Edouard-L. de.Kerdaniel. Les Animaux en Justice. Procédures en Excommunications. Paris, Librairie H. Daragon ; 1908. 1 vol. in-12, 44 p.
Edouard Le Marant dr Kerdaniel. (1867-19??) [Pseudonyme de Plémeur Jean & Braz Yan.
Quelques publications :
— Recherches sur l’Envoûtement. Paris, Chamuel, 1898. 1 vol.
— Sorciers de Savoir. Annecy, Imprimerie Abry, 1900. 1 vol.
— Un rhétoriqueur : André de La Vigne. Paris, H. Champio, 1919.
— Un soldat-poète du XVe siècle, Jehan Meschinot. Paris, Henri Jouve, s. d. (1917).
— Les Animaux en Justice. Procédures en Excommunications. Eugène Fifuièren éditeur, 1925. [Réédition].
— [Sous le nom de jean Plemeur.] Juges et Procès d’autrefois. Paris, Henri Jouve, 1932.
— Monitoires. Procèdures en malédictions. Paris, Sirey, 1933. 1 vol.
— Témoignages. La Psychologie du témoin. Paris, Librairie du recueil Sirey, 1936. 1 vol.
Edouard-L. de.Kerdaniel.
Les Animaux en Justice.
Procédures en Excommunications.
Paris, Librairie H. Daragon ; 1908.
[p. 5]
I
Et le Seigneur dit au Serpent : « Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre toutes les créatures vivantes et tous les animaux de la terre. »
Telle est, suivant l’Écriture, la malédiction terrible que Dieu prononça contre le reptile tentateur, après la chute du premier homme ; et, dans cette exécration de l’être nuisible, ainsi relatée par les Livres Saints, se trouve confirmée l’opinion que les animaux dévastateurs ne sont, souvent, que des fléaux envoyés par la divinité, pour le châtiment des péchés de l’humanité, pour la punition de ses blasphèmes, de ses offenses au Créateur.
« Suivez mes préceptes, dit le Seigneur à son peuple, et je vous donnerai la pluie en temps opportun… j’éloignerai les bêtes malfaisantes et le glaive ne franchira pas vos confins ; mais quand vous mépriserez mes jugements, c’est en vain que vous suerez au [p. 6] travail ; le ciel s’étendra au large comme un fer aride ; la terre étouffera les germes que vous lui aurez confiés ; les arbres resteront frappés de stérilité… je vous enverrai les bêtes de la campagne qui vous consumeront vous et vos bestiaux; alors, vos voies deviendront désertes, etc.. (1). »
Quelque formel que soit ce passage du Lévitique, il l’est pourtant encore moins que cette imprécation tirée du Deutéronome : « Maudit sois-tu dans la ville ! Maudit sois-tu dans les champs !… Tu sèmeras en abondance et tu récolteras peu, car les sauterelles dévoreront tout. Tu piocheras la vigne et n’en recueilleras rien, car elle sera dévastée par les vers (2). »
De nombreux exemples confirmaient ces textes : Les dix plaies d’Égypte, dues pour la plupart à une invasion d’insectes ; les Scorpions ailés de l’Apocalypse, et ces jeunes gens de Béthel, dévorés par un ours, pour avoir manqué de respect à la tête chauve d’Élisée (3).
De ces enseignements devait sortir cette idée que les créatures brutes n’étaient, le plus souvent, que des instruments dont usait le démon pour persécuter les hommes et que, dans certains cas, insectes, reptiles, quadrupèdes participaient de la nature des [p. 7] dieux infernaux. Il devenait alors nécessaire, pour chasser l’esprit du mal, de recourir à l’abjuration, soit par mode de compulsion, soit par mode de dépression.
Un historien, un historien, J. Tissot, nous raconte qu’en 1767, les chenilles s’étaient multipliées, dans les environs de Besançon, de manière à jeter un grand effroi parmi les cultivateurs. L’année suivante, en effet, on vit éclore dénués de papillons. Pour parer à ce danger, le curé, persuadé avec le père Bourgeant, de la compagnie de Jésus, que cette piéride n’était que des diables incarnés, s’avisa d’avoir recours aux armes spirituelles. Muni de son rituel, revêtu de ses armements, notre ecclésiastique monta sur le socle qui supportait la croix placée devant la cure et se mit en devoir d’exterminer ces lépidoptères nuisibles.
Mais assez conjuration répandit une telle multitude de papillons qu’il en fût aveuglé ; il en devint invisible et le ciel s’obscurcit autour de lui. Ce qui fit penser à ce que ces démons ailés avaient voulu rendre impossible la lecture des terribles paroles qui devaient les foudroyer (4).
il est utile de rappeler ici que la philosophie occulte, dont l’étude était si répandue au Moyen Âge, [p. 8] avait divisé les anges des Ténèbres en neuf catégories, correspondant aux neuf chœurs célestes ; nous en donnons brièvement la composition :
PREMIER ORDRE. — Faux dieux, ayant pour prince Belzébuth, ivres d’honneurs divins.
DEUXIÈME ORDRE. — Esprits du mensonge, inspirateurs des oracles et des sibylles, obéissant au serpent Python.
TROISIÈME ORDRE. — Esprits inventeurs des arts néfastes, sources de dépravations intellectuelles.
QUATRIÈME ORDRE. — Esprits chargés de la vengeance des crimes, marchant derrière Asmodée.
CINQUIÈME ORDRE. — Esprits fascinateurs inspirés par Satan.
SIXIÈME ORDRE. — Puissances de l’air, soulevant les tempêtes, se mêlant aux tonnerres, produisant les épidémies et les pestes, sous la domination de Mérerim.
SEPTIÈME ORDRE. — Semeurs de maux, de discordes et de guerre, dirigés par Abeddon.
HUITIÈME ORDRE. — Démons de la calomnie et des dénonciations, armée d’Astaroth qui est le diable proprement dit.
NEUVIÈME ORDRE. — Esprits tentateurs, dépendant de Mammon.
Ces différents esprits se divisaient encore en démons du jour et démons de nuit, démons du Zénith [p. 9] et démons du Nadir, etc., les uns étaient particuliers aux lacs, aux fleuves, aux mers, aux puits, aux torrents ; les autres s’attachaient aux collines, aux plaines, aux métaux et aux pierres précieuses.
De plus, chaque démon possédait une forme préférée : roi barbu monté sur un dragon, vieille femme chevauchant sur un balai, jeune fille couronnée de lauriers, un taureau, un cerf, un paon, une vierge nue, parfois même une robe blanche ou verte, un bouquet de sabine, un sceptre ou un bâton.
Mais, si puissants que fussent ces esprits, il existait pourtant des moyens d’anéantir, jusqu’à un certain point, leurs volontés néfastes. Pierre d’Aban, dans son Heptameron, nous indique plusieurs pratiques infaillibles. Après avoir insisté sur l’importance des cercles magiques, variables suivant les lieux, les saisons, les jours, les heures et les ordres de démons ; après avoir décrit le costume de l’opérateur, énuméré les fumigations, bénédictions, purifications préliminaires, il arrive à l’évocation qu’il formule en ces ternies : « Que la lune soit croissante ; que le maître ait eu soin de se confesser et de communier ; qu’ensuite il s’achemine vers le local où le mystère doit s’accomplir, ayant à la main une épée, sur laquelle il aura gravé les mots Agla et On , et qu’en marchant il récite les litanies… Arrivé sur le cercle magique, il y fera déposer un vase d’argile plein de charbons [p. 10] ardents… Les fumigations achevées, il conjurera l’esprit qu’il lui plaira, en se servant de cette formule : — Par tous les noms du Très-Haut, par les noms sacrés d’Adonay, d’El, d’Elohym, d’Elohé, de Zebaoth, d’Elion, de Iah, de Tetragrammaton et de Saday, je t’exorcise, toi démon, et t’ordonne de paraître devant moi. Je te l’ordonne par le nom d’Y et V, qu’Adam prononça aussitôt créé ; par le nom d’Agla, qui frappa les oreilles de Loth, quand le Seigneur le sauva de la ruine de Sodome ; par le nom de Loth, que Jacob entendit en luttant contre l’ange ; par le nom d’Anephexeton, qui donna la science et la sainteté à Aaron ; par les noms de Zebaoth, d’Oriston, d’Elion et d’Adonay, qui, dans la bouche de Moïse, produisirent les plaies de l’Égypte, convertirent en sang les eaux du Nil, suscitèrent les grenouilles et les sauterelles, amenèrent les ténèbres, le tonnerre, la grêle et la mort; par le nom de Schémés, que cria Josué en arrêtant le soleil ; par les noms d’Alpha et d’Oméga, que Daniel employa pour renverser l’idole de Béel et tuer le dragon ; par le nom d’Emmanuel, que chantaient les trois enfants dans la fournaise !… Parais, méchant esprit, parais ! À défaut de quoi, en vertu du nom terrible de Primeumaton, qui fit que la terre s’entr’ouvrit sous les pas de Dathan, Coré et Abiron, et avec l’aide des puissances célestes, je te précipite au fond de l’abîme, en l’étang de [p. 11] soufre, où je te condamne à rester jusqu’au jugement dernier. Viens, que tardes-tu ! Le Roi des Rois te l’ordonne, El, Aty, Titeip, Azia, Hyn, Ien, Minosel, Achadan, Vay, Vaa, Ey, Haa, Eye, Exe, El, El, El, Han, Han, Han, Vah, Vah, Vah ! ! ! »
Cette formule prononcée, on voit aussitôt apparaître. à ce qu’assure Pierre d’Aban, une multitude de démons qui se livrent à une cacophonie étrange, au moyen d’instruments de musique, aussi malsonnants que bizarres, puis se métamorphosent en bêtes sauvages : il suffit alors de dire Fugiat iniquitas vestra, pour qu’elles s’évanouissent… Le diable est dompté.
Si l’esprit malin se plaît à emprunter, pour mieux nuire, des apparences d’animaux, on trouve, par contre, peu d’exemples de bons anges se transformant en créatures privées de raison. Mais, si rare que soit l’exception, elle existe et, pour le démontrer, nous nous permettrons de détacher des Annales de l’antique Abbaye de la Novalaise, située au pied du Mont-Cenis, cette pieuse et poétique légende :
Ce monastère renfermait, entre beaucoup d’autres, sans doute, ung moult bon homme, qui passait son temps en prières et, méprisant les biens terrestres, vivait en Dieu. Or, advint à une foys, à ung bien matin, qu’il estoyt au cloestre tout seul, que Notre Seigneurluy envoya ung ange en semblance d’ung oyseau. [p. 12]
C’était un oiseau merveilleux et le moine, distrait de ses oraisons par la beauté de son plumage, et par la mélodie de son ramage, plein d’admiration pour ce visiteur inattendu, louait, en lui, la perfection de l’œuvre divine. Bref, le moult bon homme ne pouvait en détacher ses yeux et le suivant, malgré lui, il fut entraîné de proche en proche, sans s’en apercevoir, jusqu’au milieu d’une forêt épaisse. L’oiseau chantait toujours très doucement et le moine, toujours, l’écoutait ravi. Que dura cette extase ?… fort longtemps, il faut croire : car, lorsqu’enfin le charmeur s’envole, lorsqu’enfin le religieux, retrouvant sa raison, retourne à son couvent, c’est à peine s’il reconnaît ce dernier. Tout est transformé : cellules, visages, il ne reconnaît plus rien. Il s’étonne et s’enquiert… Que s’est-il donc passé dans le monastère ? Que sont devenus ses frères ? Il rappelle des faits : il cite des noms… et ceux qu’il interroge de lui répondre : Beau sire, les gens dont vous parlez sont jàmors y a trois cens ans… II était resté trois siècles à écouter le chant de l’ange ! Adonc, continue la légende, s’esmerveilla grandement le bonhomme pource que trois cens ans avait veu et escouté celluy oyseau et luy sembloit estre demeuré seulement depuis lematin jusques à midy, d’autant qu’il n’estoit envieilly ne sa barbe usée (5). [p. 13]
Ne sait-on pas, d’autre part, que la « rémora » (echeneis remora), minuscule poisson, vivant dans les rochers, fut ainsi nommé parce qu’il possède la faculté de ralentir et même d’arrêter la course des vaisseaux, en s’attachant à leurs flancs. Le fait est constaté par Aristote, dans son Histoire des Animaux (6), et Pline nous livre, de son côté, les observations suivantes (7) :
« Qu’y a-t-il de plus violent que la mer, les vents, les tourbillons et les tempêtes ? Et où les hommes ont-ils travaillé avec plus d’industrie à seconder la nature, que sur les flots, avec leurs rames et leurs voiles ? Ajoutons à tout cela la force indicible des marées, et la mer entière qui se change en un fleuve. Cependant, toutes ces puissances, alors même qu’elles agissent dans le même sens, un seul et très petit poisson, appelé échéneis, suffit pour les contrebalancer ; que les vents soufflent, que les tempêtes se déchaînent, il commande à leur fureur, comprime ces agents formidables, et force les navires à rester immobiles, les navires que ne retiendraient pas les câbles les plus gros, les ancres les plus pesantes ; il met un frein à cette violence ; il dompte la rage [p. 14] des éléments, et cela sans aucun effort, sans tirer sur le bâtiment, sans faire rien autre que s’y attacher. »
C’est ainsi que la quinquérème de Caligula fut, un beau jour, en pleine mer, seule immobilisée de toute la flotte. On comprit aussitôt la cause de cet arrêt et des plongeurs, en visitant la coque du navire, découvrirent, en effet, un échéneis attaché au gouvernail ; d’où, profonde indignation de Caligula et non moins grand étonnement de sa part, en face de cet animalcule qui annihilait les efforts de ses quatre cents rameurs.
La rémora ne servait pas uniquement de frein dans l’élément liquide ; portée en amulette, elle réussissait à ralentir la marche des procès, à retarder indéfiniment les jugements. Sa présence ne signifiait, non plus, rien de bon, et le même Pline fait remarquer, à ce sujet, la mort tragique de Caligula, dès son retour à Rome.
Qui n’a entendu parler du phénomène de la lycanthropie ou changement des hommes en loups. Originaire de Grèce, cette croyance s’implantait bientôt en Italie et les Romains en furent littéralement pénétrés. Le loup était, pour eux, un animal de mauvais augure ; on en voyait, paraît-il, traverser le Forum et monter au Capitole, lorsqu’une calamité devait survenir. Le doux Virgile, incapable de calomnier [p. 15] personne, ne nous montre-t-il pas Mœris, se transformant en loup et se réfugiant dans les bois, pour s’y livrer à ses turpitudes ;
His ego sape lupum fleri et se caudere silvis, Mœrin, etc.
De son côté, Ovide, dans ses Métamorphoses, fait de fréquentes allusions à ces mutations qui constituaient, pour ses contemporains, autant d’articles de foi. Qui de nous n’a encore présents à la mémoire ces poétiques souvenirs de nos études classiques. Actéon changé en cerf, Calisto en ourse, Jupiter en taureau, Cadmus en serpent et que d’autres encore, que d’autres.
Si des anciens, nous passons aux chrétiens, nous constatons que cette croyance s’enracine de plus en plus profondément dans les esprits de nos pères. Le loup-garou devint un monstre dont l’existence ne fut pas mise en doute. Les archives des parlements contiennent maints arrêts où sont rapportés ses méfaits. De 1598 à 1600, le grand juge du Jura, Boguet, fait condamner à mort près de six cents lycanthropes et durant tout le cours du XVIIe siècle, cette question de la lycanthropie est très sérieusement discutée par les jurisconsultes et les médecins, qui presque tous en admettent le principe (8).
Mais tous ces faits sont trop connus pour qu’il soit utile d’y insister davantage : les loups-garous, sur lesquels, suivant une pittoresque expression, on a écrit de quoi composer la charge de dix chameaux, sont depuis longtemps passés à l’état de mythes. Ils ne servent plus, aujourd’hui, qu’à terroriser les petits enfants crédules : tels, dans les vergers, quelques morceaux de bois, couverts d’oripeaux agités par le vent, sont d’efficaces épouvantails pour les passereaux craintifs. [p. 17]
II
C’est au XIe siècle que semble remonter l’étrange usage de citer les animaux en justice, usage qui se conservera jusqu’au XVIIIe siècle, époque, comme on le voit, relativement proche de la nôtre.
Peut-être trouvera-t-on curieux et même instructif de jeter un coup d’œil rétrospectif sur ces procédures singulières, dont les formes soigneusement fixées et minutieusement spécifiées ont disparu de nos codes modernes ; peut-être estimera-t-on que des recherches puisées à bonne source et brièvement exposées, que des documents relatifs à cette question aujourd’hui négligée, mais qui paraît avoir tenu une large part dans les préoccupations de nos ancêtres, ne constitueraient pas un sujet d’étude dénué de tout intérêt ; de telles considérations nous engagent à écrire ces pages. Leur authenticité formera leur seul mérite et nous nous bornerons, le plus souvent, à [p. 18] reproduire les pièces du procès ; le lecteur n’y perdra rien.
*
* *
Il importe de constater, d’abord, que les ravages causés par les insectes et animaux nuisibles étaient beaucoup plus fréquents au Moyen-Age qu’à notre époque. Les travaux d’assainissement étaient généralement inconnus ; les moyens manquaient, du reste, pour les entreprendre. Marécages, forêts épaisses et inexplorées, plaines envahies par les ronces et les broussailles, eaux stagnantes et pestilentielles offraient un milieu propice à l’éclosion et à la multiplication des mouches charbonneuses, des sauterelles et des serpents. Dès l’apparition de ces fléaux, le peuple, suivant l’idée qu’il s’en faisait, commençait par implorer la miséricorde divine. Mais, comme ces oraisons restaient le plus souvent inefficaces, il devenait nécessaire d’instruire régulièrement contre des adversaires implacables, que les malédictions n’intimidaient pas, que les excommunications laissaient indifférents.
Les auteurs du temps nous donnent des renseignements fort précis, à cet égard. Parmi les innombrables exemples cités nous en choisirons quelques-uns des plus significatifs. [p. 19]
Gaspard Bally, avocat au Sénat de Savoie, qui publia en 1668, un curieux opuscule, sous le titre : Traité des Monitoires avec un Plaidoyer contre lesInsectes, va nous fournir les détails désirés (9). Ce travail étant devenu d’une grande rareté, on comprendra que nous tenions à en tirer d’assez longues citations.
« Au siècle passé, écrit le jurisconsulte savoyard, il y avait une telle quantité d’anguilles dans le lac de Genève qu’elles gâtaient tout le lac. De sorte que les habitants de la ville et environs, recoururent à l’évêque pour les excommunier, ce qu’ayant été fait, le lac fut délivré de ces animaux. [20]
« Au temps de Charles, duc de Bourgogne, fils de Philippe le Bon, il y eut une telle quantité de sauterelles en Bresse, en Italie, qu’elles mirent presque la famine dans tout le Mantouan, si on n’y eût apporté du secours par l’excommunication.
« On raconte en la vie de saint Bernard, qu’il se leva une si grande quantité de mouches, d’une église qu’on aurait bâtie à Loudun, que par le moyen du bruit qu’elles faisaient, elles empêchaient ceux qui entraient de prier Dieu, ce que voyant le Saint Personnage les excommunia, de sorte qu’elles tombèrent toutes mortes, ayant couvert le pavé de l’église (10) ».
« Nous lisons qu’en l’année 1541, il y eut une telle quantité de sauterelles en Lombardie, qui tombèrent d’une nuée, qu’ayant mangé les fruits de la terre, elles causèrent la famine en ces lieux-là. Elles étaient longues d’un doigt, grosse tête, le corps garni de vilenie et ordure ; lesquelles étant mortes infectèrent l’air de si mauvaises odeurs, que les corbeaux et autres animaux carnassiers ne les pouvaient supporter. [p. 21]
« On dit aussi qu’en Pologne il y eut une telle quantité de ces animaux, au commencement sans ailes, et après ils en eurent quatre, qu’ils couraient deux milles, et d’une coudée de hauteur, et tellement épaisses qu’en volant, elles ôtaient la vue de la clarté du soleil, ces animaux firent un dégât non-pareil aux biens de la terre, et ne purent être chassés par autre force ni industrie, que par la malédiction ecclésiastique.
« Saint Augustin raconte au Livre de la Cité de Dieu, chapitre dernier, qu’en Afrique il y eut une telle quantité de sauterelles, et si prodigieuses, qu’ayant mangé tous les fruits, feuilles et écorces jusques à la racine, elles s’élevèrent comme une nuée ; et tombées en la mer, causèrent une peste si forte, qu’en un seul royaume, il y mourut huit cent mille habitants.
« Du temps de Lotaire, troisième empereur après Charlemagne, il y eut dans la France des sauterelles en nombre prodigieux, ayant six ailes, avec deux dents plus dures que de pierre, qui couvrirent toute la terre, comme de la neige, et gâtèrent tous les fruits, arbres, blés et foins ; et tels animaux ayant été jetés à la mer, il s’ensuivit une telle corruption en l’air, que la peste ravagea grande quantité de monde en ce pays. »
Aussi, les peuples terrifiés n’hésitaient-ils pas à [p. 22] lutter désespérément contre de si perfides adversaires. L’usage de ces procédures fut, du reste, universel : il faudrait des volumes pour leur seule énumération. Contentons-nous d’en signaler quelques-unes.
Condamnation de la truie de Falaise.
En 1479, une instance est engagée, sur la demande de Thuring Fricard, chancelier de la république de Berne, contre les chenilles : Jean Perrotet, de Fribourg, célèbre jurisconsulte, est nommé avocat d’office, pour prêter à ces insectes l’appui de sa parole (11).
Le 23 septembre1543, les syndics et conseillers de la ville de Grenoble décident de s’adresser à l’official, afin que celui-ci procède juridiquement contre des chenilles et des limaces qui causent de grands ravages dans le pays (12).
Le 13 avril 1547, les consuls de Romans donnent procuration à deux avocats de soutenir devant le vicaire général de Valence un monitoire contre les chenilles, verpillières, rats et autres animaux nuisibles, et de demander contre ces bêtes des lettres de malédictions, en leur offrant, pour s’y retirer, un champ de 30 sétérées (13). [p. 23]
En 1585, nouvelle instance dirigée, dans ce même diocèse de Valence, également contre des limaces (14).
A la fin du XVIIe siècle (1690), les chenilles dévastaient les environs de Pont-du-Château, en Auvergne. « Pour se délivrer du fléau, les habitants de cette ville présentèrent au vicaire général de l’évêque de Clermont une requête où ils concluaient à ce qu’un curateur fût donné à ces insectes, et à ce que, servato juris ordine, lesdites bestioles fussent condamnées à vider, pieds et mains, les lieux où elles s’étaient témérairement établies. Le grand vicaire ne crut pas devoir obtempérer immédiatement à ces réquisitions ; il se contenta de prescrire des prières publiques. Alors le peuple courroucé s’assembla, et prit la résolution de s’adresser au bailli, dans le but d’obtenir justice. Ce magistrat nomma un curateur aux chenilles et la contestation s’engagea. A la fin, le juge, les parties ouïes, enjoignit aux malignes bêtes de quitter les fonds cultifs désignés au procès, et de se retirer en un petit pasquier où il fut dit qu’elles pourraient désormais vivre à leur guise (15). »
Enfin, de nos jours encore, le clergé ferait, dans certaines régions de la France, et dans Je département de l’Orne en particulier, des exorcismes [p. 24] publics, lorsque les insectes nuisibles se multiplient d’une façon anormale ; que sont, du reste, nos rogations actuelles, sinon un recours à l’intervention divine, un dernier vestige des excommunications de jadis. [p. 25]
III
L’instance s’introduisait par une requête que présentaient les habitants du lieu qui souffrait du dommage. Cette requête, adressée au juge ecclésiastique par l’intermédiaire d’un procureur choisi, contenait l’indication exacte des champs, vignes ou vergers envahis par les insectes, ainsi que la valeur et la nature des dommages causés. En outre, pour éviter toute erreur possible sur la personnalité des coupables, et afin d’empêcher ces dernières de plaider, dans la suite, la nullité de l’assignation, la requête se livrait à une longue et minutieuse description des animaux dévastateurs.
Nous trouvons, dans le Traité des Monitoires, de Gaspard Bally, un modèle de requête que nous croyons intéressant de reproduire ici :
« Messieurs, ces pauvres habitants qui sont à genoux, les larmes à l’œil, recourent à votre justice, [p. 26] comme firent autrefois ceux des îles Majorque et Minorque, qui envoyèrent vers Auguste César pour demander des soldats, afin de les défendre et exempter, et exempter du ravage que les lapins leur faisaient ; vous avez des armées plus fortes que les armées de cet empereur pour garantir les pauvres suppliants de la faim et nécessité de laquelle ils sont menacés, par le ravage que font ces bestioles qui n’épargnent ni blés, ni vignes ; ravage semblable à celui que faisait un sanglier, qui gâta toutes les terres, vignes et oliviers du royaume de Calidon, dont parle Homère, dans le premier livre de son Iliade, ou de ce renard qui fut envoyé par Thémis à Thèbes, qui n’épargnait ni les fruits de la terre, ni le bétail, attaquant les paysans mêmes. Vous savez aussi les maux que rapporte la faim. Vous avez trop de douceur et de justice pour les laisser engager dans cette misère qui contraint à s’abandonner à des choses illicites et cruelles. Nec enim rationem patitur, nec ulla œquitatate mitigatur ; nec prece ullâ flectitur esuriens populus : Témoins les mères dont il est parlé au quatrième des Rois, qui pendant la famine de Samarie mangèrent les enfants l’une de l’autre : Da filiumtuum, et comedamus hodie ; et filium meum comedemus cras ; coximus ergo filium meum, et comedimus quid turpe non cogit fames, sed nihil turpe, nihilve vetitum esuriens credit, sola enim cura est, ut quaticum [p. 27] sorte inuetur. La mort qui vient de la famine est la plus cruelle autant qu’elle est pleine de langueurs, débilités et faiblesses de cœur, qui sont autant de nouvelles et diverses espèces de mort.
Dura quidem miseris, mors est, mortalibus omnis.
Et periisse fame. Res una misserrima longe est.
« Et Avian Marcellin dit, Mortis gravissimum genus, et ultimum malorum fame perire. Je crois que vous aurez compassion de ce pauvre peuple, si on vous le représentait par avance en l’état qu’il serait réduit si la faim l’accablait.
Hirtus erat crinis, cana lumina, pallor in ore.
Labia incana siti, scabri rubigine dentes.
Dura cutis, per quam spectari viscera possunt.
Ossa sub incurvis extabant ariba lumbis ;
Ventus erat, pro ventre locus.
« Les Gabaonistes, revêtus d’habits déchirés, et les visages affamés avec des contenances toutes tristes, firent pitié et compassion au grand capitaine Josué, et en cet état obtinrent grâce et miséricorde.
« Les informations et visites qui ont été faites par vos commandements, vous instruisent suffisamment du dégât que ces animaux ont fait. En suite de quoi, on a fait les formalités requises et nécessaires, ne [p. 28] restant plus, maintenant, que d’adjuger les fins et conclusions prises par la requête des demandeurs, qui sont civiles et raisonnables, sur lesquelles il vous plaira de faire réflexion, et à cet effet leur enjoindre de quitter le lieu et se retirer dans la place qui leur sera ordonnée, en faisant les exécrations requises et nécessaires, ordonnées par Notre Mère Sainte Eglise, à quoi les pauvres demandeurs concluent. »
Si ces sortes d’instances s’engageaient généralement devant l’official, cette règle, pourtant, souffrait des exceptions. C’est ainsi, par exemple, qu’une ordonnance de Grégoire de Saluce, évêque de Lausanne, ordonnance mise à exécution le 24 mars 145l, permet de citer devant le curé. Parfois même, le procès était porté devant un conjureur ; s’il faut en croire un écrivain du XVIe siècle, Léonard Duvair, il arrivait aussi qu’on eût recours à la juridiction laïque, comme, du reste, nous l’avons vu plus haut, à propos d’une action intentée, en 1690, à des chenilles, devant le juge d’un canton d’Auvergne.
Les requérants, on le sait, se livraient à une description minutieuse des formes, aspects, couleurs de leurs ennemis.
En 1587 (16) une instance est engagée, dans la [p. 29] commune de Saint-Julien, en Maurienne, contra animalia bruta, ad forman muscarum volantia coloris viridis, communi voce appellata verpillions seu amblevins.
Cinquante ans auparavant, les habitants d’Autun agissaient de même, mais cette fois : contra animalia immunda informa murium existentia grisei coloris a nemoribus circumvicinis exeuntia.
Au vu de cette requête, le juge ordonnait la citation des bestioles. La signification de cet acte pouvait se faire par un sergent ou un huissier. Celui-ci se transportait au domicile des délinquants et les assignait à comparaître personnellement au jour et à l’heure indiqués, devant le magistrat compétent, aux fins de s’entendre condamner à vider les lieux envahis, et ce au plus tôt sous les peines de droit. Cette signification devait être renouvelée jusqu’à trois fois, après quoi les insectes étaient déclarés défaillants.
Pourtant, afin que bonne et prompte justice soit rendue, le juge leur nommait un curateur ou procureur, auquel s’adjoignait généralement un avocat chargé de présenter leurs moyens de défense.
Groslée, dans ses Éphémirides (17) rapporte en effet une sentence rendue en 1516 par l’official de Troyes, sentence où il est dit:: « Visis et diligenterinspetis causis [p. 30] prœdictœ requestœ (des habitants) nec non pro parte dictarum erucorum seu animalium per certos consiliarios per nos deputatos propositis et allegatis ;audito etiam super prœmissis, promotore, etc.
Ces causes étaient assez recherchées par les jurisconsultes ; le président de Thou nous assure que Barthélemy Chassanée, mort premier président du parlement de Provence, se fit connaître, très jeune, en défendant les rats du diocèse d’Autun, Il sut montrer dans cette circonstance tant d’éloquence et d’habileté que ce procès lui valut une grande célébrité.
C’est ainsi que l’assignation étant régulière en la forme, il obtint pourtant qu’on l’annulât sous prétexte que l’action intentée intéressant tous les rats, il était illégal d’en citer seulement quelques-uns. Adoptant ses motifs, le juge enjoignit de réassigner les rats, par l’entremise des curés de chaque paroisse d’Autun, à l’aide d’une publication faite au prône. Fier de son succès Chassanée ne s’arrêta pas là. Il parvint à démontrer que les délais pour comparaître, quoique considérables, n’était pas encore suffisants : il s’étendit sur la distance, véritablement longue pour les courtes pattes de ses clients ; il supputa les difficultés du voyage ; montra les chats du voisinage guettant leurs proies ; indiqua les tours et détours nécessaires. Bref, sur ce point aussi il eut gain de cause et l’on prorogea le terme de la comparution. [p. 31]
Certains auteurs et en particulier le Président Bouhier, dans sa Coutume de Bourgogne (18), Nicéron, dans ses Hommes illustres (19), et Papillon dans sa Bible de Bourgogne (20), ont traité de légende cette intervention de Chassanée, se basant sur ce qu’on ne trouve aucune trace de cette plaidoirie dans l’important ouvrage qu’il consacre aux excommunications des insectes (21).
Pourtant Berriat-Saint-Prix, dans son rapport présenté à la Société des Antiquaires de France (22), fait très justement observer que de Thou s’était trouvé en relations fréquentes avec des magistrats contemporains de Chassanée ; que son aïeul, Augustin de Thou, avait siégé durant deux ans aux côtés de [p. 32] Chassanée, au parlement de Paris ; que son père même, Christophe de Thou, remplissait, à cette époque, les fonctions d’avocat à la Table de Marbre, tribunal qui se réunissait auprès du Parlement. Il avait donc pu entendre raconter l’anecdote et vérifier son authenticité.
Peut-être, dans la suite, mû par un sentiment très humain, Chassanée s’efforça-t-il de cacher ses débuts et de faire oublier la cause véritable, mais infime de sa réputation. Ce qui viendrait à l’appui de cette opinion, c’est le soin qu’il prend de passer sous silence la date de la sentence, rendue à Autun, contre les rongeurs criminels ; omission certainement volontaire et destinée à rendre impossible toute vérification du rôle qu’il aurait joué dans l’instance.
Procès d’animaux.
L’auteur d’un mémoire sur les procès intentés aux animaux (22), M. Vernet, cité par Berriat-Saint-Prix (23) observe, d’autre part, qu’il était naturel que l’official d’Autun chargeât de la défense des rats un jurisconsulte qui ne désapprouvait pas trop formellement ces procédures (24).
Comme on l’a vu, la discussion des exceptions [p. 33] dilatoires occupait une grande place dans ces sortes d’instances. L’avocat, remplissant sa tâche en conscience et demeurant fidèle au serment qu’il avait prêté d’accomplir sa mission avec zèle et loyauté, s’efforçait d’obscurcir la question, heureux aussi d’étaler sa science juridique, en recourant aux innombrables subterfuges d’une procédure alors mal comprise.
Après avoir soulevé mille objections appuyées par un amalgame grotesque de textes sacrés et de textes profanes, de versets bibliques et de vers latins, le défenseur abordait, enfin, le fond du litige, sans modifier, du reste, ses moyens de convaincre. Des créatures brutes, se demandait l’avocat, peuvent-elles être justement inculpées d’un délit quelconque ? Evidemment non : « Les animaux étant privés de cette lumière qui a été donnée au seul homme, il faut conclure, par nécessaire conséquence, que telle procédure est nulle : Ceci est tiré de la loi première, ff. si quadrupes, pauper feciss. Dicat ; et voicy les mots : Nec enim potest animal, injuriam fecisse, quod sensu caret.
« La seconde raison est que l’on ne peut appeler personne en jugement sans cause ; car autrement celui qui fait ajourner quelqu’un sans raison doit subir la peine portée sous le titre des instituts de pœn tem titig. Mais ces animaux ne sont obligés par aucune [p. 34] cause ni en aucune façon, non tenentur enim ex contractu, neque ex stipulatione, neque ex pacto, moins ex delicto seu quasi : parce que, comme il a été dit ci-devant, pour commettre un crime, il faut être capable de raison, qui ne se rencontre pas aux animaux, qui sont privés de son usage (26) »
La justice, continue l’avocat, doit se borner à imiter la nature. Or, celle-ci ne fait rien mal à propos. Assigner les insectes qui sont aussi muets que privés de raison équivaut à accomplir un acte sans valeur. « Si donc l’ajournement est nul, le reste comme en dépendant, ne pourra subsister (27). »
La discussion ne manquait pas de logique et ces arguments auraient dû, semble-t-il, paraître péremptoires. Cependant, le défenseur n’a qu’une médiocre confiance dans ses moyens de persuasion. Il entreprend une lutte inégale avec la jurisprudence constante de l’époque et l’inutilité de ses périodes ne lui échappe pas. Cela constitue, tout au plus, une commode entrée en matière, des préliminaires habituels d’un plaidoyer. Il n’ignore pas que le siège du juge est depuis longtemps fait sur ce point : il va même à l’encontre de ses propres convictions. Propriétaire d’un vignoble dévasté ou seulement chargé des [p. 35] intérêts de la partie adverse, il n’eût pas hésité à soutenir le contraire de sa thèse actuelle avec une égale ardeur, mais avec une plus réelle sincérité. N’a-t-il pas fallu un souffle révolutionnaire pour renverser ces croyances si profondément enracinées.
Les débats, dans certaines contrées, s’engageaient contradictoirement et l’on prenait soin d’amener à la barre, sinon tous, du moins quelques-uns des inculpés, C’est ainsi qu’en 148l, l’évêque de Lausanne ordonne au curé de Berne, à l’occasion d’un procès intenté à des sangsues, de se procurer quelques-uns de ces vers et de les présenter au magistrat désigné pour trancher le litige.
Les observations du défenseur aboutissaient généralement à la nomination d’experts qui devaient apprécier les dégâts et en dresser rapport. Le même jugement prescrivait de nouvelles prières et d’instants appels à la bonté de Dieu. Les dommages évalués et les oraisons récitées, on reprenait les plaidoiries ; les uns critiquant le résultat des opérations, les autres en soutenant la validité.
Les demandeurs s’efforçaient de réfuter les dires de la partie adverse et voici quelques passages de leur réplique : « Le premier motif qu’on a rapporté pour la défense des animaux est qu’étant privés de l’usage de la raison, ils ne sont soumis à aucune loi, ainsi que le dit le chapitre cum mulier I.5. q.I. la [p. 36] I. congruit infin. et la loi suivante : de off. prœsid sensu enim carens non subiiicitur rigorisjuris civilis. Toutefois, on fera voir que telles lois ne peuvent militer au fait qui se présente maintenant à juger ; car on ne dispute pas de la punition d’un délit commis ; mais on tâche d’empêcher qu’ils n’en commettent par ci- après, et partant ce qui ne serait loisible à un crime commis est permis afin d’empêcher ne crimen committatur. Ceci se prouve par la loi congruit sus-citée, où il est dit qu’on ne peut pas punir un furieux et insensé du crime qu’il a commis pendant sa fureur, parce qu’il ne sait pas ce qu’il fait, toutefois on le pourra renfermer, et mettre dans des prisons, afin qu’il n’offense personne et pour faire voir combien cet axiome est vrai, je me sers de l’autorité du chapitre omnis utriusque sexus de pœnitent. et remiss. où il est dit qu’on peut déceller ce qu’on a pris si on ne l’a pas exécuté, afin d’y rapporter du remède ; cette proposition est confirmée par la glose in cap. tua nos ext. de sponsal qui dit que si quelqu’un s’accuse d’avoir fiancé une fille, par paroles de présent : on pourra déceller ce qui a été dit, afin que le mariage se consume. La raison est, qu’ayant épousé telle fille, si on nie de l’avoir fait, et on refuse d’accomplir le mariage, Videtur esse delictum successinum. et durare usque illam acceperit, ut ergo tali deliclo obvietur. Il est loisible de publier ce qu’on a pris [p. 37] secrètement. Étant vrai par les raisons déduites qu’on a pu ajourner tels animaux, et que l’ajournement est valable, d’autant qu’il est fait afin qu’ils ne rapportent du dommage d’ores en avant, non pas pour le châtier de celui qu’ils ont fait. »
Afin d’obtenir une solution prompte du litige, les demandeurs poussaient la mansuétude jusqu’à offrir à leurs adversaires une ou plusieurs parcelles de leurs biens, qui seraient pour eux, insectes, un dédommagement honorable, et en même temps une sûre retraite.
C’est ainsi que dans l’instance engagée, en 1587, à Saint-julien-en-Maurienne, contre des charançons qui ravageaient les vignobles, nous voyons les habitants de cette commune tomber d’accord sur la nécessité d’abandonner aux bestioles un terrain où celles-ci trouveraient à subsister. A l’issue de la messe paroissiale, le métrai fait sonner les cloches pour appeler tous les manants (28) de l’endroit. Une fois ceux-ci réunis sur la place publique, les syndics leur exposent comme quoi, « au procès par eulx intenté contre les animaux brutes, vulgairement nommez amblevins, est requis et nécessayre, suivant le [p. 38] conseil à eux donné par le sieur Fay leur advocat, de bailler aux dicts animaux place et lieu de souffizante pasture hors les vignobles de Saint julien, et de celle qu’ilz y en puissent vivre pour éviter de manger ny gaster les dites vignes. »
De l’avis unanime, il fut convenu qu’on offrirait aux amblevins une pièce de terre « peuplée de plusieurs espesses de bois, plantes et feuillages, comme foulx, allagniers, cyrisiers, chesnes, planes, arbessiers et aultres arbres et buissons, oultre l’erbe et pasture qui y est en assés bonne quantité… et de laquelle les sieurs advocat et procureur d’iceulx animaux se veuillent comptenter. » Toutefois, les demandeurs se réservaient le droit de passer sur les terres en question, soit pour arriver à des fonds plus éloignés, « sans causer aullcung préjudice à la pasture desdictz animaulx, » soit pour se livrer à l’exploitation des mines qui se trouvaient au delà. « Et parce que, remarquent-ils, ce lieu est une seure retraicte en temps de guerre, vu qu’il est garni de fontaynes qui aussi serviront aux animaulx susdicts », ils réclament la faculté de pouvoir s’y réfugier en cas d’invasion; moyennant quoi, ils livreront cette parcelle aux insectes, par contrat, « en bonne forme et vallable à perpétuyté » (29). [p. 9]
Au lieu de se contenter de l’offre faite, les animaux, par l’organe de leur avocat, en contestaient presque toujours la suffisance. Les charançons répondront, par exemple, aux habitants de Saint-Julien que le terrain qu’on leur destine est stérile et inculte, qu’ils ne sauraient l’accepter, concluant de nouveau au déboutement des demandeurs et à leur condamnation à tous les frais et dépens. Après une réplique des habitants qui affirmaient, au contraire, la fertilité des lieux offerts, le juge, avant de se prononcer définitivement, nommait de nouveaux experts aux fins d’examiner l’état réel des terrains.
Si les défendeurs critiquaient encore les résultats de l’expertise, les demandeurs prenaient des conclusions définitives, tendant au déguerpissement pur et simple des insectes, sous peine d’excommunication.
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Cette grave question de l’excommunication donnait lieu à des débats aussi longs que touffus. Une telle mesure pouvait-elle s’appliquer à des êtres privés de raison et, par suite, incapables de commettre un péché ? Leur avocat affirmait que non, avec de nombreuses citations à l’appui. Les habitants soutenaient le contraire, en invoquant maints exemples [p. 40] probants. Ils rappelaient saint Hugon, évêque de Grenoble, excommuniant les serpents venimeux, attirés à Aix-les-Bains par les eaux sulfureuses : « de sorte que maintenant si bien les serpens piquent quelqu’un dans ce lieu et confins : Telle piqueure ne fait aucun mal, le venin de ces bestes estant arresté, par le moyen de telle excommunication, que si quelqu’un est piqué hors de ce lieu par les mesmes serpens, la piqueure sera venimeuse et mortelle ainsi qu’on a veu plusieurs fois » (30). C’était là, en effet, un cas d’immunité bien extraordinaire qui déguisait, peut-être, une ingénieuse réclame.
Le Procureur épiscopal, intervenant à son tour dans le débat, faisait connaître son avis en ces termes :
« Les défenses rapportées par l’advocat de ces animaux, contre les conclusions prises par les habitans sont considérables, qui méritent qu’on les examine meurement : car il ne faut pas jetter le carreau d’Excommunication à la volée, et sans sujet, estant un foudre qui est si agissant, que s’il ne frappe celuy contre lequel on le jette, il embrase celuy qui le lance. Le discours de cet advocat est appuyé sur la règle de Droict, qui dit, qui jussu judicis aliquidfacit, pœnam non meretur, et vrayement c’est le Juge des Juges, qui ne laisse rien d’impuny, et qui distribue les peines à l’égal des offences, sans avoir égard à personne, de qui les jugements sont incognus. C’est une Mer profonde dont on ne peut découvrir le fonds. De dire pourquoy il a envoyé ces animaux, qui mangent les fruits de la terre: ce nous sont lettres closes : peut-estre veut-il punir ce Peuple, pour avoir fait la sourde oreille aux pauvres qui demandaient à leurs portes, estant un Arrest infaillible, que qui fait aux pauvres la sourde oreille, attende de Dieu la pareille.
« Serait-ce point à cause des irrévérences qu’on commet aux Eglises pendant le service divin: car c’est là, bien souvent, où se donne le mot, où se prennent les assignations, où se lancent les meschantes œilliades, Impudicus oculus, impudicicordis est nuncius, dit saint Augustin. Sur tous les arbres et plantes, qui estaient en l’Égypte, le péché ressemble au cœur, et la feuille à la langue, inférant de là que ceux qui allaient aux temples, devaient penser saintement, honestement, et sobrement parler.
« Mais si bien Dieu est juste justicier, qui ne laisse rien impuni, toutefois la Justice ne tient pas si fort le haut bout, que la miséricorde n’y trouve place. Il est autant miséricordieux que juste, et s’il envoit quelques adversités aux pécheurs et les visite par quelque coup de fouët ; c’est pour les advertir de faire [p. 42] pénitence, par le moyen de laquelle ils puissent détourner son courroux, et juste vengeance, et parce moyen, ils se puissent réconcilier avec lui, et obtenir ses grâces et pardon de leurs fautes et péchés.
« Nous voyons ces habitans la larme à l’œil, qui demandent pardon d’un cœur contrit de leurs fautes, ayans horreur des crimes commis par le passé, et employant l’assistance de l’Eglise pour les soulager en leurs nécessités, et détourner le carreau qui leur pend sur la teste, estans menacés d’une famine insupportable si vous ne prenés leur droit et leur cause en protection, et faire déloger ces animaux, qui les menacent d’une ruine totale, à quoi nous n’empeschons.
« Concluans à cet effect, qu’il plaise de rendre vostre Sentence d’exécution contre ces animaux, afin que d’ores en avant ils n’apportent du dommage aux fruits de la terre, enjoignans aux Habitans, les Pénitences et Oraisons, à ce convenables et accoutumées. »
Le juge, après la lecture d’un tel factum, dont nous avons cité les points essentiels et qui tenait plutôt du sermon que du plaidoyer, le juge, disons-nous, ne pouvait que se ranger à l’avis du docte Procureur Episcopal et se décidait à fulminer les monitoires.
Ces monitoires étaient des avertissements qui, d’après les lois canoniques, devaient précéder l’excommunication. On les répétait, sauf exceptions fort [p. 43] rares, jusqu’à trois fois. Si le coupable persévérait dans ses errements, après ces exhortations à s’amender, à reconnaître ses torts, on procédait contre lui à la cérémonie de l’excommunication ; le jugement qui ordonnait cette grave mesure prescrivait, en même temps, des oraisons, des processions, des pénitences et généralement le payement d’une dîme. Les sentences étaient rédigées par écrit — et cela constituait une condition essentielle de leur validité ; elles énonçaient aussi les motifs qui déterminaient le juge.
L’exécution de la condamnation s’effectuait au moyen d’exorcismes, d’adjurations dont le rite variait à l’infini. Une des formules d’exorcisme les plus usitées fut la suivante, qu’on attribue à saint Grat, évêque d’Aoste au XIe siècle.
« Je t’adjure, créature eau, je t’adjure par le Dieu Saint, par Celui qui au commencement, t’a séparée de la matière aride, par le Dieu vrai qui t’a ordonné de couler du Paradis Terrestre : par Celui qui, aux noces de Cana, t’a changée en vin, etc… ; je t’adjure, pour que tu ne retiennes en ta substance aucun fantôme, mais que tu te convertisse en une source exorcisée, en une source de salut, afin que, lorsque tu auras été lancée sur les moissons, sur les vignes, sur les arbres, sur les habitations urbaines ou rustiques, sur les étables et sur les troupeaux, ou que quelqu’un t’aura touchée ou goûtée, tu deviennes une défense, un remède contre [p. 44] les embûches de Satan que par toi s’en aillent les épidémies et les pestes qu’à ton contact fuient les charançons, les chenilles, les sauterelles et les taupes… disperse les puissances visibles ou invisibles ennemies de l’homme, etc., etc… »
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Telles furent, dans leurs grandes lignes, les diverses phases de ces instances civiles, qu’il ne faut pas confondre avec les procès criminels intentés aux mêmes animaux. Les procédures en sont complètement distinctes et les sources absolument différentes.
FIN
NOTES
(1) Lévitique, XXVI.
(2) Deutéronome, XXVII
(3) 4° des Rois, 11-23 et 24
(4) J. Tissot. Les Fourgs. Besançon, chez Marion, éditeur, 1870. 2 vol. in-12.
(5) V. l’ouvrage : Expositions sur les Evangiles, par MAURICE DE SULLY, évêque de Paris, rapportée par L. Ménabréa, Mémoires de la Société royale académique de Savoie, t. XII, 1846
(6) Liv. III, chap. XVII.
(7) Edit. Littré, liv. XXII, chap. I.
(8) Consulter en particulier, les ouvrages suivants : SAINT AUGUSTIN. Cité de Dieu, liv, XVIII, ch. XVII. — BODIN. De Démonomanie des Sorciers. — PIERRE BRUN, prêtre de l’Oratoire. Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit le peuple et embarrassé les Sçavants, liv. I, ch. IV. — HYDAULT. De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, Paris, 1615. — DE BEAUVOYS DE CHAUVINCOURT. Discours sur la lycanthropie, Paris, 1599.
Questions illustres, ou bibliothèque des livres singuliers en droit, analyse d’un très grand nombre de ces livres et recueil d’arréts sur les questions de droit singulières. Paris, 1813, 1 vol. in-8°.
(9) Gaspard Bally exerça la profession d’avocat à Chambéry, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il publia divers ouvrages de jurisprudence coutumière et de droit statutaire. Notamment un Traité du Rabais et Renfort des Monnayes (1668), qu’il dédia, en ces termes, au baron d’Oncieu, membre du Sénat de Savoie : « j’espère que vous aurés la bonté de protéger ce traité de vostre favorable jugement qu’il deffendra de la langue venimeuse des envieux et médisans. Ce seront des moucherons qui se brûleront à l’éclat de votre lumière, et des guespes qui en piquant perdront leurs armes ». « Le Traité des Monitoires parut également en 1668 et fut imprimé à Lyon, par Ant. Gallien, à l’enseigne de la Treille, en Belle-Cour. Il forme une brochure in-4° de 44 pages et 4 feuillets préliminaires. « Je ne doute pas, écrit l’éditeur, que ce traité ne soit bien receu de tous. Le pouvoir et permission que le Souverain Sénat de Savoye a donné à l’autheur de le faire imprimer et distribuer au public, vous doit servir d’un tesmoignage suffisant de son utilité et du profit qu’on peut tirer de sa lecture ayant esté veu et examiné par des Seigneurs de ce célèbre corps qui en ont fait leur rapport avec éloge. »
(10) Le fait, rapporté par Guillaume, abbé de SAINT-THIERRY de Reims, dans sa Vie de Saint Bernard, se serait produit à l’abbaye de Voigny, près de Laon. Ces bestioles étaient, paraît-il, si nombreuses, qu’on dut les ramasser avec des pelles. Ce miracle causa une telle émotion aux assistants que la malédiction des mouches de Voigny passa en proverbe.
(11) Ruchat. Abrégé de l’histoire ecclésiastique du pays de Vaud.
(12) Registres des délibérations du conseil de ville de Grenoble, Thémis, t. l, p. 194,
(13) V. GIRAUD. Procédure contre les chenilles et autres animaux nuisibles, dans le Bulletin de la Société d’Archéologie de la Drôme. Rapporté par Chevalier. Annales de la ville de Romans, p. 87.
(14) CHORRIER. Histoire du Dauphiné, t.II, p,712.
(15) DULAURE. Description des principaux lieux de la France. t. V, p. 444.
(16) Commencé, en réalité, dès 1545, le procès dure encore en 1787. En 1624, les habitants de Saint-Julien, désespérant de l’efficacité des sentences de l’officialité épiscopale, se décident à faire un vœu à Notre-Dame-du-Charmaix, dont la chapelle se trouve aux environs de Modane.
(17) Ephémérides, éd. 1811, t.II, p.168
(18) 1742,p réface, p. 9.
(19) Tome X, p. 123
(20) Tome I, p, 135.
(21) Recueil des Conseils imprimés à Lyon, la première fois en 1531, sous le titre de Consilia D. Bartholomei a Chassaneo, et réimprimé en 1588, La première partie de ce recueil, intitulé : De excommunicatione animalium insectorum, est consacrée à l’examen des questions relatives à la forme des procédures en usage. « C’est, dit Ménabréa, un véritable chaos, où, soutenant alternativement le pour et le contre, entrelardant son texte de citations, selon le goût de ce temps-là, et se souciant beaucoup plus de paraître érudit que d’être logique, il entasse autorités sur autorités, met sur la même ligne et les mauvaises raisons et les bonnes, et laisse le lecteur abasourdi sous le poids d’un si énorme fatras. »
(22) Rapport et Recherches sur les Procès et jugements relatifs aux Animaux, par Berriat-Saint-Prix, p. 6 et 7.
(23) Thémis jurisconsulte, t.VII, part.2, p.45 et s.
(24) Loc. cit., p. 5. 3.
(25) L’anecdote parut, pour la première fois, en 1570, dans le Martyrologe des Protestants et fut reproduite dans la Thémis (t. I, p. 194 et ss.)
(26) GASPARD BALLY. Traité des Monitoires.
(27) GASPARD BALLY, Id
(28) A cette époque, en Maurienne, les manants (du mot latin manens, demeurant) étaient les personnes possédant un domicile fixe dans la localité : on les appelait aussi les bourgeois et ce terme n’avait rien de méprisant
(29) L. Ménabréa, loc. cit. p 416.
(30) GASPARD BALLY. De l’Excellence des Monitoires.
DU MÊME AUTEUR
Recherches sur l’Envoûtement (Epuisé).
Sorciers de Savoie (Epuisé).
mar28 Bueno, bueno! Que efectos especiales mas acoannjotes! Si no me lo cuentan, casi me creo que superman y spiderwoman existen de verdad! Y que los dos vuelan a la par ! Hay madre, no puedo parar de reir y los compañeros en la oficina ya me empiezan a mirar raro!PD: Enhorabuena por tu capa de superman!!! Yo tmb quiero una.Un saludete, Romeo.