Le souvenir dans le rêve. Par Victor Egger. 1898.

Lorenzo Bartolini - La Table aux Amours (1845).

Lorenzo Bartolini – La Table aux Amours (1845).

Victor Egger. Le souvenir dans le rêve. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 154-157.

Victor Egger (1848-1909). Psychologue et épitémologue , il enseigna la philosophie et la psychologie à Paris. Il fut à l’origine de la première description de ce que l’on nomme l’expéreince demort imminente. Quelques publications :
— La physiologie cérébrale et la psychologie. Revue des Deux mones. 1877.
— Sur les lapsus de la vision. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), troisième année, tome VI, juillet à décembre 1878, pp. 286-289. [en ligne sur notre site]
— La naissance des habitudes 1880.
— La parole intérieure : essai de psychologie descriptive: thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1881.
— La durée apparente du rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, tome XL, juillet à décembre 1895, pp. 4159.  [en ligne sur notre site]
— Le moi des mourants, Revue Philosophique 1896, XLI : 26-38.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 154]

LE SOUVENIR DANS LE RÈVE

Monsien cher Directeur,

Je dois me féliciter de n’avoir pas, il y a trois ans, convaincu M. Paul Tannery, puisque sa résistance à me croire nous a valu son très curieux article du 15 juin et la précieuse observation qui en forme la partie principale. Mais quelle est au juste la portée de cette observation ? Le rêve de la gare bizarre prouve que l’oubli à mesure, n’étant pas l’oubli immédiat, mais un oubli à court intervalle, permet la reproduction plus ou moins exacte et la reconnaissance légitime d’une image de rêve disparue depuis un temps très court. Je tiens l’observation pour bien faite et l’interprétation de M. Tannery pour très vraisemblable ; or, selon cette interprétation, trois tableaux seulement séparaient la première vision de la gare bizarre de la seconde. Trois tableaux, dans un rêve, cela demande au plus une seconde. Dans ces limites, un souvenir exact n’a rien de bien extraordinaire, et toute collection de rêves contient des faits analogues : ce sont les rêves où l’on revient volontairement à un endroit que l’on a quitté depuis un intervalle de temps plus ou moins long ; cet endroit cherché, on ne le retrouve pas ou on le retrouve ; si on le retrouve, il a changé dans l’intervalle ou bien il n’a pas changé ; dans les trois cas il y a souvenir, et si le premier tableau, point de départ et but de la recherche, est remémoré au réveil, nous devons penser que le souvenir, dans le rêve, était exact, comme nous estimons exact le souvenir de la totalité du rêve présent à notre conscience d’homme réveillé. Je rattache donc le rêve de la gare bizarre à une série ou classe de rêves dont il ne serait qu’un exemplaire remarquable. M. Tannery, lui, pense que ce rêve est le signe d’une loi et que tous les souvenirs qui figurent dans les rêves dont nous gardons le souvenir au réveil se rapportent à des rêves antérieurs oubliés. J’estime qu’il va trop loin ; passer de quelque à tous et d’une seconde d’intervalle à davantage ou même au sommeil de la nuit précédente, voilà ce que le rêve de la gare bizarre à lui tout seul n’autorise pas. Dès lors l’argumentation de mon article de juillet 1895 (pages 57 à 59) subsiste, et, [p. 155] puisqu’il faut que je la défende, je vais montrer que le rêve Gambetta, cité à l’appui de ma thèse, est inconciliable avec la théorie de M. Tannery.

Henri_Lebasque_(1865-1937).

Henri_Lebasque_(1865-1937).

J’ai noté ce rêve à mon réveil le 30 octobre 1874. Je dois dire que je n’avais vu Gambetta qu’une seule fois, de dos et de profil, non de face ; mais son portrait m’était bien connu. Quelques jours auparavant, un de ses admirateurs m’avait entretenu de son caractère et du grand rôle politique qu’il jouait alors.

Voici le rêve. Je monte dans un petit omnibus analogue à ceux qui desservent les bains de mer de la côte normande (j’avais utilisé un de ces véhicules quelques semaines auparavant) ; les places du fond sont occupées ; je m’assieds sur la première place à droite près de l’entrée ; celle d’en face est occupée par un jeune homme maigre, pâle, les cheveux et la barbe d’un blond passé, l’air intelligent, fatigué et modeste ; il tourne distraitement les pages d’une brochure ; aussitôt et sans hésitation, je reconnais Gambetta, et ce nom évoqué est accompagné dans ma conscience de toute sa signification ; j’ai le sentiment très exact du personnage et de son rôle politique actuel ; très poliment et non sans quelque émotion je lui adresse la parole ; je l’interroge sur la situation politique du moment ; il me répond avec simplicité et compétence, et nous nous entretenons ainsi pendant quelque temps.

Pour mettre ce rêve d’accord avec la thèse de M. Tannery, il faut faire une hypothèse analogue à celle qu’il a faite sur le rêve d’enterrement où figure M. Gayon. Dans ce rêve il y a un souvenir où M. Tannery voit une allusion à un rêve antérieur oublié. Je suppose donc que, dans un rêve précédent, de la même nuit ou d’une autre, quelqu’un m’avait montré un jeune homme maigre, blond, pâle et modeste en me disant : « Voilà Gambetta » ; apparemment j’avais accepté cette désignation, autrement dit reconnu Gambetta dans le blondin ; je puis supposer encore ceci : le blondin m’était apparu et m’avait abordé en me disant : « Je suis Gambetta », et je l’avais cru, c’est-à-dire reconnu. Le problème que soulève le rêve authentique se pose, on le voit, au sujet du rêve supposé ; la fausse reconnaissance du rêve observé ne devient vraie que si elle reproduit une fausse reconnaissance qui aurait eu lieu dans un rêve antérieur, et celle-ci ne deviendra vraie que par une autre et semblable hypothèse ; toutes ces hypothèses sont gratuites, et elles sont inutiles, puisque la difficulté recule indéfiniment. Donc, si M. Tannery a établi, par une observation bien faite et bien commentée, que le rêve peut se souvenir du rêve, mon rêve Gambetta prouve à son tour et prouve rigoureusement que le rêve admet le faux souvenir, la fausse reconnaissance, autrement dit la paramnésie.

J’ai retrouvé dans mes notes sur les rêves un certain nombre d’autres observations de faux souvenirs, c’est-à-dire de souvenirs qui me semblent faux ; mais ils supportent l’hypothèse de M. Tannery ; ils [p. 156] ne sont donc pas démonstratifs. En voici un pourtant qui peut être cité utilement, parce qu’il me suggère une hypothèse différente.

Le 20 juin 1878, étant couché, contrairement à mon habitude, sur le côté, mon rêve me promène dans les bâtiments de l’École Normale Supérieure ; j’arrive en face d’une porte fermée, et je me dis (en des paroles intérieures dont le texte n’a pas été retenu, mais seulement le sens) : « C’est dans la salle qui est derrière cette porte que le docteur (anonyme) m’a fait la résection de l’épaule, une terrible opération ! et pourtant je n’étais pas malade ; c’était une simple précaution préventive ».

On peut assurément supposer que, dans un rêve antérieur, j’avais subi à l’École Normale la résection de l’épaule. Mais à quoi bon ? L’hypothèse est inutile ; le rêve que je rapporte s’explique sans elle. Étant couché sur le côté, position anormale pour moi, j’éprouvais une certaine gêne dans l’épaule droite ; j’ai traduit cette sensation faible par un souvenir ; quoi d’étonnant ? c’est une vérité banale en psychologie qu’un souvenir est un état faible ; rêver qu’on m’opérait l’épaule droite eût été ridicule ; rêver qu’on me l’avait opérée l’était beaucoup moins, puisqu’une épaule opérée doit rester sensible pendant bien des années, sinon pendant toute la vie. Maintenant, pourquoi ai-je déterminé l’opération avec cette précision ? c’est que, sept ans et demi auparavant, j’avais assisté à une résection de l’épaule ; l’opération, assez mal conduite, avait duré trois quarts d’heure, me laissant, comme c’est naturel, un souvenir très durable. Enfin, une opération ne se fait pas dans un escalier, ni dans un couloir, mais dans une salle ; il était donc assez logique de supposer une salle derrière la porte aperçue en rêve, ou d’imaginer une porte, signe d’une salle, étant donné que je pensais à une opération.

Felice Casorati (1883-1963).

Felice Casorati (1883-1963).

L’explication que je donne ici de ce semblant de souvenir pourrait-elle convenir à d’autres souvenirs rêvés ? Peut-être. Ne voulant pas insister, je me borne à en formuler le principe : un état de conscience très faible, sensation dans le cas cité, image ou groupe d’images dans d’autres cas, serait interprété comme souvenir, à cause de sa faiblesse même ; parallèlement, simultanément aux états relativement forts que nous externons, la conscience du rêveur contient des états très faibles, subconscients ; leur extrême faiblesse est un prétexte à reconnaissance, comme la force des autres est le prétexte de la perception externe par laquelle nous les interprétons à tort.

Un dernier mot. Le mécanisme du souvenir exact ou de la reconnaissance bien fondée est tellement subtil et délicat qu’un psychologue philosophe doit s’étonner de le trouver si rarement en défaut dans l’état de veille. En fait, les erreurs de mémoire (comme celle que cite M. Tannery au cours de son article) et les paramnésies sont exceptionnelles dans la veille normale ; voilà ce que nous devons admirer. Mais que dans le rêve, où l’absurde règne et triomphe, où nos associations d’idées les plus solides reçoivent de perpétuels démentis, où l’hallucination [p. 157] remplace d’une manière continue la perception, que dans le rêve, dis-je, le souvenir fonctionne régulièrement comme dans l’état de veille, ce serait, en vérité, bien extraordinaire. Il me parait donc infiniment vraisemblable que la reconnaissance est troublée pendant le rêve au même degré pour le moins que nos autres fonctions psychiques, et qu’ainsi les faux souvenirs y sont la règle et les souvenirs exacts l’exception.

VICTOR EGGER.

1er juin 1898.

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