Françoise Dolto. Le diable chez l’enfant. Article parut dans « Etudes carmélitaines – Satan », (Paris), Editions Desclée de Brouwer, 1948, pp. 429-441.
Un article souvent méconnu de Françoise Dolto, un peu en marge de ses principaux travaux.
Françoise Dolto, née Marette (1908-1988). Elle s’oriente d’abord vers les études d’infirmière avant de s’inscrire à la faculté de médecine de Paris en 1932, année où elle rencontrera René Laforgue, avec qui elle entamera son analyse. En 1936 elle rencontre Sophie Morgenstern, qui l’initie à la psychanalyse de l’enfant. Deux ans plus tard elle rencontre Jacques Lacan, et devient l’adjointe de Odette Codet à la consultation d’Edouard Pichon. Nous renvoyons aux différentes biographies pour plus de détail. Nous signalerons ses principaux ouvrages :
Psychanalyse et pédiatrie (thèse). 1939, puis 1971.
Le cas Dominique. 1971.
Au jeu du désir. 1972, puis 1981.
L’évangile au risque de la psychanalyse. 1977.
L’image inconsciente du corps. 1984.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé les fautes de frappe. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’articme original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 429]
Thérapeutique
LE DIABLE CHEZ L’ENFANT
I. ANALYSE DES DESSINS DE TROIS ENFANTS
DR FRANÇOISE DOLTO.
Dessins I et II
Voici deux dessins d’un garçon de 11 ans. Il les apporte l’un recouvrant l’autre, de sorte que la superposition des dessins nous donne une image dans laquelle nous voyons les cornes du diable N°1 rouge anguleux, (caricature inconsciente du père) servir de cornes au diable jaune de forme ronde (caricature inconsciente de la mère). Une paire de cornes pour deux masques diaboliques ainsi maléfiquement couplés. C’est vers la fin de sa récupération psychique que l’enfant apportait ces dessins.
Cet enfant dont le cas a été publié par ailleurs (1) présentait des troubles profonds dans son comportement social : vols, mensonges, indiscipline, négativisme, nullité scolaire, et dans son comportement individuel : plaisir à courir en plain air des risques mortels (une chute d’un parapet de pont ne l’avait pas rendu prudent), besoin d’être toujours à plat ventre par terre chez lui, inoccupé. Tous ces troubles étaient survenus brusquement lors de son contact avec l’éducation libre de la sixième nouvelle. Cet enfant jusque-là très bon élève, studieux, timoré, discipliné, très obéissant et d’une politesse extrême avait été mis, en raison même de ses qualités qui le faisait apprécier comme un bon élément, dans la sixième nouvelle afin de rehausser le niveau plutôt faible de la classe.
Le mode d’enseignement qui fait appel chez les enfants à la créativité plutôt qu’à l’obéissance et à la servilité psychique, a bouleversé d’une façon profonde le sens du Bien et du Mal qu’il avait eu jusqu’alors. L’étude entreprise avec l’enfant sur la ressemblance inconsciente existant entre ces deux visages de diable et le visage de chacun de ses parents nous a révélé d’existence d’un désarroi intérieur. L’idéal du Bien et du Mal qu’il s’était construit dans le climat familial s’opposait à ce nouvel idéal plus large, ou l’obéissance n’était pas la valeur principale et qui menaçait de renverser l’ancienne échelle de valeur morale. Derrière le droit d’agir, de travailler seul ou en équipe, d’observer la vie, l’enfant sentait s’éveiller en lui ses désirs de curiosité, de liberté, réfrénés dès son jeune âge au nom des principes éducatifs intriqués à des habitudes religieuses. Collaborer librement avec les autres et avec le professeur, pour animer la classe, c’était l’idéal des élèves de sixième nouvelle. Cela présentait un grand danger par rapport à l’idéal ancien d’un robot servile. Ces dessins représentaient sous les traits du démon, les mauvais conseillers. Les écouter lui avait semblé bien, mais cette perfection satisfaisante dans ce climat familial étroit était une illusion. Atteindre à ce résultat de petit garçon modèle aussi « raisonnable » qu’une « grande personne » l’avait acculé à l’impuissance dans toute société extra-familiale. [p. 430]
Voici le dessin d’un garçon de 9 ans présentant de l’énurésie, pour laquelle il vient chez moi. Son caractère non pathologique en apparence est toute douceur et toute sensibilité. Il est très « raisonnable », s’exprime comme un adulte, il est bien doué intellectuellement, on le dit paresseux, indifférent à son travail. Il est très calme. Il a de l’asthme chronique depuis l’enfance. Sa mimique est pauvre, son comportement guindé, très poli.
Son dessin est celui d’un monstre polychrome prodigieusement denté. Il a l’échine en dent de scie, le museau surmonté de trois cornes, l’oriflamme vert dont il est orné est le signe de la liberté que cet animal se permet dans un monde imaginaire créé par l’enfant dans les profondeurs de la terre. Ce monstre est gardien de richesses incommensurables.
Remarquez la raideur des quatre pattes comparée à l’énergie soutenue et agressive que traduisent les dents de l’échine.
Cet enfant trop sage, fausse grande personne, nous parle lors de l’analyse du dessin de son désir de faire du bruit, de grimper partout, désir qui était refréné depuis son enfance et conçu comme Mal par lui, parce qu’il eut gêné le travail de son père et peiné ses parents pour lesquels il avait beaucoup d’affection. Son danger intérieur inclus dans les profondeurs de sa nature physiologique s’exprime sous les traits d’un monstre animal. Ses scrupules d’enfant affectueux, exacerbés par une très vive sensibilité mal dirigée par des parents aimant la tranquillité et peu compréhensifs des besoins de l’enfant, lui font concevoir comme néfastes les impulsions naturelles de sa petite enfance. Ces impulsions à faire du bruit, à courir, jouer, danser, faire des mouvements désordonnés, le faisant mal juger de ses parents, c’est-à-dire de sa conscience du bien et du mal, il y avait renoncé avant même de pouvoir sublimer l’énergie vitale que ces manifestations traduisaient. Le monstre dangereux, c’est son dynamisme enfermé au fond de sa personnalité et gardant inutilement prisonnières des richesses psycho-affectives.
Dessins IV, V et VI.
Ces trois dessins sont d’un même enfant, garçon dont le comportement est adapté à la vie. Les dessins IV et V ont été faits à 23 mois, le dessin VI à 32 mois. Peut-être sont-ils susceptibles de nous éclairer davantage sur l’évolution qui se fait de l’idée d’un être aux instincts monstrueux à la projection de cette idée dans un monde animal, puis dans un diable à tête humaine avec ou sans corps monstrueux. J’aimerais que d’autres [p. 431] personnes recueillent des traductions graphiques de tout-petits afin que les psychologues puissent étudier à fond le problème des éléments dangereux (pulsions, affects, émois) projetés sous forme de graphismes.
Le dessin N° IV comparé au dessin N°V nous montre une forme aux lignes souples et ascendantes, celles-ci sortent même des limites du papier. L’enfant l’appelle un ange.
La forme à laquelle il donne le nom de diable présente une ligne supérieure en dents de scie (semblable à l’échine du monstre du dessin N°III) et des prolongements inférieurs et latéraux très divergents, plutôt agressifs.
La forme appelée « diable » par l’enfant comprend trois petits cercles interprétés par l’enfant comme étant les yeux du diable. Chacun de ces yeux regarde dans une direction différente, ils semblent dotés de mandibules.
Dans la forme appelée « ange » les trois yeux sont centrés et les traits qui pourraient être des mandibules d’une tête à trois yeux ne divergent pas. Ces sortes d’antennes ou de mandibules semblent être au service de ce groupe visuel homogène.
Le dessin N°VI dans lequel certains verront une tête de mort n’a pas été conçu par l’enfant de deux ans et demi comme tel. Pour lui c’est un « diable » et il dit après avoir exécuté son dessin : « Il n’y a pas de quoi avoir peur puisque c’est un dessin… mais si c’était vrai… » et il n’ajoute rien. Pour lui l’horreur de cette forme imaginée et imaginaire vient de ce qu’elle lui rappelle le visage humain doté de cinq étages de mâchoires. Or pour les psychanalystes, la psycho-physiologie de l’enfant de 30 mois est animée d’une forme de libido (énergie physiologique) [p. 432] qualifiée d’orale agressive (2). Un visage humain dépouillé de corps et qui centre une énorme énergie, traduit les ambitions de l’enfant à cet âge, une envie extrêmement violente de devenir grand, envie encore exagérée par la présence nouvelle d’un petit frère.
Dessin VI
Devenir une grande personne, imiter les adultes au lieu d’être un enfant satisfait de son corps inhabile, voilà le danger intérieur, l’ennemi orgueil que ce petit sentait en lui. Il se sentait dévoré (toutes les dents) du désir de tout comprendre; or, comprendre, signifie à cet âge, manger, posséder, en étant le plus fort. Réduire tout ce qu’on voit (les deux yeux) en éléments assimilables intellectuellement, le désir d’être 5 fois plus agressif que ne le peut sa nature.
II. QUELQUES RÉFLEXIONS SUGGÉRÉES PAR L’IDÉE DU DIABLE DANS LA PSYCHOLOGIE INFANTILE
Les enfants subissent le monde des adultes et y réagissent. Aussi l’idée de l’existence du diable, le mot de diable précocement employé dans leur vocabulaire, ne doit pas nous surprendre. Ne voit-on pas dans les familles les moins chrétiennes, des adultes faire allusion à l’idée du diable lors d’une espièglerie de l’enfant, bien que ce mot soit dénué pour eux de tout sens métaphysique ?
Il est rare que l’enfant assimile le diable aux personnages fantastiques de son monde imaginaire. Il est un personnage à part, sans liaison aucune avec le Père Noël, les fées, ni même avec les sorciers et sorcières. Autour de lui plane une notion de danger angoissant et d’opération maléfique survenant sans truchement aucun, pas même celui d’un philtre ou d’une baguette magique.
Sorciers ou fées qui interviennent dans la vie des humains, se dérangent de leur pays, ou bien l’on fait le chemin vers eux. Le Diable, lui, n’arrive pas d’un pays; il semble sortir de nulle part c’est-à-dire de soi-même et de partout, des désirs; ce n’est pas un pays qu’il habite, c’est l’état d’ardeur, l’état où brûlent les désirs toujours inassouvis. Le diable s’impose, il veut empoigner l’enfant, le subjuguer par la peur, il constitue pour lui une sensation-choc qui bouleverse son équilibre affectif.
Les enfants, en cela, très grands philosophes, pensent à parler du diable quand ils éprouvent un état intérieur indescriptiblement pénible ou lorsqu’ils veulent faire éprouver un état tel à leur interlocuteur.
Un enfant ne parle jamais du diable sans y mêler une idée de [p. 433] morale intentionnelle, c’est-à-dire de vraie morale. Les sorciers et les sorcières peuvent être eux aussi laids et méchants, mais ils sont savants et, surtout, ils sont intégrés à un monde social. Ils sont au service des autres, de certains humains tout au moins, ils portent un costume, symbole de la vie sociale. Pour une partie de la société, réduite peut-être, le sorcier reste nécessaire et estimable, il troque ses services contre autre chose de matériel, il peut y avoir échange. Le diable, lui, est au-dessous de toute estime possible car il ne se met jamais au service des autres. S’il se met en apparence au service de sa victime, c’est une relation subjective déguisée, hors du sens même du mot service. Il n’y a pas d’échange possible entre le diable et l’homme. C’est ce non-social profond qui en fait un danger N°1, le diable pour l’enfant est synonyme de sa disparition en tant qu’être social. S’il fraye avec lui, il entre dans un monde sans normes sociales, en deçà de toute règle.
Pour le petit d’homme, le contact avec le monde terrien et ses lois cosmiques est indissolublement lié à sa connaissance physique des objets animés ou inanimés, et à ses sensations internes liées à son existence même. Espace, temps, gravitation, luminosité, température, hygrométrie, dimensions, ne sont jamais séparées des contacts partiels, des expériences particulières successivement vécues avec la terre, l’eau, l’air, le feu, les végétaux, les animaux, les humains.
C’est par la périphérie de lui-même, par les sens ouverts aux perceptions, alors que son corps est par ailleurs en contact avec d’autres éléments sensoriels, que l’homme entre en contact avec les éléments constitutifs du monde. Au contraire, les pulsions instinctives, les affects, les émois, sont ressentis en marge de toute comparaison possible. On ne ressent jamais autre chose que ce que l’on peut ressentir; ce que les autres ressentent ne peut rien nous apprendre.
Les interférences entre les aspirations à vivre de la partie intellectuelle, ou de la partie sensitive de soi-même, avec la partie sensuelle sont donc des dangers incommensurables, des dangers « monstres ». Ces conflits ne sont pas non plus assimilables à des dangers réels puisqu’ils naissent d’un état intérieur. La force contenue dans ce conflit dépasse celle d’une créature connue bien qu’elle puisse être associée à la force d’un animal fantastique nuisible, quand le conflit est dominant à l’étage des pulsions agressives motrices. (3) Elle peut être associée à la force d’un végétal [p. 434] fantastique et nuisible quand le conflit est à l’étage des appétits organiques (4), d’un humain fantastique et nuisible, quand le conflit est sur le plan des ambitions mentales (5). L’image terrorisante est donc en elle-même peu de chose. C’est l’émoi, le choc interne ressenti incommensurable à l’image, mais éveillé par elle par association sensorielle, qui fait dire au sujet que c’était le diable qui était présent dans un fantasme, dans un cauchemar, ou dans une image hallucinatoire.
Comme il s’agit d’un état intérieur, il s’agit d’un état sans aucun point de repère comparatif et sensoriel de périphérie, un état sans dimensions. Le sujet ne peut rien échanger avec cette présence ressentie (paroles, regards, coups) sans risquer de se perdre, de perdre l’être, perdre la possibilité de se sentir distinct de cette image, soi-disant étrangère à lui mais en fait représentant le conflit vivant en lui. Cela explique l’état d’angoisse panique.
Que de contradictions dans la nature humaine! Que d’échelles de valeurs, ou moyens de mesure subjectifs différents, facilement divergents! Les besoins vitaux de base, respiration, nutrition, sommeil, se traduisent à un certain rythme. Leur satisfaction plus ou moins parfaite donne une échelle de valeurs biologiques, bon – mauvais. Les sens eux, nous obligent à entrer en contact avec les objets animés et inanimés de notre entourage, et il n’y a pas de commune mesure entre ce que nous ressentons de ce contact et ce qu’ils sont pour un autre. Notre mental vient encore avec ses exigences d’expression du ressenti dans une forme abstraite; avec son besoin de préhension abstraite au-delà de toutes les perceptions concrètes.
Que d’exigences internes, difficiles à concilier, et entre elles aucune monnaie d’échange! Avec soi-même inquiet on est inquiété mais on ne peut combattre. Le combat nécessiterait une aliénation de soi-même (aliénation mentale, affective ou physique). Avec un soi-même se contredisant on ne peut pas non plus entrer en colloque; qu’échangerait-on qui ne serait pas soi-même, une contradiction sans fin ? [p. 435]
Ainsi à chaque étape de notre évolution, les contradictions inscrites dans la nature particulière de chacun de nous sont ressenties comme dangereuses, sans que ce danger ait une commune mesure avec des dangers réels existants.
Cependant, il y a des dangers réels, ils viennent du monde extérieur, des expressions de vie des êtres animés qui nous entourent et des conditions cosmiques tout à la fois.
Tout cet entourage nous impose des attitudes de composition constante entre nos besoins et les possibilités de les satisfaire que nous laisse le monde extérieur. De là naît encore une autre échelle de valeurs tout aussi naturelle que les précédentes mais que l’on tend à confondre avec une échelle surnaturelle et transcendante; ceci vient de ce que, pour l’enfant, le père et la mère se projettent sur Dieu, sur l’idée d’Absolu, et l’on ne fait pas toujours le nécessaire, même dans l’éducation chrétienne, pour éviter tout anthropomorphisme, ce qui, souvent, n’est pas sans conséquences regrettables pour l’avenir. Sur le plan de l’expérience, le respect dû aux parents implique une échelle de valeurs qui engage un comportement, alors que l’intention de l’enfant échappe aux parents eux-mêmes. Cette échelle de valeurs naît de la rencontre des échelles de valeurs subjectives avec les possibilités permises par le monde extérieur, tout à la fois cosmique, affectif et social pour le petit humain.
Aussi, il est très difficile de désintriquer l’idée que se fait quelqu’un du Bien, du Mal, de ses expériences initiales vécues dans le bien-être et le mal-être coenesthésique autonome (6).
Or, chez l’enfant pour qui le sens de la possession n’est encore que digestif et captatif (7), le diable est conçu comme tuant et dévorant sa victime. Chez l’adulte, le diable au contraire est conçu comme ne consommant jamais, jouissant de ne jamais épuiser le plaisir de nuire inutilement sans autre profit que cette jouissance (8).
Le fait que le diable dévore sa victime beaucoup plus souvent chez l’enfant que chez l’adulte, est d’autant plus intéressant que c’est la même idée fondamentale primitive qui donne naissance aux deux concepts voisins (diable, monstres). Aussi voit-on les grands enfants figurer des monstres qui ressemblent étrangement au diable des petits enfants, je veux dire qu’ils projettent dans des formes animales imaginées, qu’ils appellent « bêtes [p. 436] horribles » (quand ils n’ont pas le mot monstre à leur vocabulaire), des caractéristiques d’avidité digestive et d’agressivité instinctuelle destructrice monstrueuse, caractéristiques que les petits enfants prêtent à des formes inquiétantes pour leur sens esthétique, et qu’ils appellent « diables ».
Les monstres dérivant au cours du développement de l’individu de la notion primitive de diable sont inconsciemment conçus comme des êtres qui ne sont pas au service de la vie, mais de la mort, et comme des êtres qui thésaurisent inutilement un trésor. Ils ne donnent pas la mort à d’autres créatures dans le seul but de vivre (ce qui est la condition terrienne de tout ce qui vit). L’animal sauvage dont la rencontre est imaginée comme dangereuse et angoissante aussi, n’est pas méprisé car il attaque et tue pour vivre (ordre biologique).
L’enfant n’est pas conscient et n’explique pas en détail ses sentiments qui sont cependant bien ceux-là si on tient compte des associations qu’il donne de ses dessins ou des récits imaginaires qu’il fait et des jugements qu’il porte sur les êtres imaginés par lui. Le monstre au contraire est un dévoreur sans fin, assoiffé de victimes avec l’idée de nuisance dans son attaque et dans son meurtre, une idée de nuisance débordant de beaucoup sa victime qui elle-même est pour lui un être impersonnel, « la créature » simplement « humaine » qui ose risquer la lutte avec le monstre au prix de sa vie pour une cause qu’elle juge valable: la possession du trésor gardé.
Le diable ou le monstre pour l’enfant est toujours le danger qui surgit sur le chemin des causes exaltantes, ou plutôt, des causes valorisées par la tension des désirs sublimés vers l’atteinte et la possession future d’un objet idéal. Ces deux concepts « objet et idéal » constituent par leur liaison le drame de l’homme. L’ « objet », limité par son existence même, s’avérant n’être jamais « idéal » une fois qu’il est possédé.
Ces dangers vivants sont des images de créatures fantastiques au service d’instincts qui sont dangereux, qui peuvent nuire à tous, (s’attaquant encore plus aux purs et aux valeureux), et d’autant plus violents que l’être qui les combat est physiquement et moralement fort, c’est-à-dire riche de vie.
Ces monstres sont dans le langage symbolique de l’enfant, des êtres répugnants, inesthétiques. Ces caractéristiques les opposent aux animaux sauvages, êtres nobles et audacieux dont le droit à la vie est reconnu parce qu’ils sont les défenseurs d’une cause juste. Les monstres sont immoraux ils font le mal pour le mal; les animaux sauvages sont amoraux, ils vivent en marge [p. 437] de la société, mais leurs actes ont un sens, biologiquement parlant.
La puissance de ces monstres est grande, extraordinaire, et leur présence sur le chemin d’une conquête rend celle-ci encore plus désirable. Leur pouvoir cependant n’est pas spirituel; si décuplées que soient leurs forces, ils sont impuissants devant la force spirituelle, devant des attitudes et des sentiments qui traduisent la sublimation des instincts (seul spirituel que l’on aborde en psychologie). L’enfant exprime cela à son insu quand il raconte que le héros en présence de l’animal haineux n’éprouve ni peur ni haine, mais seulement une colère courageuse qui l’exalte, sans vanité et sans bravade.
Si le héros et le monstre sont de force égale le triomphe du héros sur le monstre sera dû non pas à la force physique (sur ce plan-là le monstre peut être neutralisé mais jamais battu), mais à des qualités telles que la prudence et l’adresse (9). L’instinct combatif s’exprimant avec une violence égale chez les deux adversaires est sublimé chez le héros dans des tendances oblatives: le désir de servir et de libérer autrui ; alors qu’il n’est chez le monstre qu’une expression de tendances égoïstes et captatives. (Le trésor qu’il garde pour n’en rien faire).
Dans les récits de tous les enfants, quand donc les forces quantitatives sont égales, c’est la qualité intentionnelle de celle-ci qui permet le triomphe et implique la mise hors d’état de nuire des forces brutes. A ce moment du combat le héros pourrait encore perdre s’il ne se détachait immédiatement d’un sadisme inutile pour se donner tout entier à l’utilisation du trésor dans un but encore intentionnellement oblatif. Le monstre finit souvent par se mettre au service du héros, ce qui dans le langage symbolique signifie la domination pacifique des instincts.
L’analyse approfondie des histoires où les enfants nous racontent leurs luttes avec les monstres, ainsi que l’étude des représentations graphiques qu’ils en font amène les psychanalystes à voir que monstres et démons à visage d’hommes cornus, ont bien une seule et même origine. L’enfant projette l’idée du diable dans les monstres animaux tant que ses instincts, dangereux sont ressentis par lui comme des instincts possessifs de puissance matérielle et de domination, et tant que ces instincts restent assimilés à des avidités sensuelles, sensorielles et motrices (stade oral et anal des psychanalystes (10)
Quand l’enfant donne à ce visage les traits d’un homme cornu, il s’agit alors des instincts des stades pré-génital (11) et génital (12). L’enfant donne à ce visage les traits qui reflètent pour un physiognomoniste l’exagération de certaines caractéristiques contenues dans sa nature et qui, s’exagérant, au détriment des autres, lui feraient perdre l’équilibre mental. Les couleurs, quand il en met, sont symboliques d’ardeur et de mort tout à la fois (exemple dans le dessin I et II la mort livide masquant l’ardeur rouge). Notons qu’il y a toujours un caractère de divergence, de dispersion, de dysmétrie, de dysphorie. Le tout traduit la disharmonie jointe à une mimique dominante qui traduit la fixité inexorable de l’intention maléfique, la non-réversibilité.
Le psychologue ne voit pas chez l’enfant l’idée du diable mise au service du transcendant métaphysique. Elle exprime, à travers du subjectif vécu, le désordre intérieur vivant créé dans la psycho-physiologie de l’enfant par le sentiment du bien agir et du mal agir.
Toute règle de comportement commandant des gestes, des mots, des apparences, et des mimiques au nom du « Bien », en interdisant d’autres au nom du « Mal », exercent dans les profondeurs inconscientes de l’enfant une contrainte similaire et même plus angoissante, alors que les adultes (dieux gendarmes) ne sont plus là. Cette contrainte devenue intérieure naît de l’angoisse [p. 439] non-définie due aux conflits entre des échelles de valeurs contradictoires. L’état de malaise coenesthésique naît de ces conflits internes lors d’une incitation, d’un émoi, qui, s’il s’inscrivait dans un comportement, serait non-conforme à ce qu’il devrait être aux yeux de l’adulte. Cet état d’insécurité entraîne les sentiments de culpabilité sans qu’aucun acte nuisible soit exécuté, ces sentiments engendrent à leur suite le remords, la révolte ou la punition par l’échec de tout ou partie de la fécondité du sujet.
Dans les observations que j’ai pu recueillir moi-même la question du diable s’est toujours posée chez les garçons, jamais encore chez les filles, je ne sais s’il s’agit de coïncidence, du transfert psychanalytique (ma qualité de femme), ou d’une plus grande difficulté à établir un comportement au nom d’une échelle synthétique et harmonieuse des valeurs pour un petit mâle dans l’espèce humaine civilisée. J’ai rencontré deux fois l’idée du diable chez des sujets féminins, une fois au cours d’un cauchemar, dans un autre cas dans une hallucination. Il s’agissait de deux femmes de quarante ans à peu près, l’une était psychosée depuis cette hallucination; elle avait toujours été jusque-là considérée comme normale mais frigide. L’autre était névrosée frigide aussi et très mal adaptée. Ces deux femmes souffraient d’un complexe de virilité depuis l’enfance, c’est-à-dire d’une non-acceptation de leur sexualité féminine génitale réceptive (13). Le diable était les deux fois: « grimpé » sur son lit pour l’une, sur quelque diable ou quelqu’autre animal pour l’autre. S’agissait-il d’une extériorisation de composantes masculines datant de l’âge pré-génital et qui avec la ménopause recevaient de nouvelles forces ? Je le crois. Le diable était aussi conçu comme lubrique, et la sensation-choc qu’elles en recevaient, l’une dans son cauchemar, l’autre dans son hallucination, était une sensation génitale jamais éprouvée dans leur vie maritale. Je sais bien qu’il existe la légende de sainte Marthe et de la tarasque, mais c’est un animal mammifère monstrueux, et non un diable à visage humain, à station debout. Il serait d’ailleurs intéressant mais cela sortirait du cadre de ce travail d’analyser les deux légendes de saint Georges et de sainte Marthe à la lumière de la psychanalyse et de les comparer.
Pour saint Georges que je connais mieux, il s’agit de l’homme fixé oedipiennement (14) à sa mère (comme un petit enfant). Il arrive [p. 440] grâce à son option pour la vie, au nom du Christ, à annihiler les forces maléfiques qui voulaient détruire à ses yeux les charmes de la féminité: le monstre marin dévorant les jeunes filles (ou bien l’idée du danger de la sexualité lié à son amour pour la mère annihilant le droit à aimer les jeunes filles). Il soumet alors ses forces à la jeune fille et peut dénouer sans danger la ceinture de celle-ci qui servira de lien à la bête devenue servante à la fois de la jeune fille et de la Société. (Retour de la jeune fille dans la ville tenant en laisse le monstre). A ce moment le héros va à d’autres œuvres. (Il quitte la ville après avoir baptisé tout le monde). Ses instincts servent la femme (fécondité charnelle) et tout ce qu’il fait de social est sublimé, ce qui se dit: la société entière choisit de suivre avec lui la même option de vie. Servir la vie au-delà des épreuves, cela se dit: suivre le Christ qui est vie et résurrection.
En termes psychanalytiques cette légende raconte l’aventure de l’être humain qui passe du stade anal au stade génital actif puis sublimé. Toute cette légende est l’exposé symbolique d’une épreuve psychologique vécue par l’être humain de sexe masculin. L’avènement de la maturité au triple point de vue sexuel, affectif, mental s’insérant dans le social, tout en donnant à tous ses actes un sens oblatif. La polarisation intentionnelle: pour les œuvres, pour la descendance, pour la société de tous les humains, c’est le spirituel naturel de l’âge génital servant de base au spirituel transcendant peut-être (15).
Conclusion
Nous savons tout ce qu’ont de fragmentaires et d’insatisfaisants ces quelques réflexions suggérées par l’expérience psychanalytique clinique. Qu’on ne cherche pas dans ce chapitre des preuves de l’existence ou de la non-existence transcendantale du démon. En clinique nous n’abordons jamais le transcendant. Il ne nous est possible que d’aborder l’humain tel qu’il se présente, combinaison indissoluble d’une physiologie (qui secréterait ou exhalerait une certaine psychologie brute) d’une part, et d’autre part d’expressions gestuelles, verbales, mentales, reliées étroitement à cette physiologie. Il semble bien que tout le vécu et le ressenti par contact avec le monde ambiant entretienne et provoque la mutation des pulsions rythmées profondes, soutienne, impose et oriente l’ensemble des relations gestuelles, verbales et mentales entre cette psycho-physiologie et l’entourage selon un réseau absolument individuel formé de l’intrication des échelles de valeurs dont chacune répond à un critère différent. La structure de ce réseau serait la clé du caractère.
Le corps sans l’âme ou l’âme sans le corps n’ont jamais pu être observés cliniquement, de même que l’affectif sans le sensoriel et sans mental, et le sensoriel sans affectif et sans mental. Que l’âme transcendante existe, nous ne pouvons pas au nom de la psychanalyse l’infirmer ou l’affirmer. L’option intentionnelle de nos pensées, de nos gestes, de nos sentiments, chacun de nous peut la ressentir, mais aucune méthode psychologique objective ne permet de juger ni de préjuger sûrement de l’intention morale qui polarise les forces psycho-physiologiques d’un être humain dans son comportement. Toujours est-il que pour l’enfant, un comportement parfois très bien vu de son entourage au nom de la morale des adultes peut, s’il est ressenti par lui – à l’âge affectif où il se trouve – comme anti-biologique, être associé à l’angoisse, angoisse qu’il traduit par l’idée du diable, du désordre menaçant ce qui est vivant.
Paris
Docteur Françoise DOLTO.
NOTES
(1) NEF mai 1945.
(2) (C’est-à-dire que son énergie à vivre, à croître, est entièrement dépendante de l’instinct de nutrition qui est l’instinct de base à cet âge. Les personnes qu’il aime sont celles qui lui donnent à manger. Sa façon de connaître est de mettre à la bouche, ou avec ses mains de prendre et broyer (comme avec les dents). Il n’est pas conscient encore de ce qu’il veut exécuter, produire, faire, mais il est très conscient de ce qu’il veut prendre, recevoir, avoir.
(3) Ce qui arrive quand l’enfant est doué d’un tempérament de type musculaire dominant, ou que – quel que soit son tempérament – il ait été très gêné dans son expansion (bruit, mouvements, jeux libres, fonctionnement digestif) par une éducation rigoureuse à l’âge de 18 mois à 4 ans. C’est l’âge de la prise de conscience de ses possibilités de productivité aussi bien digestives que gestuelles.
(4) Si l’enfant est de tempérament de type digestif dominant, ou que, quel que soit son tempérament, il ait été traumatisé dans sa sensibilité, par des chocs, une contagion émotionnelle de l’entourage, des interventions trop violentes pour ses possibilités naturelles de réceptivité sensorielles, affectives ou digestives dans la période précédant 2 ans.
(5) Si le sujet est surtout cérébral ou s’il a été éprouvé dans l’étape intellectuelle du développement par des traumatismes affectifs injustice, mensonge, tricherie touchant les lois naturelles des échanges qui étaient les siennes, ses dispositions esthétiques naturelles dans ses activités créatrices spontanées.
(6) Cf. article à paraître prochainement dans Psyché.)
(7) Cf. note supra.
(8) (Chez l’adulte il s’agit de la perversion projetée des caractéristiques de l’instinct génital désordonné.).
(9) Sublimation de l’agressivité brute des instincts de l’âge oral-anal agressif musculaire, leur maîtrise spécifiquement humaine par l’intelligence calculatrice.
(10) Stades oral et anal de 0 à 4, 5 ans environ ainsi dénommés à cause de l’orifice d’entrée et de sortie du tube digestif. Ces zones sont le centre d’intérêt vital primordial à l’âge où la vie n’est encore que végétative et où l’enfant commence à prendre conscience confusément des son existence et de ses possibilités à partir de ses sensations digestives réceptives, replétives, évacuatives et excrétives, d’abord passives, puis actives. Ces sensations s’accompagnent de plaisir à les subir, puis à les provoquer, à les combattre, à les refuser, à les dominer. A ces stades qui couvrent les 4 à 5 premières années, toute la structure de la personnalité est en devenir à travers les expériences vécues, toujours associées affectivement, sensoriellement, ou psychiquement à des sensations, des émotions, des jugements, des échanges avec le monde au sujet de ses instincts vitaux de croissance et de leur expression verbale, gestuelle, ou émotive.
(11) Stade prégénital de 4 à 6, 7 ans environ suivi pour les psychanalystes par un stade dit de latence avant l’avènement du stade génital avec la puberté. Le stade prégénital est caractérisé par la disparition de la prédominance des instincts digestifs, captatifs et destructeurs, et l’apparition de la plus value donnée à la qualité de garçon ou de fille qui caractérise le sujet. Cette plus value s’accompagne de la découverte consciente du plaisir se rapportant à la zone érogène sexuelle et des émotions qui l’accompagnent. Le sujet polarise toutes ses activités vers l’affirmation de soi, vers l’accès à une image de lui-même qu’il brigue d’atteindre en s’affirmant valable dans le clan des humains du même sexe que lui. Cette étape ambitieuse mène le sujet à la résolution de son Complexe d’Œdipe. Celui-ci est le conflit inévitable qui accompagne la prise de conscience des lois de la vie humaine en sociétés. La valorisation de soi, en tant qu’être sexué, aspirant à devenir homme ou femme, amène le sujet à éprouver dans l’ambiance familiale amour et jalousie vis-à-vis de personnes adultes qu’il voudrait égaler et supplanter. La souffrance qu’il en éprouve l’oblige à dénouer le sensuel de l’affectif, à renoncer au sensuel insatisfaisant objectivement et dangereux subjectivement pour entrer dans une phase d’acquisitions sociales et culturelles dominantes.
(12) Stade génital à partir de la puberté: il se caractérise par la notion consciente du rôle actif de la sexualité dans la vie instinctive, affective, psychique, par l’apparition du sens de la responsabilité dans la société, hors de la famille et la recherche de groupements extra-familiaux auxquels s’intégrer pour donner son activité à des buts qui dépassent l’intérêt de sa propre personne. Apparition de l’oblativité, de la créativité. Ce stade débordant le cadre de cette étude qui ne concerne que l’enfant, je n’en dirai pas plus long.
(13) (Conflit de valeurs chez la fillette qui mésestime intellectuellement ou affectivement sa caractéristique sexuée de fille et valorise tout ce qui peut la faire paraître à ses propres yeux moins inférieurs, c’est-à-dire moins féminine.
(14) (Le complexe d’Œdipe est, ajoutons encore, une étape du développement de tout être humain pour la théorie psychanalytique. On donne ce nom, par allusion au mythe d’Œdipe, aux émois du garçon où son amour pour sa mère est compliqué de jalousie.)
(15) L’interprétation psychanalytique de la Légende de St-Georges n’ôte aucunement la valeur esthétique et spirituelle de cette belle légende. Au contraire, c’est par l’analyse que l’on peut comprendre l’importance symbolique de cette légende et le rôle hautement moral qu’elle a sur les enfants.
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