Les possédées de Plédran.
Par le Dr BARATOUX
Extrait de Le Progrès médical, (Paris), 9° année, n°28, 9 juillet 1881, pp. 550-551. – Lettre écrite à M. Bourneville par le Dr Baratoux au sujet de l’épidémie des possédées de Plédran (Bretagne). Sous la signature du Dr Bourneville qui était à l’époque rédacteur en chef de la revue. (Robert Yve-Plessis. N° 761.)
Les possédées de Plédran.
A la nouvelle qu’une épidémie de possédées venait d’apparaître aux environs de Saint-Brieux, nous avons cru utile d’essayer de nous procurer, sur les faits plus ou moins vagues consignés par les journaux politiques, des renseignements précis. Nous nous sommes adressé à M. le Dr Baratoux, qui se trouvait en vacances à Saint-Brieux. Il a bien voulu répondre à notre désir et nous sommes heureux de placer sous les yeux de nos lecteurs la lettre très intéressante qu’il a bien voulu nous envoyer.
A M. Bourneville, rédacteur en chef du Progrès Médical.
Saint-Brieux, le 28 juin 1881.
Monsieur le Rédacteur,
Depuis quelques jours les journaux de Saint-Brieux et de Paris ont parlé à diverses reprises d’un fait étrange qui se passe dans les environs de notre ville. Les sept enfants de la famille Morcet, qui habite l’hôtel Morin, au village du Grand Hirel, à 4 kilomètres au delà du bourg de Plédran, sont, paraît-il, possédés par les esprits. « Ces enfants se livreraient jour et nuit à des contorsions extrêmement bizarres ; parfois, poussés par une force surnaturelle, ils iraient à toutes jambes se jeter dans un puits situé dans la cour de la ferme et en remonteraient en se tenant aux parois comme un singe ; parfois encore ils grimperaient dans les arbres : graviraient avec une rapidité vertigineuse le sommet de la maison et se livreraient sur le faite des cheminées à une danse infernale accompagnée de cris sauvages. La plus jeune des filles, âgée de 7 mois prendrait même son élan dans les airs, si l’on n’avait pas la précaution de l’attacher à son berceau. » Tels sont les faits rapportés par des personnes sérieuses et digne de foi – disent les journaux de la localité. – Nous même avons entendu un récit analogue de la bouche de voisins de l’hôtel Morin.
Mais avant de rapporter les faits que nous avons observés, nous croyons qu’il n’est pas inutile, pour nos lecteurs, de les mettre au courant du pays et des habitants de Plédran. Ce bourg est situé dans l’intérieur des terres, à 9 kilomètres de Saint-Brieux. C’est à 4 kilomètres au-delà que l’on rencontre le village de Grand Hirel, et après une marche de dix minutes à travers champs, on arrive à l’hôtel Morin, qui se compose de trois maisons antiques. Ces habitations faites de moellons reliés entre eux par une légère couche d’argile, recouvertes d’une toiture de chaume, ne possèdent pas d’étages. Elles se composent d’une seule pièce où hommes et chevaux vivent en commun. A la façade de la maison, qui peur avoir trois mètre d’élévation au plus, est appuyée une petite étable de près de 2 mètres de hauteur, contre laquelle s’appuie un talus de terre, ce qui permet, en s’aidant de celui-ci, de monter aisément sur l’étable et de là sur le toit le la maison. A quelques mètres de l’habitation est creusé un puits d’une construction analogue à celle-ci. Son ouverture est d’environ 0,75 centim., et sa profondeur de 5 mètres ; actuellement l’eau ne s’y élève pas à 1 mètre. La disposition de ce puits permet d’y descendre avec beaucoup de facilités, en se tenant aux pierres qui font saillies dans son intérieur attendu que, comme la maison, il n’est recouvert d’aucun enduit.
Disons même que les habitants mènent une vie très primitive, qu’ils sont ignorants, crédules et naïfs, leur grande et pour ainsi dire seule distraction de l’hiver est la veillée, où chacun narre un conte où fées et sorciers sont en jeu. C’est pourquoi dans les faits qui sortent de la vie habituelle, leur imagination vivement frappée attribue-t-elle à une influence occulte les effets qu’ils observent. Inutile d’ajouter que ces individus sont sous la domination exclusive de leur curé et des siens.
Dès qu’un enfant eu ressenti les premières atteintes de son mal, chacun le raconta à sa façon en amplifiant outre mesure ce qu’il voyait ou entendait dire, si bien qu’en peu de temps on répéta qu’in avait jeté une passée (un sort) sur les enfants Morcet, qui avaient alors subi en même temps l’influence de tous les diables et diablotins. Aussi eut-on recours, mais inutilement, aux secours du clergé qui dit des messes, bénit la maison et les possédés, afin de faire cesser l’obsession. « Le curé de Plédran, qui s’était rendu pour cette opération à la ferme du Grand Hirel, trouva sur le toit Marie-Jeanne, l’ainée de la famille, et comme il l’exhortait à descendre, elle lui répondit dans un langage très colère et l’insulta en ricanant nerveusement, dit la mère ».
Mais laissons de côté ce récit fantastique et rapportons seulement les renseignements que nous avons obtenus nous-mêmes et les faits qui se sont passés sous nos yeux.
C’est le 23 février de cette année que Marie-Jeanne Morcet, âgée de 15 ans, a ressenti pour la première fois quelques-uns des symptômes qui devaient aller en s’aggravant dans la suite. En effet, ce jour-là elle fut assez nerveuse et éprouva un mal de tête violent et de fréquentes envies de vomir. Le lendemain, nous dit la mère, ses membres se mirent en extension forcée le long du corps et restèrent ainsi pendant 4 jours. Le bras gauche recouvra alors ses mouvements, mais le droit ne les reprit que trois jours après, c’es-à-dire le 2 mars. C’est à ce moment qu’eut lieu sa première crise de nerf ; ses parents se rappellent qu’elle perdit connaissance et qu’elle fit des mouvements désordonnés, analogues à ceux que nous avons pu observer. Durant cette attaque, qui dura une heure, la jeune fille semblait éprouver une grande peur. Les jours suivants, les attaques se renouvelèrent mais bientôt elles cessèrent, et, Marie-Jeanne n’en eut pas du 10 mats au 21 avril ; elle avait seulement de temps en temps une douleur au sommet de la tête et la sensation d’une boule qui remontait du creux épigastrique au cou. Mais, depuis 2 mois, les crises sont revenues plus fortes et plus fréquentes qu’auparavant : nous les décrirons toute à l’heure.
Le lendemain du jour où Marie-Jeanne retomba dans ses attaques, c’est-à-dire le 22 avril, me troisième des enfants, Pierre, âgé de 11 ans, eut une crise identique à celle de sa sœur, elle dura 1 heure. 12 jours après, en survint une deuxième de même durée. Contrairement à ses sœurs, Pierre se souvient très bien de ses attaques. Depuis cette époque il est continuellement agité et nerveux : très irritable au moindre reproche, il brise tout ce qui lui tombe sous la main.
Le 23 avril, la deuxième fille, Louise, âgée de13 ans a eu une attaque de nerfs ressemblant en tous points à celles de sa sœur.
Le lendemain, c’est-à-dire le 24 avril, le cinquième enfant, Anne-Marie, âgée de 6 ans, tomba sans connaissance, mais n’eut ni attaque ni convulsions. Depuis ors elle en a eu à plusieurs reprises, mais elle n’ont jamais eu l’intensité et la durée de celles de se sœurs.
Le 25, le sixième enfant, Toussaint, âgé de 4 ans ; a eu une contracture du bras droit pendant deux jours, mais, après avoir disparu pendant un jour, elle revint le lendemain pour cesser définitivement le surlendemain. Cet enfant n’a pas éprouvé des mêmes phénomènes que ses frères et sœurs, il est seulement très nerveux, nous dit sa mère.
Chez la dernière fille, âgée de 7 mois, nous n’avons pu constater rien d’anormal. Quant aux velléités acrobatiques qu’on lui prête, elles consistent simplement en agitation des membres à la vue des mouvements désordonnés de ses sœurs ; il semble qu’elle prend plaisir à considérer leurs gestes bizarres, qui excitent sa curiosité et l’amusent.
Reste le quatrième enfant, Toussaint, âgé de 8 ans, qui est entré en service dans une ferme voisine, le 10 avril dernier. Depuis ce temps, il a eu quelques étourdissements, il a aussi été obligé de garder le lit plusieurs fois, cat les moindres travaux le fatiguent. Il est devenu méchant et refuse souvent de garder les vaches qui lui sont confiées. Dernièrement il lui est arrivé de prendre la queue d’un cheval pour la tête, et croyant le tirer par la bride, il le prit par la queue et, come l’animal n’obéissait pas à ses commandements et n’avançait pas à son gré, il le frappa à coups redoublés, mais le cheval lui donna une ruade qui le força à rester au lit deux jours chez ses parents. Pendant son séjour à l’hôtel Morin, il ne ressentit aucun phénomène analogue à ceux de ses sœurs, mais revenu chez son maître, il devint très irritable et très nerveux, et ne voulut plus faire que le contraire de ce qu’on lui ordonnait. Ainsi, cet enfant a subit seulement un changement de caractère, et de doux qu’il était il est devenu très méchant et très emporté, mais il n’ jamais eu d’attaques.
Le jour de notre visite, nous avons pu voir tous les enfants, à l’exception de Jean. Nous ne parlerons donc pas de ce dernier. – Ils étaient tous très excités, à l’exception des deux derniers. A notre arrivée, Marie-Jeanne s’est réfugiée derrière un meuble, mais ayant aperçu sur la cravate d’une personne qui nous accompagnait une épingle dont la tête était rouge, elle s’en empara vivement et la ramassa dans une armoire dans laquelle nous pûmes apercevoir une certaine quantité de roses rouges. Cette fille a la sensation du clou hystérique très marquée ; elle présente un peu d’hyperesthésie à droite et d’hémianesthésie à gauche, avec douleur ovarienne du même côté. Le violet lui paraît blanc et le vert bleu.
Louise a une hémianesthésie gauche très prononcée. Le violet lui semble blanc et le rouge jaune.
Pierre était très énervé et très turbulent ; il repoussait violemment ses frères. Bientôt, il descendit dans le puits en s’accrochant à ses parois ; mais, arrivé à hauteur de l’eau, il s’arrêta et en sortit au bout d’un quart d’heure environ. De là, il monta sur le toit par le talus et l’étable se tenant au chaume qui recouvre les habitations ; puis il nous lança des pierres et des morceaux d’argile qui, avec la pille, forment la toiture de la maison. C’est tout ce que nous avons vu de la danse diabolique exécutée sur le faite de la cheminée.
Les deux sœurs monteraient aussi sur le toit depuis la fin de mai, et, depuis 15 jours, descendraient dans le puits ; mais pour exécuter ces exercices, elles ne prendraient pas le même chemin que leur frère et auraient eu recours à une échelle.
Vers une heure de l’après midi (c’est l’heure habituelle des crises) d’excitation de Marie-Jeanne était extrême : sa face était animée, ses yeux brillants et injectés, sa respiration haletante. Elle reversait les personnes qui l’approchaient, ses doigts étaient continuellement en mouvement ; elle tirait nerveusement sur les manches de sa robe et lança violemment ses sabots sur le cheval qui était couché auprès d’elle. Elle ressentait aussi une boule à la gorge et une douleur dans le ventre. Elle ne tarda pas à perdre connaissance.
Elle fut prise alors de mouvements de circumduction des membres supérieurs et elle présenta, un instant après, une immobilité tétanique de tout le corps, qui dura quelques secondes ; puis les membres et le corps furent animés d’oscillations rapides auxquelles succédèrent une résolution complète.
Mais presque aussitôt, elle eut des contorsions bizarres, roula à terre et s’agenouilla pour saisir un sac de blé sous lequel elle se cacha la tête. On essaya en vain de la maintenir en cet état, car elle se débattait avec vigueur, en agitant vivement les membres dans tous les sens. Il est très difficile de décrire ces mouvements désordonnés, tantôt elle rampait sur le parquet, tantôt elle bondissait en remuant la tête. Sa respiration était haletante, entrecoupée de cris perçants pendant l’inspiration ; par moments, elle lacérait ses vêtements, d’autres fois, elle portait la main à la gorge comme pour arracher un corps qui semblait l’étouffer.
Lorsque ces mouvements convulsifs diminuèrent ; sa figure qui était vultueuse et recouverte de salive, devint plus calme ; elle pris diverses poses : tantôt elle se penchait en prêtant l’oreille pour écouter un bruit lointain qu’elle nous dira toute à l’heure être celui d’un tambour, d’une musique ; tantôt elle frissonnait, prenait une attitude craintive, se cachait la tête sous les vêtements ; elle entendait alors un roulement de chaines et le bruit d’une fusillade et voyait le diable escorté d’une armée de démons. Elle appelait encore son parrain et sa grand’mère qui sont morts : « Je veux aller avec vous, disait-elle. » Elle croyait aussi apercevoir la mer remplie de poissons rouges. Tels sont les récits qu’elle fit à son réveil des visions qu’elle eut pendant sa crise qui dura un quart d’heure. Mais, après un moment de repos, nous vîmes se reproduire les mouvements de circumduction des membres supérieurs et la phase de contorsions. Nous comprimâmes alors l’ovaire gauche ; son attaque cessa et bientôt la malade reprit connaissance, en versant des larmes abondantes. C’est alors qu’elle nous raconta ses visions ; elle se plaignait de la partie du ventre sur laquelle nous avions appuyé en nous adressant une série d’épithètes qui témoignent de son mécontentement. La veille, Marie-Jeanne avait eu une attaque ou plutôt une série d’attaques qui avait duré de midi à quatre heures ? C’est, d’ailleurs, la durée habituelle de ses attaques ainsi que de celles de sa seconde sœur, Louise.
Vers la fin de la crise de Marie-Jeanne, Louise sentant venir la sienne prit un bol remplit d’eau qu’elle se versa sur la tête, ce qui la calma. Les parents Morcet pour arrêter les crises de leurs enfants, emploient un pareil procédé dès que ceux-ci sentent venir leur attaque.
Disons encore que les crises ont lieu presque en même temps chez tous les enfants, mais celles de Anne-Marie sont plus courtes que celles de ses sœurs ainées.
En résumé, nous voyons que les symptômes que nous avons pu observer ressemblent, en tous points, à ceux que l’on constate habituellement chez toutes les personnes atteintes d’hystérie majeure.
Si le fait qui s’est passé à Plédran a eu autant de retentissement, il faut l’attribuer d’abord à la rareté de la grande hystérie dans nos contrées, et aussi à l’imagination des habitants qui ont largement amplifié les faits dont ils ont été témoins ou dont ils ont entendu parler.
Ici, encore, le diable et les sorciers ne sont pas la cause des troubles dont nous venons de parler ; s’ils existent, c’est dans l’imagination de ceux qui veulent les chasser du corps de ces enfants que l’on ferait mieux de soumettre à un traitement sérieux et régulier qui ferait plus que prières et exorcismes.
J. Baratoux.
Ainsi que le fait remarquer, avec juste raison, M. le Dr Baratoux, les possédées de Plédran sont toiut simplement des malades, et, pour préciser, des hystériques. Les actes extravagants qu’elles accomplissent ont été mentionnés dans la plupart des épidémies d’hystéro-démonopathie observées nagu§re, et, en prticulier, à Louviers (164). Nous les avons aussi consignes dans quelques-unes des observations d’hystérie que nous avons publiées, soit dans le Progrès médical ; soir dans l’Inocographie photographique de la Salpêtrière et relatives à des hystériques de nos jours.
Les détails donnés par notre distingué correspondant, concernant la disposition des mieux, font aisément comprendre la montée des malades sur le toit, leur descente dans le puits ; ce sont des dispositions analogues qui ont toujours facilité les singulières promenades des possédées des siècles passés.
Les injures par lesquelles les hystériques de Plédran accueillent leur curé, rappellent celles que les possédées adressaient aux exorcistes.
Nous avons dit ailleurs que la démonomanie, la croyance au sabbat étaient entretenues et propagées par les récits de la veillée, par les sermons des prêtres, roulant le pus souvent sur le diable, sur sa puissance et les artifices qu’il employait pour tromper.
Les choses n’ont pas changé à Plédran : aujourd’hui, dans ce village, pendanr l’hiver, à la veillée, « chacun narre un conte où des fées et des sociers sont en jeu. » Les habitants, aussi ignotants qu’il y a deux ou trois siècles, sont comme autrefois « sous la domination presque exclusive de leur curé ». Les causes étant les mêmes, les effets sont semblables. Ainsi en jugeront nos lecteurs, qui, avec nous remercieront M. le Dr Baratoux de la très intéressante relation qu’il nous a transmise sur l’ épidémie de Plédran.
Bourneville.
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