissant de cette doctrine, se présente plutôt comme une simple énumération de groupes morbides, tout [p. 487] au moins jusqu’à la 8eédition, où elle devient un peu plus systématique. Nous verrons que cette insuffisante netteté tient aux hésitations mêmes de l’auteur, sans cesse préoccupé de faire rentrer les faits cliniques dans les cadres rigides d’une classification rationnelle, et sans cesse arrêté dans son effort par l’infinie variété des cas individuels. Trop fréquemment, ces hésitations se traduisent par des formules contradictoires, si bien que la pensée définitive de l’auteur peut paraître singulièrement obscure. Mais la contradiction n’est pas à l’intérieur de la doctrine elle-même, qui est cohérente et logique ; elle naît seulement quand il s’agit d’appliquer cette doctrine à l’interprétation du réel. C’est ce que nous espérons faire ressortir dans cette étude. Nous ne prétendons nullement critiquer la psychiatrie de Kraepelin au nom de l’expérience clinique. Nous étudierons avant tout les principes directeurs de l’œuvre prise dans son ensemble, et dans ce but, il nous paraît indispensable de rappeler les recherches de Kraepelin en psychologie normale, en raison même de l’importance théorique et pratique que l’auteur attache à ces recherches.
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Si l’on s’en tenait à certains textes de Kraepelin, l’une des raisons pour lesquelles la psychiatrie est encore à l’état d’ébauche, serait l’imperfection même de la psychologie. Tandis que beaucoup de médecins, surtout en France, affectent de mépriser cette dernière science et l’abandonnent dédaigneusement aux loisirs des philosophes, les recherches psychologiques doivent nécessairement pour Kraepelin, précéder et accompagner les recherches psychiatriques : « La connaissance du processus psychique doit avoir pour base la psychologie expérimentale, qui est une sorte de physiologie de l’âme. » Celle-ci fournit à la psychiatrie, non seulement des bases, mais des méthodes (2).
Cela ne signifie nullement qu’il faille, avant d’entreprendre l’étude des maladies mentales, attendre l’achèvement de la psychologie normale. En médecine générale, la connaissance des maladies a rendu à la physiologie normale plus de services peut-être qu’elle n’en a reçu et, chronologiquement, la pathologie clinique a précédé [p. 488]les déductions de la pathologie générale. D’ailleurs, les problèmes que Kraepelin prétend poser à la psychologie sont très loin d’avoir la portée de véritables questions de physiologie. L’énorme masse de documents groupés dans les Psychologische Arbeiten est orientée beaucoup moins vers l’analyse des fonctions psychiques que vers la définition d’un « canon psychique » d’un ce type psychique normal ». Dans ce but, des centaines de sujets normaux ont subi un véritable « inventaire mental » dirigé suivant des méthodes minutieuses, et nécessitant le plus souvent au moins cinq jours d’épreuves consécutives (3).
Emil Kraepelin.
Le but essentiel d’un tel inventaire est la fixation du rendement (Leistungsfahigkeit) psychique individuel. On le mesure suivant « les trois coordonnées fondamentales des fonctions psychiques : la perception des excitations sensibles, l’association des représentations, et le déclenchement des processus psycho-moteurs ».
Les méthodes employées pour ces déterminations; les appareils grâce auxquels, durant un temps déterminé, des images ou des mots se présentent au sujet derrière une fente de largeur connue ; les chronomètres pour temps de réaction ; la « balance à écrire » inventée par Kraepelin ; et, tout l’attirail utilisé dans ce genre de recherches psychophysiques, sont trop connus de tous les psychologues pour que nous les décrivions ici. La mémoire et les opérations proprement intellectuelles sont étudiées grâce à diverses épreuves, au cours desquelles le sujet doit, dans des conditions très variées, apprendre par cœur des séries de mots ou de syllabes, additionner des nombres ou résoudre de petits problèmes.
On s’efforce ainsi d’établir le rendement psychique individuel à une foule de points de vue : capacité de s’améliorer par l’exercice, stabilité de ce progrès pour chaque ordre d’épreuves, facilité avec laquelle l’allention se fixe, se fatigue, se relève par le repos ou le sommeil, se distrait par les excitations extérieures, s’émousse par l’accoutumance.
Comme on le voit, cette psychologie se préoccupe en somme assez peu de pénétrer le mécanisme intime des fonctions psychiques. Elle vise seulement à établir les résultats fournis par une [p. 489] intelligence normale dans des circonstances déterminées, sans se soucier beaucoup de la nature intime de ses opérations. II s’agit surtout d’une sorte d’anthropométrie psychique, très analogue dans son esprit aux méthodes utilisées en France par Binet et Henry, dont Kraepelin raille sans doute les « instantanés psychiques », mais auxquels il ne trouve guère à reprocher que l’insuffisante durée des épreuves.
Telle qu’elle est, avec ses moyennes établies pour une série d’opérations sensorielles, intellectuelles ou volontaires, la psychologie ébauchée par les collaborateurs des P. A. s’adapte fort bien à la pratique psychiatrique, comme la conçoit Kraepelin. Posséder l’« inventaire psychique de l’homme normal », faire l’inventaire psychique du malade et confronter les deux séries de résultats, ne serait-ce pas la vraie psychiatrie scientifique ? En présence d’un malade, le médecin s’en tient d’ordinaire à une série d’appréciations approximatives, ou même d’impressions personnelles, il admet par exemple un ralentissement des opérations intellectuelles, une diminution de la mémoire, un affaiblissement de l’attention.
L’application des méthodes psychologiques, si elle était possible, montrerait dans quelles proportions exactes sont allongés les temps d’association ou de choix ; elle dirait si les troubles de la mémoire consistent dans un défaut de fixation ou dans une perte des souvenirs fixés et pour quelles catégories de souvenirs les troubles sont prédominants; si l’attention est lente à s’éveiller ou aisée à fatiguer, dans quelle mesure elle progresse par l’exercice ou s’affaiblit par la distraction. Non seulement cette méthode substituerait des chiffres précis, aisés à contrôler, aux impressions indécises et toutes personnelles du médecin, mais elle mettrait celui-ci en garde contre de fausses interprétations des faits. En présence d’un excité maniaque qui s’exprime avec une extrême volubilité et passe dans l’espace d’un éclair, d’un sujet à un autre, chacun parle d’une accélération dans les associations d’idées. Or, les recherches d’Aschaffenburg montrent qu’en réalité le temps d’association n’est pas diminué et peut être allongé (4).
Combien d’erreurs de ce genre trouverait-on à rectifier dans les descriptions cliniques classiques, si l’on était en mesure de [p. 490] comparer les résultats d’une série d’épreuves déterminées, d’une part chez le malade, et de l’autre, chez l’homme normal ?
Malheureusement, l’application des méthodes psychophysiques, déjà si délicate chez le sujet normal, se heurte à des difficultés sans nombre lorsqu’il s’agit de l’aliéné. L’impatience, la mauvaise volonté, l’inintelligence, l’état d’agitation ou de stupeur du sujet rendent le plus souvent illusoire toute tentative d’utilisation d’appareils délicats ou de procédés complexes.
Il est quelquefois possible de tourner en partie la difficulté en réalisant artificiellement des phénomènes pathologiques chez des sujets bénévoles. Sans atteindre l’intensité de troubles vraiment morbides, ces phénomènes jettent un jour précieux sur les troubles observés dans les psychoses. D’où l’importance toute spéciale attachée par Kraepelin aux recherches expérimentales sur les poisons (alcool, thé, paraldéhyde, chloral, morphine, éther, nitrite d’amyle, chloroforme, trional, etc.).
D’autres collaborateurs des P.-A. étudient les effets de l’épuisement, de la faim, des troubles respiratoires, du manque de sommeil, etc.
Chez les aliénés eux-mêmes, on essaie l’application des méthodes u lilisées en psychologie normale (5).
Mais on ne peut dire que les efforts des chercheurs aient été couronnés d’un plein succès. L’énorme masse de documents, d’observations accumulées dans les P.-A. au prix de semaines et de mois de patientes recherches, est très loin de constituer à l’égard de la psychiatrie un enrichissement comparable à celui que la psychologie normale a retiré de travaux analogues.
Dans les cas les plus heureux, où on a pu obtenir des résultats précis, le laboratoire ne fait guère que retrouver laborieusement ce [p. 491] que depuis longtemps connaissait la clinique. Sans doute à cette objection Weygandt est fondé à répondre que « ce semblant d’argument pourrait faire aussi rejeter de la médecine l’usage du thermomètre, qui précise en chiffres une élévation de température déjà remarquée ». Mais il est lui-même contraint d’avouer que, semblable aux anciennes laveries d’or sur les bords du Rhin, où des tonnes de sables fournissaient à peine quelques onces de métal, l’entreprise, provisoirement au moins, n’a pas couvert ses frais.
En fait, et bien que dans sa Psychiatrie, il utilise le plus souvent possible, à titre de repère, les résultats obtenus chez les normaux ou chez les sujets soumis expérimentalement à diverses influences pathogènes, Kraepelin s’en tiendra le plus souvent, lors de l’examen du malade, à ses impressions d’observateur sagace, auxquelles ne peuvent encore être substituées des déterminations numériques. Mais on sent que c’est là pour lui une résignation provisoire. Chacun de ses malades est étudié de telle façon que seule l’absence de mesures exactes distingue son examen de l’« inventaire psychique » subi par le sujet normal. Kraepelin passe en revue ses fonctions de perception, ses opérations intellectuelles (réduites d’une façon un peu simpliste au jeu des associations), ses réactions psycho-motrices. La mémoire, l’attention, sont envisagées précisément sous les mêmes points de vue qui ont permis chez les normaux l’établissement de courbes et de moyennes. Pour l’attention, par exemple, les termes abstraits qui désignent ces points de vue (Anregbarkeit, Ermüdbarkeit, etc.), ne correspondent pas à des distinctions dans la nature même des processus, mais à des modes de réaction suivant les circonstances : début ou fin de l’expérience, excitations extérieures, durée du travail, interruptions, reprises, etc., —toutes circonstances susceptibles en elles-mêmes d’être réalisées expérimentalement et de fournir dans ces conditions des courbes et des moyennes numériques, comparables à celles obtenues chez les normaux dans des conditions identiques. —La voie reste donc ou verte aux observateurs qui tenteront d’établir l’inventaire psychique de l’aliéné parallèlement à celui du normal.
C’est ainsi, croyons-nous, qu’il faut interpréter la pensée de Kraepelin, lorsqu’il déclare que la psychologie doit fournir à la psychiatrie ses bases et ses méthodes. Malgré les affirmations de Weygandt et celles de Kraepelin lui-même, il ne s’agit point d’établir [p. 492] entre ces deux sciences des rapports analogues à ceux qui unissent la physiologie et la pathologie générale. La psychologie n’a pas été traitée comme une physiologie de l’âme, puisque l’observation et l’expérimentation, bien loin de chercher à établir la nature intime des fonctions psychiques, se préoccupent surtout de fixer numériquement, dans des conditions déterminées, le produit normal de leur activité. L’observation du malade, d’autre part, ne fera guère que préciser dans quelles limites varie ce produit sous l’influence d’une cause morbide. Le procédé par lequel cette cause même influe sur le « rendement » psychique, échappera donc néces sairementau médecin. Celui-ci, renonçant à l’analyse périlleuse des troubles intimes de la conscience, se contentera de tenir fermement les deux bouts de la chaine accessibles aux recherches objectives : la cause pathogène et les manifestations extérieures de la folie. On voit de suite l’avantage de ce point de vue éminemment objectif : il réduit au minimum la part de l’interprétation dans l’analyse des phénomènes morbides et permet de considérer ceux-ci comme les résultats immédiats de la cause pathogène. Cette simplification, qui supprime les intermédiaires nécessaires et Inconnus entre les deux termes extrêmes ne comporterait en elle même aucun inconvénient pratique, si ces intermédiaires étaient toujours identiques ; — autrement dit, si tous les cerveaux de tous les individus fonctionnaient de même. —Malheureusement il est très loin d’en être toujours ainsi et nous verrons que la plus grosse lacune de la psychiatrie de Kraepelin est précisément celle que nous fait pressentit’ l’orientation de ses recherches psychologiques.
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« En ce qui concerne l’évolution des maladies psychiques comme partout ailleurs, les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets (6) » Tel est l’axiome sur lequel Kraepelin prétend fonder sa psychiatrie.
La même cause morbide agissant sur le cerveau doit entraîner les mêmes lésions anatomiques, el celles-ci se manifesteront par les mêmes désordres psychiques. Le tableau clinique morbide et les altérations cérébrales peuvent donc être prévus si l’on connaît [p. 493] l’agent pathogène et inversement, la nature de celui-ci peut être déduite, dès que l’on connaît la nature des lésions ou les symptômes de la psychose. De telles affirmations, présentées avec cette réserve indispensable, qu’il s’agit là d’un idéal vers lequel tend la psychiatrie naissante, semblent conformes au plus simple bon sens comme à l’esprit scientifique le plus sévère. En réalité, à peine formulées, elles soulèvent d’inextricables difficultés.
Admettons un instant que la même cause morbide entraîne nécessairement la même lésion cérébrale. Il faudra, pour donner à cette formule une application pratique, établir d’une part la série des causes pathogènes, d’autre part, la série des lésions organiques, et faire correspondre ces deux séries terme à terme. Or, si la cause est manifeste dans quelques cas de traumatisme crà nien, de tumeurs cérébrales, d’infections ou d’intoxications, il est toute une série d’affections ou elle échappe à toute recherche. Notre ignorance dans ces cas pourrait sans doute être tenue pour provisoire, tant que la cause est supposée unique ; mais il est fort possible que plusieurs influences morbides s’associent et on ne saurait dans ce cas établir de relation rigoureuse entre l’accumulation des actions nocives et celle des désordres consécutifs, car il ne s’agit nullement ici d’addition au sens mathématique. Personne ne saurait a priori prévoir les résultats d’une association de causes pathogènes connues ; à plus forte raison le problème est-il insoluble si l’une ou l’autre de ces causes reste indéterminée.
Supposons cependant établie la série de ces causes. Est-il certain qu’à chacune d’entre elles réponde un type spécifique de lésions ? En fait, toute une catégorie de lésions, dites secondaires, sont banales et se retrouvent quelque soit la nature de la maladie : ce sont surtout des dégénérescences cylindraxiles et dendritiques consécutives à la nécrose cellulaire, et des proliférations névrogliques. Si des lésions spécifiques correspondent à chaque cause déterminée, il faut les chercher dans les altérations primitives des corps cellulaires. Or, les divers types d’altérations cellulaires connus jusqu’à présent sont bien peu nombreux, infiniment moins nombreux en tous cas que les causes pathogènes. D’autre part ces variations morphologiques, où l’on veut voir des réactions spécifiques contre tel ou tel agent morbide, ne sont peut-être pour la cellule que des façons ditférentes de mourir, ou même des [p. 494]stades successifs d’une même dégénérescence. Si celle dernière hypothèse se vérifiait, c’en serait fait du principe directeur de la méthode kraepelinienne. Si des causes morbides différentes produisent les mêmes lésions corticales, il devient illusoire de baser sur l’étiologie une classification des maladies mentales; car les troubles mentaux n’étant eux-mêmes que la manifestation des lésions cellulaires pourraient se trouver identiques dans des maladies différentes.
Loin d’être un paradoxe, cette dernière hypothèse est absolument conforme aux conceptions modernes de la neurologie. Les symptômes d’une maladie nerveuse sont essentiellement des symptômes de localisation. La cause pathogène ne se décèle que par des phénomènes d’ordre banal : fièvre, syndrome infectieux, signes de localisations viscérales, etc., ou même souvent, elle reste complètement latente. Bien des formes morbides : syringomyélie, sclérose en plaques, paralysie agitante, etc., sont de simples syndromes dont la reconnaissance n’implique nullement la détermination d’un agent pathogène. Pourquoi en serait-il autrement dans les psychoses ? Pourquoi des syndromes corticaux, à manifestations psychopathiques, ne completeraient-ils pas la série des syndromes névritiques, radiculaires, médullaires, bulbaires, cérébelleux et mésencéphaliques ? Telle avait été en particulier l’opinion formelle de Wernicke qui, appliquant aux maladies du « système d’association » les conceptions vérifiées chaque jour à propos des maladies du « système de projection », se refusait à les décrire comme des maladies au sens strict du terme. Il les traitait comme de simples syndromes, c’est-à-dire des associations de symptômes dont chacun relevait de l’atteinte de certains éléments nerveux déterminés. Si différentes maladies altéraient les mêmes éléments elles réalisaient le même syndrome; si une même maladie altérait des éléments différents, les symptômes mentaux étaient également différents suivant les cas ; enfin, la combinaison, dans certains cas, d’altérations élémentaires rencontrées le plus souvent à l’état isolé, expliquait la possibilité d’une infinité de formes de passage entre les différents syndromes. En conséquence, deux cas de psychoses cliniquement identiques pouvant relever de causes différentes, l’une pouvait guérir, l’autre aboutir à la démence ou à la mort, en raison de l’inégale virulence des agents morbides. [p. 495]
L’évolution future de la maladie ne pouvait donc être prévue d’après ses manifestations cliniques actuelles, puisque l’évolution dépend de la nature de l’agent pathogène, et le tableau clinique de sa localisation.
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Cette conception est en opposition absolue avec celle de Kraepelin, car elle aboutit à rendre impossible toute classification rationnelle, c’est-à-dire étiologique, des maladies mentales. Or, pour notre auteur, une classification étiologique, si elle est réalisable, est incontestablement la meilleure ; d’abord, parce que le type même de la connaissance scientifique est la connaissance par la cause ; ensuite et surtout, parce que cette connaissance seule permet de prévoir l’évolution de la maladie et de résoudre les problèmes fondamentaux pour la médecine, du pronostic et du traitement. Seule d’ailleurs, une telle classification serait précise, car elle exclurait les formes de passage, si fréquentes entre les groupements basés sur la localisation.
Cette classification est possible. Il est faux qu’au point de vue anatomique, les lésions correspondant à divers processus morbides soient rigoureusement identiques. Les recherches récentes ont montré entre ces lésions des différences, parfois mmimes, mais toujours appréciables, qu’ignorait Wernicke (7).
S’il reste vrai qu’en général les manifestations morbides sont sous la dépendance de la répartition des lésions, cela n’est pas, pour Kraepelin, une objection décisive, car pour chaque cause pathogène, on peut décrire une localisation spéciale des altérations cellulaires.
Dans certains cas, sans doute, cette relation est peu significative, la répartition des lésions étant accidentelle, comme dans certaines méningites qui peuvent être diffuses ou former des [p. 496] plaques irrégulièrement disséminées, ou bien étant conditionnée par des dispositions anatomiques comme celles du réseau vasculaire et des espaces lymphatiques ; mais ce qui est vraiment caractéristique, c’est la fixation élective et primitive de l’agent pathogène sur les cellules d’un même type déterminé, à l’exclusion des autres cellules adjacentes. Cette notion d’une localisation non plus rigoureusement régionale, mais histologique, s’appuie surtout sur les recherches de Nissl sur l’action des poisons. Elle confirmerait singulièrement les vues de Kraepelin, car s’il est vrai que certaines couches cellulaires de l’écorce pouvaient être altérées à l’exclusion des couches sus- et sous-jacentes ; ou, plus généralement s’il est vrai que certaines formes cellulaires peuvent être lésées exclusivement ; s’il est vrai d’autre part, comme le soutient Nissl, que les cellules d’un même type morphologique ont toutes la même valeur physiologique, il s’ensuit qu’un agent pathogène déterminé, un poison par exemple, pourrait troubler ou supprimer une fonction cérébrale déterminée à l’exclusion des autres.
Sans doute l’anatomie pathologique des psychoses ne nous apprend encore que peu de chose sur les fines lésions cellulaires et les localisations histologiques des processus morbides ; mais il suffit à Kraepelin que le problème ne soit pas considéré comme théoriquement absurde et insoluble, pour l’autoriser à maintenir son postulat : des causes différentes entraînent des lésions différentes. D’autre part si une même cause paraît parfois produire des lésions variées, cela tient soit à l’association avec d’autres causes pathogènes, soit au retentissement que peuvent avoir secondairement sur le cerveau, les altérations viscérales, hépatiques ou rénales, par exemple, coexistant avec la lésion cérébrale primitive et relevant du même agent.
Au point de vue clinique, il est faux également qu’une même cause pathogène puisse déterminer des symptômes différents. Si on a pu se laisser prendre à cette illusion, c’est qu’on s’arrête à une délermination grossière de la causalité (8). Par exemple, à la suite d’un accouchement on peut observer des psychoses très dissemblables ; mais c’est qu’il peut s’agir, soit d’une psychose d’épuisement, soit de troubles infectieux, soit du réveil d’une [p. 497] prédisposition morbide ; par exemple, d’un accès maniaque dépressif. De même si l’alcoolisme, la syphilis, entraînent suivant les cas, des accidents si divers, c’est que leur mode d’action n’est pas toujours identique. L’alcoolisme chronique peut en effet agir non seulement d’une façon directe sur le cerveau, mais d’une façon indirecte, par les déchéances viscérales qu’il entraîne, et des remarques ana logues peuvent s’appliquer à la syphilis chronique, en particulier en ce qui concerne la paralysie générale. Le fait a été signalé plus haut au point de vue des lésions anatomiques.
D’autre part, il est faux que des causes différentes se traduisent en clinique par des symptômes identiques. Une étude attentive montre toujours, entre les cas analogues relevant de diverses étiologies, une série de nuances légères par lesquelles se manifeste leur nature propre. Qui oserait affirmer aujourd’hui l’identité cli nique des soi-disant paralysies générales traumatiques, alcoo liques, etc. —avec la vraie P. G. métasyphilitique (9) ?
Une classification étiologique des maladies mentales est donc théoriquement possible, aux yeux de Kraepelin. —Nous ne pouvons discuter ici, au point de vue anatomique, ses réponses aux objections de Wernicke. Signalons seulement que, de son propre aveu, l’étude des altérations cellulaires vraiment spécifiques de chaque maladie, est encore à l’état d’ébauche ; quant à la localisation fine de ces altérations, Nissl lui-même avoue que dans les cas les plus favorables, dans les intoxications en particulier, c’est seulement au début qu’une fixation élective à certains éléments nerveux déterminés, peut être parfois observée. Dans les cas prolongés ou chroniques, les lésions sont irrégulièrement diffuses. Du point de vue anatomique, le postulat de Kraepelin n’est donc pas encore sanctionné par l’expérience. Du point de vue clinique, l’étude de la classification réalisée par l’auteur, nous permettra d’apprécier sa valeur. [p. 498]
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La méthode suivie par Kraepelin ne pouvait être la même pour tous les groupes de maladies mentales. Le procédé le plus direct pour obtenir une classification étiologique des troubles psychiques était incontestablement de dresser la liste des diverses influences capables de troubler les fonctions du cerveau, et de rechercher par quels symptômes se manifeste leur action. En fait, c’est ainsi que Kraepelin procède pour toute une série de groupements morbides : troubles mentaux consécutifs aux traumatismes ou tumeurs cérébraux, aux infections ou intoxications, à l’artériosclérose, à la sénilité, etc.
Malheureusement, dans beaucoup de cas, la notion étiologique manque. Qu’il s’agisse alors d’une maladie purement endogène, d’une affection d’origine douteuse ou mixte, ou, plus simplement encore, que la cause extérieure soit provisoirement inconnue, où faudrait-il chercher les raisons suffisantes à justifier la répartition de ces cas en groupes distincts ? Conformément au principe déjà exposé, suivant lequel les différences étiologiques se manifestent surtout par l’évolution différente des accidents, les cas morbides devront être groupés d’après leur communauté d’évolution, bien plutôt que d’après leurs analogies symptomatiques. « Voilà justement pourquoi, dit Kraepelin, l’évolution et la terminaison des maladies psychiques me semblent extraordinairement importantes à considérer pour leur délimitation. »
Ce principe permettrait sans doute de constituer une classification rationnelle des maladies mentales, ou tout au moins d’en jeter les premières bases ; mais il est tout à fait inapplicable à la pratique psychiatrique. Si, à défaut d’une détermination directe de la cause morbide, le médecin est réduit à attendre révolution et la terminaison de la maladie pour savoir dans quel groupe la ranger, autant dire qu’il doit renoncer à la fois au diagnostic et au pronostic. C’est immédiatement, en se fondant sur le seul status præsens complété par une enquête étiologique souvent sommaire, qu’il lui faut reconnaître l’affection en cause et en prédire la marche probable. Pour que le diagnostic et le pronostic soient possibles, il faut qu’à chaque instant de l’évolution, le processus morbide manifeste sa nature par des symptômes spécifiques. [p. 499]
L’application rigoureuse des principes exposés plus haut autorise à considérer cette exigence comme satisfaite. Si la nature de la cause pathogène détermine non seulement, comme le croyait Wernicke, l’évolution de la maladie ; mais encore, comme l’affirme Kraepelin, les symptômes qui, à chaque instant, la manifestent, inversement l’étude des seuls symptômes actuels doit permettre de remonter à la cause. « Ces différences profondes qui résultent de l’étiologie des divers processus morbides et qui se manifestent dans toute leur évolution ultérieure, doivent, à chaque stade de la maladie, donner leur couleur propre, même si nous sommes incapables de la distinguer nettement. »
Sans doute, il ne faut pas s’attendre à rencontrer toujours entre les divers processus morbides, des différences symptomatiques très nettes. Chaque tableau clinique comprend à la fois une série de symptômes d’ordre en quelque sorte banal, et une série de symptômes spécifiques. L’analogie avec les maladies du système de projection conduit à considérer les premiers comme liés à la localisation des lésions, les seconds, comme liés à leur nature. Mais tandis que le syndrome de localisation est en général nettement caractérisé par l’absence ou la présence de tel ou tel symptôme, l’étiologie se révèle plutôt par la marche de la maladie, l’ordre dans lequel se combinent les accidents, et par des nuances délicates du tableau clinique. Dans le cas d’une paraplégie par exemple, le syndrome de localisation s’établira nettement par la recherche d’une série de symptômes moteurs, sensitifs, réflexes, trophiques. L’enquête étiologique se guidera sur des signes bien moins précis. En dehors des renseignements tirés des antécédents du sujet, du début plus ou moins brusque, de la marche plus ou moins rapide de la maladie, le tableau clinique actuel ne fournira guère que des nuances symptomatiques : caractère plus ou moins diffus des troubles, intensité plus ou moins grande de la paralysie ou des douleurs…, etc. De même en psychiatrie, l’inventaire psychique actuel du sujet doit nous livrer d’une part des signes banaux, susceptibles de se manifester au cours de processus morbides différents, et d’autre part des signes spécifiques. Les premiers seront saillants, mais de valeur médiocre; les seconds, beaucoup plus importants. puisque liés à la nature même de la maladie, sont par contre le plus souvent difficiles à saisir. Ils consistent beaucoup moins dans la [p. 500]présence ou l’absence de tel ou tel phénomène, que dans ses caractères spéciaux et dans les conditions spéciales où il s’observe (10). La stupeur est en soi un trouble psychique banal et facile à constater, mais il est très délicat et très important à la fois de reconnaître si elle se manifeste avec les caractères du « barrage de la volonté » fréquent chez les déments, ou de l’« inhibition de la volonté » observée chez les mélancoliques. Par contre la présence ou l’absence d’hallucinations au cours d’un délire systématisé n’a certainement pas aux yeux de Kraepelin la valeur considérable qu’on lui a attribuée en France pour le diagnostic entre la paranoïa légitime et les démences paranoïdes.
Le tableau clinique correspondant à un processus morbide déterminé se caractérise donc par des symptômes essentiels combinés à une série de symptômes sans valeur pour le diagnostic. Comment pouvons-nous opérer le triage des « wesentliche » et des « unwesentliche » ?
Si un symptôme se retrouve à tous les stades d’évolution d’un même processus morbide, il s’agit presque certainement d’un symptôme essentiel ; s’il n’a qu’une durée éphémère, il est accessoire et sans valeur. S’il se rencontre toujours et exclusivement dans des cas évoluant et se terminant de la même façon, il est essentiel ; si on le retrouve dans des maladies à évolutions diverses, il est contingent. Le stade le plus favorable à l’étude d’une maladie est donc son stade terminal. Par une sorte de sélection progressive tous les symptômes accessoires se sont détachés au cours de l’évolution, et les symptômes essentiels se montrent à l’état presque pur. La maladie pourrait par suite se définir par son seul état terminal (Endzustand), s’il ne fallait tenir compte d’un certain effacement des symptômes essentiels et de quelques phénomènes de suppléance. L’état terminal des maladies mentales qui ne se terminent point par la guérison est quelquefois caractérisé par la simple persistance à l’état chronique, d’accidents appartenant à la phase initiale, aiguë ou subaiguë ; le plus souvent, il s’accompagne d’une déchéance plus ou moins marquée et mérite le nom de démence. La démence n’est donc point un syndrome d’affaiblissement banal, susceptible de compliquer une série d’affections [p. 501] diverses. Chaque maladie a son type spécial d’état terminal. Il n’y a pas une démence, mais des démences: autant de démences que de groupes morbides naturels.
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Grouper les maladies d’après leurs causes, tant que ces causes sont accessibles ; d’après leur évolution, quand elles échappent à toute enquête étiologique : tel est l’objet d’une classification rationnelle. Rechercher les symptômes essentiels de chaque groupe naturel ainsi constitué serait l’objet de la psychiatrie clinique. En fait, les deux méthodes se complètent et même se confondent. Toute description clinique d’un cas morbide comporte nécessairement les caractères évolutifs ; et d’autre part, les recherches cliniques ne servent pas seulement à situer des cas isolés dans des cadres constitués d’avance. Elles servent aussi à créer des subdivisions naturelles basées sur la communauté de symptômes essentiels. D’une façon générale, pour la formation des grands groupements morbides, on se servira surtout des notions étiologiques ; pour les sous-groupes, des notions cliniques et anatomo-pathologiques (11).
L’ensemble des maladies mentales se sépare en deux grandes classes : maladies exogènes et constitutionnelles (12), entre lesquelles subsistent seules quelques formes mixtes ou douteuses (13). Dans le premier groupe, à côté d’affections mentales dues à des causes bien déterminées, traumatismes, lésions cérébrales diffuses ou en foyer, infections ou intoxications aiguës ou chroniques, troubles liés à des lésions des glandes endocrines, à l’involution ou à la sénilité, se rencontre le groupe des maladies d’origine encore inconnue, mais que leur évolution, comme leurs symptômes [p. 502] cliniques, autorisent à rapprocher des affections exogènes : ce sont essentiellement l’épilepsie et les démences précoces. Certaines maladies, dites psychogènes, dont l’une des formes est la folie hystérique, et dans lesquelles l’action des causes extérieures ne devient véritablement nocive que grâce à une sorte de vulnérabilité spéciale du sujet à leur égard, marquent en quelque sorte un passage vers les maladies purement endogènes. Celles-ci sont essentiellement la folie maniaque dépressive et la paranoïa. Les états morbides héréditaires et les « personnalités morbides », qui s’en rapprochent, ne peuvent être considérés comme des maladies au sens strict, puisqu’elles n’évoluent pas ; mais comme des anomalies constitutionnelles, congénitales et incurables. Elles tiennent sans doute à des troubles du développement cérébral, et par là, se relient aux états de débilité, d’imbécillité ou d’idiotie plus ou moins profondes, dans lesquelles ce développement s’est arreté en presque totalité à un stade plus ou moins précoce, ou même a été remplacé par une véritable régression (14).
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Ce mode de classification des psychoses ne soulève a priori aucune objection. Nous sommes avertis que la répartition des cas particuliers en groupes morbides distincts, se fonde suivant les cas sur l’identité de cause, l’identité d’évolution ou la communauté de « symptômes essentiels ». Si l’on concède à Kraepelin que deux maladies relevant de la même cause évoluent et se terminent néces sairement de la même façon, et se manifestent par les mêmes symptômes essentiels, les résultats obtenus par les trois procédés de groupement doivent être superposables, et la classification [p. 503] basée sur l’emploi de ces trois procédés différents reste néanmoins cohérente.
Malheureusement, l’expérience clinique ne confirme pas ce postulat, et de nombreuses difficultés surgissent dès qu’il s’agit de faire rentrer les cas particuliers dans les cadres qui leur ont été destinés. Il semble tout d’abord que le principe cher à Kraepelin : « mêmes causes, mêmes effets », doive trouver sa pleine vérification dans le domaine des psychoses exogènes dont les causes infectieuses ou toxiques sont bien connues.
Sur ce point, la conviction de Kraepelin est telle, qu’il prévoit le jour où, grâce aux progrès de la psychiatrie, on pourra faire le diagnostic d’une rougeole, d’une fièvre typhoïde, d’une pneumonie, etc., sur le seul inventaire psychique du sujet et sans aucun recours aux symptômes physiques ou généraux.
La seule lecture des chapitres consacrés aux affections organiques du cerveau suffit à montrer combien nous sommes loin d’un tel idéal.
Malgré l’effort obstiné de Kraepelin dans la recherche des symptômes spécifiques, la description clinique des troubles psychiques symptomatiques de maladies pourtant très différents, se retrouve presque sans changement de chapitre en chapitre : Les « symptômes essentiels », bien loin d’être tirés de l’inventaire psychique du sujet, le sont presque exclusivement de son examen somatique. Que ce soit là l’effet d’une ignorance provisoire, on pourrait l’espérer, si au moins les manifestations d’une même maladie étaient toujours les mêmes.
Mais les troubles mentaux dus à la même cause infectieuse, toxique ou dyscrasique, ne sont pas nécessairement identiques chez tous les sujets. Deux paralytiques généraux, deux alcooliques, deux artério-scléreux, peuvent être foncièrement différents. Kraepelin reconnaît le fait, mais il tente de l’expliquer par des dif férences dans le mode d’action de l’agent pathogène (15).
C’est à peine si on trouve indiqué en passant, le rôle pourtant capital de la prédisposition psychopatique dans les manifestations [p. 504 toxiques. Kraepelin méconnatt en particulier l’importance de l’hé rédoalcoolisme dans sa forme d’hérédité similaire, où le sujet hérite à la fois d’un appétit spécial pour l’alcool et d’une aptitude à réagir d’une façon déterminée sous l’influence du poison. Lorsqu’il nous décrit longuement les lésions organiques de la démence sénile, il néglige de nous avertir qu’à lésions corticales égales, tel vieillard jouira de la plénitude de ses facultés, tel autre sera sim plement affaibli, tel autre enfin présentera des symptômes vésa niques.
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Si de telles lacunes apparaissent à propos de maladies dont les causes organiques sont bien connues, on prévoit quelles incertitudes se rencontreront là où manquent ces renseignements étiologiques. De ces psychoses non constitutionnelles, et qui relèvent d’une cause inconnue, un petit nombre (16), par l’évolution rapide des accidents, leur marche bruyante et bénigne, la prédominance des troubles confusionnels, se rapprochent naturellement des délires fébriles et des délires dit de collapsus. L’immense majorité des cas est rattachée par Kraepelin à l’épilepsie et à la démence précoce.
De ce seul fait que leur étiologie est inconnue, l’épilepsie et la démence précoce ne peuvent être, aux yeux de Kraepelin, tenues pour des maladies individualisées. Ce sont de simples groupements provisoires fondés sur des analogies symptomatiques et évolutives, et appelés à se dissocier a mesure que les progrès de la psychiatrie rat tacheront à telle ou telle lésion organique telle ou telle série de cas. Il n’y a ni une épilepsie ni une démence précoce mais des épilepsies, des démences précoces.
Voici donc insérés, dans une classification basée sur l’étiologie, deux groupes de maladies mentales dont la cause est inconnue. Comment se justifie la constitution de ces groupes et la place qui leur est attribuée dans la classification au voisinage des maladies exogènes ?
La réponse est relativement facile pour l’épilepsie. Les accidents [p. 505] par lesquels elle se manifeste, crises convulsives, états crépusculaires, vertiges, etc., sont en effet assez comparables chez les divers sujets pour permettre de rassembler ces derniers sous un même titre. On voit moins nettement pour quelles raisons les causes inconnues de l’épilepsie sont présumées analogues aux agents infectieux ou toxiques. Le rôle de l’hérédité, et surtout l’influence des diverses causes susceptibles d’altérer le germe ou de troubler son évolution; les rapports de plus en plus intimes avec les épilepsies dites symptomatiques, suffisent à justifier ce point de vue. A vrai dire elles autoriseraient tout aussi bien un rapprochement avec les psychoses constitutionnelles.
La difficulté est certes encore plus grande en ce qui concerne les démences précoces. C’est d’une façon toute arbitraire que le groupe de ces psychoses est rattaché aux maladies autotoxiques. Aucun symptôme physique ne s’est montré vraiment constant, aucune modification des humeurs, aucune lésion centrale ou viscérale vraiment caractéristique n’a pu être décrite. Kraepelin a admis sans preuves que les hébéphréniques de Hecker et les catatoniques de Kahlbaum, réunis avant lui dans l’hébéphréno-catatonie par d’autres auteurs (Aschaffenburg en particulier) souffraient d’un trouble de fonctionnement des glandes endocrines, et c’est l’appa rition de ces formes morbides au voisinage de la puberté qui, pl us que toute autre considération, lui a permis d’incriminer les glandes génitales. Avec l’extension de la démence précoce à l’enfance elIe même (démences précocissimes) et à l’âge adulte (démences paranoïdes-spätcatatonies), cette explication ne se soutenait plus. Aussi Kraepelin se contente-t-il, dans sa 8eédition, d’invoquer vaguement une maladie des échanges (17).
Si l’assimilation des démences précoces aux psychoses exogènes repose sur d’aussi faibles arguments, quelle est la valeur de ceux [p. 506] qui fondent l’unité du groupe lui-même ? Quel principe a présidé à l’extension formidable de ce groupe d’abord si restreint ? Historiquement, il semble bien que ce fut simplement un principe de geoupement par analogies.
Jusqu’à la 46édition de la Psychiatrie, la démence précoce se réduisait pour Kraepelin à la synthèse hébéphréno-catatonique réalisée avant lui par Aschaffenburg. Le groupe isolé des paranoïdes correspondait alors à peu près aux délirants dégénérés de M. Magnan. Mais tandis que l’aliéniste français considérait comme essentiellement passagers et curables ces délires polymorphes, mal systématisés, à éclosion brusque et à marche irrégulière, Kraepelin remarqua que beaucoup d’entre eux aboutissaient à la démence définitive, et comme ils n’étaient pas essentiellement différents des manifestations délirantes observées chez les hébéphréniques, il se crut autoriser à les rattacher à la démence précoce. Malheureusement cette conclusion, légitime pour un petit nombre de cas et pleinement d’accord avec les objections formulées à la même époque par M. Séglas contre la doctrine de M. Magnan, aboutit, grâce à l’abus du procédé de groupement par analogies, à une extension injustifiée de la démence paranoïde. On y vit rentrer successivement des délires de plus en plus systématisés et cohérents, évoluant d’une façon de plus en plus lente, avec une conservation de plus en plus parfaite de l’activité intellectuelle. Le délire systématisé de M. Magnan finit lui-même par y être absorbé, avec toutes les psychoses hallucinatoires, et le mot démence dut changer de sens afin de pouvoir s’appliquer à des sujets si foncièrement différents des déments classiques. Dans la 7eédition de la Psychiatrie,la démence paranoïde, forme de la démence précoce, s’arrêtait, on ne sait vraiment pas pourquoi, aux portes de la paranoïa. L’autre trop gonflée devait se rompre. C’est chose faite. Un article récent de Kraepelin (18) nous l’annonce, et la 8eédition restituera à divers groupes morbides une série de cas attribués indûment à la démence paranoïde. [p. 507]
Rien de plus instructif que ces incertitudes. Elles nous aident à saisir sur le fait un vice de méthode particulièrement habituel à Kraepelin. Il sait à merveille étudier le même problème à des points de vue différents, mais il semble à peine se rendre compte que la valeur pratique des conclusions dépend essentiellement du procédé utilisé dans les recherches. Nous avons vu plus haut que, pour être admis légitimement dans la classification, un grou pement morbide devait être fondé sur l’identité de cause, l’identité d’évolution ou l’identité des symptômes essentiels. En l’absence de notions étiologiques capables de justifier la reconnaissance d’un groupe morbide naturel, les cas étudiés sous le titre de démences précoces, n’étaient réunis qu’au nom de leur communauté d’évolution et de terminaison. Chez tous, une marche progressive, subaiguë ou chronique, devait aboutir à un état terminal d’affaiblissement à caractères spéciaux. Ce procédé de classification, malgré son étrangeté, pouvait se défendre. Il avait cependant cet inconvénient capital, que chaque cas particulier ne pouvant être classé et reconnu qu’au stade terminal de la maladie, le diagnostic serait impossible pal’ définition au cours même de l’évolution.
Kraepelin change donc de procédé. Ce n’est point d’après leur évolution terminée, mais d’après leur évolution prévue, que seront classés les cas particuliers. Leur admission dans le groupe commun sera prononcée au nom de leur terminaison probable. Le diagnostic suit le pronostic.
Cette formule ne prend en réalité de sens que s’il existe des symptômes susceptibles de faire prévoir, dès le début ou au cours de la maladie, de quelle façon se terminera celle-ci. Autrement dit, la réunion des cas particuliers en un groupe unique se fait au nom de la communauté des « symptômes essentiels » au sens où ce terme a été défini plus haut. Si de tels symptômes existent, qui permettent, au début ou au cours d’une psychose, de prévoir sa chronicité et sa terminaison démentielle, la classification basée sur de tels symptômes, coïncidera avec celle qui se fonde sur l’évolution. Si de tels symptômes n’ont qu’une valeur inconstante et douteuse, le principe même des groupcments morbides est modifié : il se réduit à la simple reconnaissance d’analogies symptomatiques. En [p. 508] ce qui concerne la démence précoce en particulier, la question fondamentale se formule ainsi : existe-t-il des symptômes tels, que leur présence ou leur absence permette d’affirmer, ou de nier, l’évolution ultérieure d’un cas pathologique donné, vers un état de démence, semblable à celui défini par Kraepelin comme caractéristique de la D. P. ? En fait, le gros effort de Kraepelin a été orienté vers la recherche de tels symptômes. A coup sûr, un tel effort a été extrêmement profitable à la science psychiatrique. Il a mis en valeur une foule de signes et de combinaisons symptomatiques jusque-là un peu négligées. Il ne semble malheureusement pas avoir alleint son but essentiel. A l’usage, les procédés de diagnostic et de pronostic utilisés par Kraepelin se sont montrés singulièrement décevants La présence d’hallucinations au cours d’un délire systématisé a fait, à tort, ranger des malades parmi les déments paranoïdes voués à un affaiblissement fatal ; des symptômes catatoniques, rencontrés chez des sujets en état de confusion ou de stupeur mélancolique, ont fait porter le même pronostic, bientôt démenti par la guérison. La statistique publiée par Kraepelin lui-même à la fin du premier volume de sa Psychiatrie,accuse une proportion d’erreurs de diagnostic énorme, surtout si l’on réfléchit qu’il s’agit de rectifications apportées par l’auteur lui même à ses propres diagnostics (19).
Peut-être ce dernier songe-t-il surtout il notre ignorance actuelle à l’égard de tels symptômes, quand il nous invite à considérer la démence précoce comme un groupement provisoire, sans unité spécifique. Mais certainement il renonce au principe même du groupement par l’évolution, quand il nous parle de démences précoces curables. Reconnaître l’existence d’une proportion notable de ces formes cliniques, c’est revenir purement et simplement à la classification symptomatique; c’est avouer notre incapacité, non seulement actuelle, mais future, de pronostiquer l’évolution démentielle d’une maladie mentale avant toute constalation du début même de la démence. [p. 509]
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Point n’était besoin, pour arriver à cette conclusion, de tant d’infructueux efforts. Il suffisait d’accorder à la notion de la pré disposition individuelle, l’importance que lui refuse Kraepelin tant qu’il s’agit de maladies considérées comme exogènes. Même en admettant avec lui, que les causes inconnues de la démence précoce se rapprochent des auto-intoxications, pourquoi veut-on que des canses de cet ordre aboutissent nécessairement à une déchéance définitive de l’intelligence ? N’y a-t-il point de degrés dans la gravité de la maladie, et n’est-il point paradoxal qu’une évolution fatale appartienne précisément à des formes où les lésions anatomiques sont discrètes et les symptômes généraux bénins ; alors que la guérison est presque la règle dans les formes infectieuses ou toxiques où l’atteinte corticale est bien plus profonde, et les désordres organiques bien plus graves ? La gravité spéciale des cas de démence précoce n’est-elle point sous la dépendance au moins partielle de cet élément capital trop négligé par Kraepelin ; l’état de résistance du terrain (20) ? On peut adopter pleinement les conclusions du Dr Dupré : « En résumé, la lecture attentive des observations montre, chez tous ces D. P. la diversité des moments étiologiques ; le polymorphisme clinique ; les variétés d’allure et d’évolution des accidents ; la fréquence et la longueur des rémissions ; la grande différence des terminaisons ; elle montre enfin l’incertitude du pronostic, tant de l’accès lui-même que de l’avenir de l’affection. Il en résulte que le meilleur critérium du pronostic se trouve dans l’examen psychique du malade. Cet examen permet d’apprécier l’état du niveau intellecluel et la résistance de la mentalité à travers tous les syndromes qui peuvent accidenter l’évolution de la psychose, sans assombrir réellement le pronostic. Tous ces syndromes en effet (catatonie, stupeur, excitation, etc.) sont en eux-mêmes épisodiques et curables et non fatalement spécifiques d’une affection démentielle (21). » [p. 510]
Par une sorte de compensation, la notion du terrain morbide, trop négligée tant qu’il s’agissait de psychoses exogènes, acquiert aux yeux de Kraepelin une importance peut-être trop exclusive lorsqu’il traite des psychoses indigènes ou constitutionnelles. On pourrait voir là un triomphe partiel des idées françaises sur la dégénérescence mentale, et il n’est pas douteux que le maître de Munich n’ail à ce sujet subi l’influence directe des psychiatres français. De fait, la dégénérescence mentale, à peine envisagée dans les premières éditions de la Psychiatrie, prend dans les der nières une extension de plus en plus grande.
Malheureusement, Kraepelin, pour des raisons doctrinales toutes spéciales, se montre assez embarrassé quand il s’agit d’utiliser cette acquisition nouvelle. Il répugne, semble-t-il, à admettre la dégé nérescence comme l’un des facteurs d’une combinaison pathogène dont l’autre facteur serait constitué par les influences extérieures. Une telle conception, en effet, rendrait presque impossible, en raison de l’extrême variété des combinaisons possibles, le groupement des cas individuels en espèces morbides.
En ce qui concerne les psychoses exogènes, nous avons vu que la difficulté était tournée par la prédominance écrasante du facteur extérieur sur le facteur individuel. La proportion sera renversée dans les psychoses de dégénérescence.
La question du rôle des influences extérieures ne se pose guère à propos des anomalies psychiques qui persistent toute la vie et réalisent ce que Kraepelin appelle les « personnalités morbides ». Elle ne peut par contre être éludée dans les cas où les troubles psychiques apparaissent après une période plus ou moins longue de santé, et surtout, dans ceux où ils se reproduisent par accès isolés et curables. Le type de ces psychoses de dégénérescence à début assez tardif et à marche chronique est le délir systéma tisé paranoïaque, celui des psychoses de dégénérescence périodiques, est la folie maniaque dépressive. En ce qui concerne la paranoïa, le point de vue de Kraepelin se défend assez aisément : il est certain que les événements extérieurs ne sont pas les causes réelles du délire, et qu’elles fournissent bien plutôt au malade l’occasion de développer ses tendances morbides. Il est même surprenant de [p. 511] voir avec quelle insuffisance est tentée l’analyse de ces tendances elles-mêmes, et de cette prédisposition particulière bien décrite sous le nom de constitution paranoïaque par d’autres auleurs. Ce que nous ignorons aussi, ce sont les raisons de l’immunité particulière de ces malades vis-à-vis d’une évolution démentielle. La même dégénérescence qui les prédispose au délire systématisé, ne pourrait-elle s’accompagner d’une fragilité relative de la synthèse mentale ? Nous retrouvons, on le voit, la question du pronostic de la démence, qui se confond ici avec celle du diagnostic entre les formes paranoïdes de la D. P. et la paranoïa légitime.
En ce qui concerne la folie M. D., toute une série de faits peuvent être invoqués en faveur du rôle capital joué par les causes extérieures. A côté d’accès d’excitation et de dépression survenus d’une façon inopinée, avec toutes les apparences de la spontanéité, il en est d’autres qui succèdent immédiatement à un événement d’une importance considérable, choc émotif, traumatisme ou perturbation organique profonde. Kraepelin ne nie pas ces faits, et on peut même remarquer avec M. le Pr Dupré, qu’il leur accorde une attention toute spéciale. Mais il réduit le rôle des agents extérieurs à celui de simples causes occasionnelles capables de déclencher un accès chez un prédisposé, mais impuissantes à le modifier ni dans son évolution, ni dans ses manifestations cliniques. Bon nombre de faits confirment cette conception. Par exemple, certains accès maniaques survenus chez telle ou telle femme à la suite de chaque grossesse ou de chaque accouchement, pourront être identiques à d’autres accès survenus spontanément chez une autre malade. Toutefois, il est déjà difficile de meUre exactement sur le même plan des sujets qui « »font » de l’excitation ou de la dépression sans aucune cause et qui parfois même en soient exempts dans les plus graves circonstances, et d’autres pour lesquels un véritable bouleversement organique est nécessaire pour déchaîner l’orage. D’autre part, parallèlement à l’immunité du paranoïaque pour la démence, Kraepelin semble admettre pour les malades atteints de folie M. D. un privilège analogue vis-à-vis des affections exogènes. Voici un exemple frappant. Chez une malade, Kraepelin fait une première fois, à la suite d’un accouchement, le diagnostic de « délire de collapsus » ; une deuxième fois, à la suite d’une phlébite, celui de confusion aiguë. Rien de plus vraisemblable que [p. 512] ces deux diagnostics. Mais la malade ayant eu quelques années après un accès maniaque typique Kraepelin les corrige rétrospectivement, et pose celui d’« états mixtes maniaques dépressifs ». L’accouchement et la phlébite, parfaitement capables de jouer chez toute autre malade le rôle de causes efficientes d’une psychose, semblent chez un prédisposé à la M. D., réduits au rôle de causes occasionnelles incapables d’influer sur la forme même des accidents (22).
Il est difficile d’écarter avec un parti pris plus évident la collaboration des influences exogènes et endogènes ; et pourtant, à elles seules, les périgrinations de la mélancolie d’involution qui, pour des raisons également vraisemblables, s’est trouvée rangée alternativement parmi les psychoses endogènes et exogènes, montrent que le fossé ne doit pas être infranchissable.
En accordant une importance insuffisante à ce fait que certains états analogues aux accès maniaques-dépressifs, exigent pour se produire une véritable perturbation organique ou morale, ou à tout le moins, une modification sérieuse des conditions de la vie sociale ou individuelle, Kraepelin s’est privé d’une notion qui lui eût été singulièrement utile pour éviter de réunir dans le même groupe morbide des cas vraiment disparates. La seule notion causale retenue pour expliquer les cas de psychoses périodiques réunis dans le cadre de la M. D. est celle de la prédisposition héréditaire, notion en elle-même imprécise, et incapable de servir de base à une subdivision des psychoses de dégénérescence en espèces distinctes. Comme pour la démence précoce, Kraepelin faute, de bases étiologiques insuffisantes, s’est rejeté sur la notion d’évolution, si bien que la réapparition périodique des accès sans terminaison démen tielle a pu lui paraître un caractère suffisant pour former un grou pe naturel. Et ici encore, la nécessité de rechercher les symptômes essentiels qui permettent de faire le diagnostic et le pronostic d’un cas particulier sans attendre la terminaison de la psychose actuelle, et l’impossibilité de découvrir de tels symptômes, ont substitué à la description d’une maladie nettement individualisée, celle d’un syndrome commun à des psychoses très diverses. Il est, en effet, impossible de considérer comme faisant vraiment partie d’une [p. 513] seule et même maladie l’amas héléroclile des cas réunis par Kraepelin sous le titre de psychose M. D. Après s’être laissé aller, sur la foi d’analogies évolutives et symptomatiques, à rattacher à la M. D. presque toutes les psychoses évoluant par accès et presque toutes celles où se manifestaient des oscillations de l’humeur, il semble bien que Kraepelin lui-même hésite aujourd’hui devant l’énorme extension de ce cadre nosologique.
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Dans un article récent, son élève Allzheimer reconnaît qu’au fond, tous les troubles rattachés à la M. D., finissent par n’avoir plus qu’un seul caractère vraiment commun à tous : la curabilité qui n’est même pas un symptôme. (23).
Ce qu’il réclame, c’est l’élimination de tous les faits disparates, basée sur la prise en considération des influences extérieures comme causes efficientes, et non plus seulement occasionnelles, d’un grand nombre de cas ; c’est d’autre part l’analyse de la notion de dégénérescence et la reconnaissance d’une série d’espèces de psychoses endogènes. Nous trouvons ici accentué jusqu’à l’extrême limite l’un des principes directeurs de la psychiatrie de Kraepelin : celui de l’individualité des maladies mentales, basée sur la spécificité des causes, des lésions organiques et des symptômes essentiels. Mais ce n’est là, nous l’avons vu, que l’un des points de vue auquel se place l’aliéniste de Munich. Si l’application rigoureuse du principe semble ressortir des chapitres consacrés à la méthodologie et à la pathologie générale, nous avons vu, dans la partie clinique, se substituer des procédés de groupement foncièrement différents et même conlradictoires, et ce n’est pas seulement en raison de notre ignorance provisoire que des groupements basés sur des analogies [p. 514] symptomatiques se juxtaposent dans une même classification à des groupements étiologiques. Nous avons eu l’occasion de faire cette remarque à l’occasion de la démence précoce. Elle s’impose encore d avantage à la lecture des derniers chapitres de la Pyschiatrie. Nulle part plus que dans ces dernières pages on ne sent chimérique la constitution d’une nosographie psychiatrique basée sur la reconnaissance d’espèces morbides rigoureusement individualisées. On voit Kraepelin admettre sans difficulté la parenté de troubles en apparence foncièrement différents (obsessions et troubles de l’humeur par exemple), la combinaison possible et même fréquente des diverses anomalies constitutionnelles en proportions variées. Bien plus il y reconnaît la communauté d’origine entre les diverses formes de la dégénérescence et les diverses formes d’arrêt de développement psychique; concession grave, car par là les psychoses de dégénérescence s’apparentent non seulement avec la débilité, l’imbécillité, l’idiotie congénitales, mais même avec des processus de régression qui ne sont point sans analogie avec la démence précoce et se rattachent même à celle-ci par l’intermédiaire des démences précocissimes.
Cette combinaison possible de multiples influences nocives aboutissant à des associations cliniques d’une prodigieuse complexité, admise sans réserve par Kraepelin alors qu’il s’agit de la formation même de l’individu, dans la période qui commence quelques mois avant la naissance et se prolonge plusieurs années après celle-ci, est également réalisée chez le malade adulte. C’est ce fait dont Kraepelin s’est efforcé d’atténuer l’importance parce qu’il avait en vue la constitution d’une nosographie psychiatrique permettant de comprendre le cas particulier par la connaissance de l’espèce morbide à laquelle il appartient. Mais c’est un fait qu’on ne peut négliger impunément ; et qui permet de comprendre la vanité des pronostics de groupe. Comme le disait M. le Pr Dupré dans le passage cité plus haut : c’est l’examen de l’individu lui-même qui doit nous renseigner sur son état et diriger notre pronoslic. Nous n’apprenons rien de nouveau sur lui quand nous réussissons à lui assigner une place dans une classification, parce qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister de classification naturelle au sens où l’entend Kraepelin.
LOUIS BARAT.
Notes
(1) Paris, 1907. Vigot.
(2) Psychiatrie, 8° édit. Introduction.
(3) Voir en particulier pour le détail de ces épreuves l’article de Weygandt : Die Forschungsrichtung der« Psychologischen Arbeiten », Centralblatt fur Nervenheilkunde und Psfchiatlrie, n° 1.
(4) Aschaffenburg, Recherches expérimentales sur les associations, P.-A., vol. Il, p. 74.
(5) Riss publie les résultats d’une série d’épreuves chez 8 hébéphréniques, 6 paralytiques généraux et 5 normaux fournissant les points de comparaison. Reiss, Recherches psychologiques élémentaires chez des normaux et des aliénés. Kron et Kraepelin avaient d’ailleurs, dans leurs recherches sur la mesure de la perception (II, 203) rapporté les chiffres correspondant à l’examen de 3 malades, un dipsomane, un paranoïaque, un alcoolique chronique. —Schneider (III, 458·481) étudie les déments séniles. L’article d’Aschaffenburg sur les Associations dans l’épuisement (Il, 74) apporte des documents précieux pour l’étude des psychoses dites d’épuisement ; il est bientôt complété par les très importantes Études expérimentales sur les associations et la fuite des idées(IV, 235-273), qui fait connaitre surtout les processus associatifs chez les maniaques. Les processus psychomoteurs, les émotions chez les aliénés sont étudiées à leur tour.
(6) Psychiatrie, 7 édit. p. 5. (Introduction).
(7) Toute une série de travaux, orientés surtout par les recherches de Hitzig et de Nissl ont été dirigés en Allemagne vers la détermination des lésions intra cellulaires au cours de diverses maladies, et dans l’école même de Kraepelin. Allzheirner s’est attaché avec un zèle tout particulier à ce genre d’études anatomo-pathologiques. Les altérations spéciales des neurofibrilles, du protoplasma, du noyau, des enclaves, les réactions du tissu névroglique, ont paru susceptibles de fournir des éléments suffisants à différencier les divers processus morbides.
(8) Psychiatrie, vol. II, p. 5.
(9) Les tableaux cliniques de la presbyophrénie et de la psychose alcoolique de Korsakoff, donnés en exemple par Wernicke, ne sembleraient aujourd’hui à personne conformes à la réalité, et quant à une identité des processus morbides eux-mêmes, il n’y a pas à y penser en raison des différences dans le développement, l’évolution et la terminaison. (Psychiatrie, vol. II, p. 5.)
(10) Cf. vol. II, p. 11.
(11) Psychiatrie, II, p. 15.
(12) Nous préférons ce terme à celui d’endogène, qui est ambigu : le crétinisme est endogène, et cependant ne dérive pas d’une prédisposition morbide congénitale, et il en est sans doute de même, aux yeux de K., pour l’épilepsie et la D. P.
(13) Nous résumons ici la classification exposée dans la 8e édition. Dans les éditions précédentes on trouvait une simple énumération de groupes morbides sans essai de systématisation très net. A l’un des pôles se trouvaient les psychoses purement exogènes, à l’autre, les psychoses purement constitutionnelles ; au centre, la série des maladies dues à ces deux ordres d’influences. Ces groupes du centre s’appauvrissent pour disparaître presque dans la 8eédition.
(14) Le tableau par lequel Binet et Simon, Année psychol., 1911, p. 370, résument la classification de Kraepelin (1910), n’est pas en rapport avec le texte de cet auteur. Le groupe des psychoses de cause obscure ne comprend certainement ni la folie M. D., ni la paranoïa, qui sont explicitement rattachées aux psychoses de dégénérescence (18). Et comme, quelques lignes plus loin, les éléments les plus importants de ce groupe, la démence précoce et l’épilepsie, sont explicitement l’approchés des troubles dus aux maladies des échanges, il ne reste plus guère, comme véritables intermédiaires entre les maladies relevant de la constitution originelle ct celles dues à toute autre cause, que l’hystérie et les troubles mentaux dits psychogènes, dans lesquels les causes extérieures n’agissent que par l’intermédiaire des représentations et émotions qu’elles suscitent. Ainsi se retrouvent les grandes lignes de la division dichotomique idéale vers laquelle tend tout le système de Kraepelin.
(15) Si deux alcooliques réagissent de façon différente, c’est qu’ils ont bu des alcools différents, en quantités différentes, durant des temps différents, et que surtout des lésions rénales ou hépatiques différentes sont venues ajouter leur influence à l’action directe du toxique sur les centres nerveux.
(16) Ce groupe, qui correspond à l’Amentia de Meynert, possède aux yeux de nombreux auteurs français (Séglas, Chaslin, Régis, etc.), une importance très supérieure à celle que lui accorde Kraepelin. Il renferme les confusions mentales aiguës, subaiguës et chroniques.
(17) Il est surprenant de voir avec quelle légèreté sont traitées les questions d’étiologie par un auteur qui prétend fonder sa classification sur des notions de cet ordre. Le cas de la démence précoce n’est pas isolé. L’épilepsie qui, dans la 8e édition, la rejoint dans le groupe des maladies des échanges avait jadis côtoyé la folie maniaque dépressive et la paranoïa dans celui des psychoses constitutionnelles. Elle forme d’ailleurs, aux yeux de Kraepelin, un trait d’union entre ces deux groupes et un troisième, celui des psychoses par lésion organique du cerveau. Cependant, la mélancolie d’involution qui dans la 6eédition faisait partie de la folie maniaque dépressive (psychose fonctionnelle) passe dans le groupe des psychoses organiques d’involution (7e éd.), et revient enfin à sa première place (8e éd.).
(18) Allgemeine Zeitschrift f.Psychiatrie, juin 1912.
(19) Autant qu’on peut en juger, il s’agit dans la majorité des cas, de maladesconsidérés comme déments précoces, et reconnus ultérieurement comme atteints de psychose maniaque dépressive ; ce qui, abstraction faite de toute classification théorique, revient à dire que des malades considérés d’abord comme incurables et voués à la démence ont été revus guéris quelques années plus tard.
(20) Ce n’est point que Kraepelin ignore cette notion. Il la développe même longuement dans ses chapitres de pathologie générale ; mais il n’en fait guère usage dès qu’il aborde la partie clinique. Pen d’auteurs, en effet, sont plus indifférents aux contradictions de leurs opinions successives, et oublient plus volontiers de mettre en pratique les sages préceptes édictés par eux-mêmes.
(21) Préface à l’Introduction à la Psychiatrie clinique, de Kraepelin, trad.Devaux et Merklen.
(22) Psychiatrie, vol. II, p. 210.
(23) On a vu, dit-il en substance, réunir à la M. D. des accès à teinte paranoïde, des cas mixtes, etc. De la cyclothymie, on a rapproché certaines gastrites nerveuses, à titre d’équivalent de l’accès. On a décrit la manie chronique, et montré le fond maniaco-dépressif de certains cas rattachés à la paranoïa et à la folie querellante. On a vu des maniaques aboutir à un état terminal d’affaiblissement spécial. Les particularités évolutives elles-mêmes, regardées d’abord comme essentielles : le retour des accès, la curabilité de chacun d’eux, l’absence de déficit intellectuel cessent donc d’être caractéristiques ; —on rattaché à la M. D. des faits qui sont à peine du domaine de la folie, et des états dans lesquels ont pu être produits d’immortels chefs-d’œuvre, à côté de démences et de folies furieuses. Alzheimer, Zeitschrift fur die Gesammte Neurologie und Psychiatrie ,22 mars 1912.
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