Les rêves et la folie. Par Ernest Bozzano. 1924.

BOZZANOREVES0001Ernest Bozzano. Les rêves et la folie. Article parut dans « La Revue Spirite », (Paris), 67e année, février 1924, pp. 61-66.

Ernesto Bozzano est né à Gènes en 1861 et mort en 1943. Défenseur et propagateur des théories évolutionnistes, marqué par les écrits d’Herbert Spencer, il fut très influencé par ceux de Gurney et Podmore (Phantasms of the Living) et par ceux d’Alexandre Aksakoff (Animisme et Spiritisme), qui déterminèrent sa passion pour les études psychiques qui dura plus de trente ans.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. 
– Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de omollection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Les rêves et la folie

Il y a quelque temps, il m’arriva de converser longuement avec un pauvre fou, affligé de la forme classique de cette infirmité : la « folie essentielle ». Je lui posais des demandes continuelles, afin de 1’attirer, autant que possible, à l’enchaînement logique des idées ; et, lui, répondait d’une façon appropriée — mais pour divaguer immédiatement — sautant à un autre argument très disparate et puis à un autre, et à un autre encore. Il parlait avec une volubilité extraordinaire : c’était un chevauchement de paroles, de pensées, d’observations, de projets, interrompus et délirants, qui émergeaient tumultueusement de ce pauvre cerveau éperdu et donnaient le vertige a qui l’écoutait.

Quelle pitié ! — Je m’en fus, profondément absorbé par la formidable interrogation qu’un tel spectacle rendait imposante : Comment concilier tout cela avec l’existence d’une âme survivant à la mort du corps ? La théorie du « parallélisme psychophysiologique » entre les fonctions du cerveau et les phénomènes de la pensée, n’apparaissaient-elles pas, peut-être, légitimées, en face d’une preuve comme celle-ci ? Naturellement, pour celui qui cultive les recherches [p. 62] métapsychiques ; il serait possible de répondre, en opposant aux conditions de fait, en question, d’autres conditions de fait qui les neutraliseraient complètement. Néanmoins, il restait en moi une perplexité pénible, que la tragique réalité ne pouvait pas ne pas relever, transitoirement, en quelque mentalité réfléchie que ce soit.

Leonora Carrington (1917-2011).

Leonora Carrington (1917-2011).

Cette nui là, dans le plus profond des sommeils, je me réveillai en sursaut : j’avais fait un rêve des plus ordinaires, d’une durée d’apparence assez longue dans lequel ma personnalité songeante avait vécu au delà de ce qu’on peut dire, fantastique et décousue, allant d’une chose à l’autre avec une volubilité extraordinaire, tandis que l’état de « crédulité » de la personnalité songeante ne lui permettait pas de s’apercevoir de l’absurdité délirante des événements qui, tumultueusement, se succédaient et se superposaient dans une ambiance impossible, dans laquelle elle était, également, bien sûre de vivre.

Il me jaillit aussitôt à l’esprit l’identité existant entre la « folie essentielle », et le développement des avatars rêvés ; identité absolue et incontestable, soit dans le tumulte délirant des idées qui distinguent les deux états, soit dans les identique condition de « crédulité » sans restrictions. De cela résulte une interférence théoriquement très importante : le rêve ordinaire est un état de démence transitoire, et la démence est un étai de rêve permanent ; et, s’il en est ainsi, on devrait en déduire que la démence consiste dans le fait que les centres corticaux, par lesquels s’exerce la faculté du raisonnement, se trouvent immergés dans un sommeil léthargique permanent ; et cela, probablement, par suite d’un phénomène narcotique dû à la présence dans le sang de ptomaïnes ayant des affinités avec une zone cérébrale donnée ; dans lequel cas, pour guérir les malades, il n’y aurait qu’à les réveiller en leur épurant le sang.

A la base de la suggestive efficacité d’une analogie si révélatrice, se présente à mon esprit la solution de la grande question qui m’avait tant intéressé à l’état de veille. De fait, à l’interrogation formidable que je me posais à moi-même : « Qu’est devenue la raison de ce malheureux ?… Existe-t-elle encore ou n’existe-t-elle plus ?… », maintenant je pouvais répondre, triomphalement, par une autre interrogation : « Que devient la raison du dormeur qui rêve ?… Existe-t-elle encore ou n’existe-t-elle plus ? … » Evidemment, elle existe encore, cachée dans les replis de la subconscience, puisque le dormeur la retrouve aussitôt réveillé ; et, s’il en est ainsi, alors de même dans la « folie essentielle », elle doit exister encore, cachée dans les replis de la subconscience, puisque les conditions du dormeur qui divague en dormant sont identiques aux conditions du dément qui divague dans la veille, ou, peut-être exact : qui divague dans les conditions de somnambulisme éveillé. De sorte que rien ne s’oppose à ce que le « dément incurable »retrouve sa propre raison aussitôt qu’il se réveille à une « nouvelle vie » après la crise de la mort !

Avec ceci, paraît être résolue la formidable énigme et une semblable solution doit être considérée comme essentiellement légitime, parce que fondée sur les résultats des analyses comparées, résultats rigoureusement logiques et incontestables.

Dorathea Tanning (1910-2012).

Dorathea Tanning (1910-2012).

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Telles sont les considérations qui me jaillirent à l’esprit à la suite de l’analogie impressionnante existent entre les rêves ordinaires et l’état de « folie essentielle » ; [p. 63] considérations qui présentent une telle importance théorique, que l’on tente d’en approfondir ultérieurement le thème pour répondre préventivement à une objection qui, par aventure, pourrait être formulée contre les conclusions exposées ces objections consisteraient dans la contestation qu’un « dément » puisse être considéré dans les conditions de sommeil permanent, vu qu’en réalité il est éveillé et actif de façon exubérante !

Pour répondre à cette objection, il convient de s’assurer de la part contributive d’analogies ultérieures, de rechercher les modalités avec lesquelles s’extrinsèquent : le « somnambulisme naturel », le « sommeil hypnotique », le « »sommeil magnétique ».

Le « somnambulisme nature » fournit une première preuve importante en réponse à l’objection précitée, étant tenu compte que, par lui, il est démontré que l’en peut dormir profondément et, en même temps, déambuler les yeux ouverts, converser et écrire ; ou, en d’autres termes, par lui, il est démontré que, s’il est vrai que, dans le sommeil physiologique normal, les facultés psychosensorielles et les centres moteurs ressortent dans des conditions d’inactivité pratiquement complète, cela n’implique pas qu’un tel état doive s’ériger en critérium absolu pour établir quand une personne se trouve véritablement dans le sommeil, vu que les conditions de « somnambulisme naturel » démontrent que le sommeil physiologique peut se limiter aux centres psychiques supérieurs qui gouvernent la vie de relations, sans envahir les centres moteurs et sans empêcher l’automatisme psychique de s’exercer librement, A leur tour, les phénomènes hypnotiques démontrent comment le sommeil provoqué (qui, ensuite, est le sommeil physiologique systématisé, comme l’a déjà observé Bernheim), peut envahir une zone limitée des centres corticaux supérieurs — c’est-à-dire, ceux en qui les facultés de raisonnement ont leur siège — pour laisser entièrement libres les facultés psycho-sensorielles : les centres de la parole et ceux du mouvement, qui peuvent s’exercer activement sans provoquer le réveil du dormeur ! Enfin, les phénomènes du « somnambulisme magnétique » démontrent comment, par l’effet du sommeil provoqué, la personnalité consciente du sujet peut, temporairement, s’éliminer — donnant lieu à l’émersion d’une personnalité intégrale subconsciente, de beaucoup plus élevée, et même douée de facultés psychosensorielles supernormales.

A la suite de cet exposé, il ressort clairement que l’objection ci-dessus reportée — suivant laquelle un individu, plongé dans le sommeil, ne pourrait se comporter et agir comme une personne éveillée — serait contredite par les faits, et, en conséquence, insoutenable.

Nul doute, donc, que l’état de « folie essentielle » doive consister, effectivement, dans une forme de sommeil léthargique, spécialisé et permanent, limité aux centres corticaux du raisonnement, de façon à pouvoir considérer cette infirmité comme une forme systématisée du somnambulisme éveillé.

J’ajoute que cette concession n’est pas nouvelle, puisque l’éminent philosophe Emmanuel Kant a déjà écrit que : « Le fou est un songeur en condition de veille apparente » ; et le professeur Delboeuf a aussi conclu que : « qui rêve est involontairement et momentanément un fou ; tandis que le dément l’est involontairement et permanent ».

En outre, en confirmation de ce point de vue, il est bon de relever une [p. 64] autre circonstance très notable, c’est que tandis qu’une personne normale qu’on empêche de dormir meurt inexorablement au bout de sept ou huit jours, les fous, au contraire, ne dorment presque jamais, sans que leur santé s’en ressente ; et Myers cite des exemples de déments qui ne dormirent pas pendant cinq ou six mois de suite, ce qui ne pourrait se concilier avec les lois inflexibles d’échange économique, à moins qu’on ne reconnaisse que les fous peuvent ne pas dormir parce que, en réalité, ils dorment en permanence.

Une seconde très importante analogie à remarquer, entre l’état de « folie essentielle » et les états divers de sommeil en examen, sont les conditions de « crédulité » communes aux fous, aux dormeurs par sommeil physiologique, non moins qu’aux dormeurs en somnambulisme, naturel ou provoqué ! Maintenant, cette condition de parfaite ressemblance à l’égard d’un état de conscience, de telle sorte spécialisé, conduit nécessairement à en inférer que s’il est vrai que l’état de « crédulité », dans le sommeil, tire son origine du fait que les facultés souveraines du raisonnement se sont, temporairement, absentées du gouvernement des propres organes de relation terrestre, de façon que ce dernier continue à recevoir, chaotiquement, des sensations subjectives et périphériques de toutes sortes, qui, en l’absence de l’action inhibitrice de la « conscience rationnelle », à laquelle vint se substituer une « conscience onirique», se transforment, pour le rêveur, en actes réels, correspondant, plus ou moins symboliquement, à la nature des sensations perçues ; s’il en est ainsi, si de l’absence temporaire de la « conscience rationnelle », naît l’« état de crédulité », dans les rêves ordinaires, on devra alors en inférer que « l’état de crédulité analogue des fous tire son origine de la même cause : ce qui revient à dire que, dans ce cas, on devra diagnostiquer une condition permanente de sommeil avec absence correspondante de la « conscience rationnelle », et substitution permanente de la « conscience onirique», de sorte que leurs organes cérébraux continuant à recevoir toutes sortes de perception objectives et subjectives, à l’état chaotique, ne peuvent pas ne pas accueillir tels actes réels qui les poussent à agir déraisonnablement comme sont déraisonnables les perceptions qu’ils reçoivent.

Pour compléter le tableau des analogies à l’égard de l’« état de crédulité » dans ses rapports avec les fonctions du cerveau, il est bon de signaler l’existence de cet état chez les enfants ; dans lequel cas il ressortirait encore et toujours un effet de la même cause ; et cela dériverait de l’absence de coordination entre les sensations reçues par le cerveau et la « conscience rationnelle » ; d’après de telles contingences, l’absence de coordination ne serait pas déterminée par le fait que les centres corticaux — par lesquels s’exercent la faculté du raisonnement — sont envahis par le sommeil, mais bien du fait que ces centres mêmes se trouvent dans des conditions de développement rudimentaire.

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L’efficacité démonstrative des analogies sus-énumérées me semble plus que suffisante pour prouver qu’en réalité la « folie essentielle » doit être considérée comme un état de sommeil léthargique permanent, limité aux centres psychiques supérieurs dans lesquels la faculté de raisonnement a son siège.

Et si on voulait, ultérieurement, chercher dans le vaste champ des psychopathies [p. 65] en général, on parviendrait à expliquer, d’une manière analogue, telles formes de psycho-asthénie grave, telles que les « idées fixes » ou la « »mégalomanie », lesquelles deviendraient à leur tour la conséquence d’un état de sommeil systématisé dans le malade — état de sommeil qui, en de semblables contingences, se réaliserait seulement à l’instant où une idée donnée surgirait dans la mentalité du patient ou lui serait suggérée ; cela revient à dire que cette idée provoquerait immédiatement l’état de sommeil dans les centres corticaux du raisonnement, de sorte que le malade, qui, un moment auparavant, paraissait normal et raisonnant, se trouverait brusquement, dans des conditions de « crédulité » délirante, comme s’y trouvent, en permanence, les « déments incurables », et comme s’y trouvent, temporairement, les sujets hypnotiques auxquels on a suggestionné d’accomplir un acte après le réveil, qui retombent dans le sommeil hypnotique quand arrive le moment de l’accomplir, pour, ensuite, se réveiller brusquement, la suggestion réalisée, sans conserver le souvenir de ce qu’ils ont exécuté, ne soupçonnant nullement d’être tombés dans le sommeil.

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Et, là, j’arrête mes inductions, qui pourraient être étendues aux diverses formes, variées, de « vésanies » et des « psycho-asthénie » ; mais cela me conduirait loin du sujet de mon étude et, surtout, me pousserait trop à fond dans un champ de recherches qui ne sont pas de ma compétence.

Je me limite donc à insister sur le fait que l’analogie, incontestable, existant entre l’incohérence délirante des rêves ordinaires, combinée à l’état de « crédulité » dans lequel ils se déroulent, et l’incohérence délirante de la « folie essentielle », combinée à l’analogue état de crédulité qui la distingue, prouvent l’origine identique des deux conditions : « onirico-psychologique », d’une part, et « onirico-psychopathique » de l’autre. En conséquence, on devra en conclure que, s’il est vrai que, dans le dormeur qui rêve, la raison n’est pas perdue — vu qu’il la retrouve aussitôt réveillé — alors, il est aussi vrai que dans le « dément incurable » la raison ne peut être perdue et qu’il la retrouvera aussitôt réveillé du sommeil de la mort ! Ceci posé, il est bon d’avoir fermement dans la pensée que, dans un cas comme dans l’autre, l’incohérence des images psychiques — et l’état de crédulité qui les accompagne — dérivent du fait que la faculté de raisonnement — c’est-à-dire l’esprit — ont perdu tout contact avec leur organe de relation terrestre : dans le premier cas temporairement; dans le second en permanence ; et que, dans les deux circonstances, l’esprit des dormeurs existe, inaltéré et inaltérable, dans les replis de leur subconscience. Il ne sera pas inutile de noter à ce propos combien les conclusions coïncident avec celles auxquelles on parvient par les recherches métapsychiques par lesquelles on démontre comment, dans la subconscience, reviennent, à l’état latent, les attributs qui distinguent l’existence d’un esprit, indépendant du corps, tels que la « mémoire intégrale » et les  « facultés psycho-sensorielles supernormales » ; et, ainsi, comme je viens de dire, l’existence subconsciente des attributs spirituels implique, nécessairement, l’existence d’un esprit qui, dans une autre ambiance, se prévaudra des attributs mêmes ; il s’ensuit qu’un tel fait mérite d’être noté, à titre de preuve indirecte des conclusions exposées, lesquelles pivotent sur le fait de l’existence subconsciente d’une personnalité intégrale spirituelle [p. 66] qui ne peut se ressentir nullement des infirmités auxquelles est sujet le propre organe de relation terrestre.

Je remarque que l’efficacité démonstrative de la solution précitée s’étend à n’importe quelle objection scientifique jusqu’ici tournée contre la possibilité de l’existence ou de la survivance de l’âme ; puisque, si les rêves et la démence s’expliquent par le fait que la raison — c’est-à-dire l’esprit — pour une cause quelconque, normale ou anormale, s’est séparé du propre organe de relation, mais existe, inaltéré et inaltérable, dans les replis de la subconscience, alors on devra affirmer d’autant plus, soit des conséquences de l’ivrognerie, soit de l’action de n’importe quel stupéfiant sur le cerveau, comme de tous les autres parallélismes psychopathiques ou psychophysiologiques, invoqués par les contradicteurs comme preuve du fait que la pensée est une fonction du cerveau.

Ernest BOZZANO.

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