Les Possédées de Morzine en Savoie. Extrait de la « Revue de thérapeutique médico-chirurgicale », (Paris), 1864, pp. 446-448.
Un des très nombreux résumés de l’affaire de Morzine.
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Les Possédées de Morzine en Savoie (1).
Depuis 1857, il s’est établi à Morzine, en Savoie, une espèce d’épidémie morale des plus extraordinaires, qui fait croire aux bonnes gens du pays que les personnes qui en sont atteintes sont possédées du démon. La maladie a débuté chez deux petites filles très-pieuses, qui furent bientôt prises de véritables crises convulsives, accompagnées de phénomènes très-singuliers, inexplicables, qui gagnèrent de proche en proche, de façon à s’emparer d’un grand nombre d’enfants, de jeunes filles et de femmes. Ces enfants, pendant leurs crises, [p. 446, colonne 2] grimpaient sur les arbres comme des chats, sautaient d’une branche à l’autre, en descendaient la tête en bas. Ils parlaient plusieurs langues qu’ils ne connaissaient pas (ceci au dire des gens du pays). On les considéra comme possédés et on les exorcisa. On en guérit; mais l’épidémie n’en marcha pas moins, au point que M. le ministre de l’intérieur s’en émut, et y envoya M. le docteur Constans, l’inspecteur général du service des aliénés. Ce médecin distingué a trouvé soixante-quatre personnes atteintes de l’affection régnante à Morzine, la plupart célibataires, hystériques, paresseuses, loquaces, exaltées, fantasques, se réunissant entre elles, jouant aux cartes, s’excitant mutuellement, abusant du café noir. [p. 447, colonne 1] Elles se croient possédées et entrent en crise quand on le met en doute. Alors elles prennent un air effaré ; les cris, les vociférations, les jurements, arrivent ; la physionomie s’injecte, se revêt de l’expression de la fureur ; la respiration est haletante ; les mouvements, bornés d’abord aux parties supérieures, gagnent successivement le tronc et les extrémités ; l’agression commence : meubles, chaises, tabourets, sont lancés sur les assistants ; puis les convulsionnaires se précipitent sur leurs parents, sur les étrangers, les frappent ; elles-mêmes se meurtrissent la poitrine, le ventre, se tournent, se retournent, se renversent en arrière, et se relèvent comme par une détente de ressort. Cette crise dure de dix à vingt-cinq minutes. Vers le déclin de l’accès, le bruit s’apaisait, les mouvements devenaient moins rapides ; quelques gaz s’échappaient par la bouche ; les malades promenaient avec étonnement les regards autour d’elles, arrangeaient leurs cheveux, ramassaient leur bonnet buvaient quelques gorgées d’eau et reprenaient leur ouvrage. M. Constans a reconnu que les possédés de Morzine entendent et voient parfaitement, puisqu’elles répondaient aux questions ou reconnaissaient les personnes qui les approchaient quand leur crise était commencée.
Avant l’arrivée de M. Constans, le traitement des malades avait consisté dans l’intimidation paternelle, les exorcismes, les pèlerinages et le magnétisme. Il a voulu expérimenter quelques médicaments, mais sans succès. Les convulsionnaires étaient tellement persuadées que tout médicament devait leur être plus nuisible qu’utile, que celles qui consentaient à essayer quelque chose accusaient des souffrances atrocesaprès la moindre cuillerée d’une simple potion calmante. Il modifia alors sa tactique, et toute sa thérapeutique se borna aux prescriptions que voici : changement du curé de Morzine envoi d’une brigade de gendarmerie et d’un détachement d’infanterie. La population fut intimidée, et l’épidémie finit par disparaître. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Bientôt de nouveaux cas se montrèrent. L’affection s’entretint dans cette localité, et voilà qu’elle est entrée dans une nouvelle période qui prend des proportions effrayantes. Que l’on en juge par la relation que voici extraite l’Union médicale : [p. 447, colonne 2]
X….,le22 mai 1864.
Cher ami,
J’ai donc été, le 1er mai, voir les fameux possédés de Morzine, et je puis t’assuré que je n’ai pas perdu mon temps. Jamais l’idée d’un si horrible spectacle ne serait tombée dans mon esprit ni dans mon imagination. J’étais à Morzine à six heures et demie du matin. La cérémonie a commencé à sept heures. Il n’y avait pas cinq minutes que j’étais à l’église qu’une malheureuse jeune fille est tombée à mes pieds, dans, des convulsions horribles ; quatre hommes ne suffisaient pas à la contenir ; elle frappait le plancher des pieds, des mains et de la tête avec une telle rapidité, qu’on aurait dit le roulement d’un tambour. Après cela, une autre, et puis une autre. Bientôt l’église est devenue un enfer ; on n’entendait partout que cris, bousculades, jurements et blasphèmes à faire dresser les cheveux sur la tête : « Sacrée nom ! sacrée charogne ! etc. » L’entrée de l’évêque a surtout mis tout ce monde en branle ; des coups de poing et de pied, des crachats, des contorsions abominables, des cheveux voltigeant en l’air avec les bonnets, des habillements déchirés, des mains ensanglantées ; c’était si affreux que tout le monde pleurait.
L’élévation à la messe et la bénédiction du Saint-Sacrement, après les vêpres, ont, avec l’entrée de l’évêque, été les moments les plus effrayants. Toutes ces victimes, au nombre de plus de cent, entraient à la fois, et soudainement en convulsions, et c’était un vacarme de l’autre monde. J’en ai compté onze autour de moi dans un rayon de 2 mètres au plus. Le plus grand nombre se compose de jeunes filles ou femmes de quinze à trente ans. J’en ai vu une de dix ans, cinq à six vieilles, et deux hommes. L’évêque (Mgr Magnin) a donné, bon gré mal gré, la confirmation à quelques-unes. Aussitôt qu’il arrivait devant elles, elles entraient en crise, et, au moyen des gendarmes et d’hommes qui aidaient ceux-ci, il les confirmait quand même, au milieu des plus horribles malédictions. « Sacrée charogne d’évêque ! disaient-elles, pourquoi viens-tu nous tourmenter ? » Elles cherchaient à le frapper, à le mordre, à lui arracher son anneau ; elles lui crachaient au visage ; seulement, quand elles avaient reçu le soufflet, [p. 448, colonne 1] elles se laissaient aller et tombaient dans un assoupissement qui ressemblait à un profond sommeil. De même, pendant le sermon, lorsque quelqu’un tombait en crise, il s’arrêtait, et, faisait le signe de la croix, il disait : in nomine Christi tene et obmutesæ ; ce qui produisait presque toujours son effet.
Il y avait près de moi une jeune et jolie femme de dix-huit ans, mariée depuis un an et mère depuis deux mois. Après avoir été confirmée, couchée sur les bras de son père, de son frère et de son mari, qui pleuraient à chaudes larmes, elle s’est écriée : « Ah ! sacrée charogne d’évêque ! tu me forces à partir, moi qui étais si bien dans ce corps sur la terre ; être forcée de retourner en enfer, quel malheur ! » Puis, après une pause : « Et moi aussi il faut que je parte et que je quitte ce joli corps où j’étais si bien ! mais en partant, j’en laisse encore cinq, et un vieux, entre autres ; et ce n’est pas aujourd’hui que ceux-là partiront ! » J’ai pris cette femme par la main, je l’ai interrogée en latin et en d’autres langues, mais elle ne m(a pas répondu. Le brigadier des gendarmes s’étant avancé pour la faire taire : « Ah ! charogne de brigadier, s’est-elle écriée, je te connais, tu es un Incrédule, tu es un put…, tu es à moi ! » Le brigadier pâlit et s’en alla. Les pauvres gendarmes étaient eux- mêmes si effrayés qu’ils faisaient à chaque instant des signes de croix.
Je suis resté à Moraine jusqu’au départ de Monseigneur, c’est-à-dire jusqu’à six heures et demie du soir. Le pauvre évêque était dans un abattement profond. On lui en a amené de force une ou deux dans la sacristie, mais il n’a rien pu. En m’en revenant, j’en ai trouvé une sur le bord de la route : je l’ai aussi interrogée en langues exotiques, mais elle s’est fâchée et elle m’a répondu par une poignée de gravier qu’elle m’a jetée à la figure en me disant que je n’allais qu’une fois à la messe par an et que j’étais un curieux. Je suis revenu coucher à où j’avais déjà couché ta veille, et j’ai passé une assez mauvaise nuit.
D’un autre côté, voici que nous lisons dans la Gazette médicale de Lyon :
« Le réveil de l’épidémie de Morzine n’a point été provoqué par la visite pastorale de l’évêque d’Annecy, comme on l’a insinué, sans intention malveillante d’ailleurs : il s’était [p. 448, colonne 2] manifesté auparavant. Cette visite, inspirée par un vif intérêt, a été faite avec un tact parfait, comme on devait s’y attendre de la part du successeur de Mgr Rendu. Avant d’arriver à la prélature, Mgr Magnin avait été vicaire général d’Annecy et connaissait ainsi de longue date les tendances et les besoins de la pittoresque et trop célèbre paroisse. Il est exact d’ajouter que si la recrudescence épidémique a été antérieure à la présence du chef diocésain, celle-ci a été l’occasion d’une exacerbation extrêmement accentuée, qui s’est traduite par de courts mais violents accès convulsifs. Plusieurs de ceux qui en ont été affectés ont injurié l’évêque. L’irresponsabilité de ces injures paraissait si évidente, leur production se limitait si nettement à la durée de l’accès, comme le prouvait du reste l’amnésie des actes et des paroles, la crise une fois passée, que des enfants atteints pendant la cérémonie religieuse n’en ont pas moins été admis à la première communion et à la confirmation séance tenante. Le retour de l’épidémie étaient tellement notoire, que beaucoup de gens étaient accourus de Genève et des environs pour voir comment le premier pasteur de la contrée serait accueilli. Des photographes faisaient partie des curieux, et ils ont reproduit l’arrivée de l’évêque, la multitude échelonnée sur les flancs de la verdoyante colline qui domine Morzine, et les convulsionnaires eux-mêmes.
« On considère généralement comme une prédisposition importante les efforts, dans cette commune, de la propagande protestante, qui maintiennent les esprits dans le domaine du surnaturel, dans le monde invisible, et troublent les consciences, tiraillées en sens contraire. On ne conteste pas que cette propagande n’ait amené de la part de plusieurs prêtres quelques excès de réaction. L’épidémie ne dépasse pas les limites de la paroisse, et les malades sent persuadés qu’ils n’éprouveront rien hors de son territoire, et qu’en y rentrant, ils y retrouveront leur accès. Cette crainte générale explique assez, ce semble, la limite du mai. Il ne parait pas que rien de surnaturel ait signalé cette recrudescence, soit en fait de langues, ou comme gymnastiques acrobatie. A Annecy, comme à Chambéry, le haut clergé parait disposé à laisser le terrains aux médecins… »
Notes
(1) En publiant cette relation empruntée à d’autres Journaux, nous n’entendons pas nous rendre responsable des opinions qui y sont exprimées, N. D. R.
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