Francis Pasche. Le psychanalyste sans magie. Article paru dans la revue « Les Temps Modernes », (Paris), 5e année, n°50, 1949, pp. 961-972.
Réponse à l’article de Claude Lévi-Strass paru dans la même revue Les Temps Modernes, quelles mois auparavant, intitulé Le sorcier et sa magie, qui comparait le psychanalyste au chaman. [en ligne sur notre site]
Francis-Léopold-Philippe Pasche (1910-1996). Psychanalyste orthodoxe, ayant une formation de pharmacien, puis de philosophie, puis enfin de médecin. Il a été sur le divan de James Leuba et accepté à la Société Psychanalytique de Paris (SPP) en 1950 et y resta jusqu’à sa mort, après en avoir été le Président de 1960 à 1964. Quelques publications :
— Contribution à la psychopathologie du cauchemar. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°238. Paris, 1944. 1 vol. 21/27, dactylographié, 35 ffch. Président : Jean Delay. Inédite.
— À partir de Freud. Paris, Payot, 1969. 1 vol. Dans la « Bibliothèque scientifique, collection Science de l’homme ».
— Le sens de la psychanalyse. Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 1 vol. Dans la collection « Le fil rouge, Section 1 Psychanalyse ».
— Le passé recomposé : pensées, mythes, praxis, Paris, Presses universitaires de France, 1999. 1 vol. coll. « Fil rouge. Section 1, Psychanalyse ».
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité, les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées parlons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 961]
Francis Pasche.
LE PSYCHANALYSTE SANS MAGIE
Depuis quelque temps, il devient rare que les critiques faites à la psychanalyse soient de sang-froid. Celle de Cl. Lévi-Strauss, parue ici même il y a quelques mois (1), nous paraît avoir ce mérite. Elle a aussi celui de contenir, outre des thèses originales, l’essentiel de l’argumentation qui nous est habituellement opposée. C’est pourquoi il nous a semblé possible et utile de la discuter. .
La première partie de l’article, de beaucoup la plus étendue, est consacrée à une analyse très fine de la duplicité plus ou moins consciente du sorcier, ou shaman, et de l’ambiguïté de ses succès thérapeutiques, ceux-ci pouvant être réduits à une simple réintégration au système irrationnel des croyances du groupe. Dans la seconde partie, il est fait un parallèle avec le psychanalyste et ses cures, sous la forme modérée d’une mise en garde contre la déviation régressive dont notre spécialité serait menacée : le risque serait que nos traitements dérisoires ne soient plus fondés que sur de pseudo-explications, conservatrices de l’ordre social et de ses dogmes, même odieux.
Avant de nous demander si la comparaison est soutenable et l’inquiétude justifiée, précisons le rôle de celui auquel nous pourrions ressembler, si toutefois le conditionnel n’est pas déjà périmé.
Le sorcier exorcise en se livrant devant les membres du groupe à une crise stéréotypée au cours de laquelle il tente de revivre la révélation délirante, le « moment fécond » (vrai ou [p. 962] faux souvenir) qui l’aurait intronisé. Névrosé d’emblée ou contaminé par sa fonction, on peut le considérer tel qu’il nous est décrit comme un sursimulateur qui, en toute mauvaise foi au sens de Sartre, se remet en transe quand on lui fournit son partenaire et son public.
Ce phénomène est essentiellement collectif. Le meneur de jeu ne fait qu’incarner l’exigence de surnaturel commune à tous les membres du groupe, il doit aussi la satisfaire quand elle a été déçue. Certaines maladies, peut-être toutes, dérangeant l’ordre magique, il lui incombe d’y mettre fin pour préserver l’ensemble du système. Cure impossible sans la présence pesante, au moins virtuelle, de tous. Le malade est poussé à guérir, c’est-à-dire à rentrer dans la communauté : son monde, par le faisceau convergent de toutes les forces qu’il lui prête. Tout ce qui compte pour lui se conjugue pour le faire renoncer aux phénomènes insolites qu’il manifeste et pour le rendre orthodoxe. Les affirmations (il ne s’agit pas d’hypothèses) touchant la vraie cause des maladies et leur seul traitement sont figurées par le sorcier qui les joue, mais elles ne sont efficaces qu’après avoir reçu la consécration des participants et avant qu’ils ne la leur retirent. Or, si elles ont été consacrées, c’est qu’elles étaient à l’avance dans la ligne et proposaient à la conscience collective ce dont elle avait confusément besoin. D’ailleurs, le plus souvent le sorcier ne les a pas découvertes, elles lui ont été léguées par l’école qui l’a formé. Répétées exactement aussi longtemps qu’elles servent, elles peuvent être abandonnées, mais non pas critiquées au sens où une hypothèse scientifique peut l’être. Ainsi le cercle se ferme, la cure trouve son principe et sa fin dans le social, le sorcier n’est qu’un des éléments, un peu plus voyant, d’un tout qui le choisit ou l’accepte, l’endoctrine et le destitue.
Cette « guérison » nous la connaissons bien : c’est la rémission apparente souvent constatée au début des psychothérapies non freudiennes (2). Ce n’est qu’un changement de forme de la [p. 963] maladie qui fait entrer le sujet dans une association pathologique où il trouve sa place. Couple médecin-malade ou communauté magique, peu importe. Si le traitement s’arrête là, le profit, même durable, est mince, car le nouveau trouble, moins péniblement ressenti, n’en est pas moins profond.
Aussi on ne viendra à bout dans certains cas d’un syndrome individuel d’anxiété, d’inhibition, etc., qu’en renforçant, grâce à l’intervention shamanique, l’adhésion intime du sujet à des croyances tout aussi déréelles que celles qui le tourmentaient, mais non hérétiques et, pour ainsi dire, légales.
Mais il faut penser à une éventualité plus grave que notre auteur nous fait entrevoir : « Il ne suffit pas qu’une certaine forme d’intégration soit possible et pratiquement efficace pour qu’elle soit vraie et pour qu’on soit certain que l’adaptation ainsi réalisée ne constitue pas une régression absolue par rapport à la situation conflictuelle antérieure. » En somme il se pourrait qu’il y eût, non seulement gain médiocre ou même nul, mais même perte et détriment.
Allons jusqu’au bout. Pourquoi le trouble ne serait-il pas l’effet et non la cause de l’inadaptation ? On peut imaginer un sujet indemne de toute tare personnelle et que l’oppression subie par sa classe a, seule, déséquilibré. Son malaise est alors l’amorce d’une prise de conscience sociale : bonne douleur qui met en garde et permet de soigner à temps, signe local révélateur d’une affection générale de l’organisme collectif. Il est stupide ou criminel de supprimer un symptôme salutaire comme de morphiniser un cancéreux encore opérable que la douleur seule déciderait à l’intervention curatrice. Que dire alors de la « guérison » d’un désordre mental apparu dans un climat de croyances irrationnelles et asservissantes si ce désordre implique une critique rationnelle, émancipatrice des normes absurdes du clan ? La révolte légitime, encore obscure, sera coupée à la racine et restera morbide aux yeux de tous et du révolté. Fausse maladie effacée par un faux traitement, aboutissant à une fausse guérison. Une fausse guérison où se composent la vraie maladie et la vraie supercherie : le subdélire du clan, plus ou moins feint. Entretenu par la vie commune, périodiquement [p. 964] galvanisé par les fêtes et les événements magiques, le trouble est devenu imperceptible et indolore, donc incurable. Le malade a rechuté dans la psychonévrose collective. Le sorcier triomphe, et l’arriération sociale.
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Les effets de la psychanalyse peuvent-ils être aussi fallacieux et, au sens actuel du mot, mystifiants que ceux de la thaumaturgie primitive ? Pour l’établir, il faudrait montrer en détail que les facteurs de la cure shamanique sont homologues un à un à ceux de la nôtre :
— la psychanalyse didactique correspondrait à l’ensemble révélations-initiations, du candidat sorcier,
— notre conduite envers nos malades à la crise sursimulée du sorcier en face des siens,
— enfin, on devrait trouver une même soumission aux impératifs sociaux dans les deux cas.
Mais il faudrait aussi que la place de chaque facteur dans la cure psychanalytique fût superposable à celle du facteur correspondant dans l’histoire de la cure shamanique. Ainsi, malgré ce qu’en dit Lévi-Strauss, il ne nous paraît pas indifférent que le psychanalyste se laisse aller devant son médecin afin de garder ensuite le plus grand sang-froid et la plus grande réserve possibles devant ses futurs patients, tandis que le shaman se laisse aller devant son malade et en rajoute. Ces précautions prises, on pourra confronter les réactions au traitement des deux malades et les deux guérisons.
Soulignons que nous nous référons à la technique freudienne seule. L’usage sentimental, politique, confessionnel et parfois simplement rémunérateur que certains psychothérapeutes peuvent faire de leur profession ne peut être reproché à la nôtre, même s’ils se disent psychanalystes. Ce que nous voulons montrer, c’est que nos règles techniques correctement appliquées loin de nous mener aux déviations redoutées par nos critiques sont faites pour nous en garder.
L’essentiel de la thèse de Lévi-Strauss repose sur un postulat : [p. 965] l’abréaction du shaman en exercice est identique à celle de l’élève psychanalyste. Nous ne chicanerons pas sur le mot. Toute séquence de comportement est, si l’on veut, une abréaction en ce qu’elle se réfère plus ou moins à une conduite infantile : l’histoire d’un individu comporte nécessairement du « même ». Mais si l’on peut avoir recours à une notion aussi vague et étendue pour rapprocher deux phénomènes dissemblables, on ne peut se dispenser d’examiner ensuite leurs différences. Or elles sont considérables et vont jusqu’à l’opposition terme à terme.
L’abréaction du shaman nous est décrite comme un symptôme, il s’agit « d’états spécifiques de nature psychopathologique » (3). C’est donc une manifestation névrotique qui peut se définir par un certain nombre de caractères communs à tous les phénomènes du même genre. Passons-les en revue en allant du dehors au dedans, du plus manifeste au plus développé, mais sur un exemple familier : la phobie banale d’une affectueuse grand’mère qui a peur d’étrangler son petit-fils.
On remarque tout d’abord la discordance du symptôme avec la personnalité actuelle de la malade. Adorant l’enfant, usant ses forces déclinantes par une sollicitude outrée, elle ressent ses « idées » comme une possession diabolique, un sort qu’on lui a jeté, l’effet d’une malédiction. Nous dirions plus calmement une formation parasite, une sorte de néoplasme mental. Tout aussi hétérogène au moi social et individuel que le don mystérieux de voyance, de guérison et d’envoûtement conféré au « primitif » jusqu’alors semblable aux autres, c’est un phénomène aberrant dans l’ensemble du comportement présent. « Je ne comprends pas », dit la malade.
L’étude patiente de sa biographie fait apparaître un second caractère du symptôme, qui l’oppose aussi au moi, mais d’une autre façon. On s’aperçoit que ce désir monstrueux est ancien. Longtemps enfoui, il s’est conservé presque intact depuis la [p. 966] deuxième année par exemple pour ressurgir à cinquante ans. Le temps, pendant lequel la malade a changé jusqu’à devenir une femme mûre, n’a eu aucune prise sur lui. Latent, les déguisements qu’il a pris l’ont protégé sans l’altérer, l’ont mis en réserve jusqu’à ce qu’il s’annonce crûment à la conscience effrayée de l’adulte. Sur une histoire qui se développe, il tranche comme un présent obstiné qui se survit. Éprouvé ici et maintenant comme actuel, il est néanmoins anachronique, on pourrait dire atemporel.
En se détachant sur les ensembles simultané et successif dont il fait partie, il rompt l’un et l’autre, mais la rupture est aussi en lui-même. Cette envie de tuer est également une peur d’avoir envie, non seulement un assouvissement rêvé, mais davantage une torture. L’angoisse en est l’autre face. Le châtiment colle à la faute. Cette conduite n’est pas seulement ambiguë elle est foncièrement contradictoire. Aussi est-elle tronquée : une faute redoutée plus que voulue, un châtiment qui ne dépasse pas la douleur morale, comme si, en s’affrontant, délit et répression s’étaient à demi paralysés l’un l’autre : un conflit qui s’est noué.
Enfin, on voit qu’il est dans la nature même du symptôme de n’être pas explicite. Surgi d’une sorte de nuit de la conscience, cerné d’une frange obscure malgré sa blessante clarté, tendu en aveugle vers des buts monstrueux, il apparaît à la malade comme l’expression de forces nourries en elle sans doute, mais inconnues et à l’avance reniées. Elle ne le comprend ni dans sa situation présente ni dans l’ensemble de sa vie, elle en ignore l’origine et le sens (4), le pourquoi et le comment, les causes et les fins. II baigne dans l’inconscient.
Ainsi, l’abréaction du shaman serait, elle aussi, aberrante, anachronique, contradictoire et « implicite ». Admettons-le, mais rappelons que l’abréaction de l’analysé, telle que nous la voulons, la recherchons et finissons par l’obtenir, ou presque, est tout le contraire. En tout cas, s’il est bien entendu que [p. 967] l’abréaction thérapeutique pure est aussi rare que le symptôme pur, il n’en est pas moins évident que l’on va au cours du traitement de celui-ci à celle-là (en passant par toutes les formes intermédiaires) dans le sens constant d’un épurement progressif, d’une morbidité décroissante, vers la conduite idéale que nous allons décrire.
Reprenons notre exemple. Il nous faut amener la malade à revivre, non sa phobie (ce qui serait absurde : elle y passait son temps, sans notre aide, avant de venir nous trouver pour justement s’en débarrasser), mais le traumatisme originel : la naissance d’un jeune frère alors qu’elle avait deux ans. Comment le revit-elle ? On pourrait répondre : justement comme elle ne vit pas son symptôme. Ici en effet elle prend conscience. Sa jalousie d’enfant est perçue en même temps que ressentie. Perçue, c’est-à-dire remise à sa place dans le temps, en deçà des années, à sa vraie distance et dans la constellation affective qui la porte.
Jouée de loin (5), avec la science des événements qui l’ont préparée (frustration et répression, sevrage, …) et de ceux qui l’ont provoquée (naissance du cadet et dérivation de l’intérêt parental à son profit), avec, aussi, la science et l’expérience, renouvelée pendant la crise, des réactions subjectives, enfin, après le long travail de réduction des résistances qui a découvert en la mettant à nu ses prolongements et ses métamorphoses, elle est intégrée en toute lucidité dans l’histoire individuelle qu’elle paraissait démentir. Elle est comprise. Elle est aussi d’une parfaite cohérence interne, car elle est désintriquée d’avec le châtiment. Si l’agressivité est revécue à blanc (sans voies de fait ni crainte de s’y livrer, coupée par la fin de la séance, comme, aux répétitions, une réplique par le geste du metteur en scène), la culpabilité ne l’est pas moins, le moi peut donc s’abandonner jusqu’au bout à l’émotion libératrice qui les parachève l’une et l’autre. Les deux forces peuvent se détendre jusqu’à épuisement chacune à son tour. Il n’y a plus [p. 968] conflit. L’abréaction thérapeutique est donc une conduite explicite, l’identifier au symptôme revient à confondre la maladie avec la réaction salutaire qui la met en échec.
Si cette expérience de notre patient (futur psychanalyste ou non) s’oppose à celle du névrosé « adapté » par la cure magique, c’est que les traitements ici et là ne s’opposent pas moins.
Le shaman, nous dit Lévi-Strauss, est « activité, débordement de soi-même », alors que son malade est « passivité, aliénation de soi-même ». Face au malade, avec ses ornements et son prestige fantastiques, gesticulant, vociférant, simulant au besoin afin de parfaire une crise trop peu spectaculaire, le shaman s’impose au sujet en relief saisissant comme une exhibition tyrannique. Toutefois, si spécifiées que soient les manœuvres du sorcier (chaque détail porte), elles ne sont pas vraiment perçues, elles sont imaginées. Attendues comme la matérialisation d’un secours surnaturel contre une agression surnaturelle dans une atmosphère d’ivresse collective souvent portée à son paroxysme par le rythme et les figures des danses, les mélopées, la cadence et le timbre des instruments, elles ont pour celui qu’elles subjuguent la proximité des cauchemars et des hallucinations, leur impérieuse familiarité. Ainsi les meilleures conditions sont réunies pour induire d’importants remaniements dans une organisation somato-psychique fragile ; bien plus que dans l’hypnose, mais de la même façon. C’est pourquoi un récit mythique traditionnel, symbolisant une fonction inhibée (l’accouchement par exemple), peut fort bien la rétablir s’il est répété par un personnage sacré et dans un milieu sacralisé pour la circonstance (6). Le vago-sympathique est certainement plus sensible à un langage de fantasmes qu’à l’algèbre des formules biologiques. En tout cas, qu’il s’agisse d’un mythe précis, ou d’un ensemble plus ou moins confus de croyances, c’est en réintégrant délibérément le malade à un système irrationnel qu’on le guérit. [p. 969]
On nous accordera facilement que les séances de psychanalyse ne ressemblent guère à ces démonstrations. Eh bien, les apparences ne sont pas trompeuses ! Le thérapeute prend systématiquement le contre-pied des techniques de suggestion : loin de s’offrir, il se dérobe, loin de captiver, il rompt des charmes. Occulte autant qu’il peut et laconique jusqu’au mutisme prolongé, il ne doit laisser saisir de lui-même que ce peu de matière vague et ductile dont les rêves sont faits. Ainsi peut-il revêtir pour le malade les formes successives que celui-ci lui donne et les intentions diverses dont il l’anime (7). Les quelques mots, qu’il prononce ne visent pas à rendre la silhouette projetée plus prégnante, mais au contraire à l’effacer, une image nouvelle en prendra aussitôt la place, et ainsi de suite jusqu’à ce que le patient, n’ayant plus besoin de s’assouvir et de se faire peur avec des ombres, laisse à un autre ce miroir révélateur.
Pour rester aussi discret, il faut que le psychanalyste ait été débarrassé de sa propre névrose (8), qu’il soit guéri. En réalité il ne l’est jamais tout à fait, mais les règles qu’il s’impose ont pour but de réduire au minimum les risques d’intervention subjective pour que ne soient jamais faussés ni sa compréhension du cas ni ses actes thérapeutiques. En somme si le shaman en représentation n’est jamais assez névrosé (au besoin il corse sa crise), le psychanalyste, qu’on ne voit pas, l’est toujours trop.
On peut critiquer la réserve de l’analyste en citant l’exemple des expériences récentes de Mme Sechehaye. Il serait facile de répondre que ce traitement s’applique justement à des troubles qui ne relèvent pas du nôtre. Toutefois il en diffère moins qu’il n’y paraît. En effet, l’appréhension du réel est à ce point affaiblie chez le sujet que même le contact du médecin ne pèse pas [p. 970] davantage sur lui que la présence cachée du psychanalyste sur le névrosé. D’ailleurs les attitudes prises par le thérapeute et le choix des objets symboliques sont commandés à mesure par les désirs du malade que l’on ne fait que réaliser. Ils tendent, non pas à fixer la réaction obtenue, mais au contraire à en permettre l’analyse et finalement la liquidation (9).
Mais, nous dit-on, si parcimonieuses que soient vos paroles, elles peuvent, à votre insu, traduire tout autre chose que des inductions légitimes, leur rareté ne les rend que plus convaincantes et contribue à votre mise en scène. N’avez-vous pas été vous-même plus converti qu’émancipé par la cure didactique ? Comment vous croire les praticiens d’une technique objective, proche des faits, alors qu’avec une expérience vieille tout juste de cinquante ans et qui ne porte que sur une collection (non un ensemble) d’individus à soigner, vous annexez froidement la préhistoire, l’ethnologie, la sociologie, l’histoire des religions et la critique d’art ? Il est vrai qu’une théorie qui tourne au dogme et s’approprie les objets des disciplines voisines cesse d’être scientifique pour devenir mythique au mauvais sens du terme. Il y a des théories abusives des névroses, comme il y a des théories abusives du social et de l’histoire, nous le déplorons également. Mais que l’on se rassure, nos traitements, pour peu qu’ils soient menés avec vigueur, ne se ressentent pas de notre impérialisme doctrinal ni de nos opinions et convictions personnelles. Ce n’est pas le lieu ici de montrer en détail pourquoi, examinons plutôt les résultats.
Si les schémas dont nous nous servons étaient des mythes ou s’ils devaient seulement permettre au malade de prendre conscience de son mythe personnel et de s’y adapter, les effets manifestes de la cure seraient incompréhensibles. Nous croyons, nous aussi, que l’enfant donne aux images parentales qu’il refoule une, dimension surnaturelle, mais il ne nous paraît pas moins évident que l’analyse les leur fait perdre. Le père trônait, [p. 971] « dans l’inconscient » de cet inhibé sexuel, en Jupiter tonnant aux côtés d’une Minerve blindée, armée jusqu’aux dents : la mère ; au bout de quelques mois on ne retrouve qu’un homme faible et coléreux et une femme frigide, un peu paranoïaque. D’assez braves gens, mais pas des dieux. Naturellement, le médecin qui d’abord les incarnait a repris en même temps ses proportions humaines. Ainsi l’amélioration d’un malade ne se mesure pas au sentiment subjectif de bien-être qu’il accuse, mais à l’abandon de conduites confuses où l’imaginé et le perçu s’entremêlaient et se faisaient passer l’un pour l’autre ; la guérison a pour critère l’appréhension correcte de la réalité à percevoir. La fonction mythique n’étant plus employée à agrandir les portraits de famille peut alors se vouer à d’autres tâches, mais cela regarde l’axiologie et non la psychanalyse. Ici encore le contraste avec les pratiques de dépossession est assez frappant.
Reste à examiner l’accusation la plus grave qu’on puisse porter contre la psychanalyse : « Vous abolissez peut-être les cultes domestiques, mais c’est au profit d’une religion d’État, puisque en interprétant comme trouble d’origine familiale ce qui peut résulter d’un conflit de classes, vous livrez le malade aux mythes collectifs qui l’aliènent. Vous le guérissez en l’adaptant coûte que coûte à la société dont vous faites partie l’un et l’autre même si elle est en réalité intenable, ce qui revient à absoudre le privilégié objectivement oppresseur et à faire accepter à l’opprimé son joug. »
Ces critiques, même sous la forme nuancée que nous leur donnons, sont contredites par les faits (10), mais il faut se demander s’il est seulement possible qu’elles soient fondées. Le malentendu repose sur une extension du mot « adaptation » qui va, jusqu’à y inclure son contraire : la fausse adaptation pathologique (le mot (« abréaction », nous l’avons vu, se prête au même retournement de sens). On connaît des gens qui « réussissent » sans mauvaise conscience et d’autres qui s’accommodent sans [p. 972] révolte de la pire servitude, non pas malgré leur perversion ou leur névrose mais à cause d’elles ; ils ne nous paraissent pas adaptés. Si nous ne guérissons tout à fait qu’un petit nombre d’entre eux parce que ce sont des cas difficiles (il est d’ailleurs exceptionnel qu’ils réclament un traitement), on ne voit pas très bien comment nous pourrions en créer. Il faut rappeler encore une fois que notre but n’est pas de rendre la névrose confortable, voire avantageuse — ce n’est pas dans nos possibilités, — mais de la supprimer, même si la clairvoyance acquise rend le sujet plus douloureusement sensible au tort que la société lui fait et au tort qu’il lui fait. Aucune conduite offerte à l’observation de l’analyse n’est tabou, les rapports avec la collectivité sont analysés comme le reste. L’exploité satisfait a (entre autres raisons) des raisons complexuelles de l’être, et aussi celui qui l’exploite. Notre ambition sera donc, pour adopter la terminologie de Lévi-Strauss, de les désadapter : le réveil de leur conscience sociale et non l’euthanasie. Mais nous ne croyons pas que l’adaptation consiste à subir le donné ou à profiter de ses tares, plutôt qu’à le comprendre et le refaire plus rationnel. L’une de nos raisons d’être est de préparer certains à cette dernière tâche, car une situation vue et jugée est déjà, du même coup, entamée. La technique freudienne n’est pas une panacée, mais elle a, dans son rôle bien limité, une portée authentiquement révolutionnaire.
Dr Francis PASCHE.
NOTES
(1) Claude Lévi-Strauss, Le sorcier et sa magie. (Temps modernes, mars 1949) [en ligne sur notre site]
(2) La névrose de transfert, étape de la cure, mordançage nécessaire, ressemble superficiellement à cette rémission. Elle doit, nous le verrons plus loin, en être distinguée.
(3) Cette conception du shaman médecin-mystificateur-névrosé n’est pas unanimement admise. M. Eliade et Van der Leuw en particulier le voient autrement. Il est vrai qu’ils distinguent avec soin le sacré du social et du psychologique.
(4) II faudrait dire : elle veut en quelque sorte ignorer, car ce n’est ni simple absence de savoir, ni oubli, c’est plutôt un refus soutenu de savoir.
(5) On peut se demander si l’abréaction réussie est très différente d’un rôle de théâtre bien tenu, et si elle n’est pas déjà sublimation esthétique.
(6) Cf. le remarquable article de Cl. Lévi-Strauss: L’efficacité symbolique. (Revue d’histoire des religions, janvier-mars 1949.)
(7) Le malade projette sur le médecin les images parentales. Ses réactions aux images projetées constituent la névrose de transfert.
(8) La santé psychique parfaite n’existe pas plus que la parfaite santé physique. Quant à l’instable et à l’inadapté, cités dans Le Sorcier et sa magie comme exemples de patients qui ne peuvent être que persuadés, nous pensons avec tous les psychiatres que souvent on ne peut pas beaucoup pour eux, non qu’ils soient normaux, mais parce que leur état est grave.
(9) « Il ne s’agissait pas de faire vivre la malade dans une atmosphère d’illusions, mais au contraire de lui donner le symbole nécessaire pour que, grâce à lui et par lui, elle arrive à reprendre contact avec la réalité. » (J. Boutonnier, Evolution psychiatrique l, 1949.)
(10) Il s’agit encore une fois des résultats de la technique classique telle qu’elle a été décrite par exemple par S. Nacht : La thérapeutique psychanalytique. (Médecin français, mars 1947.)
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