Le rêve. Par Jacques Le Lorrain. 1895.

LELORRAINREVE2Jacques Le Lorrain. Le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 59-69.
Cité par Freud dans son ouvrage : La Science des rêves.

Jacques Le Lorrain (1856-1904). Originaire de Bergerac (Dordogne) il collabore à de nombreuses revue de l’époque, dont l’Hydropathe, avant de se consacrer à l écriture de poésies et de romans. Il fut également compositeur de musique, sans vraiment y attacher son nom.
Cette contribution est citée par Freud dans son ouvrage « L’Interprétation des rêves ».  Quelques travaux de cet auteur :
— A propos de la paramnésie. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVII, janvier à juin 1894, pp ; 208-210. [en ligne sur notre site]
—  De la durée du temps dans le rêve. Article parut dans la « Revue Philosoohique de la France et de l’Etranger », (Paris), dix-neuvième année, toe XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 275-279. [en ligne sur notre site]
— La rapidité de la pensée dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième-deuxième année, XLIII, Janvier à juin 1897, pp. 507-512.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, respecté les ,ombreux néologismes.
 – Nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 59]

LE RÊVE

Puisque l’on m’y invite, je reviens sur la question traitée incidemment en septembre et reprise en novembre (1894) par M. Paulhan. Elle concerne un point de psychologie douteux qui, s’il était une bonne fois élucidé, obligerait efficacement la jeune science.

Henri Matisse (1869-1954) - Le Rêve (1935).

Henri Matisse (1869-1954) – Le Rêve (1935).

J’ai dit que je n’accréditais en aucune façon les conclusions de Maury. A ce sujet, M. Paulhan semble me reprocher de n’étayer d’aucune preuve mon audacieuse contradiction. Mais est-ce bien à moi que ce devoir incombe ? En bonne logique, ce sont ceux qui affirment qui sont tenus de prouver, surtout lorsque ce qu’ils présentent outrepasse l’ordinaire, comme ici. Maury, et ceux qui ont adopté son explication, posant un fait qui révolutionne en quelque sorte les lois coutumières de la pensée, n’est-ce pas à lui, n’est-ce pas à eux de développer, à défaut de preuve expérimentale impossible, une [p. 60] argumentation serrée, vigoureuse, inattaquable, et de démontrer qu’aucun raisonnement autre que le leur n’est recevable ?

L’obligation de prouver m’est beaucoup moins imposable à moi qui n’ai fait que rapporter le phénomène à des processus mentaux souventes fois constatés et connus universellement. J’ai de plus ce mérite, qui est précieux au fond, de ne pas surcharger la science d’x nouveaux. Il faut toujours se garder de créer un emplacement neuf pour tout fait qui rentre ou peut rentrer dans les cadres anciens. L’échiquier des problèmes a déjà trop de cases. En générât l’hypothèse, on ne le sait peut-être pas encore assez, est de la part de l’intelligence un aveu d’impuissance, ou tout au moins de lassitude : elle prouve la richesse de l’imagination, elle ne prouve pas la force de la raison. Elle est née de bonne heure, avant toute observation sagace, avant toute expérience sérieuse. Elle déguise notre ignorance du réel et calme frauduleusement notre appétit de vérité. C’est un pis-aller.

On connaît ma thèse. J’ai prétendu que dans le moment difficilement mesurable qui s’est écoulé entre la chute du ciel de lit et la récupération totale de la conscience, Maury avait fort bien pu construire de toutes pièces un rêve dont l’accident en question aurait été le déterminant. On peut concevoir aussi, et cette explication me semble préférable, parce qu’elle côtoie de plus près la normale, qu’il a affectivement rêvé les scènes diverses qu’il énumère, cela à la suite d’une lecture ou d’un entretien sur les faits sinistres de la Révolution. Que l’on suppose alors qu’au bout de ce défilé d’images, qui ont marché tout naturellement dans l’ordre même de l’histoire, l’accident relaté soit intervenu aussitôt il aura créé la scène de l’exécution. Maury aura lié la scène aux autres et rapporté le tout au choc subi.

Nul doute pour moi que l’auteur, par une confusion ici bien naturelle, n’ait amalgamé et simultanéisé des scènes qui ont été distinctes et successives, n’ait fait totale une cause qui n’a été que partielle. Dans l’interprétation de Maury il faut croire de deux choses l’une ou que l’accident a produit une sorte de déclanchement à rebours, une action rétrograve allant de la scène de la guillotine à la comparution devant le tribunal de Fouquier-Tinville, et c’est bien peu probable ou qu’il a provoqué la scène initiale, laissant les images se dérouler dans l’ordre normal mais dans ce cas l’on ne saisit plus le rapport existant entre le coup reçu et cette simple comparution devant un tribunal. On le voit, l’explication de Maury empile l’extraordinaire sur l’extraordinaire. C’est pourquoi j’ai proposé qu’on la rejetât. Dans le conflit de mes idées nocturnes, je n’ai jamais remarqué ce fait d’excessive, de prodigieuse accélération ; j’en ai vu d’autres mais qui ne sont pas celui-là. J’en indiquerai les principaux au cours de cette étude.

Je rêve en général beaucoup et de façon curieuse parfois. J’ai des songes où naturellement triomphe l’absurde, où exulte le bizarre mais [p. 61] qui s’ordonnent souvent en groupes d’apparence logique. Ils n’excluent pas tout raisonnement ni toute cohérence. Seulement ce raisonnement et cette cohérence sont de qualité inférieure, de valeur enfantine, pourrais-je dire. Je regrette à ce propos de n’avoir pas fait pour mes rêves ce que Maury a fait pour les siens. J’en eusse rapporté plusieurs où l’analyse eût découvert des éléments d’intérêt. Tout de même j’en puis offrir un qui est rigoureusement exact parce qu’il a été écrit au moment du réveil. Ce rêve ouvre un roman que je compte publier sous peu : ce détail expliquera sa forme un peu gongorisante parfois. Mais la phrase n’enlève rien à la vérité du fond.

« Je cheminais sur une route que bordaient de cyclopéennes architectures, tout une série géante de Chillabaram et d’Ang-Kor. Tout de suite l’envie me saisit de m’aventurer parmi ces ruines, car j’avais le sentiment de pénétrer dans un monde vierge, interdit à mes frères humains.

« En les vastes cours délabrées, religieusement gardées par le silence, gisaient d’amples sarcophages de granit noir, d’énormes stèles, des obélisques longs de cent pieds, de nombreuses idoles camuses dont les prunelles rouges dardaient une inconcevable épouvante. Or, m’étant hissé sur la crête d’une tour, je semai une poignée de regards vers les lointains sylvestres que lignait une fuite molle de collines. Peu à peu la terre s’éveillait, écartant ses fins tissus de gouache vaporisée, des ondulations lentes serpentaient parmi les feuillages, des bouffées aromales essaimaient des massifs. et la lumière matinale surgit élargissant son baiser fluide sur la frissonnante nudité des choses.

« Pourquoi donc la lumière me dispensait-elle une telle joie si neuve et si douce ? Mon épiderme frémissait sur sa totale surface, comme de la très légère chatouille de doigts fins et de femme, mon sang renouvelé courait limpide et d’ébriantes dianes sonnaient sous les plafonds de mon cœur. M’étais-je envolé vers quelque archipel sidérât, vers les régions supérieures où émigrent les âmes des mortels élus ? Etais-je, avec des sens sublimés, une tactilité nouvelle, loin de la Planète, par delà les dernières constellations visibles, en ces lieux inviolés où l’être perçoit les larges frissons magnétiques, vibre au passage des innombrables ondes… ?

« Tout à coup une muraille de trois cents coudées s’érigea devant moi. Sans hésitation, je préparai mon élan pour le franchir. Je m’enlevai. le jarret élastique, les reins clownesques, comme n’ayant plus aux pieds les semelles de plomb de la Pesanteur.

« — Hé, hé, m’écriai-je avec orgueil, quel dommage que le directeur de l’Hippodrome ne soit pas ici ? Il me proposerait un engagement superbe.

«— Imbécile, clama une voix, si tu es si léger c’est que la vitesse de rotation de la Terre étant sextuplement accélérée, la force centrifuge -contre-balance la force gravique. [p. 62]

« Je me retournai. Une séquelle de nains issus de ténébreuses cavernes me contemplaient immobiles, la face balafrée d’un rire énorme et silencieux.

« — C’est ici le redoutable royaume du Macabrisme, pensai-je!!

« Puis ma vue se déplia sur l’horizon. Une forêt, aussi grande que mes regards, emmantelait la campagne plate et muette. Je méditais le moyen de l’escalader lorsqu’un glapissement suraigu ramena, mes yeux vers les pygmées.

« Je glanai des pilets égrenés sur le chemin et les lançai avec une adresse telle que tous sans exception allèrent choir dans la gueule béante des gnomes. Eux, mains jointes, paupières closes, les avalaient avec une dévotieuse componction, comme des hosties.

« Mais soudain mon attention fut escamotée par un gigantesque personnage dressé en face d’un réseau télégraphique. Les yeux braqués sur cette portée géante où des moineaux, juchés en séries musicales, figuraient les notes, il vocalisait d’un timbre fêlé et cocasse, une main sur son cœur et de l’autre gifflant l’air de son claque.

« Les couacs du soliste m’excoriant l’ouïe, je me ramassai, je bondis d’une détente de grand félin ‘par delà la hargneuse forêt et me trouvai dans une plaine coupée de routes rectilignes, qui se développait devant moi telle qu’un tapis aux engageantes mollesses.

« Un parc aussitôt s’ouvrit avec des pelouses gemmées de fleurs éclatantes, œillées de bassins minuscules. Des guirlandes de roses ourlaient la sente qui menait au château. Oh ! ces fleurs étranges aux doux yeux calins, aux pétales articulés comme des doigts ! Je ne me lassais pas, courbé sur elles, d’aspirer leur âme naïve, de capter leurs parfums qui étaient leurs pensées à elles. et voluptueusement je froissais leurs tuniques blanches, jaunes ou rouges, je délaçais leurs corsets d’émeraude, induit en un ravissement paradisiaque.

« Puis les fleurs se diluèrent ainsi qu’une buée. Alors comme je m’acheminais vers le château, j’aperçus sur la plus haute marche du perron une jeune fille lumineusement blonde, dont les lignes indécises tremblaient, fuyaient dans une incertitude de brouillard. D’un bond gracieux elle s’élança, me toucha. Je sentis le mol appui de son jeune sein contre ma poitrine, la fraîcheur duvetée de ses bras nus contre mes joues, et je fus envahi d’un immense bonheur. Voici que tout à coup je me découvrais une âme d’éphèbe ingénue et vibrante, que nulle expérience mauvaise n’avait effleurée, une âme intacte, crédule à la réalisation de tous les désirs, à la possibilité de toutes les joies. Et ce fut un instant d’incomparable félicité.

« Mais quand je voulus répondre à l’étreinte de la jeune fille et la serrer plus fort sur mon cœur, je vis qu’elle était une chose inconsistante, un être de givre ou de vapeur. Elle se fondit dans mes bras, exhalant un léger cri de poupée qu’on brise. J’eus alors le sentiment qu’elle était trop délicate pour l’enlacement brutal d’un homme, et que je l’avais détruite pour n’avoir pas su la prendre avec la douceur [p. 63] due à sa qualité d’être impondérable et flottant. Ce me fut un tel chagrin poignant que je m’éveillai, une sueur d’angoisse aux tempes. »

Il y aurait sans doute quelque profit à analyser ce rêve qui contient un certain nombre de caractères parfaitement nets et typiques. Mais c’est un travail aisé que tout le monde peut faire et que je laisse au gré de chacun. On y voit saillir la qualité dominante de tous nos rêves et qui est l’excessivité, l’énormité des images. Les monuments visités ont des proportions gigantesques, les êtres rencontrés sont ou plus petits ou plus grands que nature, les fleurs sont presque des femmes (association déterminée sans doute par le parfum, la finesse et le délicat pourpris du tissu), la forêt a un aspect terrifiant,, etc.

On y observe en outre des intégrations partielles, des essais heureux de systématisation fragmentaire. La désagrégation psychique est manifeste, mais elle s’arrête assez curieusement à mi-chemin. La conscience apparaît de temps en temps et met, pour ainsi dire, son nez à la fenêtre: puis elle se retire pour revenir l’instant d’après.

On s’est aperçu que je suis surtout un visuel. Je pourrais dire uniquement. Mes autres sens sont inertes, éteints, le sens de l’ouïe surtout. Il est remarquable que je n’entends jamais de bruit en mes songes, ou presque jamais. On me parle, je perçois la signification des syllabes articulées, mais je n’ai pas le sentiment du moindre bruit; c’est partout un silence énorme et tragique, égal au silence émouvant de l’espace. Des foules se meuvent, des bras gesticulent, des armées s’égorgent, des arbres immenses s’échevèlent, tordus par la rafale, des monuments s’écroulent, des soleils s’entrechoquent… et jamais un son, un râle, une clameur ne troublent l’impermutable sérénité de l’ambiance. Cette paix large et profonde, quasi religieuse dramatise mes songes et leur prête une sorte de grandeur souveraine.

Une autre particularité, dont la cause est difficile à dégager, c’est que je reconnais maintes figures, sans les voir distinctement, et malgré que le plus souvent elles m’apparaissent déformées à un point que dans la réalité je ne saurais les reconnaitre. Tantôt c’est le nez qui manque ou qui s’allonge jusqu’à perdre tout caractère humain; tantôt les yeux sont absents ou mangent la face; des fois l’individu qui m’apparait s’amincit, se gracilise, devient filiforme ou s’arrondit comme un roi de la bière. Quelles que soient les modifications survenues dans la personnalité qui me visite, et bien qu’au reste je la distingue très imparfaitement, je la reconnais sans hésitation. Une de ces nuits dernières, j’eus la vision d’un ami parti aux Antilles dequis quelques années. Il m’apparut plus noir qu’un Yolof. Cependant je n’hésitai pas à le reconnaître. Toutefois je fus étonné de cette transformation au point que je m’écriai :

— Vous avez rudement bruni, mon cher ! On voit que vous habitez les pays chauds. (La seconde partie de la phrase indique sans ambiguïté le lien associatif.)

Par quoi et comment s’opère cette reconnaissance ? Il est à présumer [p. 64] que les cellules nerveuses, localisées dans la première circonvolution temporale gauche, qui est, je crois, le siège de la mémoire visuelle verbale, entrent ici en action et déterminent le phénomène. Mais cette information, en admettant qu’elle soit juste, désigne les pièces du mécanisme, elle n’en indique pas le jeu particulier.

Tels sont, en leur tonalité générale, mes rêves. Je suis persuadé que beaucoup de mes confrères, et parce que, par accoutumance professionnelle ils adressent de fréquents appels à leur imagination, ont ainsi que moi des songes de belle venue, riches et fastueusement colorés. Dans la littérature dite fantastique, j’ai lu d’impressionnants récits dont certains pourraient bien être la traduction à peine adultérée d’un songe. Hugues le Roux publiait récemment un conte qui a tout ce caractère. Je sais aussi, en un roman curieusement chantourné de Huysmans (En Rade, paru à la Revue Indépendante), trois ou quatre proses, qui, si elles ne sont pas du rêve purement reproduit, en expriment très véridiquement les singularités coutumières. Sur cette question, si mal débrouillée encore, on aurait, je pense, quelque intérêt à faire une enquête dans le genre de celles inaugurées par Galton et continuées depuis un peu partout, notamment en Angleterre et en Amérique où elles obtiennent plus de succès qu’en France, malheureusement. Parmi les documents apportés, ceux fournis par les littérateurs, les musiciens, les peintres seraient particulièrement instructifs.

Il est bon maintenant que je passe à des considérations plus générâtes. J’ai déjà dit que, outre le fait de désagrégation, ce qui tonalise spécialement nos rêves c’est partout et toujours une invincible tendance à l’exagération. La nuit dernière, je rêvais que je jouais au poker. Tout à coup en déployant mes cartes je me découvre cinq rois que je montre triomphalement à mon adversaire. Or le jeu n’en contient que quatre. En mon désir de réussite, j’avais été jusqu’à l’irréalisable. Ma joie était si pleine, les fronts impavides et resplendissants des cinq monarques m’avaient à ce point hypnotisé que je ne remarquai point l’absurdité de mon cas. L’image actuelle s’imposait à ma conscience avec tant de force qu’elle refoulait dans les ténèbres extérieures toute faculté critique.

Donc on exagère sans vergogne et sans frein ; c’est surtout dans le rêve que « tout le monde est un peu de Tarascon ». Les images débridées s’emballent, s’effarent, accaparent tout entières les places vides, ne se laissant déloger que par la force, et n’étant remplacées que par des images aussi peu raisonnables qu’elles. Toutes s’abandonnent sans mesure à cette tendance à l’accroissement ininterrompu, que manifeste toute chose vivante, la plante comme l’animal, les individus comme les sociétés. Ah puis, c’est un tumulte, une bousculade, une mêlée chaotique, un hétéroclisme sans nom. Les mutines, délivrées de toute surveillance, mènent leur bacchanale avec une verve endiablée. C’est l’anarchie. [p. 65]

Evidemment ce qui sommeille ici c’est l’activité des systèmes supérieurs et plus particulièrement celle du système réducteur, modérateur, inhibitoire, comme on voudra. Le tout maintenant serait de savoir ce que c’est que l’inhibition. La physiologie la plus récente nous informe qu’elle est un phénomène chimique. Peut-être. Mais que savons-nous de plus quand on nous a traduit un fait psychique en son corrélatif physique ou chimique ? Je ne doute point qu’il n’y ait à la base de tous les actes mentaux un événement physico-chimique qui en est d’une certaine manière le substrat tangible; mais l’insinuation, la certitude même que tous les faits intellectuels sont finalement résolubles en faits moléculaires n’éclaire pas la question. Il n’y a ici qu’un déplacement du problème, accompagné d’une substitution de termes. L’activité mentale se signale par une telle finesse et une telle complication de jeu, cela s’objective en résultats si merveilleux cela enfante des chefs-d’œuvre, s’insurge victorieusement contre les forces naturelles et les asservit… — qu’apparemment jamais la science ne nous donnera la clé de l’énigme. Les philosophes, nombreux encore, qui croient à l’origine distincte de l’esprit ainsi qu’à sa qualité sui generis, ne seront jamais forcés sur le terrain de leurs convictions propres, car si l’on peut accumuler les présomptions en faveur de la théorie contraire on n’en fournira jamais de preuve décisive et palpable. Ce sont là des vérités, banales à force d’avoir été dites, et qui constituent de véritables truismes.

Ainsi l’action inhibitoire, réductrice ou modératrice — il faudra nous contenter de cette définition — est le fait d’une certaine agglomération de substance grise localisée dans la région frontale et consiste en un effort antagoniste; ou encore, et si l’on préfère une expression concrète, elle exprime la rencontre de deux ondes nerveuses. Voyons maintenant comment elle opère dans l’activité vigilante, ou plutôt tâchons de voir sur quoi elle s’appuie et ce qui la constitue. Le point d’insertion est évidemment l’objet d’où part l’excitation. Il y a relation immédiate et directe entre lui et l’image qui l’exprime. qui le symbolise, pourrait-on dire, car l’image n’est qu’un signe et n’a qu’une valeur algébrique ; c’est lui qui la découpe et la repère. Si le sens qui perçoit l’objet externe n’est pas faussé, le fait psychique correspondant l’exprimera avec une rigoureuse exactitude. On dit alors que la sensation est précise.

Walter Crane (1845)195) - The Lady of Shalott.

Walter Crane (1845)195) – The Lady of Shalott.

Mais dans le rêve ce point de contrôle manque d’où sans nul doute la déformation de l’image qui n’étant plus repérée ne peut plus être mesurée.

L’activité mentale du sommeil n’opère plus que sur des souvenirs et le plus souvent sur de confuses impressions emmagasinées pêle-mêle. Mais de même que tout souvenir, ainsi que le remarque fort justement M. Ribot, comporte « des déchets et des pertes, quelquefois des additions, tantôt du plus, tantôt du moins », de même et bien plus fortement encore, l’image hypnique devra différer de la réalité. Nous avons en [p. 66] effet, pendant la veille, des objets présents devant nous et plus ou moins semblables à l’objet ou au fait qui créa initialement le souvenir évoqué ces objets ou ces faits analogues seront chargés de corriger le souvenir et serviront nécessairement de pierres de touche. Le même recours n’étant plus possible dans le rêve, on comprendra quels « déchets » et quelles « pertes » l’image surgissante devra subir.

Il ne faudrait pas croire cependant qu’aucun de nos rêves ne bénéficie de la saine intervention des systèmes supérieurs. Toute faculté critique n’y est pas toujours absente. On saisit fréquemment l’absurdité de certaines images. Notre crédulité gobeuse est énorme dans le rêve, mais parfois elle proteste et se révolte quand l’image se fait par trop exorbitante. Il se produit même des fois ce fait assez inexplicable, c’est qu’on a le sentiment qu’on rêve.

Les divers centres qui fonctionneraient dans la vie du sommeil seraient donc le bulbe, la protubérance, tous les groupements de substance nerveuse que les anatomistes appellent le mésencéphale, les centres céphaliques sensitifs situés en arrière de la pariétale ascendante, etc. Il n’y a suspension que de l’activité mentale supérieure. On pourrait maintenant rechercher la raison de ce chômage chronique. Evidemment il est lié au repos du corps, à l’obturation des sens. Mais pourtant je puis, tandis que je suis à ma table de travail, boucher hermétiquement toutes les issues sensorielles, mon activité idéique ne sera pas atteinte. Il y a là de l’inexplicable en l’état actuel de la science. Si la chimie biologique était plus avancée, peut-être saurai-telle nous donner la clef de l’énigme. En attendant, on peut faire cette constatation que l’ordre de durée, de solidité fonctionnelle des centres nerveux suit leur ordre d’apparition. On sait que, dans ce mécanisme complexe qu’est l’homme, toutes les pièces anatomiques n’ont pas le même âge les plus simples, celles qui correspondent aux fonctions élémentaires, ont apparu les premières ; les autres sont venues successivement, dans l’ordre de complication. Le cerveau, j’entends le cerveau des civilisés, que l’on peut considérer comme une pièce surajoutée et surérogatoire en quelque sorte (1) est de formation récente. Or le jeu de ces divers rouages se montre d’autant plus régulier, d’autant plus constant qu’il prend une date plus ancienne dans l’histoire de l’être. C’est ainsi que les organes de la vie viscérale, bien qu’au début sans doute leur jeu ait été intermittent et déterminé chaque fois par une volition spéciale, manœuvrent aujourd’hui sans relâche, sans décret de la volonté. Ils se consolident à vieillir, ils [p. 67] acquièrent de la permanence. Mais le cerveau, pour manquer d’ancienneté, n’a pas la robustesse, le fini des autres pièces ; il ne peut aller seul et longtemps, il n’est pas acquis à l’automatisme. Mais s’il est vrai que tout aille au réflexe, et que, pour loger l’idée dans une formule brève, tout l’effort de la conscience soit de fabriquer de l’inconscience, n’arrivera-t-il pas un temps où il fonctionnera de nuit comme de jour, où il sécrétera des idées et des images aussi mécaniquement que le rein produit de l’urée ?

Et alors il adviendra ceci, c’est que par le fait de ce passage ininterrompu du conscient a l’inconscient, ou, si l’on préfère, de l’intermittent au régulier, la vie du sommeil s’élargira dans la mesure même où le cerveau s’affermira. Nos arrière-petits-fils auraient ainsi des songes d’une netteté, d’une cohérence égales à nos conceptions diurnes. De fait, on observe que les rêves les plus lumineux et les plus coordonnés viennent aux hommes dont le cerveau est le plus ample, ou du moins le plus entretenu. On pourrait presque dire aphoristiquement les rêves d’un individu sont aux rêves d’un autre ce que ses pensées sont aux pensées de cet autre. Ces dernières considérations sont, je le sais, résolument hypothétiques, mais présentées avec des réserves on pouvait les développer.

Je voudrais maintenant revenir sur une particularité de nos rêves que j’ai déjà signalée je veux parler du charme étrange de certaines de nos visions, de la sorte de ravissement édénique où elles nous plongent. Pour moi, il est bien vrai que maintes de ces chimères m’ont prodigué des joies que les êtres réels n’ont point su me donner. Les douces petites fées bienfaisantes vont, viennent, prestes, bizarres, paradoxales, pareilles à de fines ombres chinoises. Elles ont un cachet d’irréalité charmante, elles arrivent des contrées lointaines qu’habite la légende, elles viennent des beaux pays d’avant la philosophie et la science. Elles ne connaissent point les misérables obstacles où s’achoppent nos désirs, où se brisent nos élans. Et moi, je suis comme elles, léger, pimpant, souple, herculéen. J’icarise à leur suite dans les espaces bleus, je tiens des soleils à bras tendu, je sais le sésame, le mot magique qui ouvre les cavernes où s’amoncellent les ors et les gemmes.

Je deviens tour à tour rajah, derviche, iman,
Augure, sénateur, cheick, pacha musulman,
Brahmine, cardinal et pope.

Les peuples différents et les âges divers,
En mon large cerveau passent comme à travers
La vitre d’un kaléidoscope.

Puis je retrouve mon âme de petit enfant qui sourit et s’étonne, je récupère l’ingénuité, la fraîcheur et l’élasticité sensationnelles d’autrefois. La terre n’est plus la terre que je connais, c’est la planète enchantée des vieux idéologues, et les hommes sont des demi-dieux. En un mot et sans littérature, on est heureux dans le rêve parce que [p. 68] la personnalité humaine s’y agrandit jusqu’au delà du possible. Tout état de bonheur est constitué par une expansion d’activité, un élargissement de l’être, et jouir c’est se dilater.

Il faut remarquer en outre que l’on ne connaît pas dans le rêve les lassitudes et les rancunes que l’on subirait fatalement dans la réalité si l’on trouvait en celle-ci comme on trouve dans celui-là la réalisation de tous ses désirs même les plus fous. Cela tient, je crois, à ce qu’on y obtient ces multiples satisfactions sans fatigue sérieuse, sans être obligé de recourir à cette lutte opiniâtre et longue qui use et corrode les jouissances poursuivies. Cela tient aussi à ce que l’on garde le souvenir assez net de l’homme qu’on était naguère encore humble, débile et limité, et qu’ainsi la joie s’avive par le contraste. Quand j’aurai dit maintenant que le songe est le grand pourvoyeur d’imprévu et si j’ajoute, ce que nul n’ignore, que l’imprévu est la cause la plus active de nos plaisirs, on se sera expliqué la nature et le pourquoi de tout cet enchantement.

J’achèverai cette étude par une observation nouvelle qui est une réponse à une question indirectement posée les figures apparues, me demande-t-on, sont-elles nettement dessinées ? Pourrais-je au réveil décrire et fixer leurs traits ? Non, le plus souvent, non presque toujours, devrais-je dire. Ce sont des formes long voilées, pâles et floues, et qui ont l’attirance souveraine des choses entrevues à la brume, un soir de doux mystère et de recueillement. Je ne sais ni pourquoi ni comment elles sont belles, je vois, je sens plutôt qu’elles sont belles, belles indiciblement. C’est qu’on fait peu d’analyse dans le rêve. Les impressions sont reçues en bloc, sans examen. Telles sont les impressions du sauvage et de l’enfant ; et voilà pourquoi j’ajouterai que le rêve marque et réalise un phénomène de régression, de dégénérescence.

Je viens de dire que ces apparitions nocturnes se signalaient par un caractère d’effacement vaporeux ça n’est point exact. Beaucoup d’entre elles sont au contraire très lumineuses. Pour être véridique, mieux vaudrait dire que ce qui manque le plus dans les images hypniques, ce n’est pas la couleur, c’est le dessin. A cet instant précis où je m’endors, j’en suis en effet averti par une augmentation d’éclairage dans les images qui se lèvent c’est comme de subits et rapides coups de soleil en mon cerveau, ou plutôt hors de mon cerveau, car ces images semblent projetées, objectivées; c’est là un phénomène avertisseur, toujours le même, et qui suffit parfois à m’éveiller.

Un autre fait à constater c’est que les images présentes ne sont pas toujours entièrement expulsées par les images survenantes. Il n’y a pas toujours substitution mais fréquemment fusion, coalescence. Tout récemment j’eus la vision d’un garçon boucher menant un veau à l’abattoir et tirant fortement sur la corde. Soudain l’homme disparut mais je vis que l’animal avait échangé sa propre tête contre la tête de son conducteur. Puis l’homme revint orné d’une tête nouvelle. II [p. 69] amenait avec lui un train auquel il attacha le veau récalcitrant, puis il cria au mécanicien : En route ! Je montai dans un compartiment, désirant ne pas manquer cette occasion de voyager gratis. Je ne m’inquiétai pas de savoir si le train marchait dans ma direction, je ne comprenais qu’une chose c’est qu’il fallait profiter de la gratuité d’un voyage. Il y a là un effort de raisonnement mais de raisonnement incomplet.

Cependant le train avançait d’une allure toute bovine. Je trouvais cela naturel puisqu’il y avait un veau dans l’affaire. Je confondais le remorqueur et le remorqué, le bœuf et le train. Encore un exemple de fusion.

Telle est l’activité mentale du sommeil. A vrai dire, elle comporte tous les degrés, depuis la vie sans conscience, uniquement végétative, jusqu’à la vie lucide, partiellement systématisée, proche de l’état de veille. Elle est ceci ou cela suivant qu’on a plus ou moins besoin de repos. Et ce fait marque bien l’étroite dépendance de l’esprit vis-à-vis du corps. C’est en lui, en ses énergies renouvelées qu’il puise sa force, le dynamisme qui le fait marcher. Et comme il ne peut s’approvisionner ailleurs, la conclusion qui s’impose est celle-ci : il faut pour que l’esprit fonctionne avec souplesse et vigueur maintenir le corps en belle performance. La santé physiologique est la condition de la santé psychique : mens sana in corpore sano. L’idée, comme on voit, n’est pas neuve, mais il est bon de la rappeler à notre époque qui l’oublie et la méconnaît.

JACQUES LE LORRAIN.

NOTE

(1) Certainement, notre plan anatomique l’indique, le rôle, devenu capital, du cer veau n’était pas dans les desseins originels. Ce développement excessif et tou à fait inattendu a créé d’une part toutes les misères actuelles et de f’autre nous a valu des catégories antithétiques, une distinction essentielle entre le physique et le moral, qu’on n’eût jamais songé à établi) si l’intelligence humaine était restée dans sa gangue primitive.

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