Jean Heitz. Les démoniaques et les maladies dans l’art byzantin [Partie 1]. Article parut dans la revue « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome XIV, 1901,pp. 84-96.
Pour faire suite à l’article de Paul Richer et Henry Meige, Documents inédits sur les démoniaques dans l’art, publié ici même. [voir article sur notre site].
Nous savons peu de chose de ce médecin ; nous ne connaissons que sa date de décès, en 1930. Il écrivit plusieurs articles sur les pathologies cardiaques et plusieurs sur les démoniaques dans la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière dont les principaux :
—Note sur trois dessins de Jordaens. Article parut dans la revue « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome seizième, 1903, pp. 171-172, 1 planche hors-texte. [en ligne sur notre site].
—Note sur trois dessins de Jordaens. Article parut dans la revue « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome seizième, 1903, pp. 171-172, 1 planche hors-texte. [en ligne sur notre site].
— Un possédé de Rubens. La Transfiguration du musée de Nancy. Article parut dans la revue « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome quatorzième, 1901, pp. 274-276, 1 planche hors-texte. [en ligne sur notre site].
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles parues dans l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LES DEMONIAQUES ET LES MALADIES
DANS L’ART BYZANTIN
par
JEAN HElTZ;
Interne des hôpitaux.
Dans leurs belles recherches sur les malades et les possédés dans les œuvres d’art. Charcot et P. Richer (l) se sont occupés surtout de l’école italienne, et des écoles du nord, flamande, hollandaise, germanique. Ils ont presque complètement négligé l’art byzantin ; et cependant cet art, pendant dix siècles, a été celui de toutes des populations de l’Europe oriental. Premier art chrétien, c’est lui qui, le premier, a fixé en œuvres figurées les pensées chrétiennes. C’est lui qui, ayant recueilli la lumière défaillante de l’art antique, devait la transmettre, modifiée par son originalité propre, à l’art occidental renaissant. Nous croyons qu’il n’est pas sans intérêt d’y poursuivre ces études qui ont été si riches en résultats dans les écoles plus modernes.
Or ces résultats ont été de deux sortes. D’abord, il n’est pas douteux qu’au point de vue de l’histoire de la médecine, Charcot et P. Richer, et depuis Henry Meige, ont ajouté aux source que nous possédions auparavant, c’est-à-dire aux textes anciens, aux manuscrits grecs et de la renaissance, une seconde sérié de sources, de beaucoup plus précises, les documents figurés. Certains nous reportent à l’histoire de l’instrument (la pince d’Enée dans la peinture de Pompéï), d’autres à l’histoire des grandes épidémies (lèpre, peste, etc.), d’autres encore au charlatanisme (les pierres de tête, etc.).
Mais un second point sur lequel je tiens à insister particulièrement, est l’importance toute spéciale de ces études pour la critique artistique. Ces études, qui ne peuvent être faites que par l’œil exercé du clinicien, [p. 85] ont apporté aux historiens d’art, des éléments décisifs pour certains jugements.
Les premières recherches de ce genre venaient à peine de paraître que certains critiques avaient déjà compris tout le parti qu’ils en pouvaient tirer. Breughel. Rubens, le Dominiquin, ont vu, de ce fait, leur mérite d’observateur établi définitivement, scientifiquement. On peut voir la confirmation de ce que j’avance dans J’étude de M. Michel sur les Breughel, et plus récemment dans son livre sur Rubens. Il est en effet certain que l’artiste qui a su tracer, il y a trois cents ans, une figuration exacte, facilement diagnosticable d’une déformation pathologique et spécialement d’une crise hystérique, cet artiste était hors de pair. Savoir, dans ces mouvements complexes, non connus et non décomposés, savoir dégager de ces cas multiples l’attitude caractéristique et toujours la même, c’est là une opération d’esprit dont seuls sont capables, des cerveaux spécialement doués. Ce que la science moderne en devait arriver qu’à analyser lentement, avec des années d’étude et toute une organisation de travailleurs, ces artistes l’ont synthétisé une seule opération simultanée de l’œil et de la main, en une œuvre d’art. Comme le dit Taine (1) : « Nous autres, hommes moyens, nous décomposons les objets pièce par pièce, nous marchons par degrés et filiations. Eux, voient plus vite ; les objets entrent déjà organisés dans leurs esprits ; ils pensent par blocs et non par morceaux ; ils n’ont pas besoin d’avoir appris, ils devinent ; ils construises comme par inspiration ? C’est pourquoi, ils atteignent la vie. »
En résumé, la représentation exacte dans une œuvre d’art, d’une maladie, d’une déformation pathologique, prouve chez les artistes deux qualités qui vont d’ailleurs de pair, une grande profondeur d’observation, une habilité particulière de l’exécution. Or ce dont ces qualités qu’il est intéressant de rechercher dans les différentes époques de la civilisation byzantine.
Né dans la décadence romaine, l’art byzantin s’st éleva peu à peu jusqu’au Xe siècle, époque où il s’est épanoui avec ses plus grandes qualités ; puis il n’a plis fait que décliner. Une des qualités les plus curieuses de sa longue décadence est l’immobilisation à peu près complète dans laquelle il a pu se conserver jusqu’à nos jours. Les mêmes types immuablement fixés se copiant d’âge en âge, et les artistes trouvaient dans les manuels comme celui de Didron a rapporté du Mont-Athos, la composition, l’attitude des personnages, la couleur même pour chaque sujet donné. Il est bien entendu que tout cela se peignait de chic sans [p. 86] modèle. Mais à quelle époque remonte cette singulière manière de comprendre l’art, c’est ce qui n’et pas absolument fixé. Le livre de Didron est du XVe siècle, mais sa lecture en suppose d’autres, biens antérieurs.
Par contre, dans bien des œuvres du XIIe, du XIVe siècle même, on rencontre une fraicheur de style, une aisance de gestes qui étonne et laisse soupçonner quelque étude de la nature. Au milieu de toutes ces incertitudes, il n’est pas douteux que l’appréciation par le clinicien des attitudes et des déformations pathologiques qui pourraient se rencontrer dans les œuvres de telle ou telle époque, il n’est pas douteux, dis-je, que cette appréciation serait pour le critique d’art un élément de jugement d’une grande valeur. Elle permettra d’affirmer ou de nier, pour cette époque, l’étude directe de la nature.
Or les représenta de miracles, et par suite, de maladies de toutes espèces sont fréquentes dans les ouvrages byzantins, et cela dès les premiers siècles. Les miracles constituaient, en effet, une des gloires du christianisme triomphant, et ont leur faisait parmi les représentations des scènes évangéliques, sur les murs des églises, une place importante. Dès le IIe siècle, on trouve des scènes miraculeuses peintes dans les catacombes de Rome. M. Henry Meige a rencontré la guérison du paralytique. Les basiliques byzantines de Ravenne ont déjà un certain nombre de scènes de guérison, en grande partie conventionnelles. Plus tard, avec les progrès de l’esprit et de la civilisation, elles tendront à se rapprocher de la réalité observée.
Malheureusement les monuments byzantins ont souffert terriblement de la main des hommes, plus encore que de l’action du temps. Il n’en reste que des ruines, quelques fresques effacées ou disparues sous le badigeon turc, quelques mosaïques, ou bien des débris d’ivoire, des manuscrits disséminés dans les musées et les bibliothèques. En Italie, quelques monuments de l’époque byzantine se sont suffisamment conservés. J’ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion de visiter ces derniers. M. Gabriel Millet, que je ne saurais trop remercier de son obligeance, a bien voulu entrouvrir pour moi les collections de dessins et de photographies qu’il a rapportées de ses missions d’Orient. Je possède actuellement un nombre suffisant de documents intéressant l’époque byzantine pour pouvoir en faire une étude générale au point de vue de la représentation des scènes démoniaques et des maladies. Il ne faudrait pas nous attendre à trouver ici des représentations comparables comme vérité à celles de Rubens, ou du Dominiquin. La civilisation byzantine n’était ni assez sincère, ni assez élevée pour produire des artistes aussi consciencieux et aussi puissants, mais à certaines époque nous pourrons constater des efforts heureux, des tendances vers [p. 87]
l’observation et la vérité exacte, qui trancheront sur la négligence et la convention des époques de décadentes.
I. — Epoque de Ravenne (VIe siècle).
Les monuments élevés au VIe siècle par Théodoric pendant la domination gothique en Italie, forment les documents les plus anciens que nous puissions rattacher à l’art byzantin. Cette première tentative de restauration des arts sur la terre italienne ne put se faire qu’avec l’aide des artistes de Constantinople, où la tradition subsistait encore, alors que les invasions l’avaient éteinte autour de Rome. Aussi les églises de Ravenne, la capitale de Théodoric et les mosaïques qui les décorent doivent-elles être considérées comme des œuvres grecques, nous donnant une idée complète de ce que pouvait être l’art du VIe siècle à Constantinople même.
Or nous trouvons dans l’église St-Apollinare Nuovo de Ravenne, toute une série de représentations de miracles et de guérisons, sous forme de petites les mosaïques, assez bien conservées, malheureusement très haut placées, et difficilement visibles. Parmi ces mosaïques, il en est une qui a été signalée par Charcot el Richer (2), Elle représente la guérison du possédé (PI. V, A).
Il s’agit évidemment de la guérison qui eut lieu sur les bords, du lac de Génésareth. A la voix du Sauveur, les démons, sont du corps du jeune homme, entrèrent dans des porcs qui paissaient en troupeau non loin de là, et qui, se précipitant dans le lac, s’y noyèrent. Charcot a bien montré la faiblesse de cette représentation. L’artiste n’a fait aucun effort pour rendre la crise démoniaque. Le possédé est à genoux devant le Christ, les bras étendus en avant, les mains ouvertes, la tête légèrement inclinée vers le sol. Nous sommes sûrs cependant qu’il s’agit d’un possédé, car derrière lui, nous voyons trois animaux à demi:-plongés dans l’eau, et qui ne peuvent être autre chose que les pourceaux de l’Evangile.
La figure (Pl. V, B) qui reproduit la mosaïque voisine, nous montre Jésus, debout, assisté d’un de ses disciples, se préparent à guérir le paralytique. Celui-ci est couché sur un grabat. Deux hommes soulèvent ce grabat avec des cordes pour le faire passer parle toit. Dans la mosaïque de la figure suivante (Pl. V, C) nous votons le paralytique guéri, représenté cette fois à côté du Christ, et s’en allant, portant son lit sur ses épaules. Ici, non plus, aucun effort n’a été tenté pour reproduire les déformations de la paralysie. La maladie n’est représentée que par les signes tout à fait extérieurs. Il en est de même dans la guérison de l’aveugle, où seul le [p. 88] doigt du Christ, touchant l’œil du vieillard, nous indique l’affection dont souffre ce dernier. Rien dans son attitude, ni dans son maintien ne le distingue du Christ on du disciple. Je n’ai malheureusement pas pu me procurer la photographie de ce document.
Par contre, nous pouvons constater dans la mosaïque (PI. V, D), que cette fois, l’artiste a fait un effort, un effort même très remarquable pour figurer la maladie elle-même. Le Christ toujours accompagné de son disciple, fait le geste consacré, sur une femme qui lui présente sa main droite. Un œil exercé aux diagnostics médicaux ne pourra s’empêcher de remarquer combien cette main ressemble à une main de paralysie radiale. Certes, l’exécution est maladroite, mais nous verrons ultérieurement des représentations de paralysie radiale conçues de la même manière, et qu’une exécution plus précise, plus savante permettra d’affirmer d’une façon certaine. On peut donc, sans trop s’avancer, admettre qu’il s’agit bien ici d’une paralysie radiale. Ce document nous montre, pour la première fois, une certaine tendance à l’imitation de la nature.
En dehors de cette série de mosaïques, nous avons de cette époque un ivoire, fragment de couverture d’évangéliaire, que Charcot a trouvé dans la bibliothèque de Ravenne (3). Il. s’agit encore ici d’un démoniaque exorcisé par le Christ. Celui-ci tient une croix de la main gauche, de la droite il fait le geste consacré. Le possédé est peu intéressant : debout, le poids du corps reposant sur la jambe gauche, il a le genoux droit fléchi, comme s’il cherchait à fuir. Les deux pieds et les deux poignets sont entravés. Au-dessus de lui, un petit démon volant nous permet de fixer le sens de la scène.
En récapitulant, nous voyons qu’au VIe siècle, toutes les représentations sont faibles, mais dénotent un effort. Ce sont bien les œuvres d’un art au berceau. La tradition n’existe pas encore, tout est à inventer. Sans doute, les scènes de possession sont encore très au-dessus des moyens de ces artistes sans expérience et sans instruction technique ; ils n’essayent de les rendre que par des signes conventionnels (chaînes, démon voltigeant, troupeau de porcs). Dans un cas cependant, nous avons trouvé un effort vers la réalité ; cette représentation de la paralysie radiale, tout imparfaite qu’elle soit, nous prouve que l’art est en train de s’orienter vers la bonne voie.
II. — L’âge d’or (Xe et XIe siècles).
De l’art de Ravenne nous sautons brusquement à la période la plus brillante de l’histoire byzantine. Elle suit immédiatement la période des [p. 89]
iconoclastes, et sous la domination intelligente el énergique des princes de la maison macédonienne, l’état politique et l’art atteignent leur point culminant.
Les œuvres de cette période (mosaïques, bronzes, ivoires) sont certainement celles qui témoignent du goût le plus pur ; celles où la recherche de la grâce, et de la vie sont plus apparentes, et d’où l’étiquette, la convention semblent le plus écartée. La prospérité universelle du pays explique cet éclat des beaux-arts. Constantinople semblait être la capitale de l’univers. Ses bijoux. ses œuvres d’art, ses étoffes se répandaient dans tout l’Occident, en Russie, et jusqu’en Scandinavie.
Les monuments de celte époque sont malheureusement rares à Constantinople, ce qui s’explique par les désastres qui ont fondu sur cette ville après sa prise par les croisés. C’est en Italie, en Italie méridionale surtout,’ que nous retrouverons le plus facilement l’art byzantin de la belle époque. Alors, en effet, Venise a son aurore, Amalfi et déjà Pise étaient en trafic constant avec l’Orient et Byzance. Toute la péninsule et surtout la région de Naples et de Salerne était dans sa dépendance, sinon politique, du moins intellectuelle el artistique.
Voici quelques monuments de cette période, ivoires, bronzes, manuscrits, qui se rapportent au sujet de notre étude.
(a) Devant l’autel en ivoire de la cathédrale de Salerne.
Ce devant d’autel se divise en deux parties, chacune formée de trente compartiments. Il se trouve, placé sur un autel de la sacristie de la cathédrale. M. Bertaux qui a fait une étude approfondie des œuvres d’art de l’Italie méridionale le considère comme datant du XIe siècle. Ce serait un vestige de la première période normande, succédant immédiatement à la domination grecque. On peut se rendre compte par les figures (Pl. VI) que ces ivoires sont dignes de compter parmi les plus belles productions de la sculpture byzantine. Le style en est caractéristique. il ne serait pas impossible qu’ils fussent l’œuvre d’artistes locaux, ayant travaillé sur des modèles byzantins.
Dans cet ensemble si précieux, un certain nombre de compositions représentent des scènes de guérison. Elles n’ont jamais été signalées, à ma connaissance.
Le compartiment reproduit (Pl. VI, E), a pour sujet la guérison du jeune homme aveugle. Jésus, debout devant l’aveugle, touche son œil gauche de la main droite. Le Christ tient un bâton de la main gauche, il est accompagné d’un de ses disciples. Tous deux sont auréolés, drapés d’étoffes qui tombent élégamment. L’aveugle est aussi debout, leur faisant face. Il [p. 90] s’appuie sur un long bâton, terminé par une crosse horizontale, en forme de T.
Toute sa démarche a un caractère hésitant et tâtonnant, ses genoux sont très légèrement fléchis, et l’ensemble est assez caractéristique pour qu’il soit facile de reconnaître son mal du premier coup d’œil, quand même le geste du Christ ne le soulignerait pris. On peut remarquer que le malade à la face légèrement inclinée vers le sol. En effet, il y il dans les œuvres d’art deux manières différentes de représenter les aveugles. Tantôt ils sont représentés le front élevé, les yeux dirigés vers le ciel comme s’ils y cherchaient la lumière. C’est l’attitude des gens devenus aveugles depuis très longtemps. Nous trouvons souvent ce type dans l’art italien. Un des plus beaux est l’aveugle de Beato Angelico, à chapelle de Nicolas V, au Vatican. Mais ordinairement les byzantins nous montrent les aveugles fuyant la lumière. Ils baissent les yeux vers le sol, comme pour éviter la sensation douloureuse que leur causent les rayons lumineux. Cette altitude sera encore plus nette dans un exemple que nous retrouverons un peu plus loin. Notons seulement qu’ici, l’attitude est très juste et dénote une certaine observation. Il n’y a pas de comparaison possible avec l’aveugle des mosaïques ravennaises du Vie siècle, où nous nous rappelons que l’attitude ne rappelait en rien celle d’un homme frappé de cécité.
Le personnage qui se lave à une fontaine à droite de la composition est l’aveugle lui-même, représenté une seconde fois comme guéri. C’est là un procédé tout a fait byzantin, que l’art de Ravenne ne connaissait pas, mais que nous retrouverons fréquemment.
Ainsi, le paralytique dont la guérison est reproduite (PI. VI, F), est également figuré deux fois. D’abord accroupi devant le Christ, on le voit un peu plus à droite s’en allant allègrement, son lit sur l’épaule en regardant négligemment en arrière. La représentation du paralytique en question n’a d’ailleurs rien de spécial au point de vue médical. Le membre supérieur gauche repose sur le genou, le bras droit est maintenu par une écharpe et la main s’élève suppliante vers le Sauveur.
Par contre l’individu que le Christ relève présente au bras droit une déformation qui ressemblé trop à une paralysie radiale pour n’être que le résultat d’une maladresse de l’artiste cette maladresse ne concorderait pas trop avec ce que nous avons vu et verrons. Il n’en est pas moins vrai que le sens général de la composition est difficile a expliquer, mais cette déformation, déjà vue â Ravenne, nous la retrouvons encore plus nette dans des mosaïques du XIIIe siècle. Je crois donc que cette main pendante, aux doigts retombant à peine fléchis, est main de paralysie radiale.
Dans le compartiment reproduit (PI. VI, G), nous trouvons deux types de [p. 91] malade très intéressants. Au premier plan du groupe, devant le Christ, et béni par lui, un homme barbu, dont le gros ventre, étalé, retombant sur les cuisses, est la représentation exacte du ventre de batracien des ascitiques. Il s’agit de la guérison de l’hydropique. Nous pouvons même noter un épaississement oedémateux notable des membres inférieurs. Tout à fait à droite, derrière l’hydropique, un mendiant s’appuie de la main droite sur une béquille. Celle-ci se termine à hauteur de poitrine par une barre horizontale ; à sa partie moyenne, se trouve une sorte d’anneau où repose le genou. C’est là un document très intéressant pour l’histoire de la prothèse chirurgicale à ces époques lointaines. Quant au mendiant lui-même, il a le bras droit en adduction forcée, collé au corps.
L’avant-bras est fléchi ; la main semble normale, mais l’ensemble du bras donne l’impression d’un membre contracturé. Du même côté à droite, il a le genou en demi-flexion, et cette flexion doit être constante puisque la béquille présente un anneau qui indique bien que le malade peut poser son pied à terre. Le pied est d’ailleurs en flexion forcée sur la jambe. En regardant avec soin, on peut voir que la béquille ne pose pas par terre, et que le malade est en train de la soulever, sans doute pour faire un pas en avant ?
Du coté gauche, la jambe est en extension ; le poids du corps repose sur elle. Le pied présente encore de ce côté cette singulière contracture en flexion. En présence de ces déformations, il semble vraisemblable que l’infirme présentait. du côté droit une hémiplégie avec contracture en flexion des deux membres ; quant à la contracture en flexion du pied gauche, je suis obligé d’avouer que je ne me l’explique pas trop.
Sans doute on pourrait chicaner l’artiste sur ce point, ainsi que sur l’absence de contracture de la main droite, mais, en dehors de ces points de détail, l’hémiplégie avec contracture et la béquille du mendiant, le ventre de batracien de l’hydropique, la paralysie radiale, l’attitude si caractéristique de l’aveugle nous montrent que celui qui a produit cette œuvre considérable savait copier les modèles qui passaient devant ses yeux. En plusieurs endroits il a fait preuve, d’un esprit d’observation vraiment remarquable. On peut voir d’ailleurs que les gestes sont, en général, naturels et justes, les têtes très expressives, les modèles des nus suffisants.
Tout cela coïncide très exactement avec ce que nous savions déjà de l’état des arts au Xe et au XIe siècle.
b) Porte de bronze de San-Zen à Vérone.
Les portes de bronze comptaient, comme un des principaux articles d’exportation de Constantinople. Presque toutes les villes d’Italie possédaient aux XIe et XIIe siècles, des portes à deux [p. 92] battants venant de Grèce ou exécutées sur place par des artistes grecs. On en retrouve à Monreale, à St-Paul de Rome, au Mont-Cassin, etc.’
Une des plus belles est certainement celle de San-Zeno; à Vérone. Elle date probablement du XIe siècle. Un de ses compartiments représente la guérison par S. Zeno, de la fille de l’empereur possédée du démon (voir PI. VI, lI). Charcot et P. Richet (4) ont signalé toute la valeur de ce document. La femme a une attitude en arc de cercle, très caractéristique. Vêtue d’une longue robe, elle se débat dans des convulsions que suffit à peine à maîtriser l’homme qui, par derrière, lui soutient l’épaule gauche, tout en maintenant la main droite. La tête est renversée en arrière, et le bras droit est certainement contracturé. Le ventre est saillant, tympanisé, chose fréquente chez les hystériques (Charcot). Devant elle, S. Zeno mitré, la saisit par le bras gauche et la bénit. Un petit diable s’échappe de la bouche de la possédée, et voltige au haut de la scène.
Ce document est certainement d’une valeur inestimable. De toutes les figurations byzantines se rapportant à l’histoire des possédés, aucune n’a atteint ni n’atteindra ce degré de perfection. L’artiste qui a fait ce chef-d’œuvre, peut être égalé aux plus grands, et il faudra arriver aux plus belles époques de la renaissance italienne ou du XVIIe siècle flamand pour trouver une observation aussi fine et aussi pénétrante.
c) Miniatures des manuscrits d’Aix-la-Chapelle.
Ces miniatures; se trouvent également signalées dans le livre de Charcot et P. Richer (5). Sur l’une d’elles, le possédé est debout, pieds et poings liés. Le Christ le bénît. Non loin de là, on voit quelques diables et des pourceaux.
Sur une autre, Charcot a noté une tendance remarquable à la figuration de l’arc de cercle. Dès scènes semblables se trouvaient dans les évangiles de Trèves, Gotha, Brême, Hildensteim. Toutes ces œuvres doivent rattachées à l’art byzantin. En effet, vers la fin du Xe siècle, le fils d’Otton I, le futur Otton II, épousa une princesse grecque, Théophano. Celle-ci amena en Germanie de nombreux artistes de son pays, et leur influence se conserva pendant tout le XIe siècle. C »est ainsi qu’on peut expliquer très facilement la présence dans une des miniatures d’un arc de cercle hystérique, et par suite, d’un effort d’observation qui be se retrouvera plus dans ces contrées avant de longs siècle. [p. 93]
III. — Le douzième siècle.
Après les derniers documents du XIe siècle, nous n’avons plus trouvé signalé dans les éludes de ce genre aucun document byzantin. Pour les époques ultérieures, toutes les figurations sur lesquelles je vais m’appuyer, sont encore inédites. Dans le courant du XIIe siècle, deux portes de bronze ; les mosaïques de la cathédrale de Monreale en Sicile : des miniatures d’un monastère du Mont-Athos, vont faire passer sous nos yeux à peu prés tous les types des malades connus â cette époque.
a) Porte de bronze de la cathédrale de Bénévent (royaume de Naples).
Cette porte date de 1250. Elle est extrêmement belle pour la disposition générale et pour l’ornement. Un de ses nombreux compartiments (PL Vl, 1) a pour sujet la guérison de l’aveugle, et il est très intéressant de la comparer à l’ivoire de Salerne, antérieur d’environ un siècle, La composition générale de la scène est semblable ; l’aveugle est représenté deux fois, la seconde se lavant à la fontaine. Mais le niveau artistique notablement inférieur. Les figures sont trop petites dans le cadre, mal disposées,
L’attitude de l’aveugle nous suggère des réflexions du même ordre. Elle n’a rien de caractéristique. C’est un personnage ramassé sur lui-même, presque accroupi ; nous connaissons l’exagération maladroite et inintelligente des tendances de l’ouvrier de Salerne. Ce sont déjà les défauts de la décadence. On copie les œuvres antérieures, sans se rendre compte des intentions qui ont présidé â leur exécution, et on copie mal.
b) Porte de bronze du dôme de Gnesen (Pologne prussienne).
Le dôme de Gnesen a été fondé à la fin du XIe siècle, sous l’invocation de S. Adalbert, l’apôtre de la tusse et de la Pologne. Une des portes du bas-côté sud date du XIIe siècle. Les dix-huit panneaux racontent l’histoire de S. Adalbert, et l’un d’eux le représente guérissant un possédé. Celui-ci est debout devant le saint, enchaîné et immobile. Son attitude est celle de tout homme enchaîné. Seul un démon voltigeant bous permet de penser qu’il s’agit d’un exorcisme.
C’est là certainement une œuvre byzantine. Presque toutes les portes de bronze de cette époque se fabriquaient à Constantinople, où étaient faites sur place par des ouvriers grecs. Mais nous sommes déjà loin de la porte de San-Zeno.
c) Mosaïques de la cathédrale de Monreale, près Palemre (Sicile).
La cathédrale de Moreale s’élève sur une hauteur à quelques kilomètres [p. 94] de Palerme. De son abside, on distingue la Méditerranée. A son côté s’élève un cloître merveilleux à mille chapiteaux tous uniques ; lorsqu’on pénètre sous le toit doré de l’église, c’est un véritable éblouissement d’ors et de marbres. Des centaines de mosaïques couvrent les murs, les bas-côtés, les arceaux, les absides ; c’est St-Marc de Venise, agrandi deux fois. L’ensemble date du XIIe siècle, tant pour l’architecture qui est ogivale, normande, que pour les mosaïques qui, elles, sont purement byzantines. Seuls les artistes grecs, dans le pays à peine sorti du joug sarrasin, étaient capables d’un tel travail, et d’ailleurs les noms des figures de saints, presque tous grecs, lèvent tout doute sur ce point. On a pu représenter sur ces murs toute l’histoire sainte, tous les évangiles, en entrant dans beaucoup de d’épisodes qui n’ont jamais été repris dans d’autres endroits. C’st ainsi que ni la à chapelle Palatine, ni à Cefalu, on ne trouve ces scènes de guérison, si nombreuses à Monreale. Aussi ces mosaïques de Monreale son-elles précieuses pour nous. N’ayant pu, à mon grand regret, m’en procurer des photographies, je tâcherai, de rendre mes descriptions très exacte pour donner toute la valeur documentaire possible, même au prix de quelques longueurs.
Nous trouvons les figurations des miracles sur les murs des deux bas-côtés. Du côté est, à droite en entrant, la première guérison, la plus proche du chœur est celle d’un paralytique. Le malade est debout devant le Christ qui le bénit. Il tend vers lui son avant-bras paralysé lequel nous offre le tableau d’une paralysie radiale typique. L’avant-bras est maintenu horizontalement. La main est pendante, en pronation, les doigts relâchés en légère flexion. On peut remarquer que le Christ ne touche pas le membre malade. Il n’y a, par suite, aucune espèce de doute possible au sujet de la réalité de cette paralysie radiale, sur laquelle se concentre tout l’intérêt de la composition.
Une autre mosaïque se reconnaît facilement pour la guérison du lépreux. C’est là une scène que nous retrouverons fréquemment. La lèpre est indiquée d’une manière bien conventionnelle par un semis de petites taches rondes, bien rouges, qui s’étendent uniformément sur toutes les parties découvertes. Il semble manquer un ou deux doigts à la main gauche. Le diagnostic n’est pas douteux. Seule à cette époque, la lèpre pouvait produire des accidents semblables. La syphilis n’existait pas, ou du moins les ravages étaient discrets.
Un peu plus loin, nous votons un individu assis, les pieds croisés. Peut-être s’agit-il d’un possédé, mais rien ne nous permet de l’affirmer, la face est calme, les bras écartés, les mains ouvertes. Il n’y a pas de démon. Les pieds sont cependant enchaînés. [p. 95]
Sur le mir du bas-côté ouest, nous trouvons représentés, successivement placés devant une figure du Christ qui les bénit :
Un hydropique, qui avec son ventre volumineux, étalé, rappelle beaucoup celui de Salerne.
Les dix lépreux de l’Evangile (ici, le nombre dix est un certificat de diagnostic). Ils sont représentés à peu près commue celui que nous avons vu tout à l’heure.
Puis deux infirmes, dont l’un a subi autrefois l’amputation de la jambe gauche au lieu d’élection. Il ne porte malheureusement aucune espèce de pilon, ce qui nous prive d’un renseignement qui serait précieux pour l’histoire de la prothèse.
Enfin à gauche de la grande porte de la nef, une mosaïque représente S. Castrensis exorcisant un démoniaque. Un petit démon s’échappe dans le haut. Le possédé est représenté debout devant le saint, les genoux légèrement fléchis, les bras écartés el les mains ouvertes. L’expression est celle du ravissement. Cette figure est tout à fait semblable à celle de la porte en bronze de Gnesen, elle n’a d’ailleurs pas beaucoup plus de valeur aux yeux du clinicien.
d) Miniatures de l’évangéliaire n° 5 du couvent des Ibériens (Mont-Athos).
Ces miniatures, qui sont reproduites PI.VII, ont été photographiées au Mont-Athos par M. Gabriel Millet, qui a bien voulu m’autoriser à les reproduire ici.
Elles datent du XIIe siècle, comme les mosaïques de Monreale, avec lesquelles elles ont de nombreuses ressemblances, et nous représentent les productions de la Grèce elle-même, dans un siècle que nous n’avons étudié jusqu’à présent que par ses productions provinciales.
La figure J nous montre la guérison du lépreux. Il est ici presque entièrement habillé, alors qu’à Monreale, nous l’avions trouvé à peu près nu. Les parties découvertes, c’est-à-dire les jambes, la face et le cou, sont parsemées de petites taches rougeâtres. Il n’y a pas de contractures ni de mutilations.
Dans la figure K, nous reconnaissons notre fameux hydropique. Le ventre est très volumineux, mais il n’a pas la forme étalée, comme à Salerne et à Monreale ; au contraire il semble pointer en avant, comme u ventre de kyste de l’ovaire. Pour garder son équilibre, la malade se rejette en arrière, et un vieillard la soutient sous les bras.
Deux autres miniatures nous montrent la guérison de l’aveugle et du paralytique. L’aveugle a sensiblement la même attitude que dans l’ivoire de Salerne. Il est très expressif, et la face ici aussi, est inclinée vers le [p. 96] sol. Ses genoux sont hésitants. Le paralytique est assis sur son lit, ses membres ne présentent rien de particulier (voir figure L). Dans les deux cas le malade est, comme toujours, reproduit une seconde fois. L’aveugle se lave à une fontaine, et le paralytique emporte son lit.
La figure M représente un personnage renversé, et s’appuyant sur le sol du bras gauche. Les membres inférieurs sont couverts de taches semblables â celles que nous voyons sur les membres des lépreux. Mais il n’est pas douteux qu’il se trouve en pleine période de convulsions. Le bras droit est en extension, légèrement écarté du corps; le poing fortement contracturé en demi-pronation. Les membres inférieurs semblent s’agiter un peu au hasard.
Peut-être s’agit-il d’un lépreux atteint d’une crise démoniaque. La contracture de la main droite ne ressemble guère à une contracture lépreuse, mais beaucoup à une contracture hystérique. Cependant, vu l’absence du petit démon qu’on trouve ordinairement dans les scènes de ce genre, nous sommes forcés de rester sur une hypothèse.
En somme, dans un nombre relativement considérable de représentations pathologiques au XIIe siècle, nous ne trouvons que des traces minimes d’observation de la nature. Sauf la paralysie radiale de Monreale et tout le reste est bien conventionnel. Le type du lépreux, le type de l’hydropique sont fixés, et nous les trouverons toujours dorénavant représentés à peu près de même. Dans les scènes de possession, plus aucune, trace des tendances brillantes, si remarquables que nous avions constatées au XIe siècle. D’ailleurs les mouvements deviennent raides, la figure humaine est souvent exécutée maladroitement, le corps s’amincit.
Sans doute, on trouve encore souvent de belles œuvres au XIIe siècle, mais la décadence a commenté. L’Etat politique marche vers sa ruine. En 1204, Constantinople sera prise par les croisés, et à moitié détruite dans le pillage.
(A suivre.)
NOTES
(1) Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. 2, Shakespears.
(2) Charcot et P. Richer, Les démoniaques dans l’art, p. 3.
(3) Charcot et P. Richer, (loc. cit., p. 6).
(4) Charcot et P. Richer, (loc. cit., p. 9).
(5) Charcot et P. Richer, (loc. cit., p. 11).
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