Legrand du Saulle. Le somnambulisme naturel. Discussion médico-légale sur le crime et le suicide accomplis pendant le sommeil somnambulique. Extrait des « Annales d’hygiène publique et de médecine égale », (Paris), 2èmesérie, tome XVIII, 1èrepartie, 1862, pp. 141-156.

Legrand du Saulle. Le somnambulisme naturel. Discussion médico-légale sur le crime et le suicide accomplis pendant le sommeil somnambulique. Extrait des « Annales d’hygiène publique et de médecine égale », (Paris), 2èmesérie, tome XVIII, 1èrepartie, 1862, pp. 141-156.

 

Henri Legrand du Saulle (1830-1886). Fut interne de Bénédict Morel à Saint-Yon, puis assistant de Louis-Florentin Cameil à Charenton, il fur ensuite nommé poste de Prosper Lucas à Bicêtre, et enfin remplaça Louis Delasiauve à La Salpêtrière. Il fur également attaché au Dépôt de la Préfecture de police sous l’autorité de Charles Laségue. Autant dire que ses influences furent variées et prestigieuses.
Il est connu pour ses travaux en médecine légale, mais aussi sur les troubles de la personnalité, particulièrement pour son œuvre pionnière concernant les phobies et les troubles obsessionnel-compulsifs.
Quelques travaux parmi ses très nombreuses publications :
— Essai sur l’anthropophagie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome huitième, 1862, pp. 472-480. [en ligne sur notre site
— La folie devant les tribunaux (1864)
— Le délire des persécutions (1871)
— La folie héréditaire (1873)
— Traité de médecine légale, de jurisprudence médicale et de toxicologie (1874)
— La folie du doute avec délire du toucher (1875). Réimpression avec préface de Pierre Boismenu. Paris, Frénésie éditions, 2002.
— Étude médico-légale sur les épileptiques (1877)
— Étude clinique sur la peur des espaces (1878)
— Étude médico-légale sur l’interdiction des aliénés (1880)
— Les hystériques. Troisième édition [la plus complète] (1883).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 141]

LE SOMNAMBULISME NATUREL

DISCUSSION MÉDICO-LÉGALE SURLE CRIME ET LE SUICIDE ACCOMPLIS PENDANT LE SOMMEIL SOMNAMBULIQUE.

Par le Dr LEGRAND DU SAULLE.

Le sommeil est le père de la mort, disait la mythologie grecque. Il n’en est que l’image imparfaite, d’après les physiologistes. Vienne l’interprétation hésitante et contradictoire des psychologues, et les phénomènes si étranges du sommeil continueront à flotter dans une mystérieuse atmosphère.

Tout en évitant avec scrupule les données à base hypothétique, tout en n’envisageant le fait lui-même que dans ce qu’il a de plus apparent, de moins discuté, on ressent malgré soi une anxieuse impression, lorsqu’on songe au frappant contraste qui, du même individu, semble faire deux hommes différents. L’être doué de raison et livré au contact des affaires humaines, se meut au gré de ses désirs ; il va, vient, ordonne, est obéi ; ses aptitudes l’ont-elles porté an culte des sciences, il s’illustre par des découvertes ; artiste, les siècles vont respecter ses œuvres ; soldat, il gagne des batailles dont l’histoire enregistrera le récit ; son intelligence, justement admirée, profite à tous ; son activité ne sait pas d’obstacles ; son cœur est un précieux trésor. Eh bien ! dans cette période de vingt-quatre heures, que règle le cours du soleil, il arrive un moment où tant de nobles attributs sont terrassés. Le sommeil règne en souverain sur l’ensemble des facultés, et ses liens, après avoir enlacé l’enveloppe grossière, ont permis à l’esprit de recouvrer sa liberté, de s’isoler du monde extérieur, ou même de se donner un repos relatif. Masse inerte, sans instincts et sans défense, l’homme qui dort est inexorablement [p. 142] voué à tous les hasards et demeure à la merci de l’arme du passant, de la pierre qui roule, de l’arbre qui se brise. Cependant il ne s’agit toujours que du même homme, et la ligne de démarcation est seulement tracée par l’état d’activité ou d’inertie, de fatigue ou de repos.

L’exercice de la pensée n’est qu’affaibli pendant le sommeil ; il n’est point suspendu. Dans un très grand nombre de cas, l’homme ne conserve à son réveil aucune trace de sensation, aucune réminiscence d’idées incohérentes, mais l’esprit ne s’est pas évanoui pour cela ; les impressions psychiques de la nuit ont été faibles, fugaces, peu saisissantes, mais elles se sont produites, et leur souvenir seul fait défaut. Il n’y a point de sommeil sans rêve : « ce serait la mort de l’âme, » dit Descartes. Dans le rêve comme dans la veille, on retrouve des idées, des sentiments, des passions ; mais rien n’enchaîne, ne dirige, ne coordonne ces divers mouvements de l’âme ; leur bizarrerie n’a parfois d’égale que leur impossibilité.

Cependant, au milieu même de cette confusion, et comme si le désordre pouvait inspirer le génie, on a vu des écrivains, des poètes, des philosophes ou des compositeurs, puiser dans le sommeil quelques conceptions nouvelles. Voltaire, Coleridge, Condillac et Tartini témoignent du fait.

Mais, prêtons un peu d’attention au spectacle de cet homme endormi, qui joue de la harpe au milieu de son sommeil, se lève, s’habille, marche, lit, écrit, prêche, se hisse à la crête des toits, monte à cheval, poignarde son chef, ou se suicide : on l’appelle un somnambule.

Dans cet état, « l’horizon s’agrandit, dit M, Moreau (de Tours), l’activité mentale s’exerce, bien plus sur des souvenirs. c’est-à-dire sur des impressions provenant de choses réelles, que sur des créations fantastiques de l’imagination. »

Bien que les organes de la vie physique prêtent leur appui à cette sorte d’illumination de l’esprit ; bien que la force, l’énergie et la violence soient déployées dans une série d’actes [p. 143] échappés à la veille, le rêve, loin d’être atténué dans son expression, deviendra, au contraire , d’une vivacité très grande ; c’est même à cette vivacité que seront dues les déterminations qui nous frappent d’étonnement.

« En même temps, dit M. Lélut, que la mémoire retrace au somnambule, dans toute leur force et leur enchaînement, ses préoccupations, ses affections, ses idées, l’imagination qui représente avec une clarté non moins vive les objets avec lesquels il est le plus familier, dans des rapports qui lui sont parfaitement connus et qu’il a pu vérifier avant son sommeil (1). » On peut par là se rendre compte, jusqu’à un certain point, de la précision et du succès des mouvements exécutés, et comprendre comment certains objets sont recherchés, saisis ou évités. Seulement, comme l’a très bien fait remarquer M. Alfred Maury, à partir de l’instant où cesse cette disposition mentale toute particulière, le somnambule, à moins d’une connaissance parfaite des lieux, pourra se tromper, et peut­ être, en tombant du haut de sa fenêtre, trouvera-t-il la mort en guise de réveil.

Un jeune somnambule, dont a parlé M. Maury, se levait, parcourait l’appartement l’œil fixe, n’apercevant aucun de ceux qui l’observaient et sans se heurter aux meubles. « Mais c’était si bien, dit-il, la mémoire qui le guidait, que si l’on venait à changer la place de l’un de ces meubles, à le mettre sur son passage, il donnait contre et s’éveillait alors généralement. »

L’exaltation parfois si prodigieuse de la mémoire et de l’imagination s’accompagne d’une hyperesthésie insolite des sens ; c’est à l’aide de ces deux phénomènes et de leur action simultanée que les somnambules exécutent les actes les plus surprenants. Citons-en quelques exemples :

Francesco Soave a rapporté l’observation de Castelli, qu’on [p. 144] trouva une nuit endormi, traduisant de l’italien en français, et cherchant les mots dans un dictionnaire. Les assistants éteignirent sa lampe. Se voyant dans l’obscurité, Castelli se dirigea vers la cuisine, dans le but d’y chercher de la lumière, quoique des bougies éclairassent l’appartement. Il entendait les conversations qui étaient en rapport avec ses pensées, mais il restait étranger aux discours tenus par les personnes présentes, et qui roulaient sur d’autres sujets.

Pendant un accès de somnambulisme, une jeune fille dont l’observation à été rapportée par Muller (2), lisait, les yeux fermés, dans son livre de prières ; mais parfois, pour mieux distinguer, elle approchait le livre de sa figure ou de ses paupières.

Le fait le plus étrange, et certainement le mieux connu, est celui dont on trouve la relation dans les actes de l’Académie de Breslau de 1725, et que M. Maury vient d’exhumer (3). En voici le résumé :

Un jeune cordier, âgé de vingt-deux ans, était déjà depuis trois ans sujet à des attaques de somnambulisme qui le prenaient à toute heure du jour ; tantôt au milieu de son travail, soit qu’il fût assis, qu’il marchât ou qu’il se tint debout son sommeil était subit et profond ; il perdait alors l’usage des sens, ce qui cependant ne l’empêchait pas de continuer son ouvrage. Au moment du paroxysme de la crise, il fronçait le sourcil, les yeux s’abaissaient, les paupières se fermaient et tous les sens devenaient obtus. On pouvait alors impunément le pousser, le pincer, le piquer ; il ne sentait, n’entendait rien, alors même qu’on l’appelait par son nom ou que l’on déchargeait un pistolet à ses oreilles. Sa respiration ne faisait pas entendre le plus léger souffle ; il ne voyait pas et on ne pouvait lui ouvrir les paupières. Tombait-il dans cet état en filant sa [p. 145] corde, il continuait son travail comme s’il eût été éveillé ; marchait-il, il poursuivait son chemin, parfois un peu plus vite qu’auparavant, et toujours sans dévier. Il alla ainsi plusieurs fois en dormant de Naumbourg à Weimar. Un jour, passant par une rue où il se trouvait du bois coupé, il sauta par-dessus. Ce qui prouve qu’il apercevait les objets. Il se garait également bien des voitures et des passants. Une fois, étant à cheval, à environ deux lieues de Weimar, il fut pris par son accès. Il continua néanmoins à faire trotter sa monture, traversa un petit bois où il y avait de l’eau, et y abreuva son cheval. Arrivé à Weimar, il se rendit au marché, se conduisant au travers des passants et des étalages, comme s’il eût été éveillé ; puis il descendit de son cheval et l’attacha à un anneau qui tenait à une boutique, monta chez un confrère où il avait affaire, lui dit quelques mots et ajouta qu’il se rendait à la chancellerie, après quoi il s’éveilla tout à coup et, saisi d’étonnement et d’effroi, il se confondit en excuses.

Le sens du toucher joue chez le somnambule un rôle essentiellement actif. Il est peut-être encore plus hyperesthésié que les autres. « C’est ce sens, dit M. Lélut, qui lui vient en aide dans ses promenades périlleuses sur les toits, au bord des fleuves, promenades qu’il connaît et pour lesquelles il a besoin d’être entièrement abandonné à la direction des fantômes de son imagination ou plutôt de sa mémoire. C’est ce sens surtout dont l’action surexcitée lui donne les moyens d’exécuter d’autres actes plus merveilleux encore ; d’écrire avec une correction extrême, de la prose, des vers, de la musique ; de distinguer et de choisir parmi les objets les plus tenus, ceux qu’il destine aux ouvrages les plus délicats ; actes complexes, difficiles, qui nécessiteraient dans l’état de veille l’exercice le plus attentif du sens de la vue. »

La surexcitation nerveuse qui se rencontre dans l’état de somnambulisme, atteint dans quelques cas une telle apogée que les frontières de la physiologie sont dépassés, et que les [p. 146] sujets entrent de plain-pied dans le domaine de la pathologie. Ii arrive d’ailleurs très fréquemment que les somnambules sont affectés d’hypochondrie, d’hystérie, d’extase, de catalepsie, de névropathisme avec anesthésie, etc. Ici la névrose sert de sauf-conduit.

Les somnambules perdent, à de très rares exceptions près, et d’une façon complète, le souvenir de ce qu’ils ont fait pendant leur sommeil ; ils ne se rappellent rien, et si vous venez à leur en parler, vous faites naître chez eux la plus sincère surprise. M. Alfred Maury explique cet oubli absolu par la vive concentration, par la profonde absorption de l’esprit, qui détermineraient dans les parties du cerveau en exercice dans cet acte de contemplation et de pensée un véritable anéantissement. « L’accès passé, dit-il. au lieu de continuer leur action, elles demeurent comme frappées d’impuissance. Le somnambule oublie son acte, précisément parce que l’intensité de l’action mentale a été portée à ses dernières limites ; l’esprit a été épuisé dans ce commerce avec lui­ même. » Cette explication assez séduisante nous parait rationnelle, et nous nous y rallions volontiers.M. le docteur Macario a cité l’observation d’une jeune femme somnambule à laquelle un homme fit violence. Éveillée, elle n’eut. aucune conscience de l’outrage commis sur elle, et ce ne fut que dans un nouveau paroxysme qu’elle révéla le fait à sa mère. On devine toutes les conséquences médico-légales possibles qu’ entraînent d’aussi lâches attentats.

Dans les rêves ordinaires, il n’est pas très rare de constater des rappels de souvenirs comparables à celui dont a parlé M. Macario.

Nous devons mentionner à celte place l’état intermédiaire, entre la veille et te sommeil, car nous retrouvons là des phénomènes qui présentent quelque analogie avec ceux du somnambulisme. Le passage du sommeil à la veille et de la veille [p. 147] au sommeil a lieu d’une manière graduelle et uniforme. bien que certaines circonstances puissent l’accélérer ou le ralentir. Au réveil, nos sens sont encore appesantis et nos mouvements peu sûrs ; de même, au moment où nous nous endormons, nos yeux sont déjà fermés que l’audition s’effectue encore et que nous répondons même aux questions que l’on nous adresse. Dans cet état intermédiaire, l’homme conserve une idée plus ou moins obscure de son état extérieur, c’est-à-dire du temps, du lieu, des objets environnants : les actes qu’il commet alors sont purement automatiques, mais il a quelquefois à en répondre devant les tribunaux.

Au dire des militaires qui ont vieilli dans les camps, de ceux dont le témoignage peut être le moins suspecté, des soldats auraient parfois blessé ou tué au bivouac quelques-uns de leurs camarades occupés à les réveiller. Dans leur trouble, ils se seraient crus surplis par l’ennemi et se seraient machinalement défendus. Nous sommes loin, à coup sûr, de considérer ce fait comme impossible.

L’observation la plus authentique qui existe dans la science est celle qu’a l’apportée Hoffbaüer. Nous la résumons ainsi qu’il suit :

Bernard Schidmaizig, couché avec sa femme sous un hangard, s’éveille en sursaut à minuit en proie sans doute à un songe très pénible. Il aperçoit debout, auprès de lui, un fantôme effrayant. La crainte, l’obscurité de la nuit, l’empêchent de distinguer les objets. D’une voix tremblante, il s’écrie à deux reprises différentes : Qui va là ? Il ne reçoit point de réponse et croit voir le fantôme s’avancer sur lui. Égaré par la terreur, il s’élance de son lit, saisit une hache qu’il avait à ses côtés et frappe avec cette arme le prétendu spectre. Tout cela se passa avec une telle rapidité qu’un seul instant ne fut même pas laissé à la réflexion. Un profond soupir et

la chute du fantôme rappelèrent Bernard Schidmaizig à lui-même, il rivait mortellement blessé sa femme. [p. 148]

En thèse générale, nous ne supposons pas que l’on doive être regardé comme responsable d’un acte commis dans l’état intermédiaire au sommeil et à la veille, mais comme il serait à craindre que quelqu’un se servit de ce prétexte pour assouvir sa haine ou satisfaire sa passion criminelle, il convient dans l’instruction de l’affaire de procéder avec une sage lenteur, de scruter les antécédents et le caractère de l’inculpé, de discuter l’intérêt qu’il pouvait avoir dans la perpétration du forfait, de commencer, en un mot, par se placer au point de vue d’une simulation possible. Quant au médecin expert, la connaissance intime des phénomènes psychiques du sommeil, des rêves et du somnambulisme naturel, le mettra en garde contre un avis hasardé : puisant sa conviction autant dans l’étendue de son savoir que dans les circonstances particulières du fait, il éclairera loyalement la conscience du juge.

Le sommeil et les rêves donnent lieu parfois à des déterminations capables de causer un très grand embarras et de plonger magistrats et médecins dans la plus anxieuse perplexité : l’hallucination est d’ordinaire le point de départ et la cause originelle de l’acte commis. Qu’il nous suffise d’en rapporter, d’après M. Brierre de Boismont, un exemple saillant :

Le 1er janvier 1843, un jeune homme se présente dans une auberge près de Lyon, demande à souper et choisit un appartement pour la nuit. Sur les dix heures du soir, l’aubergiste entend du bruit dans la chambre de l’étranger. Il s’empresse d’y monter ; mais à peine est-il entré, qu’il est frappé avec la lame d’une paire de ciseaux de tailleur d’habits. Ce jeune homme, saisi et désarmé, est interrogé sur le motif qui l’a poussé au crime. Il répond qu’il a vu l’aubergiste tuer deux hommes, qu’il l’a entenducomploter de l’assassiner et qu’alors il s’est décidé à vendre chèrement sa vie. Transféré dans les prisons de Lyon, cet accusé, dans tous les interrogatoires qu’il a subis, a fait preuve d’un grand sens et d’une intelligence [p. 149] ordinaire. Il a narré de nouveau tout ce qu’il a vu, entenduet senti. Son récit a toujours été celui d’un homme convaincu, sans passion, qui se réjouît d’avoir échappé à un grand danger. Sur les rapports de MM. les docteurs Chapeau et Tavernier, une ordonnance de non-lieu a été rendue.

En réfléchissant à ce procès, on ne peut s’empêcher de songer à toutes les difficultés qui fussent infailliblement survenues, si l’étranger avait tué l’aubergiste, s’il avait eu par hasard quelque motif de haine contre lui ; si un débat s’était seulement élevé entre eux, ou bien si un projet de vol avait été soupçonné !

En somme, il est évident que si le sommeil et les rêves sont constatés de la manière la plus irréfragable, la justice des hommes n’a point à intervenir. C’est ce qu’a également pensé M. Alfred Maury. « Dans te songe, dit-il, il y a à la fois ignorance, incapacité intellectuelle, par suite de l’engourdissement du cerveau, de l’imperfection des perceptions, et absence de la liberté morale, à raison de la spontanéité des idées, de l’action instantanée des penchants ; l’homme est contraint et égaré. »

Envisagé au point de vue médico-légal, le somnambulisme présente de telles difficultés que les auteurs se sont presque donné le mot et n’ont fait qu’effleurer la question. Avant de discuter le principe de la responsabilité ou de l’irresponsabilité du somnambule devant la loi, groupons ici les quelques faits jusqu’à présent restés épars dans la science.

Les Archives générales de médecinede 1827 rapportent qu’un homme de Louhans, étant une nuit dans une auberge, se mit à crier au voleur ! Quelqu’un ouvre la porte et lui demande ce qu’il a. —Ah ! c’est toi, coquin, répondit-il, et il tire un coup de pistolet. —Poursuivi pour ce fait, cet homme fut acquitté, après avoir prouvé qu’il était sujet an somnambulisme,

Un homme, dans un accès de somnambulisme, rêve que sa [p. 150] femme, couchée dans le même lit, lui est infidèle ; il la blesse dangereusement avec un poignard qui ne le quittait jamais. Ce fait se passa à Naples, il y a dix ans, et l’avocat Maglietta publia, à cette occasion, un très remarquable mémoire dans lequel il soutînt que les coups et blessures portés par un individu endormi et dans un état complet de somnambulisme ne sauraient l’exposer à aucune peine.

« On lit, dit M. Brierre de Boismont, dans les portraits historiques de Lodge, par sir Peter Lely, que le père de lord Culpeper, si fameux comme rêveur, comparut en 1686 devant les assises d’Old-Bayley pour avoir tué un garde et son cheval. Il plaida le somnambulisme et fut acquitté en produisant environ cinquante témoins qui attestèrent les choses extraordinaires faites par lui dans son sommeil (4). »

Un somnambule que M. Alfred Maury a bien connu, M. de D…, saisit une nuit dans un accès de somnambulisme

sa femme couchée à ses côtés et voulut la jeter par la fenêtre. Il criait au feu. Que fût-il advenu judiciairement, si, au bout d’efforts et de résistance, cette malheureuse dame avait été précipitée sur le pavé ?

L’observation émouvante qui va suivre et qui porte avec elle le cachet de l’exactitude et de la vérité, a été rapportée par Fodéré qui la tenait d’un témoin oculaire. On la trouve également relatée en ces termes dans l’ouvrage d’un magistrat de la cour de cassation :

« Dom Duhaget était d’une très bonne famille de Gascogne, et avait servi avec distinction ; il avait été vingt ans capitaine d’infanterie ; il était chevalier de Saint-Louis. Je n’ai connu personne d’une piété plus douce et d’une conversation plus aimable .

‘Nous avions, me disait-il, à**, où j’ai été prieur avant de venir à Pierre-Châtel, un religieux d’une humeur mélancolique [p. 151] d’un caractère sombre, et qui était connu pour être somnambule. Quelquefois, dans ses accès, il sortait de sa cellule et y rentrait seul ; d’autres fois il s’égarait, et on était obligé de l’y reconduire. On avait consulté et fait quelques remèdes ; ensuite les rechutes étant devenues plus rares, on avait cessé de s’en occuper. Un soir que je ne m’étais pas couché à l’heure ordinaire, j’étais à mon bureau à examiner quelques papiers, lorsque j’entendis ouvrir la porte de mon appartement, dont je ne retirais presque jamais la clef, et bientôt je vis entrer ce religieux dans un état absolu de somnambulisme. Il avait les yeux ouverts, mais fixes, n’était vêtu que de la tunique avec laquelle il avait dû se coucher et tenait un grand couteau à la main. Il alla droit à mon lit, dont il connaissait la position, eut l’air de vérifier en tâtant avec la main si je m’y trouvais effectivement,  après quoi, il frappa trois grands coups tellement fournis, qu’après avoir percé les couvertures, la lame entra profondément dans les matelas ou plutôt dans la natte qui m’en tenait lieu. Lorsqu’il avait passé devant moi, il avait la figure contractée et les sourcils froncés. Quand il eut frappé, il se retourna, et j’observai que son visage était détendu et qu’il y régnait quelque air de satisfaction. L’éclat de deux lampes qui étaient sur mon bureau ne fit aucune impression sur ses yeux, et il s’en retourna comme il était venu, ouvrant et fermant avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma cellule, et bientôt je m’assurai qu’il se retirait directement et paisiblement dans la sienne. » Vous pouvez juger, continua le prieur, de l’état où je me trouvais pendant cette terrible apparition. Je frémis d’horreur à la vue du danger auquel je venais d’échapper et je remerciai la Providence ; mais mon émotion était telle, qu’il me rut impossible de fermer les yeux le reste de la nuit. Le lendemain, je fis appeler le somnambule, et je lui demandai sans affectation à quoi il avait rêvé la nuit précédente. [p. 152] A cette question il se troubla. Mon père. me répondit-il, j’ai fait un rêve si étrange que j’ai véritablement quelque peine à vous le découvrir ; c’est peut-être l’œuvre du démon, et… —Je vous l’ordonne, lui répliquai-je ; un rêve est toujours involontaire, ce n’est qu’une illusion. Parlez avec sincérité. —Mon père, dit-il alors, à peine étais-je couché, que j’ai rêvé que vous aviez tué ma mère, que son ombre sanglante m’était apparue pour demander vengeance, et qu’à cette vue j’avais été transporté d’une telle fureur que j’ai couru comme un forcené à votre appartement, et, vous ayant trouvé dans votre lit, je vous y ai poignardé. Peu après je me suis réveillé tout en sueur en détestant mon attentat ; et bientôt j’ai béni Dieu qu’un si grand crime n’ait pas été commis… — Il a été commis plus que vous ne pensez, lui dis-je avec un air sérieux et tranquille,

« Alors je lui racontai ce qui s’était passé, et lui montrai la trace des coups qu’il avait cru m’adresser. A cette vue, il se jeta à mes pieds, tout en larmes, gémissant du malheur involontaire qui avait failli arriver, et implorant telle pénitence que je croirais devoir lui infliger. —Non, non, m’écriai-je, je ne vous punirai point d’un fait involontaire ; mais désormais je vous dispense d’assister aux offices de la nuit, et vous préviens que votre cellule sera fermée en dehors après le repas du soir, et ne s’ouvrira que pour vous donner la facilité de venir à la messe de famille qui se dit à la pointe du jour. »  ,

Relativement à la question de la responsabilité du somnambule, deux opinions sont en présence : La première est soutenue par Hoffbaüer, Fodéré et Muyart de Vouglans ; elle consiste à regarder comme coupables les auteurs d’actes criminels commis pendant le sommeil somnambulique. « Leurs actions sont probablement le résultat des idées et des méditations de la veille. » Fodéré a même été jusqu’à porter le jugement sévère que voici : « Celui dont la conscience est [p. 153] toujours conforme aux devoirs sociaux, ne se dément pas quand il est seul avec son âme ; celui, au contraire, qui ne pense que crime, que faussetés, que vengeance, déploie durant son sommeil les replis de son inclination dépravée que la présence des objets extérieurs avait tenue enchaînée durant la veille… Loin de considérer ces actes comme un délire, je les regarde comme les plus indépendants qui puissent être dans la vie humaine. Je vois le somnambulisme comme un creuset dans lequel la pensée et l’intention se sont absolument séparées de leur gangue de matière. »

Ainsi, point de doute, l’impénétrable secret du travail de l’intelligence pendant le sommeil ne saurait trouver grâce devant ces rigides appréciateurs. Leur théorie inhumaine paraît s’être, en vérité, inspirée de la conduite que tint l’un des Césars dans une circonstance digne d’être rapportée : Un citoyen romain rêve qu’il tue l’empereur. « Si tu n’avais pas pensé pendant le jour à m’assassiner, lui dit l’implacable monarque, tu n’y aurais pas rêvé pendant la nuit, » et il envoya au supplice la victime inoffensive des mystères du sommeil.

La seconde opinion, celle qui est la plus généralement adoptée, tend à considérer le somnambule comme étant en possession d’une volonté trop incertaine, trop fragile, pout que la pénalité lui soit applicable ; en effet, dormiens furiosoœquiparetur(5).

Sur quelle base ferait-on raisonnablement reposer la criminalité ? Sur un rêve, regardé à tort ou à raison comme le miroir réflecteur des préoccupations de la veille. Mais une pensée coupable n’a-t-elle donc jamais traversé le cerveau du plus honnête homme ? Comment remonter jusqu’à un vague projet que l’on assure avoir été nourri, lorsque le sommeil recouvre ces impressions intimes de l’âme et les dérobe à votre tardif examen ? Ainsi que l’ont d’ailleurs si justement [p. 154] dit M. Chauveau (Adolphe) et Faustin-Hélie : « Par quelle échelle de présomption arriver à punir une intention présumée ? » .

Le somnambulisme peut être simulé dans le but :

1° D’accomplir un acte qu’il serait difficile ou impossible d’exécuter pendant la veille ;

2° De se soustraire au juste châtiment d’une action répréhensible ou dommageable ;

3° D’exciter la commisération el de se procurer frauduleusement des secours.

Le mensonge et la ruse ne tardent pas à être démasqués : les imitateurs s’y prennent généralement fort mal, et con naissent à peine les premiers éléments du rôle qu’ils ont vainement cherché à jouer. Du reste, la possibilité de la simulation doit toujours être présente à l’esprit de l’expert : la crainte d’une supercherie l’empêchera de précipiter son jugement et de tomber dans un piège. Ces sortes de mésaventures sont aussi regrettables pour l’honneur de la profession, qu’elles sont compromettantes pour le savoir, le caractère et la dignité du médecin dont on a surpris la bonne foi et égaré la religion.

Notre tâche devrait être terminée, mais la publication d’un récent travail de M. le docteur Mesnet nous oblige à reculer nos limites. Les auteurs qui se sont le plus occupés de la question du suicide, ne se sont même pas doutés que le sommeil somnambulique puisse favoriser les tentatives de mort volontaire ; eh bien ! le fait existe.

M. Mesnet a donné des soins à une dame âgée de trente ans, qui, en vingt jours, eut 927 attaques d’hystérie, 46 en moyenne par vingt-quatre heures, et qui présenta les phénomènes névropathiques les plus inattendus ; chloro-anémie, anesthésie cutanée, hyperesthésie localisée, vomissements opiniâtres et intermittents, toux suffocante et convulsive, extase, catalepsie et somnambulisme. La malade ne présentait [p. 155] pendant la veille qu’une organisation peu active, qu’une volonté sans résistance. Aussitôt entrée dans l’accès de sommeil somnambulique, « son esprit et ses sens, dit M. Mesnet, se fermaient à la plupart des impressions du dehors ; tout son être physique et moral se mettait au service de l’idée de suicide ; elle pensait, combinait, agissait pour arriver à ce but, et nous présentait ainsi chaque fois le délire le plus systématisé, le plus complet qu’il soit possible d’observer ; les tentatives de précipitation, d’empoisonnement, de pendaison, auxquelles nous avons assisté, en sont la preuve. Les yeux fixes et largement ouverts, la démarche assurée, elle préparait elle-même tout ce qui pouvait servir à ses desseins ; si nous nous mettions devant elle pour contrarier ses projets, pour lui barrer le passage, elle ne voyait en nous que des obstacles qu’elle tournait, évitait, bousculait, sans jamais nous reconnaître. Et cependant ses sens étaient éveillés, mais ils n’opéraient leur action que dans une sphère restreinte, toujours en rapport avec l’idée dominante… La malade se réveillait, nous témoignait quelque surprise de nous voir près d’elle, et nous demandait le motif de notre présence (6). »

Le travail si consciencieux de M. Mesnet, en élargissant l’horizon du somnambulisme, aura ce résultat très saisissable que l’attention des médecins et des familles va être désormais portée sur l’éventualité du suicide pendant le sommeil somnambulique. L’importance de cette notion acquise se traduira par un redoublement de soins et de vigilance vis-à-vis d’individus qui peuvent d’autant moins résister contre la fascination maladive de la mort, qu’ils ne conservent au réveil aucun souvenir des tentatives meurtrières qu’ils ont faites sur eux-mêmes dans leurs accès. La malade de M. Mesnet n’avait jamais manifesté pendant la veille de sinistres projets, et, [p. 156] après chacune des crises, notre confrère a pu constater que l’oubli des phénomènes psychiques et des actes commis, était des plus complets.

Nous en avons fini avec les manifestations si extraordinaires du somnambulisme naturel. « Il arrive quelquefois, dit Voltaire, qu’on ne peut rien répondre et qu’on n’est pas persuadé. On est atterré, sans pouvoir être convaincu. On sent dans le fond de son âme un scrupule, une répugnance qui nous empêche de croire ce qu’on nous a prouvé. » Nos lecteurs ne resteront pas, nous l’espérons bien, sous cette fâcheuse impression : fuyant toute accointance avec le merveilleux,nous nous sommes seulement appuyé sur l’observation, ce pharequi, d’après Bacon,doit illuminer l’édifice. En déroulant les archives d’un état psycho-pathologique dont on ose à peine parler, nous voulions surtout signaler quelques points de médecine légale bien peu étudiés, et porter sincèrement nos pas du côté où habite la vérité. Avant que l’on eût tracé des cercles, tous les rayons n’étaient-ils pas égaux ?

Notes

(1) Mémoire sur le sommeil et le somnambulisme. 1852.

(2) Archives de Nasse.

(3) La magie et l’astrologie, 1860.

(4) Des hallucinations, 3e édition, p. 338.

(5) Tiraqueau, De pœn. temp., p. 15.

(6) Études sur te somnambulism6 envisage au point de vue pathologique. 1860.

 

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