Les démons du rêve. Par Jolande Jacobi. 1948.

JACOBYDIABLE0010Yolande Jacobi. Les démons du rêve. Article parut dans le numéro spécial des su« Etudes carmélitaines » sur « Satan ». (Paris), Desclée De Brouwer, 1948. 1 vol. in-8°, 666 p. – pp. 452-463.

Jolande [orthographe originale] Jacobi (née Szekacs) (1890-1973). Psychologie suisse élève et assistante Carl Jung. Souvent simplificatrice, en particulier concernant le concept d’inconscient, elle peut devenir réductrice. La précaution prise et notifiée dès le début de l’article par les éditeurs. Ceci ne nuit en rien à la qualité de l’article que nous proposons ici. Peu de publications en français ; la plupart sont en anglais. Nous avons retenu :
— La psychologie de C. G. Jung. Neuchâtel (Suisse), Les éditions du Mont-Blanc, 1934. Dans la collection « Action et pensées ».
— Complexe, archétype, symbole. Paris, éditions Delachaux & Niestlé, 1961.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. –  Les images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription des articles originaux établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie

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Les démons du rêve (1)

 

Dans son ouvrage Die Schalf – und Traumzustände der menchlichen Seele (Tubingue, 1878) — L’Ame humaine en état de sommeil et de rêve — Heinrich Spitta, le philosophe et psychologue de Tubingue, décrit comme suit le phénomène du cauchemar : c’est « l’apparition d’un kobold ou d’un monstre, accroupi sur la poitrine du dormeur : il se rapproche toujours davantage de sa gorge et menace de l’étrangler… C’est si net et si évident qu’on en ressent une mortelle angoisse… En vain, le rêveur s’efforce de se défendre contre cette apparition monstrueuse ; il voudrait crier, mais sa voix s’étrangle en sa gorge, ses membres sont comme paralysés, la sueur l’inonde, ses mains sont glacées. Tout à coup, il se réveille en sursaut, en général avec un cri, pour retomber sur sa couche, épuisé, mais avec le sentiment d’avoir eu la chance d’échapper au danger d’une mort imminente. » D’après Spitta, un moment d’inhibition fonctionnelle, notamment chez les asthmatiques, ou de grossiers écarts de régime, sont probablement à l’origine des cauchemars.

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La dyspnée, l’angoisse paralysante, l’oppression et la suffocation, la « chamade » du cœur, l’aphonie parfois totale, la rigidité des membres ou, au contraire, les tremblements spasmodiques, tous ces symboles, associés à la vision d’un monstre, la plupart du temps velu, d’aspect animal, et pesant sur la poitrine, ont partout et toujours caractérisé le cauchemar. (Voir III. n° II) Suivant les vues générales de celui qui les étudiait, ces manifestations ont été considérées, tantôt comme consécutives à des troubles physiques (obstacles à la respiration ou à la circulation du sang, causés par la position du dormeur, le poids de la couverture, des troubles digestifs, du délire fébrile, etc.), tantôt comme dues à des « esprits ». Les théories qualifiées de « scientifiques », appliquées à élucider ce phénomène si répandu, source depuis toujours de maux torturants aussi bien que de légendes et de mythes, s’en tiennent à la première explication. C’est d’elle que se réclament déjà tels médecins de l’Antiquité, dont l’opinion se [p. 453] base sur les consciencieuses recherches entreprises par Soranus d’Éphèse, au début du second siècle après J.-C., sur la nature, l’origine et le traitement du cauchemar. Il en est de même pour ces médecins des temps modernes, qui croient pouvoir réduire exclusivement à de purs phénomènes physiques tout ce qui est psychique. La notion populaire, du reste exprimée en de nombreux traités, surtout aux XVIe et XVIIe siècles, relève de l’autre opinion : elle fait intervenir des « fantômes ».

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Les théories rigoureusement médico-physiologiques laissent peu de place à l’imagination ; la croyance aux esprits, au contraire, l’alimenta: c’est donc par son canal qu’une innombrable série de mythes et de légendes, de silhouettes sauvages et fantastiques, ont pu se répandre au grand jour. Ces esprits portent des noms variés : chez les Grecs Ephialte ; au Moyen âge, « incubes » et « succubes » ; chez les Allemandes, « Alp », « Mahr », « Würger », c’est-à-dire étrangleur ; « Gespenst » = spectre ; « Nachtkolbold ; = lutin nocturne ; « Auflieger » = écraseur ; « Quälgeist » = esprit tourmenteur ; chez les Russes : Kikimara; dans les idiomes nordiques : mara, d’où le français : [p. 454] cauchemar (de caucher = fouler, dérivé du latin calcare, et mar = démon) ; en Suisse : Schrätelli, chauchevieille, etc. Ce vaste choix d’appellations implique de nombreux attributs et de multiples légendes. Ils apparaissent, en effet, tantôt sous forme d’animaux, tantôt sous forme humaine ; tantôt beaux, tantôt laids, tantôt masculins, tantôt sous forme féminine, etc. On en fait presque des Olympiens ; on les tient pour les avatars des dieux et démons les plus divers, porteurs des attributs les plus différents, par exemple Pan, qui est à l’origine de la « panique », les Faunes, Sylvains et Satyres de l’antiquité ; au Moyen âge le Diable avec sa Cour de démons et de spectres (Cf. p. 404. III. n° II.) les mandragores, incubes, succubes, sorcières et fantômes de toute espèce, parfois simplement lubriques, parfois purement bestiaux. Les sceptiques tentaient d’expliquer la croyance à ces derniers, surtout conçus comme velus et hirsutes, par le fait, pour le dormeur, de s’être recouvert de peaux de chèvre ou de mouton, gênantes pour sa respiration. C’est à la même raison qu’on attribuait la croyance aux « dieux sylvestres », qui attaquent les humains. Au Monténégro (d’après B. Stern, Medizin, Aberglaube und geschlechtsleben in des Türkei, Berlin 1903) — Médecine, superstition et vie sexuelle en Turquie — on connaît un esprit féminin, ailé de flamme, appelé Vjeschitza ; grimpé sur la poitrine du dormeur, il le suffoque ou le rend fou par ses étreintes lascives.

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L’intime parenté entre ces visions du rêve et les hallucinations des aliénés a donné naissance à l’ancienne croyance populaire suivant laquelle les démons du cauchemar causent aussi la folie. C’était l’opinion des médecins de l’Antiquité, qui voyaient dans le cauchemar chronique l’origine de la manie, de l’épilepsie et même de l’apoplexie. Le vampire également, ce fantôme nocturne qui suce le sang du dormeur, a été considéré comme un produit du cauchemar. On croyait même que les animaux, singulièrement les chevaux, pouvaient être tourmentés par ces démons installés sur leur croupe. On parlait aussi de cauchemars collectifs. Des relations anciennes et digne de foi — entre autres, de M.-H. Strahl (1800-1860): Der Alp, sin Wesen und seine Heilung, Berlin, 1833 (Le cauchemar, sa nature et son traitement) — narrent que tout un régiment, des villages entiers, des groupes humains de toutes catégories, ont subi à la fois le même cauchemar. Ces phénomènes relèvent des mêmes conditions psychiques qui sont à la base des épidémies psychiques médiévales, de la flagellation grégaire, de la croyance populaire à la possession et à la sorcellerie, etc. (Voir III, n° IV). [p. 455]

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D’après leur influence sur l’homme et la forme qu’ils revêtent, les esprits du cauchemar se divisent en bons et mauvais, en provocateurs de terreur et de jouissances érotiques (ceux de l’Alpminne ou « amour des farfadets »). Quel que soit leur caractère, ils n’en possèdent pas moins, les uns et les autres, des propriétés nettement démoniaques et, de ce chef, sont toujours tenus pour dangereux. L’incube, qui vient la nuit tenter les femmes, et le succube, cette séductrice nocturne de l’homme — tous deux objet d’horreur au Moyen âge — mais souvent à la fois redoutés et désirés — entretenaient des rapports sexuels avec les endormis. Non seulement la crédulité populaire, mais aussi les théologiens leur attribuaient un rôle considérable. Personne, alors, n’eût osé mettre en doute leur réalité ; même saint Augustin y croyait (De Civ. Dei, XV, 23). Beaucoup de médecins les étudièrent avec zèle, surtout aux XVIe et XVIIe siècles, et recoururent souvent aux spéculations les plus étranges pour se les « expliquer ». Paracelse, par exemple (1493-1541), médecin et philosophe génial, croit découvrir en chaque individu trois « corps » : le corps matériel, visible et terrestre ; le corps « sidérique », de substance éthérique, [p. 456] invisible ; et le corps spirituel, le feu du Saint-Esprit en nous. Quant aux démons nocturnes, il les tenait façonnés par notre « imagination », c’est-à-dire de nature « sidérique ». Dans son Traité des Maladies invisibles (éd. Sudhoff, IX, p. 302), il s’exprime ainsi : « Cette imagination est issue du corps sidérique, comme en vertu d’une espèce d’amour héroïque ; c’est une action qui ne s’accomplit pas dans la copule charnelle. Isolé en soi, cet amour est en même temps le père et la mère du sperme pneumatique. De ce sperme psychique ressortent les incubes qui oppressent les femmes et les succubes qui s’attaquent aux hommes ». Le grand Paracelse comprenait donc clairement qu’il s’agissait de visions imaginaires, de fantômes, et non de personnes réelles, que l’on désignait par incubes et succubes. Sa définition correspond aux résultats de la Psychanalyse moderne qui y voit les produits de la phantasia sexuelle. L’imagination, stimulée par la crédulité, forgea, sur les méfaits de ces esprits, de véritables romans qui ont alimenté jusqu’à ce jour de nombreuses productions poétiques et artistiques. Citons, entre autres, la série magnifique de Goya, Caprices, et l’impressionnante Succube, dans les Contes drôlatiques de Balzac.

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C’est surtout au Moyen âge que la croyance à ces démons provoqua même dans les couvents de véritables épidémies. Les cauchemars, croyait-on, tourmentaient plutôt les femmes que les hommes, et plutôt les veuves et les vierges que les autres. Beaucoup d’hommes et de femmes ont été brûlés vifs pour commerce avec ces invisibles. Sorcière quiconque avait eu des rapports sexuels avec un incube ; aussi, bien des innocentes périrent sur le bûcher, car il suffisait d’un cauchemar pour être convaincue de commerce lubrique avec un diable « chevaucheur de femmes ». Ces démons du cauchemar étaient censés pénétrer par les trous de serrure, les fissures des parois, les interstices des fenêtres, ce qui prouvait leur parenté avec les sorcières et autres créatures diaboliques (Voir III. n°V). Ils ne pouvaient, croyait-on, engendrer ni accoucher; s’ils donnaient, néanmoins, le jour à un enfant, celui-ci, fatalement, deviendrait un sorcier, un monstre ou quelque créature extraordinaire. L’enchanteur Merlin, par exemple, qui appartient au Cycle du Roi Arthur, passait pour être le fils d’un pareil esprit. En Allemagne, on attribuait la ressemblance frappante d’un homme avec un animal à l’influence de démons du cauchemar eux-mêmes de nature animale ; les déformations physiques, « envies », pieds-bots, etc., servaient de critères en ce domaine. Pour expliquer leur nature grossière, barbare et [p. 457] bestiale, la légende raconte que les Huns étaient nés d’un concubinage entre femmes et démons. Déjà, l’Antiquité tenait les créatures du genre « fée » pour particulièrement dangereuses, à cause de leur pouvoir séducteur, tout à fait magique: certaines d’entre elles fascinaient les hommes par leurs chants, pour les réduire à l’impuissance et les déchirer.

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La Psychanalyse a contribué à « expliquer » de façon nouvelle les cauchemars ; elle traduit, en effet, la conception médiévale du « démon du cauchemar » par une formule « psychologique ». Elle espère, ainsi, mettre sur pied une méthode thérapeutique [p. 458] qui rend inoffensif ce démon et l’exorcise « en quelque sorte ». Un des représentants les plus en vue de l’École freudienne de Londres, J. Jones, a consacré à ce problème un ouvrage particulier et intéressant: Der Alptraum in seiner Beziehung zu gewissen Formen des mittelalterlichen Aberglaubens (Le cauchemar et ses rapports avec certaines formes de superstition médiévale) paru dans les Scriften zur angewandten Seelenkunde, fasc. 14, Vienne, 1912 ; il y réfute aussi bien les théories exclusivement physiologiques que les folkloriques, basées sur la croyance populaires aux « esprits ».

Il s’agit, conclut-il, dans tous ces cas, d’un phénomène reposant sur un violent complexe psychique, dont « le noyau est formé par un refoulement psycho-sexuel, qui peut être réactivé par des excitations périphériques ». Dès lors, tout le problème est clair. Mais J. Jones continue : « Le contenu latent du cauchemar consiste en la représentation de l’acte sexuel normal, et cela, d’une manière caractéristiquement féminine : l’oppression sur la poitrine, le don complet de soi, exprimé par la sensation de paralysie, l’éventuelle sécrétion génitale, etc. Quant aux autres symptômes: battements de cœur, sensation de suffocation, p. e., ce ne sont que de simples exagérations des sensations ressenties normalement pendant l’acte sexuel à l’état de veille ». Il affirme ensuite que des « désirs violemment refoulés » peuvent être satisfaits de cette façon ; dans l’extrême refoulement des désirs incestueux, par exemple, les sentiments de peur priment sur la sensation de volupté. Toujours d’après Jones, le cauchemar reflète sans exceptions le processus normal du coït : il ne se distingue des autres formes du rêve d’angoisse que par son contenu latent, qui est « spécial et fortement cliché ». Ainsi, les deux extrêmes — attraction et refus — peuvent être référés aux deux forces : désir et inhibition, luttant l’une contre l’autre. Sans se préoccuper du contenu précis et détaillé de ces cauchemars, cette interprétation en classe les « esprits » parmi ceux que le Moyen âge appelait incubes et succubes, et qu’on distinguait autrefois nettement d’autres démons du rêve. L’Église, en effet, a toujours défini l’incube comme un diable d’aspect humain, tandis que les fantômes de forme animale appartenaient à une autre catégorie d’ « esprits ».

La lutte contre ces entités variait d’après l’opinion qu’on s’en faisait. Il ne faut pas s’étonner que les moyens les plus divers, nés de la superstition, aient constamment gardé leur vogue, conjointement à des milliers de prescriptions médicales « sérieuses ». La croyance à l’influence des incantations sur les dieux est, depuis toujours, une des idées fondamentales de la magie. Dès [p. 459] lors, l’homme qui suppose que la volonté des dieux se manifeste dans ses rêves prémonitoires, fera tout son possible pour n’être visité que par des songes favorables. Prévenir vaut, en effet, mieux que guérir : il est donc important de reconnaître et de suivre à temps les avertissements des dieux et de se les concilier, pour qu’ils nous préservent contre les suites des mauvais rêves. Le mieux est d’écarter ceux-ci, avant d’en être atteint, grâce à de traditionnels contre-sortilèges, rites et recettes sans nombre. Chez certains peuples, par exemple chez les Grecs, on tentait d’empêcher, par des cérémonies religieuses, la réalisation de rêves de mauvais augure : on le notifiait liturgiquement à la divinité solaire, avec une parfaite sincérité. Exorcisés par cette « désoccultation », les démons nocturnes ne pouvaient que s’évanouir. Autre méthode propitiatoire: les sacrifices. Certains usages ascétiques devaient, croyait-on, « bonifier » un mauvais rêve. La répétition interminable d’une formule magique avait le pouvoir de conjurer le malheur et d’attirer le bonheur. Quelques Hindous s’imaginent vivre cent ans, s’ils répètent indéfiniment: Om, victoire sur la Mort, même si l’on s’est déjà « vu mort » en songe (La clef des songes de Jaggadeva, p. 30). Talismans et amulettes [p. 460] toujours fort prisés, étaient spécialement choisis d’après les circonstances, car on les supposait très puissants contre les rêves démoniaques. Les Musulmans se servent de bouts de papiers portant des versets du Coran et divers symboles astrologiques et magiques; on les coud dans la doublure des vêtements ou en des sachets qu’on porte, la nuit, sur la poitrine ou au cou, pour écarter les cauchemars; le peuple attribue à ces pratiques un effet incomparable. (Voir III. n°VI.) D’autres formules magiques, les Pentacles, empêchent les cauchemars et provoquent des songes bienfaisants: avant de se coucher, on en fait des boulettes, qu’on avale dans un peu d’eau (voir III. n°VII). (Les Kurdes chrétiens, à qui l’Église a interdit le recours au talismans, se préservent contre les cauchemars en s’imbibant les yeux et le front d’eau bénite avant le sommeil, voire en en aspergeant leur couche. D’autres, pour éloigner les démons nocturnes, placent sous leur oreiller des olives ou des cierges qui ont, eux aussi, reçu la bénédiction rituelle. Quelques-uns s’en vont dormir avec, au cou, une petite croix de bois; il en est, même, qui, le soir, absorbent un peu de terre recueillie au pied du tombeau d’un Saint.)

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On voit que la superstition ne meurt jamais ; elle survit à tout et reparaît, par un détour inattendu, chaque fois qu’on a essayé d’y mettre fin. Il va sans dire que l’esprit médico-scientifique a toujours rejeté ces pratiques ; il a, pour sa part, tenté d’influer sur la genèse et la teneur des rêves en prescrivant telles nourritures et boissons, ou, plus conformément aux conceptions modernes, par des médications chimiques. Les médecins de l’Antiquité employaient la saignée, l’ellébore, la paeonia (genre de renonculacées) et recommandaient un régime approprié. Les Pythagoriciens déconseillaient les fèves, qui provoquent la flatulence, donc les cauchemars. Il était même néfaste de rêver de fèves ; le peuple, en effet, s’imaginait que la flatulence due aux fèves était causée par les esprits des morts, logés dans ces légumes ; ces spectres tourmentaient ensuite, croyait-on, les gens pendant leur sommeil. Dans son Treatise on the Incubus or Nightmare [p. 461] (Londres, 1816) – Traité de l’incube ou du cauchemar – le médecin A. Waller estime, au contraire, que les cauchemars proviennent de l’hyperacidité gastrique ; il les combattait donc en administrant du carbonate de potassium.

Le Moyen-âge a créé force panacées aussi étranges qu’infaillibles d’effet. On les composait d’après l’expérience populaire, les observations individuelles, les notions astrologiques, les théories sur les « signatures » des plantes, etc. De nos jours encore, partout où les superstitions sont vivaces, on retrouve à chaque pas le contre-sortilège, avec ses amulettes, ses talismans et pentacles, ses pratiques et médications secrètes.

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Quant à ceux pour qui le cauchemar s’explique par des causes exclusivement physiologiques, par exemples les psychologues du siècle passé, ils pensaient qu’on pouvait le provoquer expérimentalement et ainsi le débusquer de son repaire et le réduire à néant. On a tenté de provoquer délibérément des cauchemars, en faisant prendre au sujet telle position déterminée, ou en soumettant à une pression telle partie de son corps, etc. Mais, jamais, on n’est parvenu à provoquer telle teneur onirique donnée, correspondant à chaque expérience et réitérable à volonté. D’après la doctrine psychanalytique — notamment suivant J. Jones, qui voit dans les diverses formes de psychonévroses modernes et leurs divers symptômes les « descendants » des sorcières, lycanthropes, etc. d’autrefois – on ne peut être délivré du cauchemar et de ses affres, que si sa cause, c’est-à-dire le refoulement des pulsions sexuelles, découverte par la Psychanalyse, est exhibée au plein jour de la conscience.

Malgré son caractère bien moderne, la conception freudienne du cauchemar s’apparente pourtant, dans un certain sens, à l’antique conception qui attribuait à « Pan-Ephialte » la responsabilité du pavor octurnus (anxiété nocturne), mais aussi le pouvoir d’en libérer ; la sensation de libération qui se substitue à l’angoisse mortelle peut-être considérée, en effet, comme équivalente à la réalisation d’un désir. Pausanias rapporte, au IIe siècle après J.-C., qu’on éleva à Trézène, en Argolide, un sanctuaire à Pan, le Sauveur, parce qu’il avait révélé en songe, à un édile municipal, le traitement efficace pour combattre une terrible épidémie (Pausanias, II, 32, 6).

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La croyance populaire, elle aussi, a toujours reconnu au démon du cauchemar, non seulement une action corruptrice, mais encore un pouvoir bienfaisant; il pouvait, en effet, toujours révéler des secrets, par exemple la cachette d’un trésor, la formule d’un remède merveilleux. Ainsi, les démons du cauchemar ont eu le [p. 461] sort de toutes les « idées » issues des profondeurs séculaires de l’âme humaine et porteuses d’ambivalence : à la fois bienfaisantes et lumineuses, maléfiques et infernales. D’autre part, alors que la Psychanalyse voit dans le cauchemar la manifestation et la projection de la teneur sexuelle de l’inconscient, la Psychologie Complexe, créée par C.-G. Jung, a fait des idées-mères ou « archétypes » de l’inconscient collectif les messages symboliques du Royaume des Songes, qui expriment, de façon imagée, les forces instinctives, archaïques et primitives de l’âme, pour confronter l’homme avec son « ombre », afin qu’il en soit profondément impressionné (Voir III. n°VIII). C’est en ce sens qu’on peut aussi dire avec raison que « le cauchemar initial est le père de toute mythologie » ; sans lui et ses innombrables diversifications, la croyance aux « esprits » ne se serait jamais développée au point qu’elle l’a fait. Même Kant, pour qui les explications scientifiques avaient certainement le pas sur la croyance aux « esprits », ne pouvait s’empêcher d’attribuer à ceux-ci un aspect bienfaisant, malgré leur nature terrifiante (Anthropologie, Francfort-Leipzig, 1799, p. 112) : « Sans l’effroyable apparition d’un fantôme qui nous écrase, sans l’effort consécutif de tous nos muscles pour changer de position, l’arrêt de la circulation sanguine mettrait bientôt un terme à la vie. C’est précisément pour cela que la Nature semble avoir organisé les choses de telle façon que la [p 463] grande majorité des rêves comporte des malaises ; car de pareilles présentations excitent les forces de l’âme bien plus que lorsque tout se passe comme on le désire. » Par là, Kant se rattache aux conceptions psychologiques les plus modernes sur le problème du rêve.

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C’est ainsi qu’à chaque époque correspondent les solutions et les thérapeutiques conformes à l’esprit du temps. Reste à savoir si l’on est parvenu aujourd’hui, malgré tous les efforts, à arracher tout son secret à cette forme mystérieuse du rêve.

Zurich                                                                     Dr Jolande Jacobi

 NOTE

(1) (Cf. p. 403. III. N°I. Nous publions ces quelques pages rédigées par une assistante de célèbre psychothérapeute suisse C.-G. JUNG, le Dr JACOBI, dont le point de vue est ici évidemment celui de la seule observation médico-sociale. N. d. l. R.)

 

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