Les paramnésies. Par André Lalande. 1893.

René Magritte (1898-1967).

René Magritte (1898-1967).

André Lalande. Les paramnésies. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), dix-huitième année, tome XXXVI, juillet-décembre 1893, pp. 485-497.

On peut considérer cet article comme un des deux  premier, avec les quelques pages que lui consacre Théodule Ribot dans son ouvrage Les maladies de la mémoire (1881), tout du moins en français, sur le sujet des paramnésies. Les nombreux articles qui suivirent, en particulier celui d’Henni Bergson [en ligne sur notre site] y font référence.

Pierre André Lalande (1867-1963). Docteur es lettres et agrégé de philosophie, il enseigna à l’Ecole normale supérieure de Sèvres puis à la Sorbonne et à l’université du Caire. Son nom restera attaché au Vocabulaire technique et critique de la philosophie, revu par MM. les membres et correspondants de la Société française de philosophie et publié, avec leurs corrections et observations par André Lalande, membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne, secrétaire général de la Société (2 volumes, 1927). Ouvrage qui aujourd’hui encore reste une référence parmi les « dictionnaires » consultés.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition.
 – Par souci de clarté et commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 485]

DES PARAMNÉSIES

La paramnésie ou fausse mémoire est une illusion consistant à croire que t’on perçoit pour la seconde fois un spectacle, une phrase, une lecture ou tout autre ensemble de sensations qui sont en réalité absolument nouvelles. Quelques écrivains, il est vrai, ont pris ce mot dans un sens plus général, pour désigner toutes les erreurs du souvenir ; mais un terme technique n’est pas très utile en pareil cas, tandis qu’il est parfaitement justifié s’il s’agit, comme ici, d’une classe de phénomènes très spéciale, et très importante par sa singularité. Il vaut donc mieux le réserver à cet usage, Du reste, il est fort naturel qu’il y ait encore quelque incertitude à cet endroit, ces phénomènes ayant été jusqu’à présent à peine étudiés. Quelques pages des Maladies de la mémoire, un chapitre de James Sully, trois ou quatre articles dans des revues étrangères forment à peu près toute la bibliographie du sujet. Les faits connus ne sont ni très nombreux ni très variés, et restent inexpliqués. Nous voudrions essayer de contribuer à l’étude de ce curieux état de conscience par l’analyse de quelques observations nouvelles que nous avons eu l’occasion de recueillir.

Max Ernst (1891-1976), Collage de la femme 100 têtes.

Max Ernst (1891-1976), Collage de la femme 100 têtes.

I. — Le jugement de reconnaissance qui constitue la paramnésie, et qui se fait avec une rapidité presque instantanée, ne peut pas être confondu avec le jugement de ressemblance partielle, car la paramnésie est au contraire caractérisée par la reconnaissance de tous les détails du spectacle ou de l’objet perçu. S’agit-il par exemple d’un paysage, on croira retrouver dans son souvenir non seulement les grandes lignes, mais encore chaque feuille, chaque arbre, chaque nuage, chaque rayon ; et même le plus souvent on se sentira soi-même dans le même état et les mêmes sentiments qu’au jour illusoire de la première perception. Ce caractère est noté par tous ceux qui ont éprouvé des paramnésies, et fait qu’ils ne les confondent jamais avec le souvenir d’une simple perception analogue. « Quelle différence voulez-vous qu’il y ait ? me disait quelqu’un à ce sujet. [p. 486] Ce n’est pas une autre perception, c’est identiquement la même. » Et Dickens, faisant raconter cette impression par son David Copperfield, sans doute d’après une expérience personnelle : « Nous avons tous, dit-il, quelque connaissance d’un sentiment qui nous envahit accidentellement, et nous fait croire que ce que nous disons et faisons a déjà été dit et fait il y a longtemps ; que nous avons été entourés, en des temps anciens et vagues, par les mêmes figures, les mêmes objets, les mêmes circonstances ; que nous savons très bien ce qui va suivre, comme si nous nous le rappelions soudainement ! Je n’ai jamais éprouvé plus fortement cette mystérieuse impression qu’au moment où il me dit cette phrase (1).

Tel est l’essentiel du phénomène; mais un second caractère s’y joint presque toujours. Au moment où la fausse mémoire se produit, elle est accompagnée d’un état affectif pénible, très variable dans sa forme suivant les sujets, ce qui n’est pas étonnant, et qui peut aller depuis une légère émotion jusqu’à la terreur et à la souffrance la plus vive. Parmi les personnes dont les paramnésies sont peu tenaces, et ne portent que sur des faits insignifiants, quelques-uns éprouvent simplement « une inquiétude », ou encore « une oppression dans la poitrine » ; d’autres accusent « une sorte de vertige » ; un assez grand nombre remarquent que cette inquiétude n’est pas d’un caractère ordinaire, mais ressemble aux frayeurs sans cause de certains cauchemars, et donne l’impression d’un autre monde que celui où nous vivons habituellement : plusieurs de ceux que j’ai pu interroger croient même de bonne foi au caractère surnaturel de ce sentiment. M. Bo…., dont les paramnésies sont très fréquentes, en éprouve un sentiment d’ennui, et trouve fastidieux de revivre toujours les mêmes sensations. Ce cas doit être assez fréquent, car un autre observateur, M. de L…, m’a raconté dans les mêmes termes qu’il avait traversé étant enfant, une période où il était presque malade d’ennui, parce que tout ce qu’il faisait, tout ce qui lui arrivait, lui semblait déjà connu ; et qu’il lui paraissait très fatigant de revoir toujours les mêmes choses. M. de L… continue à avoir des paramnésies, mais elles ont perdu ce caractère pénible.

Souvent la sensibilité est plus fortement affectée. La personne citée par Sander (2), éprouvant une paramnésie à la nouvelle de la mort d’un ami, fut saisie « d’une terreur indéfinissable ». Un jeune homme, M. T…, se trouvait en chemin de fer, lisant un roman qu’il [p. 487] ne connaissait pas auparavant : « Tout à coup, dit-il, je fus saisi par l’idée que je l’avais déjà lu, et en même temps, il se produisait dans mon esprit un tel tourbillon de souvenirs et d’images que j’ai cru devenir fou. Cela a duré cinq minutes pendant lesquelles j’ai horriblement souffert. — Le même phénomène s’est produit d’autres fois, sans que je me souvienne bien à quel propos, mais toujours accompagné d’une grande souffrance. » M. Bo…, déjà cité plus haut, m’a transmis l’observation suivante : « J’ai souvent des paramnésies visuelles, ce qui est chez moi la catégorie d’images dominante. En passant devant une maison, un coin de rue, je pense y avoir déjà passé à la même heure, par le même temps, et surtout sous l’influence de sentiments identiques à ceux que j’éprouve actuellement : j’ai notamment reconnu Amsterdam en y allant pour la première fois. Mais voici le fait de fausse mémoire le plus complet et le plus énergique que j’aie éprouvé : en passant rue Vavin, je vois venir une famille, dans l’éloignement, sur le même trottoir que moi, Avant de pouvoir distinguer ses traits, car je suis assez myope, je reçois un choc et je sens que je l’ai déjà vue. Je ne puis comparer ce que j’ai ressenti qu’à la brusque fermeture d’une sonnerie électrique. J’ai éprouvé un sentiment d’attente très troublant jusqu’au moment où j’ai pu distinguer ses traits et sa toilette, qui m’ont semblé parfaitement connus. — Je vois encore ce chapeau et cette robe. — Je l’ai regardé d’un air tellement troublé qu’elle a dû me prendre pour un fou. Je me suis retourné pour la voir, toujours sous la même impression. J’y ai songé toute la journée avec un sentiment très pénible qui s’est renouvelé plusieurs fois pendant un mois. Depuis, en y songeant, je pense l’avoir vue en rêve, car je suis absolument sûr que je la rencontrais ce jour-là pour la première fois. »

Dans ce fait commence à apparaître un troisième caractère de la paramnésie, aussi rare il est vrai que les deux premiers sont fréquents. Mais qui est en revanche le plus intéressant pour l’explication du phénomène. Il consiste en ce que le sujet non seulement reconnait les faits, mais encore en prévoit la suite, ou du moins croit la prévoir, car on pourrait penser que ce soit une seconde illusion greffée sur la première.

« Quand j’éprouve cette double mémoire, ce qui m’arrive fréquemment, me disait M. Gr…, il me semble toujours que je vais prévoir la suite, mais je ne pourrais pas l’annoncer réellement. Cependant, dès que les événements se produisent, ils me semblent également être déjà connus » Un physicien, M. S…, qui a de fréquentes paramnésies, surtout quand il est un peu excité par la fatigue, m’a raconté qu’assistant pour la première fois à la représentation de [p. 488] Ruy-Blas, qu’il n’avait même jamais lu, il reconnaissait tous les détails, tous les jeux de scène, et même qu’il sentait quelque minutes d’avance les péripéties qui allaient s’accomplir. Il se rappelait ce qui devait suivre « comme on se rappelle un nom qui est sur le bord de la mémoire ». L’illusion a duré tout le temps de la pièce. — La même personne rapporte qu’un de ses amis, très paramnésique, prétend avoir déjà vécu une autre vie, où il a fait les mêmes choses qu’en celle-ci ; et il soutient même énergiquement que cette expérience antérieure lui rend plus faciles les actes ainsi recommencés.

Une prévision plus nette est celle de M. Sch… ; mais elle ne porte que sur l’espace. Quand, en regardant un ensemble d’objets, il éprouve une paramnésie, tous les détails lui paraissent familiers, ce qui est le phénomène ordinaire ; mais souvent il y a plus : il est frappé de l’idée qu’il doit y avoir en tel ou tel endroit tel détail dont il se souvient bien, quoiqu’il ne l’ait pas encore remarqué cette fois-ci ; et portant les yeux à l’endroit en question il y retrouve en effet l’objet imaginé, qu’il reconnaît comme le reste.

Voici un cas plus précis encore et très détaillé. Je le tiens de M. L…, médecin, bon observateur et très psychologue. « Il était deux heures du matin, je jouais aux cartes ; c’était une partie de poker qui durait depuis longtemps déjà. Un de mes partenaires joue et dit : « Cinq plus cinq. » A ce moment, malgré la banalité de la formule, je sens subitement que je la lui ai déjà entendu prononcer, assistant au même coup, au même endroit et avec tout le consensus total des mêmes sensations. — Un autre joueur réplique : « Tenu plus cinq. » L’impression que je ressentais s’accentue et je prévois avec un sentiment d’angoisse que le troisième partenaire va répondre : « Ah ! il a le full des as ! » Et en effet, à peine avais-je fini de penser cette phrase qu’il s’écrie : « Ah ! il a le full des as ! » précisément avec le ton, le timbre de voix et l’expression que j’avais imaginés. — J’ai remarqué tout cela immédiatement et avec une impression pénible qui s’est rapidement dissipée. Je ne puis dire à quel moment précis le phénomène s’est terminé.

J…, médecin militaire, qui a souvent observé ses paramnésies, et qui parfois en éprouve jusqu’à deux ou trois dans la même journée, me raconte de même qu’étant un jour au théâtre, où l’on donnait Ferdinand le Noceur, il sentit qu’il reconnaissait la pièce ; et comme l’acteur commençait une tirade, il en dit immédiatement les premières phrases à un ami qui était avec lui et qui s’écria : « Tu as donc déjà vu jouer la pièce ? » Mais en réalité il ne la connaissait pas du tout auparavant.

On peut ajouter enfin un dernier fait où la prévision est portée au [p. 489] plus haut degré, à tel point qu’on peut se demander s’il s’agit bien encore d’une paramnésie. Voici exactement dans quels termes il m’est décrit par celui qui l’a éprouvé et qui est d’ailleurs fort sujet à la fausse mémoire. « J’ai été autrefois l’élève du père B…, jésuite, avec lequel j’étais resté en correspondance. Ayant cessé de lui écrire pendant dix-huit mois, j’en sentis un jour quelque remords, et je lui adressai une lettre au collège des jésuites de Dôle, où il était professeur. Peu de temps après, au milieu de la nuit, je suis réveillé en sursaut par une main posée sur mon bras et j’entends la voix du père B…, qui me dit : « Mon cher ami, je ne suis plus à Dole ; je suis professeur de mathématiques au collège Saint-Michel à Saint-Etienne. » J’allume ma bougie, je regarde; je ne vois personne, ni rien d’extraordinaire ; je me rendors, pensant avoir rêvé. — Le lendemain matin, je reçois une lettre du père B…, commençant précisément par la phrase que j’avais entendue la nuit. J’ignorais absolument qu’il eût changé de résidence, et à plus forte raison qu’il y avait un collège de jésuites à Saint-Étienne ; cela m’a fait peur en lisant la lettre. »

Leonora Carrington (1917-2011). (Labyrinth. (1991) Copyright Estate of Leonora Carrington /ARS.

Leonora Carrington (1917-2011). (Labyrinth. (1991) Copyright Estate of Leonora Carrington /ARS.

II. — Tels sont les caractères essentiels du phénomène pris en lui-même. Au point de vue de la condition des sujets susceptibles de l’éprouver, un fuit saute d’abord aux yeux : son extrême fréquence. Dickens, dans le texte que nous citions plus haut, suppose que tout le monde en a quelque expérience. C’est une exagération ; j’ai rencontré des gens très intelligents qui non seulement ne l’avaient jamais éprouvé, mais ne pouvaient arriver à s’en faire une idée, en dépit de toutes les descriptions. Burnham, dans ses Études sur la mémoire (3), le juge connu à peu près de la moitié des personnes qu’il a interrogées. Ce chiffre parait encore devoir être réduit, si l’on ne veut faire entrer que les paramnésies véritables et bien caractérisées. Mais il se glisse en ce point un élément d’erreur, et même d’arbitraire. Doit-on tenir compte des rêves ? Ils sont liés à la fausse mémoire de deux façons : en premier lieu, certaines personnes, quand on leur demande si elles ont éprouvé des paramnésies, affirment assurément qu’elles n’en ont point ; mais souvent, au cours de la conversation, elles ajoutent d’elles-mêmes qu’elles reconnaissent tel paysage ou tel spectacle « parce qu’elles l’ont déjà vu dans un rêve ». Il me semble que ces gens-là sont sujets à la paramnésie tout à fait comme les autres ; mais qu’ayant l’imagination plus vive ou l’esprit plus actif, ils ont inconsciemment inventé une explication pour la fausse mémoire qui les choquait. Il ne manque pas d’exemple, [p. 490] de constructions analogues, faites de toutes pièces par l’esprit pour justifier ce qu’il perçoit, et qui vont même quelquefois jusqu’à modifier la perception qui leur a donné naissance : témoin le classique raisonnement de la lune dans Malebranche. — L’idée du rêve n’a donc pas d’importance en ce cas. Il n’en est pas de même dans une autre sorte d’observations, identifiées par Burnham avec les vraies paramnésies éprouvées à l’état de veille, et qui nous en semblent assez différentes. Beaucoup de gens qui n’ont pas d’illusions de ce genre dans la vie normale éprouvent un état assez analogue pendant le sommeil. Ils rêvent de choses nouvelles, souvent étranges, et ces choses leur semblent familières. Ils voient des spectacles qui leur paraîtraient absurdes s’ils étaient éveillés, et dans le rêve ils n’y trouvent rien que de naturel. Quelquefois même, un détail excite chez eux un faux souvenir : ils imaginent une explication pour s’en rendre compte, et croient se la rappeler. Un Américain voit en rêve des photographies de paysages où il figure lui-même au premier plan : ce rêve lui suggère le souvenir imaginaire d’un voyage en Ecosse qu’il n’a jamais fait. Ce genre d’illusion, qui d’ailleurs se rencontre aussi chez les aliénés (4), ne me parait pas devoir être confondu avec la paramnésie proprement dite : il n’en a ni l’aspect de reproduction identique, ni la puissance émotive, ni l’impression de prévision, qu’elle soit d’ailleurs illusoire ou réelle. Quand le champ de la conscience est rétréci, comme dans le rêve et la folie, les réducteurs manquent, et rien ne nous étonne plus. Toutes les images, toutes les associations d’idées qu’elles suggèrent paraissent réelles. L’erreur n’est donc alors qu’un manque de jugement. Le souvenir est faux dans le rêve, parce que la sensation même y est fausse, et pour les mêmes raisons. Il n’y a point là de paramnésie : toute l’importance de ce dernier phénomène vient au contraire de ce qu’il se produit à l’état de veille, en pleine santé mentale, en plein pouvoir de la faculté critique, et qu’il l’emporte pourtant par son évidence et sa netteté.

En tenant compte de cette différence, et en n’inscrivant pas au bilan de la paramnésie les simples illusions des rêves, le domaine en reste encore considérable. Sur une centaine de personnes interrogées, trente au moins connaissent le phénomène et l’ont éprouvé nettement. Il est vrai que le plus souvent l’impression n’a été [p. 491] ressentie par eux que d’une façon très passagère, et pour des choses parfaitement insignifiantes : un embarras de voitures sur le boulevard, une phrase prononcée par un passant, un entrefilet de journal. Mais cette futilité n’est pas elle-même sans intérêt, car elle prouve du moins clairement que la paramnésie est bien la cause, et non l’effet de l’émotion qui l’accompagne.

Etant aussi répandue, la fausse mémoire ne peut guère être considérée comme un phénomène pathologique. Elle se manifeste très clairement chez un grand nombre de gens parfaitement valides de corps et d’esprit. Je sais bien qu’on peut voir partout des fous et des malades par voie de continuité, et certains spécialistes ne s’en font pas faute ; mais enfin il faut bien accorder qu’il existe des humains doués d’une bonne santé au moins relative, et ce sont eux qui fournissent le plus gros contingent des observations de paramnésie. Les gens les plus nerveux, au sens courant du mot, c’est-à- dire, vifs, impressionnables, irritables, n’y sont même pas plus disposés que les autres. Ce serait peut-être aller un peu loin que de dire avec le Dr Kraepelin « qu’elle appartient uniquement à la vie normale », puisqu’on en cite quelques exemples chez des aliénés et des épileptiques ; mais il serait encore plus exagéré d’en faire un symptôme et de s’en servir pour le diagnostic de ces maladies, comme l’ont voulu quelques médecins. En réalité, cette illusion, même à l’état très fréquent, se rencontre chez les personnes les mieux équilibrées. Elle peut être presque continuelle sans qu’il ait la moindre aliénation. Elle doit donc être mise, à ce point de vue, sur le même pied que tous les autres phénomènes de la vie mentale, qui peuvent se rencontrer également dans l’état normal ou pathologique.

Parmi les personnes sujettes à la paramnésie, il se trouve des gens de toute qualité : des savants comme des ignorants, des hommes du peuple comme des mondains. Le sexe ne parait pas non plus avoir d’influence, malgré ce qu’on pourrait attendre de l’esprit féminin, naturellement plus impressionnable et plus intuitif. Il n’en est pas de même de l’âge : autant que nous en pouvons juger dès à présent, le phénomène est très répandu chez les enfants. Presque tous ceux que j’ai pu interroger en citent des cas : un petit garçon d’une dizaine d’années reconnaît une maison de campagne où il n’a jamais été, et douze ans après, se souvient encore de l’impression étrange qu’il en a ressentie ; une petite fille faisant sa première communion, à onze ans, est persuadée l’avoir déjà faite au milieu de la même pompe et des mêmes personnes ; un jeune homme se rappelle avoir éprouvé depuis la première enfance une [p. 492] paramnésie persistante devant certains effets de paysage, au point de se figurer qu’il était né dans un pays étranger et qu’on le lui cachait pour quelque raison de famille. Enfin quelques grandes personnes disent aussi avoir eu des paramnésies dans leur enfance et les avoir perdues petit à petit ; il serait curieux de savoir si le fait est général ; mais le nombre des documents est encore insuffisant.

S’il est difficile de dire quels sujets sont les plus enclins à la paramnésie, il l’est peut-être moins de déterminer quelles circonstances en favorisent l’apparition. Nous la voyons d’ordinaire se produire en un moment où ni le lieu ni les événements ne présentent rien de remarquable ; mais le peu d’expériences que nous connaissons montre au moins qu’elle est presque toujours provoquée par une excitation. Elle n’est pas un affaiblissement, mais une exaltation des fonctions de l’esprit. On pourrait objecter que la fatigue semble favoriser aussi le phénomène. Mais la fatigue est souvent un excitant : une longue marche, un travail intellectuel trop intense et trop prolongé, empêchent le sommeil pendant la nuit suivante. La fatigue irrite la sensibilité ; des sensations simplement désagréables à l’ordinaire deviennent intolérables après une dépense de force exagérée. La perception, l’imagination subissent le même effet. Les extatiques ont toujours obtenu leurs plus surprenants miracles et leurs visions les plus belles par l’épuisement des veilles et par les macérations « qui affranchissent l’esprit des liens du corps ». La fatigue, au point de vue psychologique, peut donc très bien agir par excitation. — D’autre part, les grandes réunions, la pompe, les cérémonies, sont très souvent l’occasion de faux souvenirs. Les passions et les idées qui s’y rattachent peuvent jouer le même rôle. Le théâtre surtout en fournit un nombre de cas surprenant ; nous en avons cité plusieurs exemples ; il serait aisé de les multiplier. L’agglomération des spectateurs excite évidemment l’intelligence et la sensibilité d’une façon spéciale. Les psychologues ont remarqué depuis longtemps la réaction des foules, et savent combien elle est différente de celle des individus isolés. Un public nombreux sent et comprend tout entier, même à la lecture, des nuances et des finesses qui passeraient inaperçues pour la plupart de ceux qui le composent. Une classe de quelques élèves, même intelligents, est dans une grande infériorité par rapport à celle qui compte une trentaine d’auditeurs. Cette rapide communication et cet entrainement réciproque, qui ne sont pas inexplicables, s’accordent bien avec ce que nous savons par ailleurs du mécanisme de la paramnésie. Elle paraît être dans tous ces cas le résultat d’un coup de fouet, d’un surmenage momentané de l’esprit, et par conséquent il ne serait pas illégitime [p. 493] de la considérer comme l’exaltation accidentelle d’un processus psychologique habituellement trop lent ou trop faible pour être remarqué.

André Masson (1896-1987) - Le pianotaure (1937).

André Masson (1896-1987) – Le pianotaure (1937).

III. — Les faits précédents peuvent jeter quelque lumière sur la nature du phénomène. A défaut d’une explication complète, ils limitent au moins le cercle des hypothèses possibles.

Je crois d’abord qu’aucun philosophe n’hésitera à éliminer l’opinion qui ferait de la paramnésie le souvenir réel d’une existence antérieure où se seraient passés les mêmes événements. Il faudrait alors admettre, avec Héraclite et les stoïciens, le renouvellement intégral du monde et la grande période éternelle dont parle Virgile : Alter evit tum Tiphys, et altera quae vehat Argo delectos heroas… Ce seraient de bien grosses conséquences et bien peu vraisemblables. La méthode exige qu’on ne fasse point d’hypothèses spéciales et compliquées, quand on peut suffire aux faits avec celles qui sont déjà connues et qui servent en d’autres ordres de phénomènes.

Cette conception écartée, la reconnaissance totale des détails suppose nécessairement une double représentation actuelle dont l’image la plus faible, ou la moins consciente serait projetée dans un passé indéterminé, tandis que la plus forte demeurerait présente et paraitrait réelle. — Comment cette double représentation est-elle possible ?

Il est difficile de prendre en considération les théories soi-disant physiologiques de la double perception. Wigan et Maudsley veulent y voir un fonctionnement simultané des deux hémisphères cérébraux, qui suivant eux travailleraient d’ordinaire alternativement. L’explication serait élégante, mais on a beau citer à l’appui de leur système des gens qui cumulaient la migraine et la paramnésie (5), l’hypothèse repose sur des fondements tout à fait insuffisants. C’est d’ailleurs un grand abus que de chercher systématiquement dans la physiologie l’explication des états de conscience, sous prétexte de rigueur scientifique — et le plus souvent, en réalité, faute de posséder les données essentielles de la psychologie. Nous connaissons infiniment mieux les phénomènes de l’esprit et leurs lois que nous ne connaissons les actions nerveuses correspondantes. Il faut même avouer que neuf fois sur dix, nous n’avons pas la plus légère idée de ce que peut être « la danse des cellules » dans l’encéphale. Toutes les constructions de mécanique et de chimie cérébrales sont alors également possibles, également plausibles, également inutiles. Elles prouvent beaucoup d’imagination, et moins de méthode ; ce qui est psychologique doit s’expliquer par la psychologie. [p. 494]

Une théorie beaucoup plus acceptable serait celle d’Anjel (6) : il peut se faire, dit-il, que la sensation et la perception, d’ordinaire si voisines l’une de l’autre qu’on ne peut les distinguer, se trouvent séparées par un laps de temps plus considérable que de coutume. L’esprit, pour une raison quelconque, n’aurait pas organisé et localisé ses sensations quand elles se produisent ; et, par conséquent, lorsqu’il achève enfin ce travail, le résultat lui en parait déjà connu et produit l’illusion. L’influence de la fatigue sur la paramnésie serait le principal argument en faveur de cette hypothèse ; mais nous avons déjà remarqué que l’effet pouvait en être tout différent, et fouetter l’esprit au lieu de l’engourdir. D’un autre côté, le simple retard de la perception ne produit pas la paramnésie. J’ai eu quelquefois l’occasion d’observer ce retard sur moi-même après un travail un peu trop prolongé, ou dans un état d’indisposition physique, et je me souviens que ce que l’on éprouve en pareil cas est un phénomène tout différent. C’est, pendant l’intervalle, une sorte de doute, de suspension du jugement, et qui se résout, la perception faite, en un sentiment de bien-être, de tranquillité, d’approbation des choses perçues. Je connais une autre personne très sujette à cette séparation du sentir et du percevoir, et chez qui l’écart est souvent considérable pour les catégories de sensations les plus usuelles : cette personne n’a jamais éprouvé de paramnésies à l’état de veille. Le phénomène est très fréquent chez les gens un peu distraits. On 1eur demande quelque chose ; ils répondent aussitôt : « Comment ? » et paraissent n’avoir pas entendu. Mais un instant après la perception est faite, et sans que l’on ait répété la question, ils y répondent parfaitement. Ils ne confondent pourtant en aucune façon leur sensation première avec un souvenir. De plus, quand cet état se produit, il engendre souvent une autre espèce d’illusion bien opposée aux caractères essentiels de la fausse mémoire. Elle consiste en ce que la localisation vraie des perceptions est précédée d’une localisation fausse qu’on rectifie ensuite : on prend par exemple pendant un instant un paysan pour un soldat, parce que dans le champ visuel se trouve en même temps du rouge, comme un champ de coquelicots, un signal de chemin de fer, dont on avait d’abord attribué la couleur au costume de l’homme. Enfin, ce genre d’opposition ne peut avoir lieu pour les états affectifs et subjectifs, si intenses pourtant dans la paramnésie. Ce qui frappe le plus la plupart des observateurs n’est pas la reconnaissance de l’objet même, mais celle des impressions et des sentiments qu’il lui avait d’abord inspirés ; cela ne comporte [p. 495] point de retard et de dédoublement comme la perception. Pour toutes ces raisons la thèse d’Anjel nous parait donc impossible à concilier avec l’expérience.

Mais une double représentation d’une même image n’en reste pas moins possible ; et l’on en peut concevoir au moins deux mécanismes, entre lesquels il serait prématuré de décider, mais qui ne laissent pas d’ailleurs d’avoir quelques points communs.

Il se peut en premier lieu que la paramnésie soit produite par cette accélération singulière et presque indéfinie que prend par instants la pensée. Les beaux exemples cités par M. Taine mettent hors de doute la capacité qu’a l’esprit humain de se représenter en quelques secondes des séries d’états de conscience qui valent subjectivement plusieurs heures. D’autre part, il ne faut pas oublier, et ce point est des plus importants — que nous n’avons jamais conscience de toutes les perceptions que nous éprouvons ; dans l’ensemble d’un spectacle, nous voyons bien des choses sans le savoir, et nous ne les remarquons que si quelque circonstance nous y excite. Rapprochez les deux faits, et bien des cas de paramnésie s’éclairent. Vous arrivez devant un nouveau paysage, et vous en éprouvez un bloc d’images que votre esprit ne discerne pas tout d’abord consciemment, mais qui n’en entre pas moins tout entier dans l’intelligence, comme une photographie instantanée. Supposez alors une distraction d’un dixième de seconde, pendant laquelle nos pensées vont ailleurs et remplissent une durée subjective un peu plus grande, ne fût-elle que de dix minutes ou d’un quart d’heure, Que va-t-il se passer au retour ? Vous retrouverez sous vos yeux ce que vous avez un instant abandonné, vous le reconnaîtrez, et vous ne localiserez pas la première opération à sa vraie place, d’abord à cause du caractère inconscient des images perçues, mais surtout à cause de la longueur apparente de la distraction, qui jette une contradiction dans le processus mental par lequel nous comptons le temps. Et rien que par ce mécanisme, la seconde perception pourrait affecter déjà la forme de prévision spatiale observée par M. Sch…, dans le cas que nous avons rapporté,

Mais il faut quelque chose de plus pour expliquer la prévision dans le temps, qui parait être réelle, d’après les témoignages cités plus haut. On pourrait alors remarquer qu’il existe entre les simples paramnésies et les sensations dites télépathiques, une série de cas intermédiaires qui les rattachent entre elles par des transitions insensibles. Des faits nombreux, accumulés depuis plusieurs années par les hypnotiseurs, les médecins, les psychologues, rendent au moins vraisemblable l’existence d’une très puissante hyperesthésie, [p. 496] qui reste presque toujours inconsciente, et qui fait percevoir les objets à des distances ou dans des conditions tout à fait inusitées. Que cette double vue soit une simple excitation des sens déjà classés, ou qu’elle provienne, comme on l’a dit souvent, d’un sensorium différent encore rudimentaire, et qui pourrait suppléer à la vue en l’élargissant, comme celle-ci supplée au toucher, il n’est point nécessaire pour le présent sujet de prendre parti entre ces deux hypothèses ; l’une et l’autre conviennent également. J’appellerai donc « télépathie » cette perception anormale et inconsciente, sans trancher la question de savoir quelle en est la cause.

Or, si l’on admet que par accident, une excitation plus ou moins vive de l’esprit vienne à la mettre en jeu, elle doit vraisemblablement avoir pour résultat de nous faire percevoir deux fois le même objet en un temps qui sera souvent très restreint. C’est ainsi qu’en voyant venir un coup on croit le sentir d’avance. Prenons un exemple pour fixer les idées : je me promène avec un ami ; il pense une phrase qu’il va prononcer. Une sensation télépathique se produit et je perçois directement la parole intérieure par laquelle il a pensé sa phrase. Mais cette perception, à laquelle je ne suis pas habitué, reste inconsciente si la phrase n’est pas réellement prononcée. S’il la prononce immédiatement, au contraire, la sensation auditive éveillera dans le fond obscur de mon esprit la perception identique que je viens d’avoir à l’instant même ; je croirai donc la reconnaître, ou plutôt je la reconnaitrai réellement. La seule illusion sera de projeter mon souvenir dans un passé plus ou moins lointain pour m’en expliquer le caractère confus, qui provient seulement de son origine.

Le voisinage immédiat de la sensation ordinaire doit donc être un excitant puissant pour rendre consciente la sensation télépathique chez les esprits qui en sont capables ; ce qui expliquerait la fréquence de la fausse mémoire. Mais il est bien évident que cette sensation spéciale serait apte à devenir également consciente sous l’influence d’autres causes, comme le rêve, la passion, l’hypnotisme, et peut-être beaucoup d’autres agents physiologiques qui n’ont pas encore été remarqués. Les transitions entre les deux phénomènes deviendraient ainsi chose toute naturelle. Toute naturelle aussi serait la comparaison faite par les observateurs entre la prévision paramnétique et un souvenir errant « sur le bord de la mémoire ». Ce serait le même passage de l’inconscient à la conscience claire. On expliquerait aussi ce fait que très souvent les personnes qui ont les paramnésies les plus nettes affirment qu’elles ont également des pressentiments fréquents et véridiques. MM. L…, Bo…, T…, parmi les observateurs que nous avons cités, sont dans ce cas. — La [p. 497] fréquence de la paramnésie chez les enfants rend encore vraisemblable l’existence de cette sensation spéciale. Chez eux, comme chez les sauvages, les sens sont autrement subtils et impressionnables que chez les hommes faits. La vie émousse petit à petit notre sensibilité et surtout la cristallise en une forme déterminée. Les organes des enfants, au contraire, plus souples et plus aisément modifiables, doivent accuser des actions légères qui sont devenues insensibles à notre endurcissement intellectuel. — Enfin cette hypothèse est conforme aux principes de la méthode ; car en expliquant deux faits différents par un seul et même mécanisme, elle obéit à la loi de parcimonie qui ne veut pas qu’on fasse deux suppositions quand une seule peut suffire.

Quelle que soit l’hypothèse adoptée, il nous parait au moins résulter des faits que la clef de la paramnésie doit être cherchée dans l’existence d’une double perception, inconsciente d’abord, puis consciente. Une pareille explication est sans doute peu conforme à l’ancienne psychologie classique qui voulait voir une contradiction absolue entre l’inconscience et la pensée. Mais les belles études auxquelles ont donné lieu depuis quelques années la science de l’esprit ont au contraire établi de plus en plus fortement la réalité des « perceptions insensibles » de Leibniz, et leur rôle immense dans tous les phénomènes intellectuels ; ce que nous pensons, ce que nous connaissons clairement n’est rien à côté des innombrables impressions et même des idées multiples que notre âme recèle sans le savoir.

André LALANDE.

 NOTES

(1) David Copperfield, chap. XXXIX. — La phrase qui provoque le faux souvenir, n’a d’ailleurs rien que de fort simple, comme il arrive souvent dans les paramnésies de la vie réelle.

(2) Archiv für Psychiatrie, 1813. Cite dans les Maladies de la mémoire, de Ribot.

(3) Burnham, Memory i American Journal of psychology, mai 1889.

(4) Le docteur Kraepelin en cite deux cas détaillés, et les appelle Associirende Erinnerungs-fälsschungen (Archiv. für Psychiatrie, XVlI, 397). — Orschansky en décrit un autre dans le même recueil (XX, 337). – J’ai vu également à l’asile d’Auxerre une femme qui croyait reconnaître tous les visiteurs, leur inventait des noms, et racontait même quelquefois les circonstances antérieures où elle était censée les avoir rencontrés.

(5) Voir l’article déjà cité de Burnham, p. 146,

(6) Archiv für Psychiatrie, vol. VIII, p. 57 et suiv.

 

 

 

 

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