Charles Sadoul. Les procès contre les animaux. Les Souris de Contrisson. Article paru dans «Le Pays Lorrain», (Nancy), 17e année, n° 13, décembre, 1925, pp. 529-538.
Charles Sadoul (1872-1930). Docteur en droit, historien, journaliste. Il fut directeur du pays lorrain et de la Lorraine illustrée. Membre de l’Académie de Stanislas, Nancy et de la Société d’archéologie lorraine. Nous avons retenu de ses publications nombreuses :
— Un épisode de l’histoire de la sorcellerie en Lorraine au XVIIe siècle. Antoine Grevillon. Sorcier et devin au Val de Ramonchamp, brûlé à Arches, en 1625.] in « Le Pays lorrain », (Nancy), première année, 1904, pp. 145-199. [bientôt sur notre site]
— Essai historique sur les institutions judiciaires des duchés de Lorraine et de Bar : avant les réformes de Léopold Ier. Paris, Berger-Levrault , 1898. 1 vol.
— Souvenirs lorrains Nancy, Edition du « Pays lorrain » 1921. 1 vol. gr. in-8 °, 32 p., ill., planche
— Traditions lorraines. Le Sotret. 1 vol. in-8 °, 15 p., ill. Édition : Nancy : Edition du Pays lorrain , 1930. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
– Sauf la première et la dernière, les images ont été rajoutées par nos soins. – Tout ce qui se trouve entre [] a été rajouté par nous. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
Pour ceux qui s’intéressent aux loups-garous et autres lycanthropes nous conseillons plus particulièrement :
− Bérriat Saint-Prix Charles. Rapport et recherches sur les jugements relatifs aux animaux.] in « Mémoires de la Société des Antiquaires de France », (Paris), , tome VIII. 1829, pp. 403-432. Et tiré-à-part : Paris, De l’imprimerie de Selligue, 1829, 1 vol. in-8°, 47 p. et 1 tableau dépliant 3 volets. [en ligne sur notre site]
− Emile Agnel. Curiosités judiciaires et judiciaires du Moyen Âge. Procès faits aux animaux. Paris, J. B. Dumoulin, 1858. 1 vol. in-8°, 47 p. [en ligne sur notre site]
[p. 529]
Les procès contre les animaux
CONDAMNATION DES SOURIS
A CONTRISSON EN 1733
De nos jours, on le sait, pour que, juridiquement, il y ait crime ou délit, il faut qu’il y ait eu intention de nuire chez l’auteur de l’acte. L’article 64 de notre Code pénal édicte qu’il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action, ou lorsqu’il a subi une contrainte à laquelle il n’a pu résister. Pour le mineur de moins de seize ans on exige le discernement. Sauf chez les Romains (1) qui ont formulé les principes qui régissent toujours notre droit, les lois et les coutumes antiques ne tenaient pas compte de l’élément intentionnel. Il suffisait pour donner lieu à une sanction pénale que le fait délictueux fut constaté et son auteur connu. La responsabilité de cet auteur et son intention de nuire n’était pas nécessaires, on était donc amené logiquement à frapper de peines non seulement les insensés, les enfants, mais aussi les animaux et même les objets inanimés.
En ce qui concerne ces derniers l’histoire grecque et celle de l’Espagne contemporaine en rapportent des exemples (2). Chaque année à Athènes au Prytanée étaient jugés les meurtres commis par des auteurs inconnus. Comme ceux-ci ne pouvaient être châtiés on s’en prenait à l’instrument du crime qui était jeté hors du territoire de l’Attique. Dion Chrysostome rapporte que les [p. 530] juges de Thasos ordonnaient que tout objet inanimé qui avait causé la mort d’un homme devait être précipité dans la mer. Il en fut ainsi d’une statue qui par sa chute avait écrasé un passant. En Espagne, jusqu’à une époque voisine de la nôtre, les armes des assassins étaient détruites par la scie et le marteau. Depuis un attentat contre Isabelle II, au milieu du XIXe siècle, on se servit pour cette destruction de l’acide sulfurique. C’était, en somme, une habitude plus sensée que celle de la justice française qui fait mettre en vente les pièces à conviction, fournissant ainsi des armes pour de nouveaux crimes.
M. Huffel, l’érudit historien des forêts d’Alsace, nous a signalé une condamnation plus singulière encore, dont il a trouvé mention dans l’étude de Hanauer, sur les campagnes alsaciennes au moyen âge. Aux environs de Hofen et Büren était située une forêt appelée Hetzelholtz, mise au ban (c’est-à-dire hors la loi), comme un meurtrier, par jugement de la Pfalz (tribunal du Palais) de Strasbourg, à cause d’un meurtre qui y avait été commis. On en avait abattu les futaies, et il n’y poussait plus que du menu bois et des broussailles.
Ces condamnations d’objets inanimés sont assez rares. Au contraire celles d’animaux auteurs de délits ou de crimes furent fréquentes dans les siècles passés (3).
Dans les lois de Moïse (Exode 28) il est dit : « Si un bœuf frappe de sa corne un homme ou une femme et qu’ils en meurent, le bœuf sera lapidé et on ne mangera pas de sa chair mais le maître sera jugé innocent ». C’était l’application stricte de la loi du talion (Exode 24-25) « œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied, etc… ».
Inspirées, semble-t-il, par le texte sacré, nos anciennes juridictions, toutefois sans le citer, poursuivirent et condamnèrent souvent des animaux auteurs de crimes, commis naturellement sans intention.
Il y a lieu de faire ici une distinction. Parfois ces animaux étaient entièrement assimilés à des criminels humains et jugés par les tribunaux. Parfois on les regardait comme les instruments tantôt de la colère divine, tantôt de la malice du démon. Pour le premier cas on avait recours à des prières, pour le second à des excommunications et des exorcismes.
Dans sa notice publiée en 1829 dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France, Berriat-Saint-Prix a donné la liste de 90 condamnations d’animaux [p. 531] prononcées de 1120 au XVIIIe siècle, sans faire la distinction entre les animaux criminels et les animaux instruments de Dieu ou du démon. Il y en eut certainement beaucoup plus. On en a retrouvé depuis et le savant auteur n’a relevé pour la Lorraine, que la seule exécution d’un porc de Moyenmoutier mis à mort à Saint-Dié en 1572. La procédure en a été publiée par Lionnois dans son Histoire de Nancy [A] et par Gravier dans son Histoire de Saint-Dié [B].
Il y eut d’autres exécutions. J’ai retrouvé la mention de 25 de celles-ci tant dans l’excellent ouvrage de Dumont sur la justice criminelle en Lorraine, qu’aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle, où j’ai pu vérifier l’exactitude de la plupart des renseignements donnés par Dumont (4).
Dans ces procès les inculpés sont presque toujours des porcs. Le taureau biblique était-il devenu moins cruel, le surveillait-on mieux, ou le considérait-on comme une sorte de bête sauvage obéissant aveuglément à son instinct ? Je ne sais. En tout cas je n’ai trouvé qu’une seule condamnation concernant un taureau. Il fut pendu à Metz le 9 septembre 1512 sur le chemin de Sainte-Barbe (5). Une seule fois il s’agit d’un chat qui fut pendu à Longeville prés de Bar, en 1467.
Dans les 23 autres cas ce sont des porcs qui toujours ont causé la mort de jeunes enfants et, presque toujours, les ont dévorés. On pourrait croire que cet animal, si utile et si apprécié des Lorrains, avait conservé la férocité de ses ancêtres errants à demi sauvages dans les forêts gauloises, férocité qu’a constatée Strabon.
La plus ancienne condamnation contre un porc fut prononcée à Châtillon (aujourd’hui Meuse) en 1349 et la plus récente en 1662 à Mirecourt. On en relève entre ces dates dans toutes les parties de la Lorraine à Broussey-en-Blois (1354), à Domcevrin (1408), Sivry-sur-Meuse (1485), Briey (1504), Virton, alors lorrain (1513), Moyeuvre-la-Petite 1519), Ville-en-Woëvre (1519), Boucq (1548), Joudreville (1550), Mehoncourt (1554), Lantéfontaine (1569), Salonne (1569), Raon-l’Etape (1571), Châtel-sur-Moselle (1577), Heillecourt (1584), Sancy (1586), Nancy (1600), Epinal (1612).
Une fois même, à Boucq en 1538, c’est tout un troupeau de cochons qui est livré au bourreau, parce que dans ce troupeau on n’a pas pu distinguer le coupable. A Arches-sur-Moselle, en 1593, une mère coupable d’infanticide est condamnée à être enterrée vive (étranglée cependant peu de temps après) et les porcs qui avaient dévoré le petit cadavre sont brûlés sur le bûcher. [p. 532]
Mais il semble que dans ce dernier cas, on n’ait pas eu pour but de punir des complices. Ainsi que l’indique le procureur général Maimbourg dans ses réquisitions, on veut « que la veue d’iceux ne vienne refreschir la mémoire et représenter un acte si inhumain et si cruel ». C’est peut-être un sentiment semblable qui inspirait les jugements frappant des objets inanimés que nous avons cité plus haut.
Mais, sans aller jusqu’à l’homicide, les animaux pouvaient commettre certains crimes ou certains délits dommageables à l’homme. Si l’on pensait qu’ils avaient été de simples instruments de Dieu, ainsi qu’il fut pour les plaies d’Egypte, on recourait à des prières et à des processions comme on le faisait pour toutes les calamités. Si l’on croyait que c’était par influence diabolique qu’ils s’étaient livrés à des actes répréhensibles, on s’adressait à l’évêque pour obtenir de lui des excommunications ou l’autorisation de procéder à des exorcismes. C’était l’évêque semble-t-il, ou le tribunal ecclésiastique désigné par lui, qui appréciait si on avait affaire à Dieu ou au diable et décidait quelles mesures devaient être employées.
Berriat-Saint-Prix donne de nombreux exemples de ces excommunications solennelles contre les animaux les plus divers, parmi lesquels on trouve même, à la fin du XVIIIe siècle, au Canada, les innocentes tourterelles. La plupart du temps les excommuniés sont des rats, des souris, des insectes, chenilles, charançons, mouches variées, sauterelles, voire des limaces et des sangsues. Malgré saint Thomas et d’autres théologiens qui réprouvaient ces pratiques, elles étaient courantes.
En juin 1719, à Nancy, une excommunication de ce genre fut prononcée contre les sauterelles qui « gâtaient les foins ». Elle le fut avec pompe au cours d’une procession de toutes les paroisses, suivie par les autorités et les corps de métier, qui se rendit à la Grande Prairie, la prairie de Tomblaine actuelle (6).
Il ne semble pas que cette sanction ait été obtenue au moyen d’une décision d un tribunal ecclésiastique. Nos ancêtres lorrains n’avaient guère recours, en eftet, à ceux-ci. Nos ducs avaient toujours su se défendre contre leurs empiètements, et garder presque toutes les matières aux juridictions ordinaires. Ailleurs, au contraire, c’étaient presque toujours les officialités qui connaissaient des procès contre les animaux. Mais soit que ceux-ci aient été assignés devant un tribunal ecclésiastique, soit qu’ils l’aient été devant une juridiction ordinaire, [p. 533] on n’obtenait un jugement qu’au moyen d’une procédure souvent plus formaliste même que dans une action contre des humains.
Barthélémy de Chasseneuz ou Chassanée [C], qui vécut de 1480 à 1540, qui fut conseiller au Parlement de Paris et un jurisconsulte fort estimé de son temps, n’a pas dédaigné de consacrer un savant traité à cette question des poursuites contre les animaux. Il la connaissait pratiquement puisque, avocat au bailliage d’Autun, il avait été le défenseur de rats inculpés de ravages aux récoltes. On ne manquait pas, en effet — sans cela la condamnation aurait été irrégulière — de désigner un avocat aux accusés. Son principal devoir consistait, d’après Chasseneuz, d’excuser ses clients pour leur non-comparution, de soulever les exceptions d’incompétence ou déclinatoires, d’invoquer les irrégularités de la citation et d’exposer naturellement tous les arguments utiles pour prouver leur innocence.
Ainsi, à Mayence, au XIVe siècle, d’après Malleolus, cité par Berriat, les paysans de l’Electorat ayant assigné les mouches cantharides qui ravageaient le pays, à comparaître devant le juge, celui-ci leur nomma un « curateur et orateur… attendu leur petitesse et leur éloignement de l’âge de majorité ». De même eurent des avocats les chenilles de Valence-sur-Rhône citées devant l’official, celles d’un canton d’Auvergne, en 1690, et les « hurebers » condamnés en 1516 par l’official de Troyes.
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Dans nos archives lorraines qui conservent, comme nous l’avons dit, d’assez nombreux dossiers de procédures contre des animaux meurtriers, on n’en avait pas trouvé jusqu’ici contre les animaux ravageurs. M. Pierre Lœvenbruck a bien voulu me communiquer un très curieux document découvert par lui, dans les Archives du Ministère des Affaires étrangères, qu’il explore avec tant de profit pour les lecteurs du Pays lorrain. Il raconte sommairement la très curieuse histoire que voici :
En 1733, le territoire de Contrisson (7), village situé à quatre kilomètres de Revigny, aujourd’hui son chef-lieu de canton, était désolé par les ravages de souris innombrables. Après avoir causé un dommage « très considérable » aux moissons, elles menaçaient de détruire les semailles en blés, seigles et autres céréales, et de ne laisser aucun espoir de récolte prochaine. Des prières et des processions publiques avaient été faites en vain. Au lieu « de s’être diminuées » les bestioles s’étaient « extrêmement augmentées » et le préjudice « aux [p. 534] semailles publiques et générales semblait de jour en jour devenir plus considérable. Il est probable qu’on avait eu aussi recours à des moyens moins orthodoxes que les prières et processions, et que les conjureurs de sort avaient été priés d’intervenir. Leurs incantations et leurs formules n’avaient point produit d’effet. C’est alors que les gens de Contrisson résolurent d’user des grands moyens, ils s’adressèrent au sergent de justice Étienne Griffon et le prièrent d’assigner en justice les dévastateurs. Griffon ne s’étonna point. Peut-être même avait-il conseillé ces mesures juridiques qui devaient lui procurer quelques honoraires, assez rares en temps ordinaire, étant donné que le tribunal, auquel il était attaché, devait juger des causes peu nombreuses. Le sergent lança son assignation qui fut régulièrement contrôlée, c’est-à-dire enregistrée, au bureau de Revigny.
Il y avait urgence et la cause fut appelée aussitôt par devant « Jean Miras, mayeur en la justice pour Son Altesse royale de Lorraine à Contrisson, comme aussi en présence de Nicolas Mordillat, mayeur en la justice foncière dudit lieu (8). Le sieur Châtel greffier, devait prendre les notes obligatoires. Me Jacques Collinet, substitut du procureur général de Lorraine et Barrois, occupait le siège du ministère public et déposa ses conclusions pour les Syndics et habitants, demandeurs en la cause.
Il exposa les ravages causés « par la quantité prodigieuse de souris qui sont répandues sur le finage de ce lieu », montra que les moyens habituels avaient été inutiles et termina en demandant, non la mort des coupables, mais leur bannissement : « à ces causes il vous plaira ordonner sur ladite remontrance qu’il soit ordonné que les dits insectes et souris faisant des dégâts par cy-devant et par cy-après seront condamnés à se retirer hors l’étendue des lieux et finage dudit lieu, dont ils ont fait tant de dégâts, dans les retraites où il vous plaira leur ordonner. C’est à quoi ledit substitut conclue pour les habitants et espère en parvenir ».
Il ne semble pas que les accusés aient été contraints de comparaître en personne. On n’amena au banc des accusés aucun représentant de la gent souricière. Ainsi cependant avait été exigé la présence de sangsues citées en justice par le curé de Berne en 1481. [p. 535]
Néanmoins, ainsi que nons l’avons dit, les animaux ne pouvaient être condamnés sans être défendus. On avait donc, selon l’usage, désigné un avocat à nos bestioles. C’était Me Jean Griffon, sans doute parent du sergent qui avait dressé l’exploit d’assignation. Il remplit son rôle avec conscience et dignité. Il n’imita point Chasseneuz, défenseur des rats d’Autun et n’usa point des artifices de procédure qu’il avait à sa disposition, tels qu’exceptions dilatoires « pour donner le temps à la prévention de se dissiper », il ne soutint pas que les souris étaient toutes dispersées, et qu’une simple assignation n’avait pas été suffisante pour les avertir toutes. Il n’excusa pas le défaut de ses clients en s’étendant sur la longueur et difficulté du voyage, sur les dangers que les chats faisaient courir aux intimés, les guettant à tous les passages. Il dédaigna toutes ces arguties de Chasseneuz et se contenta de dire de ses clients « que comme ce sont des animaux que Dieu peut avoir créés sur terre et que cependant, nonobstant les dégâts causés par elles sur ledit finage, on ne peut point les détruire, ni leur ôter les aliments qui leur sont propres pour la conservation de leur vie, c’est pourquoi, pour elles demande qu’il leur soit indiqué un endroit où elles puissent se retirer hors de l’étendue dudit finage et où il (sic) puisse prendre leur nourriture nécessaire tant qu’il plaira à Dieu de les laisser. C’est à quoi ledit Griffon persiste et prétend y parvenir ».
Concluant ainsi Me Jean Griffon montrait une parfaite connaissance de la doctrine et de la jurisprudence en la matière. Cette dernière, depuis très longtemps, avait estimé, en effet, qu’on pe pouvait prononcer une telle sentence de bannissement sans donner à des « créatures de Dieu » le moyen de poursuivre leur vie. Déjà au temps de Charlemagne, l’évêque d’Aoste, saint Grat, avait permis aux taupes, qui ravageaient la Vallée, de creuser leurs galeries dans un rayon éloigné de trois milles. Guillaume d’Ecublens, évêque de Lausanne de 1221 à 1229, avait relégué dans un coin nettement indiqué du lac Léman les anguilles qui infestaient ses eaux. Plus tard les juges locaux de Coire avaient cantonné, dans une région forestière et sauvage, des larves malfaisantes (10). Et peu d’années avant l’affaire de Contrisson, les chenilles qui désolaient Pont-du-Château en Auvergne, avaient été excommuniées par le grand-vicaire et renvoyées, par lui, devant le juge du lieu. Celui-ci en condamnant les insectes leur avait assigné un territoire inculte expressément désigné (11).
Le substitut, Jacques Collinet, ne pouvait que s’incliner devant de tels précédents. Me Griffon les avait peut-être invoqués dans une plaidoirie dont nous [p. 536] n’avons malheureusement conservé que le sec résumé transcrit plus haut. L’attitude de Me Collinet nous est ainsi rapportée
« Ledit substitut pour les habitants n’empêche qu’il y ait indication donnée par les sieurs mayeurs sans que néanmoins elles puissent nuire, ni préjudicier dans l’étendue dudit finage dudit lieu. C’est à quoi il prétend, ni entend autrement pour lesdits insectes ».
Tout le monde semblant donc d’accord, les mayeurs prononcèrent avec gravité le jugement suivant :
« Vue par nous le plaidoyer ci-dessus et la plainte des habitants y jointe, nous ordonnons que dans trois jours, date de la signification de la présente sentence, lesdits insectes et souris se retireront et auront pour pasture et aliment les bois joignant et contigus le finage de Contrisson, ensemble les rivières et bornes d’icelles de quatre pieds de longueur, afin qu’à l’avenir elles ne puissent nuire, ni préjudicier, aux biens de la terre de quelle nature ce puisse être. Ce à quoi nous les condamnons ».
Autant qu’on peut en juger par ce texte obscur, il était enjoint aux « insectes et souris » de ne plus franchir ni la Saulx ni l’Ornain, pas plus que les rûs de Rennecourt et de Sereinval. Leur « retraite » était limitée, semble-t-il, dans les bois de Danzelle, de la Haie Herbelin et du Faux-Miroir, sis au nord et au nordouest de Contrisson. Peut-être y ajoutait-on libéralement des forêts d’autres bans voisins comme ceux d’Andernay, Mognéville, Sermaize, etc. Quoi qu’il en soit, l’avocat Griffon continua à montrer son dédain d’une inutile chicane. Craignant peut-être la vindicte des gens de Contrisson, au milieu desquels il vivait et peut-être aussi ayant souffert dans ses biens des ravages de ses clients, il ne chercha pas à retarder l’exécution de la sentence. Il n’essaya pas de porter appel au Parlement de Paris ainsi que peut-être il en avait le droit, Contrisson étant dans la « mouvance ». Il ne discuta pas la commodité du cantonnement assigné aux bestioles. Il n’imita pas son confrère de Saint-Julien-de-Maurienne qui, en 1587, dans une instance contre les charançons, qui ravageaient les vignes, prétendit que les terrains boisés et herbus offerts en pâture à ses clients ne pouvaient être acceptés par eux, car ce n’était qu’une lande stérile et inculte où ils ne pourraient trouver à vivre. Il exigea la nomination d’experts. Nous ignorons ce qu’ils décidèrent (11). [p. 537]
Notre document ne nous indique pas comment fut faite la signification de l’arrêt par le sergent Etienne Griffon. Nous ne saurons jamais, d’autre part, si les condamnés s’inclinèrent devant le jugement des hommes, comme les taupes de Val-d’Aoste aux temps carolingiens, et déguerpirent dans les trois jours fixés. L’histoire que nous venons de raconter, semble une bouffonnerie digne des Tribunaux comiques de feu Jules Moinaux. Quelques-uns pourraient prétendre que cette procédure a été inventée « à la manière de » par quelque basochien mystificateur du XVIIIe siècle afin de railler les juges « guêtrés et sous l’orme ». Quant à nous, nous croyons fermement à l’authenticité du document trouvé par M. Pierre Loevenbruck. Tout d’abord il a été découvert, par notre collaborateur, dans le dépôt d’Archives du Ministère des affaires étrangères où l’on n’a pas coutume de recueillir les pièces facétieuses. C’est une copie certifiée par le greffier Chatel et délivrée par lui le 21 octobre 1733. Elle se trouve là depuis le XVIIIe siècle et figure actuellement sous la cote A. E. Lorraine, registre 125, folio 70, années 1733-34. Mémoires et documents.
D’autre part les acteurs de cette comédie judiciaire ont réellement existé. Mon vieil ami, Louis Davillé, a pris la peine de rechercher pour moi la trace de ces personnages. Il a retrouvé aux archives de la Meuse mention de Mordillât, de Griffon, de Collinet ayant vécu à Contrisson à l’époque indiquée.
Dans ce village la haute justice appartenait bien à S. A. R. le Duc de Lorraine et à côté de celle-ci existait une justice foncière. D’après un dénombrement du 17 août 1735, que me communique Davillé, cette dernière appartenait â l’époque du jugement à Charles-Bernard Collin, seigneur du lieu, écuyer, commandant des ville et château de Ligny où il demeurait. Pour l’exercice de la « moyenne justice, basse et foncière » il avait droit « d’établir un mayeur, lieutenant, procureur d’office, greffier, sergent et autres officiers, lesquels connaissaient de toutes causes civiles tant réelles que personnelles et mixtes, jusqu’à appel avec pouvoir de condamner les délinquants à l’amende de 60 sols et au-dessus (12). Enfin, ce jugement, rédigé conformément à toutes les règles, n’est point différent, en son jargon, de ceux rendus dans des causes semblables et dont quelques-uns sont datés de peu d’années avant 1733.
Il n’y avait pas bien longtemps alors, qu’on ne brûlait plus de sorciers en Lorraine, et on en brûlait encore dans d’autres pays. En 1668, Racine avait raillé les procès d’animaux dans ses Plaideurs et, la même année, avait paru un savant traité des monitoires « avec un plaidoyer contre les insectes ». [E] Il avait été publié par Gaspard Bally, avocat au Sénat de Savoie, chez Antoine Gallien, en Belle cour, à Lyon (13). Ce livre était imprimé avec la permission et l’approbation [p. 538] du Souverain Sénat de Savoie. Et, ainsi que le dit la préface, ce témoignage « des seigneurs de ce célèbre corps… est suffisant de son utilité et du profit qu’on peut tirer de sa lecture. »
Dans ce petit volume in-4° de 48 pages, on trouvera des passages beaucoup plus cocasses que le jugement de Contrisson. Il y a là, notamment, un modèle de requête, bourré de citations latines et de références, qui est du plus haut comique.
En 1719, n’avait-on pas vu, dans la capitale lorraine, ainsi que nous l’avons dit, les sauterelles encourir la peine ecclésiastique de l’excommunication. En 1662, on avait encore, à Mirecourt, condamné un porc au bûcher. Cette sentence contre des animaux n’est n’ailleurs pas la dernière qui ait été rendue. Le savant Dr Cabanes en signale à des époques pas très éloignées de la nôtre (14). Le 28 brumaire an II, fut exécuté, à Paris, le chien de l’invalide Saint-Prix (15), condamné à mort la veille, avec son maître, pour avoir trop bien défendu celui-ci contre les recherches de la police. Il y a mieux, en mai 1906, le tribunal de Delémont condamnait également à mort un chien complice de deux meurtriers qui s’en tirèrent avec la détention perpétuelle. En 1903, une contravention était dressée, dans l’Etat d’Indiana (U. S. A.) contre un chimpanzé qui fumait une cigarette ce qui est interdit, paraît-il, dans cet Etat. Si, presque à notre époque, des animaux inconscients n’échappèrent pas à des sanctions judiciaires, il ne faut donc pas s’étonner qu’en un temps où nos paysans avaient conservé fidèlement des superstitions séculaires, on ait pu se livrer à des poursuites comme celles que nous avons relatées.
Et, de nos jours, si l’on n’ose plus mettre en branle l’appareil judiciaire contre les animaux ravageurs, est-on bien sûr que, dans des coins reculés de nos campagnes, certains pseudo-sorciers n’employent pas encore, contre les insectes et les bestioles, des conjurations pour les faire fuir loin du pays ou les détruire ?
Charles SADOUL.
Le procès du chien Citron dans Les Plaideurs de Racine (1668).
NOTES
(1) Et encore pas toujours. Chaque année on promenait à Rome un chien crucifié, pour rappeler le supplice infligé au chien du Capitole qui n’avait pas donné l’alarme contre les assaillants gaulois, laissant ce soin aux oies fameuses. Dans les Guipes d’Aristophane on voit un juge athénien qui veut condamner le chien Labès à recevoir les étrivières, pour avoir volé un fromage de Sicile.
(2) Dareste, Journal des Savants 1885 et Revue Archéologique 2e semestre. Communiqué par M. Milot, membre dé l’Académie de Stanislas.
(3) Les procès contre les animaux ont été étudiés par Berriat-Saint-Prix dans une notice publiée dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France (1829). Dr Cabanès, Les indiscrétions de l’histoire, tome V et tout récemment par M. Edouard-L. de Kerdanieul [D], Les animaux en justice, procédures et excommunications, Paris Figuière 1925. Nous nous sommes servis aussi pour écrire le présent article, de Dumont, la Justice Criminelle en Lorrairte, Nancy. Dard., 1848, 2 vol. in-8° et de divers autres renseignements puisés à des sources qui sont indiquées plus loin.
(4) Voir notamment aux Archives de M.-et-M. les cotes B. 2.119, 2. 509, 4. 215, 6. 666, 7. 173, 7. 381, 7. 329, 8. 642, 10.297, H. I.862.
(5) Chroniques de la ville de Metz, recueillies par Huguenin, p. 677. Devenu « enraigie… corrut sus à ung homme devers le mollin à vent, en allant à Sainte-Barbe et là le tua ».
(6) Journal du libraire Nicolas publié par M. Ch. Pfister (Mémoires de la Société d’Archéologie lorraine, 1899. p, 265.
(7) Contrisson (Meuse), canton de Revigny. Autrefois prévôté et bailliage de Bar. C’est ce village, le dernier de Lorraine avant la Champagne, qu’on aperçoit à gauche du chemin de fer en allant sur Paris, à la sortie de la gare de Revigny.
(8) Il est à remarquer que, selon la jurisprudence en usage en Lorraine, ce n’est pas à un tribunal ecclésiastique que les villageois de Contrisson ont recours, mais à une juridiction civile. Dans presque tous les procès cités par Berriat-Saint-Prix, au contraire, les animaux dévastateurs étaient cités devant la justice ecclésiastique et c’est de celle-ci également que parlent les auteurs anciens qui ont traité de la question. Une ordonnance de René Ier, du 27 juin 1445, avait nettement délimité les pouvoirs des officialités. N’ayant aucun évêché sur leur territoire, les ducs se défendirent, plus âprement encore que d’autres souverains, contre les empiétements des juridictions ecclésiastiques (voir notamment sur cette qtestion ROGÉVILLE, Dictionnaire des Ordonnances, Ve Clergé. Dumont, op. cit., I. p, 175 et sq. et Ch. SADOUL, Institutions judiciaires de la Lorraine.
(9) ) Cabanes, op. cit. p. 13 à 18, d’après Malleolus
(10) Du Cange, Histoire de Paris, tome VII, page 267, note I. Cité par Cabanès, op. cit. p. 22 note 2 et par Berriat-Saint-Prix, op. cit.
(11) Document cité d’après Menabréa. Jugements contre les animaux au moyen âge dans Mémoires de la Société royale académique de Savoie 1846, par de Kerdanieul, op. cit. p. 127 et suivantes.
(12) Archives de la Meuse. B. 395, n*° 368. Les Collin de Contrisson possédaient encore ces prérogatives en 1789.
(13) Signalé par E.-L. de Kerdanieul, Les animaux m Justice, p. 69 et sq.
(14) Dr Cabanes, op. cit. p. 62 et sq.
(15) Etait-ce un parent de Berriat. Et est-ce cette condamnation qui aurait poussé notre savant à faire ses recherches sur les procès d’animaux ?
NOTES de histoiredelafolie.fr
[A] Lionnois J. J. Histoire des villes vieille et neuve de Nancy depuis leur fondation jusqu’en 1788, 200 ans après la fondation de la ville-neuve. 1811. Nancy, Haener, 1811. 3 vol. in-8°, (XIV, 639 p.) + (XXII, 595 p.) + (XII, 326 p.).
[B] Gravier N.-F. Histoire de la ville et de l’arrondissement de Saint-Dié, département des Vosges, sous le gouvernement théocratique de quatre monastères en opposition avec les ducs de Lorraine et les princes constitutionnels de Salm. Epinal, Imprimerie de Gérard, 1836. 1 vol. in-8°, XXXII, 400 p, 2 planches dépliantes
[C] Barthélemy de Chasseneuz. Commentaria de consuetudinibus ducatus Burgundiae. 1517.
[D] Kerdaniel Edouard-L. de [Kerdaniel Edouard Le Marant de] [1867- ]. Les animaux en justice. Procédures en excommunications. Paris, Librairie H. Daragon, 1908, 1 vol. in-12, 44 p
[E] Bailly Gaspard. Traité des monitoires, avec un plaidoyer contre les insectes. Imprimé à Lyon, par Ant. Gallien à l’enseigne de la Treille en Belle Cour, 1668. 1 vol. in-4°.
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