Pierre François Adrien Rouby. L’hystérie de sainte Thérèse. Paris, Aux bureaux du Progrès Médical et Félix Alcan, 1902. 1 vol. in-8°, 42 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque diabolique – Collection Bourneville ».
Pierre François Adrien Rouby est né le 4 mars 1841 et décédé le 2 septembre 1920. Docteur en médecine. – Directeur d’une maison de santé à Dôle, puis en Algérie où il s’installa vers 1893. Il y resta jusqu’à sa mort en 1920.
Nous ne lui connaissons que peu de publications :
— L’hystérie de Bernadette, de Lourdes. Article parut dans la « Revue de l’Hypnotisme et de psychologie physiologique. », (Paris), 1905-1906, vingtième année, 1905, pp. 11-17, 46-53, 78-83, 108-115, 142-146. [en ligne sur notre site]
— Contribution à l’étude de l’hystérie : de l’apoplexie hystérique dans la syphilis. Paris, Imprimerie des Écoles Henri Jouve, 1889.
— La possédée de Grèzes. Extrait de la « Revue – ancienne Revue des Revues », (Paris), 1902, pp. 437-450. [en ligne sur notre site]
— Vérification des Miracles. La Salette. La Possédée de Grèzes. Alger, Imprimerie typographie & lithographie S. Léon, 1903. 1 vol. 1 frontispice.
— Le Livre de vérité. Paris, E. Nourry, 1911.
— La Folie d’Abraham. Paris, E. Nourry, 1911.
— La vérité sur Marie Alacoque : fondatrice du Sacré-Cœur. Paris, E. Nourry, 1918.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, ainsi que la ponctuation, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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L’HYSTÉRIE DE SAINTE THÉRÈSE
Mon BUT. — Ce travail n’est pas seulement une étude sur un point d’aliénation mentale ; sous sa forme scientifique, il éclaire un chapitre important de l’histoire ecclésiastique. De même que l’hystérie avait joué un très grand rôle pendant le Moyen Âge avec les sorciers et les possédés du démon, de même l’hystérie, pendant la Renaissance et les siècles suivants, continua de régner en maîtresse dans la vie religieuse de l’Europe. Les saints et les saintes, les bienheureux et les bienheureuses, presque tous les canonisés d’alors furent, on peut le dire, des hystériques méconnus.
Ce sont les découvertes des symptômes de cette maladie, découvertes qui datent d’un demi-siècle à peine, qui permettent aujourd’hui de déchiffrer beaucoup de points obscurs de l’histoire religieuse. Vous connaissez ces grilles et ces clefs qui, placées sur des dépêches chiffrées, permettent de les lire et de les comprendre ? De même, en superposant les symptômes hystériques sur les faits miraculeux, on en reconnaît l’identité parfaite.
La connaissance exacte des symptômes de l’hystérie doit donc amener la révision de l’histoire des Religions, et c’est par là que ce travail peut avoir une importance particulière.
Pasteur, par la découverte des microbes et des ferments, a fait une révolution telle, que les livres de médecine écrits avant lui ne peuvent plus servir à l’instruction des nouvelles [p. 2] couches de savants ; les volumes coûteux achetés par le père ne sont plus utilisés par le fils, étudiant à son tour ; les nouveaux livres ont relégué, au fond des armoires, des milliers de volumes devenus inutiles. Brusquement un fait nouveau s’est produit, et devant ce fait, il a fallu nous incliner : la vérité fait toujours loi.
Or, un fait nouveau s’est produit aussi en aliénation : la découverte de l’hystérie ; devant ce fait d’une importance immense doivent s’incliner tous les hommes ayant assez de science pour savoir, ayant assez d’intelligence pour comprendre, ayant assez de raison pour discerner le vrai du faux, fussent-ils, ces hommes, élevés dans les principes les plus étroits de la doctrine des Églises. La vérité doit faire loi, pour eux comme pour nous.
Aujourd’hui tenant haut et ferme le flambeau que d’autres avant moi ont allumé, je vais essayer de montrer, à l’aide de cette lumière savante, que des faits réputés miraculeux ne sont autre chose que des faits maladifs, et que la canonisation de sainte Thérèse ne fut autre chose que la canonisation de l’ Hystèric.
LA VIE DE SAINTE THÉRÈSE. — Parmi les plus célèbres illuminées à qui l’hystérie méconnue, donna, sous sa lueur factice, un grand éclat religieux, il faut citer en première ligne sainte Thérèse : c’est elle la plus illustre, la plus complète, la plus favorisée en apparitions et en miracles ! c’est elle, pour ainsi dire, le modèle qu’ont plus tard imité les sœurs Clément, les saintes Catherine, les Marie Alacoque et toute une procession de saints et de saintes qui sortiraient, si on voulait les évoquer, des gros volumes des Bollandistes. C’est peut-être aussi, au point de vue de l’hystérie, celle qui présente la forme la plus classique, la plus clinique pour parler en médecin, celle dont les accidents nerveux se succèdent dans l’ordre le plus régulier. On croirait, en lisant son autobiographie, avoir sous les yeux l’observation d’une de ces malades qui peuplent nos asiles d’aliénés, à cette différence que ce que nous appelons symptômes plus ou [p. 3] moins graves de la maladie, elle le nomme états plus ou moins grands de la grâce ou Communion plus ou moins complète avec Jésus-Christ. Disons de plus que ses écrits, même à travers la traduction, forcent parfois notre admiration par la beauté du style, par la splendeur des images et par la profondeur des concepts. Avec sainte Thérèse nous n’avons plus affaire à une hystérique de bas étage, aux conceptions imaginatives grossières, nous avons affaire à une très grande dame, à éducation soignée, à instruction étendue, sachant exprimer en un style admirable ses impressions maladives.
Née en 1515, à Avila , en Vieille-Castille, de parents de haute noblesse, Thérèse de Cépèda fut élevée dans les principes d’une ardente piété ; elle perdit sa mère lorsqu’elle était enfant.
« Ma mère, écrit-elle, était très vertueuse ; elle avait une grande modestie, et quoiqu’elle fût très belle, jamais on ne la vit se prévaloir de sa beauté ; elle fut longtemps sujette a de grandes infirmités qui la firent beaucoup souffrir ; elle mourut à trente-trois ans. »
Notons cet état maladif et cette mort prématurée : si Thérèse est faible et si l’hystérie se développe très vite chez elle, c’est que le terrain est préparé d’avance et qu’elle hérite de cette mère une constitution délicate et peu résistante au mal.
SON ENFANCE ROMANESQUE. — Dès le plus jeune âge, Thérèse manifesta un esprit romanesque ; avec cet ascendant bizarre qu’ont les petites filles nerveuses sur les petits garçons, à l’âge de huit ans, elle décida un de ses compagnons à partir avec elle du côté de l’Andalousie et de l’Afrique pour subir le martyre chez les Maures. Reconduits à la maison par un oncle qui les rencontra en chemin, ils résolurent de se faire ermites, et pour cela construisirent au fond du jardin paternel une grotte en pierres ; là ils commencèrent une vie de prières et de privations ; il fallut [p. 4] quelques punitions pour leur enlever ce goût prématuré des macérations et les l’amener aux jeux de l’enfance.
SON ENTRÉE AU COUVENT. — À l’âge de douze ans, Thérèse n’ayant plus sa mère pour la surveiller se mit à fréquenter des jeunes gens ; elle se plaisait tellement en leur compagnie que son père, le comte de Cépèda, se vit obligé de la mettre au couvent de l’Incarnation d’Avila ; mais dans ce monastère on était très mondain et le parloir était le salon du monde élégant ; là, les seigneurs galants et pieux de la ville, ceux de Vieille-Castille et autres provinces d’Espagne, venaient charmer l’esprit et amollir le cœur des religieuses affamées de savoir et de tendresse. Sainte Thérèse y prenait un plaisir extrême ; elle éprouvait une jouissance singulière à côtoyer cet abîme où chaque jour elle se voyait prête à tomber ; la seule crainte de Dieu, nous dit-elle, la retînt et l’empêcha de commettre le péché mortel. Un jour, sous l’influence d’une hallucination, elle rompit brusquement avec ses amitiés mondaines et Dieu seul resta l’objet de son amour. Nous dirons bientôt les ardeurs mystiques, les illusions sacrées, les hallucinations divines qui lui firent tenir Jésus pour son seul amant.
SES DIRECTEURS. — De même que nos névrosés modernes changent souvent de médecins, cherchant partout remède à leurs maux imaginaires, ainsi Thérèse changea souvent de directeur spirituel : « Je n’avais pas trouvé encore de confesseur qui me comprît dit-elle, je fus même vingt ans à en chercher un inutilement ».
Comment un confesseur aurait-il pu savoir ce que seul pouvait démêler un médecin ; son corps était malade, son âme ne l’était pas. Elle conserva pourtant, non comme confesseur mais comme directeur, François de Salcedo avec qui elle fut toujours liée d’une sainte amitié ; le portrait qu’elle en fait dans ses Mémoires montre combien elle avait de goût pour lui. François de Salcedo fut très utile à sœur Thérèse dans ses fondations et l’accompagna dans la plupart. Elle ne l’appelle que le saint gentilhomme ; comme, tout marié qu’il était, il avait suivi pendant vingt ans les écoles de théologie des Dominicains ; il était le conseiller intime de sœur Thérèse à qui il faisait des visites régulières. Ordonné prêtre après la mort de sa femme, il entra comme chapelain au couvent de Saint-Joseph d’Avila dont Thérèse était la supérieure.
Elle eut aussi longtemps comme confesseur et directeur le père Pradanos de la Compagnie de Jésus. En 1557 le célèbre jésuite François de Borgia, à son retour du couvent de Saint- Just dans l’Estramadure, où il avait visité le vieil empereur Charles-Quint, s’arrêta au couvent d’Avila. Si Thérèse n’eut avec lui que deux entretiens sur les grâces ordinaires dont Dieu la favorisait, elle continua de lui écrire de longues et fréquentes lettres, qui, très goûtées, furent imprimées plus tard. Mais dans l’état de trouble et d’angoisse morale où la maladie la plongeait, Thérèse ne trouvait pas toujours le calme et la guérison qu’elle cherchait, malgré les consultations des plus célèbres directeurs de conscience de l’Espagne
LES ANNÉES DE MALADIE. — Pendant vingt-cinq années, sœur Thérèse fut en proie au démon de l’hystérie : pour raconter les évènements de cette période, il faut décrire les symptômes de son mal ; ce sont les paroles mystiques entendues, ce sont les spectacles extraordinaires vus, ce sont les sensations amoureuses éprouvées, qui forment la trame de cette existence tout à la fois religieuse et maladive ; elle nous en fera le récit plus tard, lorsque, la période active de l’affection ayant disparu, laissera l’esprit en repos et permettra d’autres préoccupations que celles de son mal.
Quelquefois Thérèse comprendra le non réel de ses visions et de ses voix ; parfois elle les attribuera au malin esprit ; quelquefois elle se demandera si sa raison n’est pas égarée. « Prenez pour vous seul les choses où vous verrez que je sors des limites de la raison », dit-elle à son confesseur [p. 6] « car je ne crois pas que ce soit moi qui parle depuis ce matin ».
Cela dura jusqu’au retour d’âge, époque où le calme renaît peu à peu, calme relatif, si 1’on veut, car de sourdes hallucinations et quelques symptômes nerveux persistent encore ; mais enfin c’est le repos ; elle y arrive comme dans une oasis, bien qu’elle entende encore au loin les grands vents du désert siffler à travers les dunes désolées, bien qu’elle sente parfois les tourbillons de sable, que le simoun apporte jusque dans sa retraite. Alors seulement elle commence son œuvre, c’est-à-dire la rénovation de l’ordre des carmélites hommes et femmes, dont elle passe pour la fondatrice ; alors seulement elle écrit ses ouvrages de sainteté qui lui ont mérité le surnom de Docteur en théologie ; alors seulement elle commence de mémoire, sur la demande de ses directeurs, son autobiographie qui nous la peint si bien et qui montre avec tant de précision pour les chrétiens tous les degrés de sa sainteté et pour les médecins toutes les étapes de sa maladie.
SES ŒUVRES LITTÉRAIRES. — Les ouvrages de sainte Thérèse sont au nombre de cinq :
1° Une relation de sa vie où nous avons puisé pour la confection de ce travail ; 1562 (Relacion de su vida) ;
2° le chemin de la Perfection (el Camino de la Perfectione) livre de morale chrétienne écrit pour renseignement de ses religieuses ;
3° Le livre des fondations, qui est l’histoire des monastères fondés ou réformés par elle (El Libro de los fondaciones y los moradas) ;
4° Le château intérieur (El Castillo iniérior), ouvrage mystique où la sainte amenant une âme aux portes d’un château fort, la conduit d’enceintes en enceintes jusqu’au septième séjour, palais de Jésus-Christ ;
5° Enfin les Pensées d’amour de Dieu (los Conceptos de Amor de Dios), espèce de glose sur le livre des cantiques de Salomon. [p. 7]
À ces écrits dont les quatre premiers parurent de son vivant, il faut ajouter ses lettres (Las Cartas) qui furent recueillies après sa mort ; la plupart contiennent des leçons évangéliques ou des discussions doctrinales formant ainsi autant de petits traités de théologie. Thérèse fit aussi quelques poésies ; son sonnet (1) au Christ crucifié est resté célèbre en Espagne ; mal traduit en vers français par Sainte Beuve, Firmin-Didot et d’autres poètes, il ne peut être bien goûté que dans le texte espagnol.
Elle y exprime admirablement son immense ardeur pour Dieu, son amour plus fort que le ciel et l’enfer, amour qui la laisse indifférente à toutes choses, amour sans lequel elle ne peut vivre.
Ce qui gâte pour nous ses écrits, c’est qu’ils sont trop remplis par des opinions théologiques et par des considérations dogmatiques qui en rendent parfois la lecture pénible ; c’est alors trop le docteur en théologie et pas assez la femme de lettres qui tient la plume.
Au XVIe siècle déjà, il y avait une foule d’impitoyables ergoteurs qui faisaient asseoir le syllogisme dans les chaires des écoles et, quoique femme et nonne, Thérèse fut de son [p. 8] temps et se posa parfois en savante, mais dans l’aridité de ses livres se rencontrent toujours d’ingénieuses comparaisons et sur leur didactisme ennuyeux s’étalent des formes agréables.
SES LIVRES PREUVES DE SA MALADIE. — C’est pourtant dans ces livres que nous avons trouvé et puisé les preuves d’hystérie dont ils fourmillent et nous font regarder Thérèse comme atteinte de mal hystérique. Bien que dans ses narrations elle ne nous donne pas toujours la description complète des symptômes qu’un aliéniste aurait pu saisir, bien qu’elle néglige souvent de nous en décrire quelques-uns pour laisser la place aux faits d’ordre psychique, notre diagnostic sera suffisamment éclairé par ses récits ; de plus, en lisant entre les lignes, chose facile avec elle, nous pourrons trouver le supplément d’informations que nous cherchons.
SES SENTIMENTS. — Comme femme, elle eut de grandes passions : son cœur aimant alla de bonne heure vers les hommes et elle y revenait sans cesse, lorsque ses vœux monastiques finirent par tourner son amour tendre et ardent vers Jésus qu’elle adora et dont elle prit désormais le nom « Thérèse de Jésus » sous prétexte qu’elle était son épouse spirituelle ; elle continua pourtant à conserver des pensées affectueuses pour toutes les créatures humaines, plaignant les pécheurs et parfois même le diable après l’avoir maudit ; elle eut à l’égard de ce dernier un mot touchant : « Le malheureux ne sait pas aimer ! »
LA VIEILLESSE. — Puis la vieillesse vient, amenant l’apaisement de la maladie ; dans le prologue du Château intérieur, une de ses œuvres, Thérèse décrit ainsi son état physique et moral tel qu’il était le jour de la Trinité de l’année 1577, dans le monastère de Tolède dont elle était la supérieure : elle avait alors cinquante-deux ans ; elle éprouvait, dit-elle, une grande difficulté d’écrire, et il lui semblait que le Seigneur ne lui donnerait ni l’esprit ni la volonté pour [p. mener à bien cet ouvrage. Si pourtant le livre était profitable à quelques âmes, il fallait en rapporter la gloire à Dieu seul ; comme les oiseaux, à qui on apprend à parler et qui ne savent que ce qu’on leur enseigne ou ce qu’ils entendent, ainsi sainte Thérèse répète ce que le Seigneur veut bien lui dicter. Comme santé physique elle éprouvait un tel bruît dans la tête et une telle faiblesse dans le corps qu’à peine pouvait-elle écrire pour des affaires pressées ; elle luttait péniblement contre des maladies incessantes, et elle était saris force pour vaquer à ses occupations variées. Ne croirait-on pas entendre ces nerveuses qui semblent accablées et prêtes à mourir, et qui se réveillent sans cesse pour accomplir de dures besognes que leur état languissant ne semble pas devoir permettre ? Il suffit qu’une nécessité matérielle, qu’un plaisir désiré leur donne le coup de fouet de l’émotion pour que leurs muscles deviennent d’acier et accomplissent des choses surprenantes ; on trouvera souvent chez les hystériques ces états de langueur et de fausse faiblesse accompagnés de douleurs aussi nombreuses qu’il y a de rameaux de nerfs dans le corps humain ; toujours prêts à mourir, ils vivent de longues années.
C’est ainsi quc se passera la fin de la vie de sainte Thérèse, mêlant sa faiblesse à son activité, sa santé vraie à ses maladies imaginaires, entreprenant la réforme de nombreux couvents, et menant à bien toutes choses ; croyant défaillir à chaque instant en étant toujours debout. Sainte Thérèse, à la fin de sa vie, vint habiter un couvent qu’elle avait fondé, celui d’Alba de Tormès, près Salamanque. Peut-être avait-elle choisi cette dernière résidence pour vivre auprès du terrible duc d’Albe, don Fernando de Toledo, qui, pendant les huit années de sa disgrâce, avait dû se retirer dans son palais ducal, dont les hautes tours crénelées dominent encore le couvent. C’est là que sainte Thérèse mourut en 1582 à l’âge de 67 ans ; c’est là que se trouve son tombeau élevé au siècle dernier et peu remarquable au point de vue de l’art [p. 10].
L’HYSTÉRIE. — Nous connaissons maintenant le sujet, c’est-à-dire l’état physique et moral de Thèrèse ; voyons ce que l’hystérie va produire dans ce corps débile et dans cette intelligence supérieure.
CAUSES DE LA MALADIE. — Je lis quelque part, dans sa vie, que Thérèse fut atteinte dans sa jeunesse d’une fièvre double quarte dont elle put difficilement se débarrasser ; les accès très violents étaient précédés de frissons et accompagnés de grandes douleurs généralisées, c’est à ces fièvres qu’elle attribuait ses défaillances ; il est possible que cette fièvre soit la cause intoxicante de la maladie dans ce corps débilité au dernier point. En effet, dès son enfance, son goût exagéré pour le jeûne et les macérations, plus tard les mauvaises conditions hygiéniques du couvent, enfin l’hérédité maternelle dont nous avons déjà parlé au début, avaient produit chez elle une faiblesse de constitution qui devait être grande, lorsqu’éclata la crise première, début de la maladie.
DE LA PÉRIODE AIGUË. — L’hystérie, avant de devenir chronique, est le plus souvent précédée d’une période dite aiguë, qu’on pourrait plus exactement désigner sous le nom de période du lit, car, pour des raisons variées, les unes vraies, les autres fausses, les sujets alors prétendent être incapables soit de marcher, soit même de se tenir debout ; ils subissent dans cette position couchée divers symptômes d’hystérie, mais surtout des attaques convulsives et des paralysies diverses, cela dure plus ou moins longtemps, parfois des semaines, parfois des mois, parfois des années : l’amaigrissement devient tel qu’ils n’ont plus que la peau sur les os. Or malgré tout, il faut qu’on le sache bien, un tel malade peut toujours être guéri en quelques jours, en quelques heures, en quelques minutes.
FORMATION DES MIRACLES HYSTÉRIQUES. — Il est très important d’en parler, car c’est cet état dont il s’agit dans la plupart des grands miracles de Lourdes, de Paray-Le-Monial et de 1a Salette : à certains moments, le mal [p. 11] paraît si grand, la mort parait si imminente que si la cure dite miraculeuse a lieu, elle fait grand bruit et emporte la conviction des témoins, même de ceux qui n’ ayant pas la foi commencent à croire. Des médecins alors donnent, avec la plus entière bonne foi d’une part, mais aussi avec la plus grande légèreté, de l’autre, des certificats et des attestations, qu’il n’eussent pas signés, s’ils eussent été plus instruits des choses de l’hystérie .
Le plus souvent la maladie est moins grave : ce ne sont alors que des symptômes simples, comme par exemple, une anorexie, une contracture, ou bien une paralysie qui sont présentés à la Vierge miraculeuse par le pèlerin hystérique réclamant un miracle. Mais dans tous les cas graves ou non, c’est toujours la même cause, l’hystérie, et c’est toujours le même mécanisme, la suggestion religieuse, qui sont en jeu ; c’est toujours la névrose guérie par une émotion forte. Lorsque cette émotion est religieuse, la guérison s’appelle miracle.
PÉRIODE AIGUË DE SAlNTE THÉRÈSE. — Thérèse eut cette période de maladie ; elle garda le lit durant trois années. L’affection, qui avait été précédée soit à la maison paternelle, soit au couvent, de fréquentes défaillances ou syncopes, se montre sous forme de :
1° Boule hystérique : Thérèse nous dit, à ce sujet, que quelque chose lui montait des parties basses jusqu’au cou, produisant l’étranglement malgré qu’elle essayât, avec ses doigts crispés, de l’arracher ; qu’elle ne pouvait pas alors avaler une goutte d’eau, ni même respirer.
2° L’angine de poitrine, se traduisant par une douleur atroce, angoissante, située dans la région précordiale : « Mon mal de cœur était si cruel, nous dit-elle, qu’il semblait qu’on me déchirât avec des dents aiguës ; on me croyait attaquée de rage. »
3° L’anorexie hystérique, pendant laquelle les malades, généralement des jeunes filles, arrivent à un état de maigreur extraordinaire et ne sont plus que des squelettes [p. 12] vivants : « Comme je ne pouvais rien prendre de solide à cause de mon extrême dégoût pour toute sorte de nourriture, j’avais si peu de force et mon corps était dans un état tel que mes nerfs commencèrent à se retirer avec des douleurs insupportables qui me tenaient depuis les pieds jusqu’à la tête, et bientôt je fus en état de mort ».
4° Des contractures dont elle vient de nous parler ; elle nous dira ailleurs : « Tous mes nerfs s’étant retirés, mon corps était comme un peloton, je ne pouvais en remuer aucune partie non plus que si j’étais morte ».
5° Des paralysies hystériques : À un moment, Thérèse a tout le corps paralysé : « Il n’y avait qu’un seul doigt de la main droite que je puisse faire agir. Je ne pouvais m’aider à rien qu’avec le secours des autres, encore on ne savait pas où me prendre ».
6° Des anesthésies et des hyperesthésies. Des anesthésies, elle en avait certainement, mais elle ne pouvait s’en rendre compte elle-même ; des hyperesthésies, au contraire, elle en parlera fort souvent : « Mon corps était si douloureux que je ne me laissais qu’avec peine toucher ; j’éprouvais des douleurs excessives qui me tenaient des pieds jusqu’à la tête ».
7° Les crises convulsives, durant lesquelles, nous dit-elle, elle se déchirait la langue : parfois les attaques étaient si fortes qu’elles semblaient épileptiques.
8° Le sommeil hypnotique : Enfin sainte Thérèse eut aussi pendant cette période, un sommeil hypnotique de quelques jours dont nous parlerons longuement tout à l’heure.
Tels sont les principaux symptômes d’hystérie dont Thérèse fut le jouet pendant trois années consécutives et qui lui firent garder le lit pendant cette longue période de temps.
Un jour pourtant, pendant cette période de lit, Thérèse se trouva guérie subitement durant quelques heures : elle avait été transportée à Bécédes, une campagne de son père, pour changer de climat ; mais le mal ne faisait qu’empirer ; Thérèse avait un grand désir de quitter Bécèdes où elle [p. 13] s’ennuyait, pour rentrer dans la ville. Le dimanche des Rameaux (1536) elle se déclara guérie, se leva subitement et revint au couvent de l’Incarnation sans souffrir du voyage. Ces guérisons subites chez des hystériques, obtenues sous l’influence d’une secousse morale quelconque, ont fait croire souvent à des miracles qui n’existaient pas. Le lendemain Thérèse se remit au lit, devenue de nouveau complètement incapable de se lever. « Je restai dans cet état jusqu’au dimanche des Rameaux de l’année suivante : j’étais dans une extrême faiblesse, je n’avais plus que la peau sur les os ; quand j’allai mieux, je commençai à marcher à quatre pattes, mais je restai longtemps impotente, et ce ne fut qu’après trois années de maladie, que je fus à peu près guérie ».
SOMMEIL HYPNOTIQUE DE THÉRÈSE. — C’est pendant cette période de lit qu’elle eut dans la maison de son père, à Avila, une crise de sommeil hypnotique ; voici comment elle raconte le fait : « Je ne pouvais ni jour ni nuit prendre de repos, et outre cela j’étais en proie à une profonde tristesse, avec des douleurs excessives qui me tenaient depuis les pieds jusqu’à la tête ». Comme, à un moment où elle se croyait plus malade, son père, pour lui enlever 1’inquiétude de la mort, s’opposa à la confession et à la communion, malgré le grand désir qu’elle en avait, cette contrariété amena subitement un sommeil simulant la mort : « La même nuit je tombais dans un évanouissement qui me tint privée de sentiments pendant près de quatre jours : on m’administra le sacrement d’extrême-onction ; on croyait à toute heure, ou plutôt à chaque instant que j’allais mourir, et on ne faisait plus rien que de réciter auprès de moi le Symbole des apôtres, comme si je l’ eusse entendu. Quelquefois on me tenait pour morte, et lorsque je revins à moi, je trouvai sur mes paupières un peu de cire d’une bougie qu’on avait apportée pour mieux juger mon état ». Enfin, ne trouvant plus aucun signe de vie dans Thérèse, on fut si persuadé de son décès, qu’au couvent de l’Incarnation on ouvrit une fosse pour l’enterrer ; des religieuses vinrent à la maison [p. 14] d’Alphonse de Cèpèda, son père, pour assister au convoi de sa fille, et dans un autre couvent on dit pour elle la messe des morts.
OBSERVATIONS DE SOMMEIL HYSTÉRIQUE. — Cet état de mort apparente chez des personnes hystériques n’est pas rare, et il m’a été donné plusieurs fois d’en être témoin ; mais de plus, j’ai constaté qu’un certain degré de mensonge et de fourberie accompagnait souvent cet état. Je vais citer trois cas de ce sommeil :
Le premier cas est relatif à une femme de cinquante-cinq ans, chez laquelle les sommeils hystériques après les crises étaient fréquents. Comme je connaissais son état depuis de longues années, et comme trop souvent je m’étais dérangé pour elle sans grande nécessité, je faisais très rares mes visites depuis quelques mois ; l’hystérie lui fit entreprendre un matin de s’endormir et de simuler la mort, peut-être pour faire courir après moi ; ce jour-là étant une fête de famille, elle pensait la déranger et l’assombrir par mon départ. À mon arrivée toute la famille pleurait autour du lit, le corps était insensible et sans mouvement, la respiration lente, le pouls filiforme, le cœur battait à peine ; elle était, semblait-il, prête à rendre le dernier soupir. Comme j’avais placé une trousse de chirurgie sur le lit et que je la dépliais en silence en laissant tomber de ma bouche le mot « Opération », je vis une des paupières de la malade se soulever et laisser couler, à travers la ligne entr’ouverte des cils, l’éclair d’un regard curieux. Mon diagnostic était fait ; je déclarai que la malade n’était pas morte, et qu’elle serait guérie dans la nuit, si on lui tenait sur la face un linge mouillé d’eau froide. Je sus qu’elle s’était réveillée au coucher du soleil.
La seconde observation est à peu près semblable, avec une cause différente. Il s’agissait d’une jeune femme de la campagne, sujette à des attaques convulsives d’hystérie et qui, un jour, à la suite d’une discussion violente avec son [p. 15] mari, tomba dans un sommeil invincible pendant quatre jours ; la syncope fut telle à certains moments qu’on crût voir une morte véritable ; je ne venais pas assez vite pour empêcher la malade de passer de vie à trépas ; sauf les battements faibles et lents du cœur qui persistaient, la malade paraissait en effet à l’article de la mort ; après avoir mis à la porte tous ceux qui pleuraient trop fort, mon doigt sur la bouche commanda un silence absolu ; je ne tardai pas à voir les paupières de la malade s’entr’ouvrir à peine pour laisser passer le regard curieux que je connais ; j’ordonnai les compresses d’eau froide sur la figure et je sortis en disant très haut qu’elle allait se réveiller. À cent mètres de la maison on courut après moi pour me dire que la malade avait repris connaissance et jeté à terre les compresses désagréables.
La troisième observation est la plus intéressante. Il s’agit d’un soldat arabe profondément hystérique : un modèle classique de l’affection avec tous ses symptômes se succédant comme dans les descriptions d’un livre de médecine : il fut pris pendant six semaines d’un sommeil simulant la mort, avec un réveil de deux jours dans l’intervalle ; l’état était tel que plusieurs fois les infirmiers vinrent me dire qu’il était décédé ; il fallait un examen médical pour se rendre compte de la persistance de la vie ; certainement on aurait pu l’enterrer vivant ; je fus obligé, à un moment donné, de le nourrir avec la sonde, pour qu’il ne mourût pas de faim, or l’opération se faisait sans aucune résistance du malade plongé dans l’inertie la plus complète. Il prenait et gardait comme un mannequin les positions étranges et bizarres qu’on lui donnait ; sous la douche il ne tressaillait même pas.
Comme je le faisais conduire à l’hydrothérapie chaque jour, on l’y portait comme un cadavre et on le reportait de même, comme d’autre part, la chaleur de l’été étant très forte on se contentait de lui jeter sur le corps une couverture arabe à raies alternativement rouges et blanches, un [p. 16] jour le gardien vint me dire que le réveil avait eu lieu, les raies de la couverture n’étant plus placées dans le sens habituel ; mais à ma visite il paraissait toujours comme un cadavre et nous ne pûmes obtenir aucune manifestation de vie.
À la visite du lendemain, au lieu de sortir je me tins immobile dans un coin de la chambre, après avoir fait un changement de meubles avec des allées et venues pour éveiller sa curiosité ; alors je vis le malade soulever légèrement ses paupières et jeter un regard circulaire autour de l’appartement, puis, m’apercevant, fermer de nouveau les yeux et rentrer dans l’immobilité accoutumée ; je lui dis que je savais maintenant qu’il simulait la mort, que c’était une fourberie de sa part, que je venais de le voir ouvrir les yeux et me regarder ; il fut insensible à mes objurgations et à mes moqueries ; mais le lendemain après la douche, comme je dis au gardien de le frotter fort avec la brosse en crin pour le réveiller, à la première friction, soit qu’il y ait eu suggestion, soit pour toutes autres causes, il se leva en criant et ne retomba plus dans le sommeil. Comme on le voit, malgré leur état de demi-conscience, et bien qu’ils puissent supporter un jeûne prolongé, la mort par inanition peut se produire, sans que ces malades veuillent rien faire pour l’empêcher. Il faut lutter contre cette éventualité en les nourrissant artificiellement, l’hystérie les aide à supporter cette désagréable opération.
Notons ce fait très remarquable, la persistance de l’attention et de la curiosité, indiquant la continuation de la vie intellectuelle.
On y voit aussi, à un degré difficile à évaluer, la fourberie et le mensonge si fréquents dans les manifestations hystériques. Si Thérèse entra dans cet état de sommeil et laissa croire à sa mort, sans avoir peut-être conscience du mal qu’elle faisait, ce fut pour tirer une espèce de vengeance de son père qui lui avait refusé la confession et la communion lorsqu’elle les demandait. C’est ainsi [p. 17] qu’agissent les hystériques : on ne veut pas croire, s’etait-elle dit, que je sois en danger je mort, je vais le prouver.
FAITS DIVERS DE SOMMEIL HYSTÉRIQUE. — On lit souvent dans les journaux des faits divers relatifs à des sommeils prolongés de même nature ; ainsi, à la date du 6 novembre 1901, est relatée la nouvelle suivante : « A Périgueux, une jeune fille de dix-huit ans est endormie depuis huit jours ; tous les moyens employés pour la réveiller sont restés sans succès. Il parait que depuis quelques années, à diverses reprises, cette personne s’est alitée sous l’action d’un sommeil invincible, qui, jusqu’à présent, n’avait pas dépassé une durée de cinq jours ». Chaque année on peut relever en France cinq ou six faits divers semblables : ce sont toujours des sommeils hypnotiques : nous retrouverons le même sommeil au moins une fois dans la vie de chaque grand hystérique.
En tout cas, il sera toujours pour nous un symptôme de la névrose.
HALLUCINATIONS HYSTÉRIQUES. — Maintenant, avec sœur Thérèse, entrons dans la période des hallucinations, celles habituelles aux hystériques, les auditives, les visuelles, les génitales ; les hallucinations éprouvées nous donneront une preuve nouvelle de sa maladie.
Hallucinations psychiques. — Mais avant de raconter les hallucinations véritables, nous devons donner quelques explications sur les hallucinations incomplètes que la sainte éprouva, et sur ce qu’elle voulait dire par ces mots : « Voir avec les yeux de l’âme ».
« Comme j’étais un jour avec une personne d’un rang distingué, dont j’avais fait depuis peu la connaissance, le Seigneur se présenta à moi d’un air courroucé ; je ne l’aperçus que des yeux de l’âme, mais je le vis plus clairement que je ne l’aurais fait des yeux du corps. »
Ce n’est pas, on le voit, une hallucination complète [p. 18] qu’éprouve Thérèse ; elle a bien soin de distinguer les yeux de l’âme de ceux du corps.
Que veut dire Thérèse et quelle explication donner de ce fait ? La première explication, c’est qu’au début, les hallucinations étant très faibles, les malades se rendent compte de la non-réalité de leur sensation ; ils comprennent qu’ils ont entendu, qu’ils ont senti quelque chose d’irréel ; mais comme pourtant ils ont eu dans le cerveau une sensation, ils cherchent une expression pour dire ce qu’ils ont éprouvé et Thérèse appelle cela voir avec les yeux de l’âme ; entendre avec les oreilles de l’âme ; nous pouvons ajouter sentir avec le tact de l’âme.
Peut-être pourrait-on donner une explication scientifique du fait. Rappelons-nous le mécanisme d’une sensation, de la vision par exemple; trois faits se produisent : 1° impression sur la rétine ; 2° transmission par le nerf optique ; 3° perception par l’encéphale. On dit parfois qu’un fou est un homme ayant la tête à l’envers ; on pourrait dire avec plus de raison qu’un fou est un homme ayant les sensations à l’envers.
Je m’explique :
Je suis, sain d’esprit, placé devant un tableau noir sur lequel un arbre est dessiné ; je le vois : 1° l’image de cet arbre se fait sur ma rétine ; 2° elle est transmise par le nerf optique à mon cerveau ; 3°mon cerveau la perçoit. Conséquence : Je vois un arbre dessiné sur le tableau.
Au contraire, je suis aliéné ; sur le tableau noir, aucun dessin ; tout à coup dans mon cerveau, par le fait de la maladie, 3° se forme l’image d’un diable ; 2° cette image part du cerveau et suit le nerf optique ; 1° elle s’étale sur la rétine et je vois sur le tableau l’image non réelle du diable ; je suis halluciné. Dans ce cas, la vision a marché à l’envers de ce qu’elle fait normalement ; le troisième temps s’est produit avant le deuxième et le deuxième avant le premier.
Or pour expliquer le mot de Thérèse, voir avec les yeux [p. 19] de l’âme, disons que la vision formée dans le cerveau, l’image du diable, n’a pas continue sa marche à l’extérieur en traversant le nerf optique, en s’étalant sur la rétine et enfin en se projetant dans l’espace ; non, cette image est restée dans les couches du cerveau où elle a pris naissance et le troisième temps seul s’est produit ; pour Thérèse c’est voir avec les yeux de l’âme ; elle aurait pu aussi se servir de l’expression voir avec les yeux du cerveau.
De même qu’il y a des hallucinations de la vue incomplètes que les yeux de l’âme perçoivent, de même il y a des hallucinations incomplètes de l’ouïe, que les oreilles de l’âme perçoivent ; le mécanisme de leur production est le même, le son remplaçant l’image, le nerf auditif, le nerf optique, les couches auditives, les couches optiques.
Ce sont ces hallucinations que Baillarger décrit sous le nom d’hallucinations psychiques et le Dr Séglas sous le nom1 de psycho-motrices ; l’élément sensoriel, disent-ils, semble avoir disparu : ces malades entendent non la voix, mais la pensée ; ils entendent des paroles dépourvues de son ; il y a conversation d’âme à âme sans le secours de la parole ; nous décrirons tout à l’heure des hallucinations de cette nature entendues par Thérèse avec les oreilles de l’âme.
Enfin, nous avons également, fait plus rare, l’hallucination incomplète du sens du tact, expliquée de la même façon : aussi conservons-nous pour ces sortes d’hallucinations la désignation de Baillarger, hallucinations psychiques, qui s’appliquent à toutes les hallucinations incomplètes. Cette désignation est meilleure que celle du Dr Séglas qui ne peut s’appliquer qu’an sens de l’ouïe, sans tenir compte du sens de la vue ni des autres sens. Ce serait mieux encore de les désigner sous le nom d’hallucinations cérébrales, qui désignerait nettement leur nature.
Les hallucinations psychiques visuelles de sainte Thérése. — Voici quelques exemples d’hallucinations avec les yeux de l’âme racontées par sainte Thérèse : « Lorsque j’aperçus le Seigneur avec les yeux de l’âme me regardant d’un air [p. 20] courroucé, l’impression en fut si vive qu’il me semble après vingt-six ans réprouver encore. Le Démon me persuadait que c’était un jeu d’imagination ou un artifice du malin esprit, mais qu’on ne pouvait voir qu’avec les yeux du corps ».
Parmi les mêmes hallucinations psychiques de la vue, il faut encore citer une vision de Jésus-Christ couvert de plaies et une autre concernant le livre des Confessions de saint Augustin : « Il me fut alors très préjudiciable de ne pas savoir qu’on pouvait voir quelque chose autrement que par les yeux du corps ».
Les psychiques auditives. — Voici : « Un jour que j’étais restée longtemps en oraison, je fus surprise d’un ravissement si subit qu’il m’ôta presque la connaissance et j’entendis ces paroles : « Je ne veux plus que tu aies de conversation avec les hommes, tu n’en auras plus qu’avec les anges ». Ces paroles sont fort distinctes ; on ne les entend pas des oreilles du corps, mais on les distingue plus clairement que si elles lui venaient par l’entremise des sens ; quand 1’âme ne voudrait pas les entendre, elle ne pourrait s’y soustraire ; dans la société, quand on ne veut pas entendre ce qui s’y dit, on se bouche les oreilles ou on s’applique fortement à autre chose ; mais pour ces sortes de paroles intérieures, bon gré mal gré, Dieu, en vertu de son pouvoir suprême, se fait écouter. J’en ai une grande expérience, ayant été près de deux ans à faire mes efforts pour ne pas les entendre, dans la crainte d’y être trompée. Il se passera quelquefois plusieurs jours, sans qu’on les entende, quelque désir qu’on en ait, et d’autres fois sans le vouloir, il faut, malgré soi, les écouter. Si on voulait mentir à ce sujet on dirait qu’on les entend avec les oreilles du corps ; comme je croyais qu’on ne pouvait pas entendre autrement, j’ai éprouvé un grand chagrin de ce qui m’arrivait ».
Ailleurs, elle raconte que fort souvent, dans cet espace de deux ans, elle entendit avec les oreilles de l’âme ou elle vit avec les yeux de l’âme. Cela la mettait dans un grand état [p. 21] de perplexité : « Notre Seigneur, au milieu même des entretiens que j’avais avec les autres, me mettait en recueillement, et sans que je pusse m’en défendre, il me disait tout ce qu’il voulait et il fallait malgré moi que je l’écoutasse ».
Dans un autre passage, Thérèse, parlant encore de ses auditions intérieures, raconte qu’elle était toujours dans la crainte, au sujet des paroles que le Seigneur lui faisait entendre très fréquemment et presque continuellement. En parlant des diverses oraisons de la sainte nous aurons à citer d’autres hallucinations de même nature.
Hallucinations psychiques du tact. — À côté des hallucinations psychiques de l’ouïe et de la vue, je dois citer une hallucination psychique du sens du tact, hallucination de la sensibilité générale, que je crois très rare ; comme elle est très bien décrite par Thérèse, et très importante pour nos études d’aliénation, nous la citerons tout entière : « Un jour de la fête du glorieux saint Pierre, lorsque j’étais en oraison, je vis ou plutôt je sentis, car je ne vis rien en effet ni des yeux de l’âme ni autrement, je sentis, dis-je, que Notre-Seigneur était près de moi et je connus que c’était la même personne qui me parlait ordinairement ; comme j’ignorais qu’il peut y avoir de pareilles visions, j’en fus au commencement fort effrayèe et je répandis beaucoup de Iarmes ; il me semblait que Notre-Seigneur marchait toujours à mes côtés. Cependant, comme il n’y avait aucune image, je ne pouvais distinguer sous quelle forme il était ; mais pour être toujours à mon côté droit, je sentais évidemment qu’il y était et qu’il était témoin de tout ce que je faisais ; de manière que toutes les fois que je me recueillais un peu ou que je n’étais pas tout à fait distraite, je ne pouvais ignorer qu’il fût près de moi ».
Ailleurs, Thérèse raconte « qu’elle eut d’autres fois la même sensation de présence à côté d’elle, soit d’anges, soit de démons, sans les voir, sans les entendre et sans les sentir. J’étais comme une personne aveugle ou plongée [p. 22] dans une très grande obscurité qui ne peut voir un homme placé auprès d’elle, avec cette différence que la personne en acquiert la certitude par le témoignage des sens, soit en la touchant, soit en l’entendant parler ou se remuer, tandis que dans cette sensation, il n’y a point d’obscurité semblable et Notre-Seigneur se montre présent à l’âme par une connaissance plus claire que le soleil ». Il peut donc, comme on le voit, y avoir des hallucinations psychiques du sens de la sensibilité générale, analogues à celles de la vision, analogues à celles de l’audition, c’est-à-dire des hallucinations qui se passent entièrement dans l’encéphale, sans être projetées au-dehors.
HALLUCINATIONS COMPLÈTES. — Après les hallucinations incomplètes dites psychiques, nous arrivons aux hallucinations complètes des divers sens éprouvées par sainte Thérèse ; citons-en quelques-unes :
AUDITIVES. — « Un jour que j’étais plus affligée que de coutume parce qu’on me contrariait sur la communion et sur mon goût de solitude, j’entrai dans un oratoire ; j’y fus pendant cinq heures toute saisie et agitée par la frayeur d’être le jouet du démon, lorsque, tout à coup, j’entendis ces paroles : « N’ayez pas peur, ma fille, c’est moi, je ne vous abandonnerai pas. »
« Jusqu’à ce moment, je n’ avais pas encore entendu avec les oreilles du corps. »
Dans un autre chapitre, sainte Thérèse raconte que chaque jour Dieu lui parlait, tantôt avec amour, tantôt avec colère. Comme un jour ses confesseurs lui défendaient de faire ses oraisons, nous dirons plus loin cc qu’elles étaient, cette défense déplut au Sauveur, car il ordonna de répondre qu’elle tenait de la tyrannie et il fournit lui-même de vive voix des raisons pour combattre leur sentiment.
Lorsqu’elle eut des visions du démon, elle entendait parler autour d’elle comme s’il y avait des gens qui complotassent ensemble pour lui faire du mal. D’autres hallucinations [p. 23] de l’ouïe, combinées avec des hallucinations de la vue et du toucher, seront racontées plus loin.
LES VISUELLES. — La première hallucination de la vue de sainte Thérèse est célèbre, c’est l’hallucination des mains ; voici son récit : « Étant un jour en oraison, il plut à Notre- Seigneur de me montrer seulement ses mains ; elles étaient d’une beauté si vive et si éclatante, qu’elles surpassaient toute expression. Quelques jours après il me fit voir sa divine face, et cette vue me laissa tout absorbée en lui. Je ne pouvais comprendre pourquoi cet aimable Sauveur ne se découvrait à moi que peu à peu, puisqu’il devait bientôt se montrer tout à fait ; j’ai compris depuis, qu’il avait égard à ma faiblesse ».
« Un autre jour qui était celui de Saint-Paul, comme j’étais à la messe, la Très Sainte Humanité du Sauveur se fit voir à moi tout entière, telle qu’on la dépeint après sa résurrection, dans une splendeur et une majesté incomparables ».
« En effet, j’aurais inutilement pendant plusieurs années travaillé mon imagination pour me représenter une chose si belle et si charmante, que je n’aurais jamais pu en venir à bout, tant sa blancheur et son éclat surpassaient tout ce qu’on peut imaginer ; ce que je voyais paraissait bien encore tenir de l’image, néanmoins je connaissais que ce n’en était pas une, mais Jésus lui-même, comme on distingue une personne vivante de son portrait. »
HALLUCINATIONS DE SUPERPOSITION. — Nous devons citer aussi une curieuse hallucination de la vue hallucination de superposition ; elle consiste à voir un objet réel sous un aspect non réel : « Un jour que je tenais à la main la croix de mon rosaire, Notre-Seigneur la prit dans la sienne et quand il me la rendit, elle était composée de quatre grandes pierres précieuses, qui étaient hors de comparaison, parce qu’il n’y en a pas à faire quand il s’agit de choses surnaturelles ; les diamants ne pouvant paraître que pierres fausses auprès des pierres incomparables qui formaient cette croix ; les [p. 24] cinq plaies de Notre-Seigneur y paraissaient admirablement gravées. Ce divin Sauveur, en me donnant cette croix, me dit qu’à l’avenir je la verrais toujours de la sorte, et depuis cela m’est toujours arrivé. Je n’y discernais en aucune manière le bois, mais seulement les pierres, et cette faveur n’était que pour moi ».
L’explication est celle-ci : durant l’hallucination, Jésus lui suggère que dorénavant, chaque fois qu’elle regarderait la croix, elle la verrait composée de diamants ; facile à la suggestion, de par son état hystérique, sainte Thérèse voit la croix telle qu’on veut qu’elle soit vue.
HALLUCINATIONS DOUBLES DE LA VUE ET DE L’OUÏE. — Voici une hallucination double de la vue et de l’ouïe : « Notre-Seigneur pendant tout ce temps, me faisait entendre par sa bouche adorable des paroles de tendresse et me découvrait sa beauté ineffable ; mais quelque désir que j’en eusse, je ne pus jamais distinguer la couleur ni la grandeur de ses yeux. Dès que je voulais le faire, la vision disparaissait ou bien son regard si puissant me faisait tomber en état de ravissement. Ce divin Sauveur se montrait presque toujours à moi sans vêtements, tel qu’il était après sa résurrection : lorsque j’étais dans l’affliction il m’ouvrait ses plaies ; parfois il se faisait voir dans l’Agonie du Jardin des Oliviers, ou bien portant sa croix, ou bien crucifié sur le Calvaire ; rarement il avait la couronne d’épines ».
Comme on le voit, malgré toute la puissance de son imagination, Thérèse aperçoit Jésus-Christ tel qu’on le dépeint habituellement ; cela doit sembler bizarre, qu’un Dieu, pour se manifester, n’ait pas choisi d’autre forme que celle antérieurement conçue par des peintres et des sculpteurs ou imaginée par des écrivains.
PÉRIODE DÉMONIAQUE. — Maintenant Thérèse est en proie aux hallucinations ayant pour base le démon ; cette forme que prend son délire lui est suggérée par les personnes qui l’entourent : tout le inonde, les confesseurs, les directeurs, [p. 25] les sœurs du couvent, les amis du dehors ne cessent de lui crier aux oreilles qu’elle est le jouet du diable, qu’il prend la forme du Sauveur pour agir en elle, tant et si bien qu’elle subit une véritable suggestion ; on tourne son imagination du côté de Satan, il va paraître.
« Cinq ou six grands serviteurs de Dieu, écrit-elle, s’étaient assemblés à mon sujet ; je sus de mon confesseur qu’ils s’accordaient à dire que ce que j’éprouvais venait du Démon et que je ferais bien de me distraire de toutes ces pensées obsédantes : les uns traitaient de rêveries mes paroles, les autres assuraient que j’étais dans l’illusion ; plusieurs avertissaient mon confesseur d’être sur ses gardes par rapport à moi ; il paraissait être de leur sentiment, quoiqu’il cherchât toujours à me consoler, mais beaucoup de personnes lui assuraient que je n’étais pas dans le bon chemin. »
HIGA. — « Un de mes directeurs commença à me dire qu’il était clair que le démon était l’auteur de ces visions, il m’ordonna que toutes les fois que l’esprit des ténèbres m’en procurerait, puisque je ne pouvais l’en empêcher, je fisse contre lui un signe de mépris. » Or le remède que ce confesseur conseillait contre les démons était véritablement étrange pour une nonne. Arnaud d’Andilly et Chanut ont mal traduit le mot castillan Higa : suivant le dictionnaire de l’Académie espagnole il signifie l’action de moquerie par laquelle on montre à quelqu’un le poing fermé et le pouce placé entre l’index et le doigt du milieu ; c’est ce qu’on exprime en français par la locution : faire la figue. De nos jours, les prêtres hésiteraient probablement à employer de tels moyens, mais au XVIe siècle, ils n’éprouvaient pas ces scrupules de fausse pudibonderie ; ils croyaient au diable et pensaient, avec la figue, le vexer prodigieusement.
HALLUCINATION DE L’ENFER. — Voici son hallucination de l’enfer : « Étant un jour en oraison, il me sembla que je me trouvais, sans savoir comment, toute vivante en enfer. [p. 26] Cela se passa en très peu de temps ; mais quand je vivrais jusqu’à une extrême vieillesse, il me serait impossible d’en perdre le souvenir. L’entrée m’en parut comme une petite ruelle longue et étroite ou comme un four bas. Le fond me sembla une eau bourbeuse fort sale, d’une odeur empestée et pleine de toutes sortes de bêtes venimeuses. Au bout, il y avait un trou dans le mur, comme une armoire, où je me vis mettre fort à l’étroit. Je sentis dans l’âme un feu que je ne puis rendre ni même concevoir et dans tout mon corps, des douleurs insupportables, j’éprouvai une agonie d’âme en pensant que ces tourments devaient durer toute l’éternité. Dans ce lieu effroyable, il n’y a pas de consolation à attendre, ni d’espace pour s’asseoir ou se coucher de manière qu’on étouffe de tous côtés ; il n’y a pas de lumière ; tout est ténèbres, et ténèbres très obscures. On ne laisse pas de voir, malgré cela, tout ce qui peut faire peine aux yeux. Cette vue de l’Enfer m’a fait prendre un vif intérêt à tant d’âmes qui se perdent : surtout parmi les hérétiques ; je donnerais volontiers ma vie pour en sauver une seule ! Combien ne doit-on pas être sensible aux douleurs si grandes de l’enfer auxquelles tant de personnes s’exposent ! »
Cette description de l’enfer qui consiste à être enfermé dans une armoire obscure creusée dans un mur est loin de la description poétique de l’Enfer de Milton ou de la grandeur épique de l’Enfer du Dante ; l’imagination de sainte Thérèse ne s’est pas mise en campagne pour nous offrir le sombre tableau d’un enfer espagnol. Mais la sainte, disons-le, mieux que le Dante, a su montrer sa bonté de cœur, en offrant sa vie pour sauver une âme damnée ; c’est une douceur dans le tableau.
HALLUCINATIONS DÉMONIAQUES. — Bien des fois encore, Thérèse, dans cette période de deux années, aura des hallucinations démoniaques, il serait même plus véridique de dire que le diable est toujours autour d’elle, lui parlant, se montrant, se tenant à ses côtés : « En effet, dit-elle, il [p. 27] m’est arrivé plusieurs fois de voir les démons à mon côté gauche très distinctement ; mais lorsque je voyais Notre Seigneur avec eux, ce m’était un extrême supplice de me servir à son égard de la higa, ce signe de moquerie, et l’on m’aurait plutôt mise en pièces que de me persuader que le démon prenait le corps de Jésus ».
Le démon lui apparaissait quelquefois sous des formes horribles ; il lui parlait d’un ton menaçant, avec des gestes et des grimaces épouvantables ; plus souvent encore elle le sentait à ses côtés, comme autrefois, dans les visions psychiques, mais avec les yeux du corps.
Il agitait son corps sans qu’elle fût maîtresse d’en arrêter les mouvements ; quelquefois alors, elle se donnait malgré elle de grands coups à la tête, aux bras et par tout le corps. Ceux qui étaient dans le voisinage entendaient le bruit des coups et croyaient que le démon frappait Thérèse ; elle ne sortait de ces crises que toute brisée, comme si on l’eût frappée avec un bâton. Elle ouït un soir que les démons allaient l’étrangler, et lorsqu’elle les eut chassés avec de l’eau bénite, elle en vit une foule qui s’enfuyaient en se précipitant les uns sur les autres.
L’HALLUCINATION DU MAUVAIS PRÊTRE. — « M’approchant un jour de la Table de communion, je vis deux démons qui entouraient avec leurs cornes la gorge du prêtre célébrant la messe ; Notre-Seigneur était dans ses mains avec un grand éclat de majesté ».
« Ces démons, ô mon Dieu, avaient l’air épouvantés de votre présence, et il semblait qu’ils eussent pris la fuite, si vous le leur eussiez permis. Notre-Seigneur me dit alors de prier pour ce prêtre, et de comprendre la force de la consécration qui avait lieu, même entre les mains d’un ennemi de Dieu. » Le tableau de ce prêtre tenant l’hostie avec le cou engoncé dans les cornes de deux diables, loin de me toucher, me parait une hallucination quelque peu extravagante, quoi qu’en dise Thérèse.
« Étant un jour dans la chambre d’un homme décédé [p. 28] après une mauvaise vie, je vis plusieurs démons le prendre dans leurs griffes, se l’arracher les uns les autres et le maltraiter. »
HALLUCINATIONS CÉLESTES. — Après les hallucinations diaboliques, en voici de moins terrifiantes : un jour qu’elle priait pour un de ses confesseurs décédé, elle le vit sortir de terre à côté d’elle, du côté droit, et monter au ciel avec une grande joie. Elle vit de même, pendant qu’on chantait l’office des morts pour deux religieuses décédées, leurs âmes s’envoler au ciel. « Je vis aussi, pendant le grand recueillement d’une messe, un Père de notre ordre, mort dans une autre ville, monter au ciel, sans passer par le purgatoire. Je sus depuis qu’il était mort à la même heure où j’avais eu cette connaissance. »
J’ouvre une parenthèse pour livrer, sans y croire, cet exemple de télépathie aux personnes qui s’en occupent : c’est quatre siècles plus tôt, le fait de Swedenborg voyant, d’une ville d’Allemagne, un immense incendie allumé dans un quartier de Stockholm.
LA GUÉRlSON D’UN AVEUGLE. — Décrivons encore quelques autres hallucinations célèbres : « Un jour où je priais pour un aveugle demandant sa guérison, Notre-Seigneur m’apparut : il me montra la plaie de sa main gauche, d’où il tirait avec sa main droite un grand clou fort enfoncé qui sortait avec beaucoup de chairs saignantes ; cela me causait une grande peine. « Il avait déjà souffert tout cela pour moi, me fut-il dit, c’était donc peu de faire quelque chose pour cet aveugle. » Comme je redoublais mes prières au Seigneur attaché à la colonne, j’entendis une voix extrêmement douce, comme sortant d’un instrument de musique. »
« Au bout d’un mois que je priais toujours Dieu pour le même sujet, je vis un diable qui déchirait avec dépit des papiers qu’il tenait à la main. » Comme on le voit, bien que Dieu et Diable s’en fussent mêlés, cette cure se fit longtemps [p. 29] attendre : Thérèse vivait dans les temps reculés, bien antérieurs au chemin de fer et à l’électricité ; aujourd’hui, c’est à la vapeur que se font les guérisons et le miracle est compris dans le billet circulaire des pèlerins pour Lourdes.
Autres hallucinations. — Sainte Thérèse eut encore une hallucination qui fut cause de la construction du plus grand couvent du Carmel, celui de Saint-Joseph d’Avila ; comme pour cette affaire elle était très perplexe, il arriva qu’ -un jour Notre-Seigneur lui ordonna de vive voix d’entreprendre en toute hâte l’édification de ce monastère ; c’est ainsi que l’hystérie peut faire sinon de grandes choses, du moins de grands bâtiments ; on l’a bien vu, dans ces derniers temps, par la construction de la basilique de Montmartre, due à l’hystérie de Marie Alacoque.
On connaît la faculté qu’ont certains aliénés hystériques de pouvoir produire à volonté des hallucinations de l’ouïe ; j’en ai cité un cas au Congrès de Nancy analogue à celui de Mlle Couësdon. Or sainte Thérèse avait de telles hallucinations ; dans ses Avis, elle raconte que, voulant donner un règlement, elle entra dans un profond recueillement : « Alors j’entendis que Notre-Seigneur m’ordonnait de dire de sa part aux carmes déchaussés qu’ils s’efforçassent d’observer trois choses et que leur ordre irait, grâce à cela, toujours s’accroissant. La première chose… etc…. Cela m’arriva en l’année 1579 et attendu gue c’est la vérité même, je l’atteste par ma signature ».
Les exemples précédents sont assez nombreux et assez nets pour prouver les hallucinations de la vue et de l’ouïe de sainte Thérèse ; nous allons parler maintenant des hallucinations de la sensibilité générale et des organes génitaux en particulier.
HALLUCINATIONS DU TACT. — Certains aliénés, surtout des hystériques, ont des troubles du tact qui, au lieu d’être localisés aux extrémités des nerfs de la peau et des muqueuses, se produisent dans les masses musculaires et dans [p. 30] les autres tissus intérieurs:: ce sont des troubles de la sensibilité générale, anesthésies ou hyperesthésies profondes qui sont le point de départ d’idées fausses et d’actes déraisonnables : ces aliénés ont la sensation, par exemple, que leurs corps sont devenus lourds comme ceux des éléphants ou des hippopotames ; ils ne peuvent plus, croient-ils, remuer leur masse. D’autres au contraire, ce sera le cas de sainte Thérèse, se figurent être sans pesanteur ; ils croient en marchant ne plus toucher terre : comme Camille, reine des Volsques, non seulement ils ne font pas courber sous leurs pas les épis des moissons, mais encore ils prétendent s’élever et voler comme des anges ; alors, sous l’influence de cette sensation, se produisent de nombreuses aventures et parfois des accidents fort graves : un mystique se lance par la fenêtre dans la direction du ciel ; à sa grande stupéfaction, il est ramassé avec des fractures variées ; un autre grimpe sur un arbre et se précipite dans l’espace, très étonné, avec un corps léger comme une plume, de se retrouver à terre en très piteux état.
Sainte Thérèse eut une hallucination de cette nature, qui fut regardée, dans son temps, comme un miracle : très bien décrite dans ses mémoires, elle est fort intéressante pour des médecins et des philosophes. « Il faut ici du courage, écrit elle, car on est enlevé malgré soi, avec une telle violence que souvent je voulais tenir ferme et j’employais toutes mes forces, surtout quand cela me prenait en public. Quelquefois j’y réussissais un peu, mais avec un grand effort de tête, comme une personne qui combattrait un géant, et j’en restais tout abattue ».
« D’autres fois je n’y pouvais rien, le corps entier était enlevé de manière a ne plus toucher terre : cela m’est arrivé une fois, entre autres, que nous étions à genoux, prêts à communier. — D’autres fois, lorsque je m’en apercevais, particulièrement un jour où des dames de la première qualité entendaient le sermon, je m’étendis à terre pour qu’on ne s’aperçût pas de ce gue j’éprouvais. Lorsque je voulais résister, je sentais sous mes pieds une force si grande me [p. 31] soulever, que je ne sais à quoi la comparer ; ma frayeur était excessive ; eh ! qui n’en aurait pas eu de voir ainsi son corps enlevé de terre, car, quoique Dieu soit de la partie et que ce soit lui qui l’entraîne, on s’aperçoit cependant de ce qui se passe et la frayeur va jusqu’à faire dresser les cheveux sur la tête. »
HALLUCINATIONS GÉNITALES. — Pour les hallucinations génitales, Thérèse sent ce que leur description brutale aurait de peu divin, aussi n’en parle-t-elle que d’une façon voilée ; c’est une orgueilleuse, du reste : ne nous dit-elle pas, quelque part, dans ses mémoires, qu’elle serait plus honteuse d’être née de basse extraction que d’avoir commis un seul péché mortel ? Sa bonne éducation aussi l’empêche de narrer en détail ses faiblesses corporelles ; mais malgré les fleurs dont elle entoure la description des jouissances que Jésus lui fait éprouver, on y démêle facilement toute la part que sa féminité y a prise.
« Il me prenait, écrit-elle, des saillies si violentes qu’il me semblait qu’on m’arrachât l’âme ; mais ces grands transports d’amour ne sont pas de ces mouvements de dévotion qui prennent assez souvent aux âmes pieuses, non, le tempérament peut se mêler à ces mouvements, et il est à craindre que les sens n’y aient une trop grande part. »
Ailleurs : « A la vérité quand cet époux très riche vent enrichir et caresser les âmes davantage, il les unit tellement à lui, que, pareilles à des personnes que l’excès du plaisir et de la joie font défaillir, elles croient être suspendues à ces divins bras, collées à ce divin côté, appliquées à ces divines mamelles et ne s’avent plus que jouir. » Ainsi parle sainte Thérèse, dans son livre des Conceptions de l’amour de Dieu. Elle ajoute : « Comme un jour, je me demandais pourquoi, Dieu étant juste, privait de ses caresses tant de religieuses qui valaient mieux que moi, il me répondit : « Contentez-vous de mon service et ne vous occupez pas des autres ».
« Je sortais de ces transports, la tête si épuisée et l’esprit si peu capable d’attention qu’il ne m’aurait pas été possible [p. 32] le lendemain ou les jours suivants, d’aller à l’oraison. La peine qu’on souffre est si agréable qu’il n’y a pas de plaisir dans la vie qui en approche. La violence de ce transport est si grande qu’elle empêche de prier et de faire autre chose. On est comme une personne à qui on aurait rompu les bras et les jambes. Si on est debout, on se laisse aller soi-même comme un corps privé de sentiment ; à peine peut-on respirer ; on laisse seulement échapper quelques soupirs, qui bien qu’ils paraissent faibles et languissants, ne laissent pas au fond d’être très vifs. »
HALLUCINATION DE L’ANGE. — « Quelquefois lorsque j’étais dans cet état, il plut à Notre-Seigneur de me favoriser de la vue d’un ange qui se tenait près de moi, à mon côté gauche, sous une forme corporelle. Il n’était pas de haute raille, mais petit et d’une beauté admirable. Il tenait à la main un large dard qui me semblait d’or et avait à la pointe un peu de feu. Quelquefois je sentais comme s’il me l’eût enfoncé dans le cœur et qu’il m’eût percée jusqu’au fond des entrailles. Il me semblait qu’en le retirant il me les arrachait et les enlevait avec lui, me laissant toute embrasée de l’amour de Dieu. Alors, la douleur que l’on ressent est si violente qu’on se laisse aller à de petites plaintes, et la douceur qui l’accompagne est si grande que pour se la procurer il ne faut rien moins que Dieu même. Dans le temps que durait cet état, j’étais comme hors de moi et j’aurais voulu ne rien voir ni parler à personne ; c’était un bonheur et une gloire, au-dessus de toute la gloire que les créatures n’auraient pu jamais me procurer. Maintenant, aux premières approches que j’en ressens, Notre-Seigneur enlève mon âme en extase et la douleur n’a plus lieu ; tout est jouissance. »
Quoique venant d’un ange, tout ceci me semble fort suspect ; ce dard à la pointe enflammée, que va-t-il faire dans les entrailles, n’y apportant que du plaisir ? Il nous semble que cet ange est bien indiscret : il aurait pu se contenter dune causerie amicale et céleste sur le bonheur des [p. 33] élus, plutôt que de se livrer à une si bizarre occupation dont son dard ne pouvait guère revenir que dans un état extraordinaire !
Pour mieux montrer combien ces hallucinations étaient véritablement matérielles, Thérèse raconte, autre part, que l’âme a besoin, par moments, de motifs d’amour plus tranquilles, et qu’il ne faut pas toujours aimer Dieu à coups de poing. Ailleurs elle ne craint pas de plaider une cause étonnante dans la bouche d’une sainte : elle s’élève contre certains livres de prières, qui prétendent éloigner toute image corporelle et détourner l’esprit de tout être créé ; elle combat les théologiens qui prétendent que l’humanité de Jésus ne fait pas avancer dans le chemin de la piété ; elle plaide très vivement le contraire et veut que le corps tendrement aimé, ne soit pas un obstacle à la prière ; comme elle croit vraie son hallucination génitale, elle la défend avec ardeur, et ne veut pas être privée du plaisir qu’elle y éprouve.
LA TRANSVERBÉRATION. — Après la mort de sainte-Thérèse, la Transverbération de son cœur, c’est-à-dire la plaie faîte par le dard de l’ange devint un motif tout à la fois de vénération et de discussion religieuse : au couvent de l’Incarnation d’Albe, où l’on conserve ce cœur si précieux, on montrait la cicatrice et on voulait instituer, pour en célébrer le miracle, une fête spéciale, la fête de la Transverbération. Si elle eût pu le faire, sainte Thérèse, avec sa finesse d’esprit, aurait souri de cet excès de zèle ; elle aurait refusé pour son organe cet honneur extravagant sans attendre le veto de la cour romaine, qui se contenta de placer la sainte parmi les vierges et martyrs.
Résultats. — Telles sont les hallucinations qui firent tant de bruit à l’époque de la Renaissance et pendant les siècles suivants ; racontées par elle, elles ne peuvent être mises en doute ; comme ce sont elles qui nous ont servi pour établir la base sérieuse de cette observation médicale, on doit [p. 34] en conclure que sainte Thérèse n’était pas une sainte prophétesse, comme on le croyait et comme on le croit encore, mais une hallucinée comme on en voit beaucoup dans les asiles d’aliénés.
LES ORAISONS DE SAINTE THÉRÈSE. — Ce qui nous reste à dire est plus curieux encore : je veux parler des Oraisons de la sainte ; dans le livre de sa vie, Thérèse donne à ses sœurs des modèles de prières, et, pour ce faire, elle établit cinq classes d’oraisons :
1° L’oraison mentale ;
2° L’oraison de quiétude ;
3° L’oraison d’union ;
4° L’oraison d’extase ;
5° L’oraison de ravissement.
Or, il se trouve que les trois dernières oraisons ne sont plus des modèles ordinaires de prières, mais la description de trois états hystériques, éprouvés et regardés par elle comme choses pieuses et divines ; états hystériques si bien décrits que les médecins de l’époque, ignorants de cette affection, auraient pu trouver des documents complets pour l’étude de cette maladie, et qu’aujourd’hui même, pour décrire d’une façon parfaite certaines crises, un aliéniste n’aurait qu’à copier les oraisons de la fondatrice du Carmel.
Il arrive, par le fait de cette confusion, que Thérèse, au lieu de prémunir les sœurs de son ordre contre le danger de pareilles prières, les leur donne comme exemple salutaire à suivre ; pour elle, arriver aux trois dernières oraisons, c’est atteindre la perfection religieuse ; en sorte que dans les couvents qui suivent sa règle, plus on est en état d’hystérie, plus on est en état de sainteté.
Dans les deux premières oraisons, il n’y a pas encore maladie, il y a seulement entraînement à la maladie; pour me servir d’une comparaison de la sœur, on prépare le jardin où pousseront les symptômes nerveux. Laissons de côté ces deux premières oraisons, et arrivons aux trois dernières. [p. 35]
3° L’ORAISON D’UNION. — « L’oraison d’union est un sommeil de la mémoire, de l’entendement et de la volonté qui ne se perdent pas tout à fait ; dans cette espèce d’agonie on goûte des désirs inexprimables qui ne sont autre chose qu’une jouissance de Dieu. L’âme en cet état ne sait si elle parle ou si elle se tait ; si elle rit ou si elle pleure ! C’est une glorieuse extravagance, une céleste folie où l’on découvre la vraie sagesse, c’est-à-dire une délicieuse jouissance.
« On ne peut s’en sortir que par une distraction violente, peut-être même ne peut-on pas tout à fait en venir à bout ; on sort de la limite de la raison ; la joie est si grande qu’il semble quelquefois que l’âme est prête à sortir du corps. Ces grands transports d’amour durant lesquels Notre-Seigneur s’unit à moi, ne sont pas des actes de dévotion seulement, et les sens participent à cette union. Alors Notre-Seigneur remplit les fonctions de jardinier sans laisser à faire aucun ouvrage, voulant seulement que le vrai jardinier se récrée à sentir le parfum des fleurs. »
Si nous savons lire entre les lignes, sainte Thérèse a eu raison d’appeler ainsi l’oraison d’union : il n’est pas difficile de démêler, au milieu de ces phrases mystiques, les hallucinations du sens génital que d’autres malades vulgaires nous racontent avec plus de brutalité : c’est dans cette oraison d’union et dans la suivante qu’il faut placer les hallucinations racontées plus haut : Thérèse décrit admirablement, pour les avoir éprouvées, les sensations perçues dans ce demi-sommeil : toutes les facultés de l’âme sont anéanties avec conservation d’une demi-conscience et le souvenir très vif, au réveil, des sensations éprouvées.
Comme elle le dit, l’intelligence, la volonté, la mémoire ne sont pas perdues, mais sont dans un état de paralysie ou de demi-sommeil dont on ne peut se réveiller que par une secousse à laquelle parfois on résiste, tellement est profonde la jouissance éprouvée.
Ne croyez pas que les mystiques seuls peuvent se donner ou subir cet état, phase de maladie ou oraison d’union, [p. 36] non, d’autres peuvent l’éprouver sans que la religion s’y trouve mêlée.
Une dame mariée, présentant des symptômes non douteux d’hystérie, entrait, de sa propre volonté, dans cette période de jouissance extatique ; elle se retirait dans sa chambre loin du bruit ; et là assise dans un fauteuil, la tète renversée sur le dossier du siège, le regard perdu au plafond, elle croisait la jambe droite sur la gauche et d’un mouvement lent et rythmique, elle frottait avec le talon du pied droit l’extrémité de la jambe gauche ; peu à peu elle entrait dans un demi-sommeil hypnotique, pendant lequel elle éprouvait la jouissance infinie d’une union imaginaire : C’était, nous disait-elle, la sensation de béatitude que doit éprouver un fumeur d’opium ; si on entrait dans sa chambre, on pouvait circuler et faire du bruit sans la réveiller, mais elle avait conscience qu’on était là ; au bout d’un quart d’heure environ, tout était fini. Chez cette personne, cet état n’était ni précédé, ni accompagné, ni suivi d’une crise convulsive quelconque. Quelquefois, mais très rarement, étant en compagnie, elle s’est endormie du même sommeil, sans y prendre garde ; on attribuait la chose à une syncope, mais, d’après son mari, c’était le même état hystérique.
4° L’ORAISON D’EXTASE. — Nous arrivons avec sainte Thérèse à l’oraison d’extase : c’est, suivant le point de vue, un degré de plus d’hypnose ou un degré de plus de piété.
Dans l’oraison d’extase on n’a plus de sensations distinctes ; on jouit simplement, sans connaître de quoi on jouit, on sent qu’on jouit d’un bien où sont renfermés tous les biens, mais on ne comprend pas quel est ce bien. Les facultés et les sens sont si occupés de cette joie, qu’ils ne sont plus libres pour faire attention à rien, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Le corps et l’âme sont dans une impuissance totale pour s’expliquer sur leur jouissance ; dans cet état toute application étrangère serait un embarras et un tourment. L’âme se sent en un instant tomber dans une [p. 37] espèce de défaillance et de pâmoison universelles avec une douceur et un contentement inexprimables ; les forces s’en vont : on peut à grand’peine remuer les mains ; les yeux se ferment malgré soi ou, s’ils restent ouverts, on ne peut s’en servir. Si l’oreille entend, ce sont des bruits confus et non des mots ou des phrases ; il en est de même des autres sens qui ne sont propres qu’à empêcher l’âme de jouir à son aise de la plénitude de son bonheur ; en même temps on jouit matériellement d’une satisfaction très grande et très sensible.
« Au début la chose passait si vite qu’on ne s’apercevait pas à l’extérieur de cette privation de sentiments ; plus tard il n’en fut pas ainsi, mais la durée de la suspension des puissances de l’âme ne dépasse jamais une demi-heure ».
« Voyons maintenant ce que sent l’âme dans cet état ; c’est à celui qui le sent à le dire : l’âme reste toute attendrie ; il semble qu’elle voudrait se distiller en larmes, non de douleurs, mais de joie, et elle s’en trouve baignée sans s’être aperçue comme elle les a versées. Elle est remplie de joie, de voir l’ardeur de son feu apaisée par une manière d’eau si merveilleuse qui, loin de l’éteindre, l’augmente davantage : on prendrait ceci pour de l’arabe, et cependant cela se passe ainsi ».
« Il m’est arrivé quelquefois, au sortir de cette oraison, de ne savoir si c’était un songe ou une vente, mais me voyant trempée de mes larmes, qui coulaient sans peine et d’une force et d’une vitesse qu’il semblait que ce fût une nuée céleste qui se déchargeait pour arroser mon jardin intérieur, je voyais que ce n’était pas un songe. »
Que lisons-nous dans nos livres classiques sur l’extase ? C’est un état symptomatique de l’hystérie qui présente les caractères suivants : perte presque complète de la perception du monde extérieur ; les sensations de la vue, de l’ouïe, du toucher sont, sinon complètement abolies, du moins considérablement diminuées ; la figure illuminée d’un rayon de bonheur indicible, la tête renversée en arrière, le cou tendu, les membres immobiles dans une position une fois prise ; [p. 38] les sensations les plus vives et les plus douces se reflètent sur la figure et parfois dans des attitudes passionnelles : les hallucinations sont concentrées sur un seul objet, avec une jouissance qui absorbe toute l’intelligence et toutes les affections.
L’accès dure de dix minutes à une demi-heure, jamais plus ; il cesse brusquement ou peu à peu, mais le sujet conserve la mémoire des visions, auditions et sensations diverses perçues pendant l’accès, il se termine généralement par une crise de larmes et par une émission d’urine.
On voit combien Thérèse a bien étudié son cas : elle nous fait une description aussi précise que l’écrivain moderne des symptômes de l’extase : même perte de sensibilité, même perte des forces, même abolition des sens, mêmes jouissances hallucinatoires, enfin, même manière de se réveiller au milieu des larmes.
On comprend quels sentiments de pudeur ont empêché la sainte de parler de l’émission involontaire d’urine, qui accompagne la pluie de larmes. Cependant, dans un autre passage de ses mémoires elle raconte qu’en reprenant ses sens, elle trouvait ses vêtements mal en point.
5° ORAISONS DE RAVISSEMENT. — Pour l’oraison de ravissement qui correspond à la grande névrose, celle avec convulsions, avec attitudes passionnelles, avec hallucinations de toutes sortes, sainte Thérèse nous la décrit comme le summum de la dévotion.
Si nous étudions scientifiquement ou plutôt médicalement cette dernière oraison, nous constatons divers faits qui éclairent singulièrement le diagnostic de la maladie : au sujet de la crise convulsive, que lisons-nous dans nos livres classiques ? Le plus souvent le sujet éprouve d’abord une vague aura, la boule hystérique, puis les yeux se ferment, la parole s’arrête, le corps s’immobilise et tombe lentement. L’attaque a lieu : le malade se convulse comme dans l’épilepsie, mais la perte de connaissance n’est pas brusquement complète ; durant l’attaque on observe des mouvements [p. 39] désordonnés de tout le corps, parmi lesquels le spasme cynique, la folie libidineuse des anciens ; parfois l’attaque se passe en silence ; d’autres fois elle est accompagnée de petits cris ou de sanglots bruyants ; la malade suffoquée porte les mains à son cou et à sa poitrine pour arracher le poids constricteur. Enfin, obnubilation plus ou moins complète de la conscience, hallucinations, illusions, perversions des sens, tels sont les troubles variés de cette période.
Après la crise révulsive, il y a parfois la période des contorsions toujours bizarres et effrayantes, avec délire concomitant ; les yeux sont convulsés sous la paupière supérieure ; les oreilles n’entendent pas et la peau anesthésiée n’éprouve plus de sensations de douleur ou de chaleur. Le thermomètre invariable se maintient à 37°, 38° au plus, malgré l’intensité des attaques. Enfin l’hystéro-épileptique conserve tel quel l’ensemble de ses facultés, sans diminution ou altération, alors que l’épileptique voit chaque jour son intelligence décliner et marcher à la démence.
Que nous dit sainte Thérèse dans son oraison de ravissement et dans la description de ses hallucinations ?
Elle a l’aura, ce coup de sifflet indicateur de la crise, sous la forme d’un sentiment de refroidissement ; puis elle a la douleur violente au côté et la constriction de la gorge ; la chaleur n’augmente pas, nous dit-elle ; elle éprouve la perte de connaissance, l’anéantissement des forces ; elle tombe et se convulse dans un accès hystéro-épileptique, puisque sa langue est déchirée et ses mains contracturées assez longtemps ; elle a le délire transitoire sous forme d’hallucinations diverses ; elle a les gémissements et les petits cris ; elle a les sentiments de tristesse et d’angoisse ; peut-être aussi a-t-elle les attitudes passionnelles si nous traduisons bien sa phrase. « Ici le corps est moins maître de lui. » Pendant la longue durée de cet état nerveux, les périodes d’extase et d’union viennent remplir l’intervalle des crises et apporter pendant quelques heures un peu de soulagement à la pauvre convulsée. Enfin, lorsque la malade se réveille, la période est finie, elle est brisée comme [p. 40] de coups reçus, mais elle reprend alors, avec toute son intelligence reconquise, son train de vie ordinaire. La période de ravissement de Sainte Thérèse s’appelle d’un autre nom en aliénation mentale, c’est le mal hystéro-épileptique.
LE CHÂTEAU INTÉRIEUR. — Dans un dernier livre, le Château intérieur, sainte Thérèse a reproduit sous une autre forme le même ordre d’idées ; ce château fort se compose de plusieurs enceintes où l’âme pénètre peu à peu : la première enceinte correspond à l’oraison mentale ; la dernière, ou bastion principal, à l’oraison de ravissement ; faire une comparaison entre les états d’hystérie et ces diverses enceintes serait, avec des changements de nom, répéter le travail que nous venons de faire pour les oraisons ; nous n’en parlons donc que pour mémoire.
BONNE FOl DE SAINTE THÉRÈSE. — La description de ces oraisons et l’histoire de son château intérieur nous prouvent la bonne foi de sainte Thérèse ; elle ne se rendait nullement compte du mal dont elle était la proie et regardait comme vraies ses hallucinations de divers sens. Lorsque la grande crise s’emparait d’elle, comme la pythie sur le trépied de Delphes, elle croyait que Dieu prenait possession de sa personne.
CREDO QUIA ABSURDUM. — En terminant ce travail, nous rappellerons un mot de sainte Thérèse qu’elle eut constamment dans la bouche pendant le cours de son existence : « Plus les choses sont au-dessus de la raison, plus je les crois ». Cela veut dire que les manifestations de sa maladie et ses hallucinations en particulier, bien qu’en dehors de la raison, doivent être acceptées comme articles de foi non seulement par elle, mais encore par tous ceux qui suivent son enseignement. Aussi pensait-elle faire acte méritoire, en excitant les fidèles par ses sermons et par ses livres à mettre en pratique les cinq oraisons, et à pénétrer avec elle [p. 41] dans le château fort hanté par sa folie. Mais en donnant comme aliment religieux, aux peuples avides de l’entendre, les produits de ses hallucinations et en entraînant pendant plusieurs siècles les foules croyantes dans la fausse direction d’un mysticisme maladif, Thérèse fit un mal considérable à l’humanité ; car il ne faut pas se le dissimuler, elle eut une autorité sérieuse sur le monde entier ; l’Espagne surtout eut à souffrir de son fait : dans ce beau pays qui avait été, sous les Arabes, le centre de la civilisation, cette hystérique fut regardée tout à la fois comme grande sainte et comme grand docteur ; elle fut, comme influence, supérieure à tous : elle fut écoutée par les évêques et par les prêtres, par la Cour et les grands seigneurs, par les gens éclairés et par le peuple ignorant, enfin par le long cortège de moines qui se prolonge de siècle en siècle dans l’histoire. Sa cellule fut l’antre de la Sibylle d’où sortaient sans cesse les mots fatidiques, et parmi ceux-ci, celui qui pour elle les résumait tous : « Plus les choses sont au-dessus de la raison, plus nous les croyons ». Ces mots, négation de toute science, ennemis de tout progrès, furent les mots d’ordre qui présidèrent à l’enseignement dans tous les ordres religieux et dans toutes les universités catholiques ; ils y président encore. Ils furent, sans aucun doute, une des plus grandes causes de l’amoindrissement de ce peuple espagnol qui, avec tant de qualités morales, aurait dû avoir d’autres destinées.
CONCLUSIONS. — Pour sainte Thérèse, si l’hystérie est une excuse et si on doit lui pardonner, comme on pardonne à ceux qui ne savent ce qu’ils font, il n’en est pas moins vrai qu’il reste un devoir à remplir, celui de faire connaître la vérité aux gens croyants, susceptibles aujourd’hui encore, d’être séduits et trompés par ses écrits.
Si sainte Thérèse, ne cessons de le dire, fut une sainte, ce fut une sainte hystérique.
Au XXe siècle la formule de saint Augustin et de sainte Thérèse : Credo quia absurdum doit être effacée de tous les [p. 42] catéchismes et de tous les manuels d’instruction ; au XXe siècle il faut croire seulement ce que la science et la raison nous enseignent ; la raison et la science doivent prendre la place de toutes les folies religieuses.
Le 15 décembre 1901
Vallée des Consuls (Alger).
Dr Rouby.
NOTE
(1) Voici ce sonnet :
No me mueve, mi Dios, para quererte,
El cielo que me tienes promedido,
Ni me mueve par eso de ofenderte
Tu me muevesn mi Dios, muevente el verte
Clavado en esa crux y escarnecido
Mueve verte cuerpo tam herido
Mueve las angustias de tu muerte !
Mueve en fin tel manera
Que aunque no hubiera ciclo, yo te amara
Y aunque no hubiera infierno, te teniera
No me tienes que dar, por que te quiera
Porque, si cuanto espero, no esperara
Lo mismo que te quiero, te quisiera
TABLE DES MATIÈRES
Mon but 1
La vie de sainte Thérèse 2
Son enfance romanesque 3
Son entrée au couvent 4
Ses directeurs 5
Ses œuvres littéraires 6
Ses livres, preuves de sa maladie 8
Ses sentiments 8
La vieillesse 8
Cause de la maladie 10
De la période aiguë 10
Formation des miracles hystériques 10
Période aiguë de sainte Thérèse 11
Sommeil hypnotique de sainte Thérèse 13
Observation de sommeil hystérique 14
Hallucinations hystériques 17
Hallucinations complètes 22
Période démoniaque 24
Hallucination de l’enfer 25
Hallucinations démoniaques 26
L’hallucination du mauvais prêtre 27
Hallucinations célestes 28
Hallucinations génitales 31
Hallucination de l’ange 32
La Transverbération 33
Les oraisons de sainte Thérèse 34
Bonne foi de sainte Thérèse 40
Conclusions 41
Evreux, imprimerie de Charles Herissey
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