Dom Alois Mager O. S. B. Le problème scientifique de la Stigmatisation. Article parut dans la revue les « Etudes carmélitaines », (Paris), 20e année. — Vol. II., octobre 1936, pp. 143-156.
Dom Alois-Auguste Mager, (1883–1946). Bénédictin, philosophe et psychologue. Mager fut nommé professeur de philosophie à la faculté ae théologie de Salzbourg à partir de 1927 (ordinariat en 1930), jusqu’à la suppression de la faculté entre 1940 et 1945 par le régime nazi.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Le Problème scientifique de la
Stigmatisation
Tout d’abord, précisons notre attitude. Non seulement nous admettons qu’une stigmatisation puisse avoir des causes surnaturelles, mais nous sommes persuadés qu’il y en a eu et qu’il en existe encore dont on ne pourrait donner une explication naturelle.
Ce que nous refusons de dire, c’est que toute stigmatisation est nécessairement d’origine surnaturelle.
La stigmatisation est un fait d’ordre sensible. Pour l’expliquer, nous devons en chercher les causes les plus proches. Il faut nous tenir ici à ce principe : un effet ne saurait contenir plus d’être que n’en contient sa cause. En présence d’une stigmatisation dont l’analyse minutieuse élimine successivement toutes les causes naturelles possibles, nous devons logiquement nous tourner vers une explication surnaturelle. Alors — et après cette constatation seulement nous devons franchir le pas qui va du naturel au surnaturel, et ce pas est de taille. Agir autrement serait pécher contre les principes de la raison et de la foi. L’Église, en tout cas, n’a jamais suivi d’autre ligne de conduite.
Du point de vue scientifique — le seul qui présentement nous occupe, — nous poserons deux questions : 1° La stigmatisation est-elle un fait ? 2° Si elle est un fait, quelle en est l’explication ?
Pour répondre à la première question, il faut que nous ayons sous les yeux ce que nous entendons par le mot stigmatisation. Les Évangiles nous apprennent que le Christ fut attaché à la croix par des clous traversant les mains et les pieds et qu’un soldat lui transperça le côté avec sa lance. Nous savons par la même source que les stigmates des mains, des pieds et du côté étaient marqués sur le corps du Sauveur ressuscité. Dans tous les cas où les plaies de la crucifixion du Christ apparaissent sur le corps d’un homme sans être provoquées du dehors, nous parlons de [p. 144] stigmatisation. En général, nous comprenons par ce terme toutes les plaies dans leur ensemble et non telle ou telle seulement.
Autant que nous le puissions contrôler, la première stigmatisation fut observée chez saint François d’Assise (1186-1226). Jusqu’à la Sœur Patrocinio, morte en 1891, on connaît 321 stigmatisés, dont 41 hommes ; 62 d’entre eux furent canonisés. Toutefois, nous renvoyons à l’étude du R. P. Debongnie sur ce point d’histoire. Nul n’ignore qu’il y a encore, à l’heure actuelle des stigmatisés. Il ne nous semble pas purement accidentel que le plus, grand nombre de stigmatisés soient des femmes. Et il est intéressant de constater, autant que nous sommes renseignés, que la stigmatisation ne se rencontre que chez les catholiques.
Expliquer un fait, c’est le comprendre par ses causes constituantes. Nous tenons avec les Anciens que quatre causes constituent la nature, l’essence et l’existence d’une chose, c’est-à-dire la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. Les deux premières constituent la nature interne d’une chose ; les deux dernières en font l’existence.
- Cause matérielle. Le sujet de la stigmatisation est l’organisme humain vivant. Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion difficile concernant les crucifix saignants et les images saignantes (1). Signalons que tout organisme humain ne semble pas être apte à la stigmatisation. Nous n’en connaissons en effet aucun cas affectant un corps complètement sain et robuste au point de vue biologique, et d’une exubérante vitalité. Autant que nous le savons, les stigmates apparaissent seulement sur des corps affaiblis, soit par la maladie, par le jeûne, par l’ascèse et toute espèce de mortifications. Nous dirons plus encore : il semble qu’il s’agisse surtout d’êtres dont le système nerveux est affaibli, irritable, supra-sensible et particulièrement sujet à la suggestion. Très souvent, avant la stigmatisation, il y eut une période de troubles nerveux graves que la médecine moderne qualifie volontiers d’hystérie. Nous préférerions cependant ne pas employer cette expression à cause de la dépréciation qui s’y attache généralement. Le R. P. Thurston S. J. (Studies, June 1933, pag. 221-223.) justifie cette affirmation par une série d’exemples : Gemma Galgani, la Carmélite Sœur Marie de Jésus-Crucifié, en Syrie, la religieuse Lukarde de Oberweimar, Anne-Marie Castreca (morte en 1736), Élisabeth de Herkenrode (morte en 1276), Domenica Lazari et d’autres. Je passe volontairement sur un cas actuel, connu dans le monde entier. [p. 145]
On sait — et l’expérience de tous les temps l’a prouvé — que l’organisme féminin est spécialement.t exposé aux affaiblissements et aux troubles nerveux extraordinaires. De plus, la cessatio mensium peur provoquer un cycle régulier d’effusion de sang à différents endroits du corps. D’autres raisons pourraient faire comprendre pourquoi les femmes sont plus enclines aux phénomènes corporels extraordinaires, sans en exclure la stigmatisation.
- Cause formelle. La stigmatisation consiste en une transformation locale des tissus qui ne devrait s’effectuer normalement que par la vulnération. Il y a, dans les endroits en question, une concentration sanguine qui déchire les tissus avec effusion de sang. À défaut d’effusion de sang, il reste des cicatrices rougeâtres. Le degré de déchirure et de perforation peut être différent, la plaie plus ou moins profonde selon qu’elle traverse toute la main ou le pied ou reste à la surface. De même, la grandeur et la forme des stigmates sont dissemblables. Mais la caractéristique de ces plaies semble être que toutes, sans exception, se refusent à la guérison. Les tentatives de soins normaux pour les guérir provoquent des douleurs insupportables. De plus, il y a absence de suppuration et de putréfaction. Sans vouloir en donner l’explication, signalons pourtant que les stigmates n’étant pas causés du dehors par un instrument quelconque le danger d’infection est, de ce fait, minimisé et presque exclu, d’autant plus que les plaies ne sont pas ouvertes, mais protégées par une fine membrane contre les risques extérieurs. Les stigmates ne paraissent que dans les endroits du corps où ils se trouvaient chez le Christ Crucifié et glorifié. On peut noter des différences accidentelles, comme la plaie du côté se trouvant tantôt à droite, tantôt à gauche, mais elles ne changent rien à la configuration générale.
- Cause efficiente. La question importante et décisive de la stigmatisation est celle de la cause efficiente. Divisons-la en cause efficiente principale et en cause efficiente instrumentale.
Comme causes efficientes naturelles de la stigmatisation, on peut considérer la vulnération mécanique par un instrument quelconque, des causes physiologiques, psychiques et médiumniques. Dans l’ordre surnaturel, on peut nommer comme causes efficientes la vitalité de la grâce sanctifiante, de la grâce actuelle et des Dons du Saint-Esprit, l’efficience de la mystique et des charismes. En dehors des états mystiques et charismatiques, une concentration religieuse extrêmement profonde sur la Passion du Christ ne serait pas possible sans le secours spécial de la grâce. [p. 146]
Les causes mécaniques restent hors de question dans notre étude. Elle ne pourraient effectuer les stigmates que du dehors et d’une façon violente ; il y aurait par conséquent tricherie. Nous appelons précisément stigmates les plaies qui n’ont pas de cause mécanique.
S’il peut être question de causes physiologiques, il s’agirait de transformations maladives de l’organisme. Le R. P. Bessmer a déjà étudié les relations possibles entre les stigmates et les maladies organiques. (Stimmen aus Maria Laach, 69, 1905, S, 278 sv.) Viennent en question l’hémophilie, l’hémathydrose et la maladie de Werlhof ou des taches sanguinolentes. Bessmer étudie ces possibilités au sujet de Véronique Giuliani (1660-1720), mais il trouve que, dans son cas, aucune des maladies sus-indiquées ne pourrait causer la stigmatisation. Nous devons ici nommer encore les menstrues déviées (ce qu’on appelle en allemand vikarierende Menstruation). Il a été constaté, en gynécologie, que la cessation des règles peut avoir comme conséquence une série d’hémorragies, dans le nez, la peau, les poumons, la vessie, les yeux, etc. M. Roth a observé 225 de ces cas. M. Schröder (Die Pathologie der Menstruation, im Grossen Handbuch der Frauenheilkunde und Geburtshilfe von Halban u. Seitz III. 1924, S, 920) se basant sur les études de Roth, parvient à la conclusion suivante : dans un tissu granulé (fistule) ou sanguin, les muqueuses du nez, comme aussi dans les organes en apparence sains, mais sensibles, irritables, enclins à toute réaction des personnes atteintes d’infantilisme, asthéniques et aux ovaires affaiblis, il peut se montrer à certaines parties du corps, en dehors de l’appareil génital, des places de perméabilité capillaire, ce qui explique le phénomène des menstrues extra-génitales. On doit cependant se garder de mettre en relation avec le cycle mensuel des hémorragies périodiques, sans un examen minutieux. De telles hémorragies se rencontrent, en effet, aussi bien chez les hommes. De plus, il est important d’attirer l’attention sur ce que l’hémorragie est seulement l’expression intense anormale d’un symptôme secondaire clinique qui existe aussi sous des conditions normales du cycle mensuel et ne pourrait être identifié avec celui-ci ou être déclaré comme son équivalent (p. 960).
La caractéristique dans les cas de stigmatisation génuines semble être que les stigmates sont réfractaires à toute guérison. S’ils étaient d’origine maladive, un traitement les ferait en général évoluer vers la guérison. Lorsqu’on examine la nature des stigmates, on devrait tenter de les guérir et, si la guérison se montrait impossible, on aurait la preuve qu’ils ne se peuvent s’expliquer par des [p. 147] causes purement physiologiques. On ne pourrait dire, en ce cas, que la maladie fût la cause efficiente principale des stigmates. Reste à considérer si elle pourrait en être la cause instrumentale. Ce n’est pas impossible, mais ce serait à examiner en chaque cas particulier.
L’hystérie n’est pas de nature purement physiologique, quoique la physiologie en soit partie constituante. Elle appartient à la fois au domaine physiologique et psychique, mais la caractéristique se trouve plutôt dans le psychisme que dans la physiologie. Il semble que le facteur physiologique ne soit jamais absent, mais nous croyons que l’anomalie psychique peut être abolie par de grands efforts moraux continus, quoique les facteurs physiologiques restent sans changement.
Nous ne voulons pas essayer de déterminer ce qu’est exactement l’hystérie, d’autant plus qu’il n’y a pas, à ce sujet, unité de vue même dans la littérature professionnelle. Mais il existe des traits fondamentaux sur lesquels tous les médecins sont d’accord. Peut-être pourrait-on dire, avec le docteur Deutsch (Konnersreuth in arztlicher Beleuchtung 1932) que l’hystérie est une maladie nerveuse, de nature psychophysique, qui peut exister sans que l’on puisse constater des anomalies dans les nerfs. Cette maladie exerce souvent une influence sur le caractère du patient, d’une façon tout à fait spéciale. Le trait distinctif de l’hystérique est un désir démesuré de se faire valoir et une envie aiguë de domination. Il est encore plus important de faire la distinction précise avec M. Müncker (Die psychologischen Grundlagen der Katholischen Sittenlehre 1934) entre les symptômes de l’hystérie et le caractère hystérique. Il dit : « Le plus significatif de la réaction hystérique est l’influence extraordinairement intense et continue des excitants psychiques sur les mouvements expressifs corporels. » (p. 179.) Autre part, il dit encore : « Les symptômes hystériques existent quand les phénomènes accidentels corporels des expériences psychiques se manifestent avec grande intensité, s’affirment par suite d’un intérêt plus ou moins obscurément conscient et sont fixés par habitude. » (p. 223.) En général, on se tient à la description des caractères hystériques donnée par M. Charles Jaspers (Allgemeine psychopathologie 3 éd. 1923). Nous lisons : « Au lieu de se contenter de ses dispositions et, possibilités de vie, la personne hystérique a besoin de paraître plus qu’elle n’est à ses propres yeux et à ceux des autres, comme aussi d’éprouver plus qu’elle n’est capable de le faire. Au lieu d’une expérience originale et authentique avec ses expressions naturelles, elle présente une expérience factice, théâtrale et forcée, d’une [p. 148] manière non consciente, mais avec le talent (spécifique des hystériques) de vivre entièrement dans sa propre imagination, de s’identifier complètement avec la situation fictive, de sorte qu’elle ait une apparence d’authenticité » (p. 350). Il est caractéristique de l’hystérie que les souffrances se manifestent subitement, qu’elles résistent à tout traitement et qu’elles puissent disparaître avec la même instantanéité. Ce qu’il est important de retenir, c’est que l’hystérie donne une disposition excellente à transmettre les événements psychiques dans le domaine des expressions corporelles. Il serait alors permis de se demander si la stigmatisation pourrait être considérée comme une effectuation de l’emprise de l’âme par la Passion du Christ lorsqu’en apparaissent les signes extérieurs. Pour répondre à cette question, il nous faut faire une distinction qui éclaire un peu plus l’obscurité de l’hystérie. Nous devons distinguer entre le mécanisme de la transmission et le facteur qui le meut. L’un et l’autre peuvent être de nature hystérique, mais il est également possible que le mécanisme seul soit marqué d’hystérie et que le facteur moteur y échappe. Si nous considérons ce facteur moteur, nous verrons en effet que, s’il peut être aussi de nature hystérique, il arrive qu’il y échappe totalement ou partiellement. Ces distinctions sont intéressantes. L’élément formel de l’expérience psychique qui met en branle le mécanisme de la transmission en symptômes extérieurs corporels peut être entièrement normal, voire d’origine surnaturelle, tandis que l’élément matériel, l’impressionnabilité et la susceptibilité psychiques pourraient être d’origine hystérique. De sorte qu’une pensée ou une représentation ne produise une impression tellement profonde que parce qu’il y a impressionnabilité et susceptibilité hystériques. Il est vrai que cette impressionnabilité et cette susceptibilité pourraient être causées par une ascèse systématique, par une transformation spirituelle profonde de la vie psychique et même corporelle. Chez les mystiques, nous trouvons cette transformation spirituelle d’une façon éminente. Si nous tirons les conséquences de ce que nous avons dit, nous devons constater que l’hystérie seule ne suffit pas comme cause efficiente principale de la stigmatisation. Mais elle pourrait en être la cause efficiente instrumentale. En tout cas, il nous faut encore un facteur, soit psychique, soit médiumnique.
Si nous nous demandons comment le facteur moteur met en branle le mécanisme de transmission, il nous faut parler des causes psychiques et médiumniques. On peut même dire avec Lindworsky, S. J. (Stimmen d. Zeit, 115, 1928, p. 29 sv.) que la pensée et la volonté ne peuvent exercer aucune influence immédiate sur [p. 149] le corps, mais seulement par l’association habituelle d’une pensée avec des représentations de mouvements. Il s’agit donc de deux faits : de suggestion et d’idéoplastie. La suggestion, c’est l’émersion d’une conviction (soupçon, crainte) sans fondement suffisant et sans contrôle critique. Elle est suivie d’idéoplastie, c’est-à-dire de changements organiques corporels. De quelle façon cette suggestion mènera-t-elle à l’idéoplastie ? Lindworsky répond : Par la voie d’un système de dispositions associatives. Il distingue entre dressage et obsession. Les impressions vécues en même temps s’associent de telle manière que l’une entraîne l’autre dans la conscience. Il est vrai que l’on ne doit pas oublier que Lindworsky exagère la valeur et l’importance de la psychologie expérimentale et qu’il est trop fasciné par la psychologie associative. On pourrait exprimer comme suit ce qu’il veut dire : Entre l’activité intellectuelle de l’âme et le corps, l’imagination remplit l’office de médiateur. La pensée et la volonté ne peuvent produire de changements corporels que par l’entremise de l’imagination. C’est ce que la psychologie française connaît depuis longtemps, sous l’expression d’images motrices.
Quand on peut fixer par une concentration intense une seule représentation dans la conscience, elle pourra mettre en motion d’autant plus sûrement et avec plus de succès le mécanisme moteur. Ce phénomène sera effectué avec d’autant plus de facilité et de fruit qu’on sera en présence de dispositions médiumniques, comme le montre l’hypnose. Dans l’état hypnotique ainsi que dans les états médiumniques, le sujet est soumis, quant aux associations, à la volonté de l’hypnotiseur, tandis que sa propre volonté est mise hors de jeu. Mais il y a non seulement une hypnose par autrui, il existe aussi une auto-hypnose. L’hystérie constitue une disposition très favorable, tant pour l’hypnose par autrui que pour l’auto-hypnose. Nous croyons connaître actuellement une stigmatisation par voie de suggestion. C’est le cas que le docteur Lechler décrit dans sa brochure « Das Ratsel von Konnersreuth im Lichte eines neuen Falles von Stigmatisation » (Eberfeld 1933). Il est vrai qu’il s’agit ici d’une personne qui fut profondément impressionnée par un film de la Passion du Christ. On ignore si le sujet
eût effectué la stigmatisation sans la suggestion par le docteur Lechler. Mais il semble bien que nous soyons en présence d’un cas où les facteurs médiumniques sont la cause efficiente principale des stigmates. D’après cette expérience, il ne semble pas interdit de croire qu’une personne qui s’occupe intensément et religieusement de la Passion du Christ puisse présenter des phénomènes psychogènes, si elle y est prédisposée par des maladies. [p. 150] Ici, la cause efficiente principale de la stigmatisation serait un facteur psychologique. Mais ce cas ferait déjà partie du domaine surnaturel, car une concentration tellement profonde et amoureuse sur la Passion du Christ est un phénomène ne se produisant guère sans le secours de la grâce et son intensité est telle qu’il cherche par voie d’imagination une expression dans la sphère corporelle.
Il serait même permis de penser à un degré charismatique de contemplation religieuse. Dans ce cas, la cause efficiente principale se trouverait dans le surnaturel. Il semble bien que ce soit préjugé héréditaire de croire qu’il serait contre la dignité du surnaturel que Dieu se servît comme cause efficiente instrumentale de mécanismes déclanchés par des états maladifs.Il est important de savoir ce que dit saint François de Sales à propos de la stigmatisation de saint François d’Assise. Nous lisons dans son Traité de l’Amour de Dieu (livre VI, ch.15) : « Et quant à ce dernier (Saint François d’Assise) sa vie ne fut autre chose que larmes, soupirs, plaintes, langueurs, pâmoisons amoureuses. Mais rien n’est si admirable en tout cela que cette admirable communication que le doux Jésus lui fit de ses amoureuses et précieuses douleurs, par l’impression de ses plaies et stigmates. Théotime, j’ai souvent considéré cette merveille et en ai fait cette pensée. Ce grand serviteur de Dieu homme tout séraphique, voyant la vive image de son Sauveur crucifié, effigiée en un séraphin lumineux qui lui apparut sur le mont Alverne, il s’attendrit plus qu’on ne saurait imaginer, saisi d’une consolation et d’une compassion souveraine car regardant ce beau miroir d’amour que les anges ne se peuvent jamais assouvir de regarder, hélas ! il pâmait de douceur et de contentement. Mais voyant aussi d’autre part la vive représentation des plaies et blessures de son Sauveur crucifié, il sentit en son âme ce glaive impiteux qui transperça la sacrée poitrine de la Vierge Mère au jour de la Passion avec autant de douleur intérieure que s’il eût été crucifié avec son Sauveur… Eh ! combien fut extrême l’attendrissement du grand saint François quand il vit l’image de Notre Seigneur se sacrifiant soi-même sur la Croix image que non une main mortelle, mais la main maîtresse d’un séraphin avait tirée et effigiée sur son propre original représentant si vivement et au naturelle divin Roi des anges, meurtri, blessé, percé, froissé, crucifié. Cette âme donc ainsi amollie, attendrie et presque toute fondue en cette amoureuse douleur, se trouva par ce moyen extrêmement disposé à recevoir les impressions et marques de l’amour et douleur de son souverain amant. Car la mémoire était toute détrempée en la souvenance de ce divin amour, l’imagination appliquée fortement à se représenter les blessures et meurtrissures que les yeux regardaient alors si parfaitement bien exprimées en l’image présente ; [p. 151] l’entendement recevait les espèces infiniment vives que l’imagination lui fournissait et enfin l’amour employait toutes les forces de la volonté pour se complaire et conformer à la Passion du Bien-Aimé, dont l’âme sans doute se trouvait toute transformée en un second crucifix. Or, l’âme comme forme et maîtresse du corps, usant de son pouvoir sur icelui, imprima les douleurs des plaies dont elle était blessée, ès endroits correspondants à ceux auquel son amant les avait endurées. L’amour est admirable pour aiguiser l’imagination afin qu’elle pénètre jusqu’à l’extérieur. L’amour donc fit passer les tourments intérieurs de ce grand amant saint François jusqu’à l’extérieur et blessa le corps du même dard de douleur duquel il avait blessé le cœur. Mais de faire les ouvertures de la chair par dehors l’amour qui était dedans ne le pouvait pas bonnement faire. C’est pourquoi l’ardent séraphin venant au secours darda des rayons d’une clarté si pénétrante qu’elle fit réellement en la chair les plaies extérieures du crucifix que l’amour avait imprimées intérieurement en l’âme. »
Inutile de joindre quoi que ce soit à ces explications du saint Docteur de l’Église. Si saint François de Sales pense que les plaies venant de l’extérieur ne peuvent être causées par un facteur purement psychique, on peut se demander si le Saint, mieux informé du mécanisme psychophysique, aurait tenu à une intervention du dehors… Il connaissait le principe scolastique qui dit que l’âme est la forme du corps et contient in nuce la possibilité de la production psychogène des phénomènes. Ce n’est pas fortuitement que la première stigmatisation ne se réalisa pas avant le treizième siècle. Car la dévotion, à cette époque et surtout depuis les Croisades, se caractérise par son orientation vers la sainte Humanité et la vie concrète du Christ sur la terre. Elle se présente principalement sous l’aspect de la Passion du Sauveur et forme, pour ainsi dire ce qui, de l’imagination, s’enfonce profondément dans l’affectivité. Elle constitue le pont entre l’activité des puissances spirituelles de l’âme et celles du corps.
Deux autres facteurs appartenant au domaine surnaturel peuvent encore être cause efficiente principale de la stigmatisation. J’ai nommé la mystique et les charismes. Quelle que soit la façon dont on définisse la mystique, on s’accorde à dire qu’elle a sa racine dans la contemplation infuse. Cette contemplation infuse consiste en une activité purement spirituelle des puissances intellectuelles. Elle présuppose nécessairement une subordination parfaite de la vie corporelle à la vie intérieure et de celle-ci à la vie spirituelle surnaturelle. Ici, l’esprit exerce un tel pouvoir sur l’élément corporel que celui-ci paraît suivre d’autres lois, c’est à dire non plus ses lois propres, mais celles de l’esprit. Ce qui caractérise cet état
[p. 152] mystique, ce sont les phénomènes extraordinaires accidentels comme l’extase, la lévitation, etc. Les plus hauts degrés de la mystique comportent pour l’homme tout entier une telle transformation que l’ordre de la nature élevée par la Rédemption semble s’être substitué à l’ordre de la nature déchue par le péché originel. Ainsi la nature inférieure apparaît parfaitement soumise à la nature supérieure. Quand on rencontrera la stigmatisation chez le mystique, c’est à dire, chez un homme jouissant de la contemplation infuse, on ne pourra douter qu’elle n’ait la même cause que la vie mystique elle-même, c’est-à-dire une cause purement surnaturelle. Ce qui n’exclut pas — et ceci semble même être de règle — que la vie mystique qui produit les stigmates se serve comme cause efficiente instrumentale du mécanisme psychogène. Pour juger d’une stigmatisation, le plus important serait, à notre avis, d’examiner si l’on se trouve en présence d’un état de contemplation infuse ou non. Encore une fois, s’il y a contemplation infuse, on ne pourra douter de l’origine des stigmates. Tel est, croyons-nous, le cas de saint François d’Assise et d’autres.
Une stigmatisation charismatique aurait lieu par une intervention immédiate de Dieu, en dehors de tous les facteurs naturels, psychogènes et surnaturels ordinaires. Il va sans dire qu’un tel cas est possible, mais nous n’oserions juger s’il y en eut jamais de pareil. Aucun de ceux qui nous sont connus ne rentre dans cette catégorie. Pour admettre un tel cas, il faudrait qu’il se justifiât par une raison de très grande importance quant aux intérêts de Dieu et au salut des âmes. L’action de Dieu a toujours un motif très élevé et tend toujours à une fin absolument suprême.
- Cause finale. La raison finale de la stigmatisation ne peut être que de trouver une expression extérieure sensible pour les impressions intérieures de l’âme. Il est de l’essence de l’âme de se représenter dans le monde sensible par l’information d’un corps humain. Le langage, l’art, toute la culture humaine disent clairement comment l’âme se manifeste dans l’objectivité. Mais on ne doit pas oublier que la stigmatisation est un phénomène en dehors du normal, soit surnormal, soit anormaL Là où il n’y aurait que des causes efficientes principales naturelles, nous serions en présence de phénomènes anormaux et la stigmatisation n’aurait pas de sens. On devrait la juger comme une maladie, et la maladie n’a pas de sens en soi, car elle tend à la dissolution et à la mort. Tout autre est un cas de stigmatisation dont la cause efficiente principale est partiellement ou totalement surnaturelle. Ici, la stigmatisation est une prédication muette qui touche plus intensément [p. 153] les cœurs que ne le pourraient faire les plus éloquentes paroles. Elle a pour but d’attirer l’attention des hommes sur le mystère fondamental de notre foi, c’est à dire, sur le mystère de la Rédemption. Elle est la réalisation de ce que dit saint Paul : « Pour moi, Dieu me garde de me glorifier, si ce n’est dans la gloire de la Croix de N. S. J. C. par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde. Au reste, que personne désormais ne me suscite plus d’embarras, car je porte sur mon corps les stigmates de Jésus. » (Gal. VI, 14-17.) Et puis : « Portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps ; car nous vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. » (II Cor. IV, 10.)
DOM ALOIS MAGER O. S. B.
Doyen de la Faculté de Théologie de Salzbourg.
P. S.
L’archevêque Teodorovicz de Lemberg vient de faire paraître au sujet des phénomènes de Konnersreuth un livre digne d’attirer l’attention à plus d’un titre : Konnersreuth, vu dans la lumière de la mystique et de la psychologie (80. 335 p. chez Anton Pustet, Salzburg 1936). À la suite de notre étude, il nous faut parler de cet ouvrage et c’est chose difficile. Tant qu’un examen scientifique approfondi n’aura pas été fait de la question de Konnersreuth, on la discutera sans pouvoir conclure. En l’état actuel des choses, aucun auteur ne peut prétendre résoudre le problème ; il convient de le redire bien haut, au nom de la science. On ne saurait prétendre qu’à une probabilité plus ou moins grande, à une conviction toute personnelle dont chacun est libre d’apprécier la valeur. Malheureusement, le mouvement de Konnersreuth a méconnu cette liberté et trop souvent il a mis en doute l’orthodoxie de ceux qui en voulaient faire usage. Aussi, le monde scientifique considère-t-il avec une certaine méfiance toute publication nouvelle sur ce sujet.
La personnalité de l’auteur du présent ouvrage rend plus délicate encore la tâche du critique. On connaît la culture raffinée de Mgr Teodorovicz, sa clarté de vue, son remarquable don de discernement. À un sens psychologique fortifié par l’étude et l’expérience, il joint une connaissance parfaite de tout ce qui se rapporte à son sujet. J’ai eu personnellement l’honneur d’être [p. 154] en rapport avec lui et en ai gardé une impression très profonde.
Ceci établi, notons tout d’abord que le livre de Mgr Teodorovicz prend une place à part dans la littérature sur Konnersreuth. Non seulement l’auteur aborde la question d’un point de vue nouveau — le seul exact à mon avis —, mais il la traite avec une connaissance personnelle approfondie de Thérèse et de son milieu. Puis, il tient largement compte de l’opinion des adversaires et évite soigneusement toute polémique personnelle.
Il faut remarquer pourtant que l’ouvrage a été écrit avec grande sympathie pour la personnalité religieuse de la stigmatisée. Ceci est un glaive à deux tranchants. D’un côté, le lecteur captivé est plus ou moins influencé dans son jugement, ce qui diminue, d’autre part, l’objectivité scientifique. Le livre devient, pour le lecteur comme pour l’auteur et à leur insu, une apologie, et non, comme on le souhaiterait, un exposé, une recherche, un essai d’explication scientifique des faits. Ainsi l’auteur nous propose-t-il comme experts des enthousiastes de Konnersreuth qui ne méritent point une confiance absolue. Je nommerai seulement le docteur Witry dont le crédit a été bien ébranlé à la suite de l’ouvrage de l’Évêque de Metz sur Catherine Filljung. Ici encore — et tout en respectant l’axiome : de mortuis, nil nisi bene — je rappellerai que M. Gerlich était persuadé que, dans l’état de repos élevé de Thérèse Neumann, le Christ lui-même se substitue à elle et parle aux interlocuteurs. (Voir la correspondance entre Gerlich et moi dans « Um Konnersreuth, neueste religionspsychologische Documente in Verbindung mit Prof. Dr. Mager O. S. B., erausgegeben von Georg Wunderle, Wursburg, 1931). Gerlich va jusqu’à me reprocher de mentir, quand je dis avoir parlé avec Thérèse Neumann. D’après lui, ce serait avec le Christ que j’aurais parlé et il déclare l’interroger dans toutes les questions douteuses, soit lui-même, soit par le curé Naber. Quand, plus tard, M. le curé Naber a semblé vouloir nier ce fait et M. Gerlich en diminuer l’énormité, il eût été loyal de publier cette rétractation, en réparation des attaques contre Wunderle et moi. Il est insuffisant d’écrire : « J’estime qu’après les paroles du docteur Gerlich, toute polémique est devenue superflue ». (p. 246).
On ne saurait accorder aucune valeur scientifique à l’œuvre de M. Gerlich tant que ne sera pas nettement déterminé ce qu’il entend être vérité scientifique fondée sur des questions faites au Christ.
D’autre part, je dois défendre la réputation du docteur Deutsch, fils dévoué de l’Église autant que bon expert en médecine. Ses opinions mériteraient d’être autrement appréciées dans le présent ouvrage. [p. 155]
Mais revenons aux points qui donnent à ce nouveau travail une position spéciale.
Il m’a toujours semblé de toute première importance, comme je l’ai dit plus haut, d’examiner, avant de juger de leur cause, si les stigmatisés jouissent de la contemplation infuse. L’illustre auteur a le mérite d’avoir étudié la question, du côté mystique. Il a beaucoup lu à ce propos et se livre à des comparaisons habiles et heureuses. Pourtant, il eut été d’importance fondamentale de distinguer entre mystique et charismes..
Si les faits de Konnersreuth sont d’ordre charismatique, l’étude en sera fort difficile. Par contre, s’ils sont d’ordre mystique, il faudrait prouver que Thérèse jouît de la contemplation infuse. La stigmatisée a levé un peu, pour Mgr Teodorovicz, le voile de sa vie spirituelle, lui permettant ainsi des remarques fines, nuancées qui différencient ses observations des phénomènes médiumniques. S’il restait à quiconque un doute sur la profonde piété et la foi solide de Thérèse, le présent livre le dissiperait d’où sa valeur impérissable. Toute cette lecture semble indiquer que Thérèse Neumann vive dans une union peu commune avec Dieu. Mais il n’est pas prouvé qu’elle jouisse de la contemplation infuse. Une autre démonstration serait indispensable. Les œuvres de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix traitent de mystique, non de charismes. On ne peut donc en appeler à sainte Thérèse pour les faits de Konnersreuth ; les passages que cite l’auteur ne s’y appliquent pas. Il m’est impossible d’entrer ici dans le détail qui demanderait un volume. Mais on ne peut, vu le manque de preuves, résoudre du côté de la mystique le problème de Konnersreuth.
Restent les charismes.
Le présent travail conduit le lecteur critique à admettre la possibilité et même la vraisemblance des dons charismatiques de Thérèse Neumann. Mais il ne donne ni certitude ni probabilité scientifique, parce que l’auteur n’a pas examiné la question d’après les méthodes scientifiques et qu’il ne pouvait, d’ailleurs, faire à lui seul cet examen. Encore une fois, on ne pourra donner sur le caractère des événements de Konnersreuth un jugement scientifique valable, aussi longtemps qu’un examen dans le sens indiqué n’aura pas eu lieu.
Mais c’est tout autre chose qu’une certitude subjective, personnelle et ceux qui ne demandent pas plus ne trouveront aucun livre qui soit, plus que celui-ci, persuasif.
En félicitant l’auteur, nous devons le remercier de nous avoir communiqué ses expériences. Elles embrassent dans son ensemble [p. 156] toute la personnalité religieuse de Thérèse Neumann d’une façon attirante. On ne pourra s’en passer quand on voudra étudier à fond la question de Konnersreuth. En traçant de la stigmatisée une image sympathique, l’auteur ne refuse pas, avec autoritarisme
D’avoir égard aux opinions contraires. Il reste bien objectif et, avec son caractère affable, ne trahit même pas le nom de son principal adversaire. Ceci, ne m’engage pas dans la controverse.
Le livre de l’archevêque de Lemberg est sans doute un sommet dans la littérature de Konnersreuth. Dans l’âme du savant critique lui-même, ces pages laissent une impression profonde parce qu’elles nous transmettent un peu de la personnalité du noble et illustre prince de l’Église.
Qu’il ne m’en veuille pas d’une mise au point des questions qui ne sont pas hors de doute. Sa grandeur d’âme l’acceptera dans le sens même où elle a été écrite.
DOM A. M.
NOTE
(1) Récemment on a découvert la supercherie de crucifix saignants en Belgique (N. de la R.)
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