L’année 1885 ou la naissance du XXe siècle. Par Michel Collée.

L’année 1885 ou la naissance du XXe siècle. Par Michel Collée.

Le XXe siècle n’eut pas la patience d’attendre la date officielle de son avènement ; il est né, non sans éclats, en 1885. En mai 1885, quatre mois après un monumental banquet national organisé à l’occasion de son quatre-vingt troisième anniversaire, Victor Hugo meurt. Maurice Barrès dans les « Déracinés » (1), dépeint la nuit du 31 mai 1885, soir de l’enterrement comme suit : Ce fut une nuit de vertige, dissolue et pathétique, où Paris fut enténébré des vapeurs de son amour pour une relique. Peut-être la grande ville cherchait-elle à réparer sa perte. Ces hommes, ces femmes avaient-ils quelques instincts des hasards brûlants d’où sort le génie ? Combien de femmes se donnèrent alors à des amants, à des étrangers, avec une vraie furie d’être mères d’un immortel (2).

Enterrement Victor Hugo 1885.

Enterrement Victor Hugo 1885.

Les funérailles de Victor Hugo, sont les plus grandioses que Paris ait jamais connues.

Paris sort à peine, topographiquement, d’une succession de petits villages, isolés les uns des autres. Les projets du Baron Haussmann sont devenus réalité, et Paris est à présent une grande ville, que distribuent de larges avenues, propices aux promenades et à la flânerie.

En 1885, les Champs Elysées, avenue la plus élégante de la capitale, n’est encore qu’une allée cavalière, bordée d’un côté de luxueux hôtels particuliers, de l’autre de vastes jardins. Freud, dans une lettre à Martha, nous donne une description intéressante des Champs-Elysées : Dans ce quartier où circulent de nombreux équipages, il n’y a aucune boutique. En descendant vers la Concorde, il y a un grand parc où les enfants jouent à la toupie, ou tournent sur des manèges en cherchant à attraper des anneaux. Ils regardent Guignol ou conduisent de petites voitures tirées par des chèvres. Sur les bancs on voit les nourrices qui donnent le sein et les bonnes d’enfants auprès desquelles les petits se réfugient en criant (3).

Mais d’autres quartiers de Paris sont restés quelque peu des villages. Comme Montmartre, qui compte plus de champs, de fermes, d’élevages, de moulins à vent que d’ateliers d’artiste, Montparnasse n’est encore qu’une vaste prairie.

Mais la vie parisienne se trouve sur les boulevards, les grands boulevards. Le public parisien se passionne à l’époque pour la comédienne Sarah Bernhardt, dont la voix et le regard hypnotisent les foules. Freud est allé la voir dès le début de son séjour à Paris, dans une pièce de Victorien Sardou. Même s’il se plaint de la longueur excessive de la pièce – 4 heures et demie – ainsi que des caractères des personnages – qui vous laissent complètement froids (4), et enfin, du fond de la pièce qu’il gratifie de pompeux néant avec de magnifiques palais et costumes byzantins (5), – il n’en est pas moins fasciné, lui aussi, par Sarah

Bernhardt. Mais le jeu de Sarah ! dit-il, Dès les premières répliques il m’a semblé que je la connaissais depuis toujours. Jamais actrice ne m’a aussi peu surpris. Tout de suite, j’ai été prêt à croire tout ce qu’elle disait (6).

Comme l’écrit Elisabeth Roudinesco dans la « Bataille de cent ans » : Sarah Bernhardt, possède le regard de Charcot, et ses gestes évoquent les convulsionnaires de la Salpêtrière ; elle transporte, sur les tréteaux, les interrogations de son époque sur l’ambivalence de la sexualité humaine, jouant tantôt des rôles de femmes dévorées par une libido qui semble appartenir au sexe masculin, tantôt des rôles d’hommes confrontés à leur féminité. L’actrice est à l’image du « sujet partagé » du syndrome hystérique; homme efféminé en quête d’une identité mâle, femme phallique à la recherche d’une féminité sans mascarade (7).

Mais si les parisiens aiment à flâner le long des boulevards nouvellement pavés, se mêlant à une foule dense et hétérogène, ils n’en restent pas moins des individualistes confirmés, soucieux, pour la bourgeoisie en particulier, de la famille, de l’éducation de la morale et du bon goût. Ceux-ci oscillent entre le conservatisme bon teint et le désir d’apparence…

On se bat beaucoup dans la capitale. Les journaux se font quotidiennement l’écho des duels en reproduisant les procès verbaux rédigés par les témoins. « L’honneur », comme on dit à l’époque, est sauvé à bon compte, le plus souvent dans quelques gouttes de sang seulement, car les duels s’arrêtent à la première égratignure. Il n’est pas rare, qu’ils soient suivis d’un repas plantureux dans quelque brasserie à la mode. Ils ne se terminent qu’exceptionnellement par la mort.

L’aristocratie, en dehors des duels, cultive toujours le goût des représentations confidentielles, et c’est dans les salons, que se cultivent l’art de la conversation, salons dans lesquels on rencontre – on en est convaincu, – les plus beaux esprits de cette fin de siècle.

Dans tous les arts, – comme l’écrit Shattuk, (8), – mais aussi dans les lettres, 1885 est la date à partir de laquelle on doit reconnaître le sens de l’adjectif « moderne ». C’est le long de cette ligne de démarcation, qu’ils changent d’orientation, comme s’ils avaient attendu un signal.

Signa. Ponton des bains - bailet. (1885).

Signa. Ponton des bains – bailet. (1885).

Ils s’affranchissent eux-mêmes de l’emprise du XIXe siècle, pour répondre aux premières et pressantes sollicitations du XXe siècle. Sur le plan des arts, et de la peinture en particulier, ce sont Signac (9), Redon (10) et Seurat (11), qui, ayant fondé quelques mois auparavant la « Société des Artistes Indépendants », font une première tentative en mai 1885, d’exposition qui accueille toutes les nouvelles tentatives de la peinture. Cette exposition, qui est un échec notoire en partie dû à des conflits internes, comme sera un échec la seconde tentative au mois de décembre de la même année, ouvre cependant une voix nouvelle dans l’histoire de la peinture, car un an plus tard, deux cents toiles seront accrochées rue des Tuileries, et non pas aux Tuileries, comme certains l’écriront, dans un bâtiment destiné aux Poste et Télégraphes. De jeunes artistes, comme le douanier Rousseau (12), et les fondateurs de la Société, peuvent enfin exprimer leur talent, en rupture avec l’académisme qui règne jusqu’alors.

Béatrice par Odilon REDON (1885).

Béatrice par Odilon REDON (1885).

En 1885, Alfred Erik Leslie Satie dit Satie (13) âgé seulement de dix-neuf ans compose les Ogives, œuvre brève et sérieuse pour piano, dans un style Plain-chant d’où émane l’intérêt de l’auteur pour le Moyen-Age, un Moyen-Age rude mais aussi mystique. Il commence à gagner sa vie au Chat noir puis au Clou où il fait la connaissance de Debussy (14), lors de son retour à Paris en 1887. Debussy, qui en 1884, a remporté le grand prix de Rome avec l’Enfant prodigue. Entre les années 1883 et 1885, Emmanuel Chabrier (15), libéré de l’influence wagnérienne – je rappelle que Wagner mourut en 1883 – compose deux opéras, Le Roi malgré lui et Gwendoline.

A la même époque Gabriel Fauré (16) qui, à quarante ans, est en période de création intense, compose deux quatuors à cordes, une messe de Noël pour piano et harmonium, prépare une messe de Requiem pour solo, ainsi qu’une pavane pour orchestre et chœurs. Ici encore un simple aperçu parmi de nombreuses compositions musicales.

Rousseau Henri. Carnival Ecening (1885-1886).

Rousseau Henri. Carnival Ecening (1885-1886).

Sur le plan littéraire l’année 1885 est marquée par la parution du treizième volume du cycle des « Rougon-Maquart » d’Emile Zola : Germinal. Ouvrage de polémique le plus célèbre de l’auteur, Germinal propose un nouvel idéal social. Zola n’y va pas avec le dos de la plume pour décrire la vie douloureuse des mineurs, les décrivant alcooliques et malpropres. Dans des phrases courtes et puissantes, il dépeint la misère des corons et révèle à chacun un univers que ceux qu’il inquiète eussent préféré ne pas voir. Germinal a un retentissement énorme, et consacre Zola comme l’un des écrivains les plus grands de son temps.

Race in Grandcamp de Georges Seurat, 1885.

Race in Grandcamp de Georges Seurat, 1885.

Mais le succès de Zola ne doit pas occulter l’importance considérable du dramaturge, poète et écrivain norvégien que fut Bjornsjerne BjØrnson (17). Il publie dans ces années-là sa grande tragédie sociale « Au dessus des forces humaines », et une comédie ironique, Géographie et Amour. Très au fait des travaux de Charcot et de Richer à la Salpêtrière, il parvient à la conclusion que le miracle est le résultat d’une puissance hypnotique, et comme le miracle est un élément essentiel du christianisme, le problème de son existence touche directement les fondements mêmes de la conscience religieuse. La pièce de BjØrnson pose la question de la foi et du doute de la mort et de l’espoir. Mais la morale de l’auteur fondée sur la charité chrétienne rend tout possible et le dénouement se fait dans l’avènement d’un paradis, ou le travail quotidien est illuminé par la charité. Le drame a pour but de montrer que la violence est impuissante à résoudre les conflits et à engendrer le bien, qui ne peut être réalisé que grâce aux réformes sages, au travail et à l’amour.

Rien à voir avec l’œuvre de son compatriote Ibsen (18) qui a su s’adapter, dans une première période, aux exigences du réalisme et du naturalisme, puis par la suite, au côté de Maeterlinck et de Strindberg aborder le symbolisme et le pré-expressionnisme. C’est sur ce symbolisme que nous allons conclure ces remarques littéraires.

Même si le mouvement symboliste qui se veut une littérature s’opposant au positivisme de Zola par exemple, éclate au grand jour en 1885, maintes œuvres sont annonciatrices de cette tendance, en particulier « A rebours » de J. K. Huysmans (19), « les Poètes maudits »: ou Jadis et Naguère de Paul Verlaine, publiés en 1884. Les écrivains symbolistes se veulent plus réalistes que les réalistes, car les symboles ne sont pas pour eux une image substituée à une idée abstraite, mais ce qui est vu par l’homme qui se sait regardé par les choses. C’est une idée empruntée à Baudelaire dans ses Correspondances quelque trente ans auparavant. Le mouvement est alimenté par les œuvres célèbres de Mallarmé, Villier de l’Isle Adam et bien d’autres.

Affiche du Chat noir par Steinlein.

Affiche du Chat noir par Steinlein.

Tout ce joli monde se retrouve le soir au Music-Hall ou au café concert car c’est le règne du café concert. Le plus célèbre, le Chat noir, issu de la rencontre des jeunes poètes du Quartier Latin, de chansonniers, de peintres, réunit outre les symbolistes que nous venons de citer, Arthur Rimbaud, Alphonse Allais ou Charles Cros (20).

Une feuille hebdomadaire est éditée par le Chat noir et l’on peut y voir des dessins de Forain, Steinlein, Willette ou Caran d’Ache.

Mais notre propos n’est pas de faire l’histoire du Chat noir. Revenons

à notre thème.

Je n’ai parlé ni de Léon Bloy, ni d’Alexandre Dumas fils, ni de Manet, ni de sa brouille avec Zola, ni de tout ce que j’ai oublié ou que j’ignore. Il n’est pas possible dans une période aussi féconde, d’énoncer un recensement exhaustif, au risque d’être fastidieux.

Cependant, avant de passer aux problèmes scientifiques et philosophiques, voyons un peu ce qui se passe en 1885 dans le monde. Et là simplement une énumération pour donner le ton :

En 1885, c’est :

– la convention de Berlin sur l’esclavage,
– la création de l’Etat indépendant du Congo,
– l’établissement du protectorat financier sur Madagascar,
– le deuxième traité de Tien Tsin et l’affermissement du protectorat français sur l’Annam,
– l’annexion de la Birmanie par la Grande-Bretagne,
– la réunion du premier Congrès Indien,
– la fondation du parti ouvrier belge,
– la publication du deuxième livre du Capital de Karl Marx.

Sur le plan des découvertes techniques ce sont les inventions de la moissonneuse-lieuse, et du bec Auer (21) qui apporteront les plus grands bienfaits à la population. Mon antimilitarisme viscéral ne va pas jusqu’à dissimuler l’invention de la mitrailleuse Maxim, nouvelle machine à tuer, qui tuera désormais plus et mieux. Daimler et Benz construisent la première voiture automobile fonctionnant à l’essence, le prince Albert de Monaco entreprend sa première expédition scientifique qui fera de l’océanographie une science à part entière, reconnue dix ans plus tard avec la création à Copenhague d’un conseil permanent international pour l’exploration de la mer.

L’année 1885 est tout aussi féconde pour l’histoire des Sciences, Pickering (22) entreprend à la suite des travaux de Huggins (23) la construction du catalogue général des spectres stellaires.

Les frères Henry, Paul et Prosper (24), construisent pour la première fois à Paris un astographe, mis en service dans le courant de l’année 1885. Ils arrivent à résoudre le problème jusque-là insoluble, sinon impossible de l’application de la photographie à l’astronomie. La construction de cet équatorial à deux lunettes superposées permet d’obtenir des images absentes de distorsions, et de tracer pour la première fois une carte générale du ciel. Cette découverte débouche sur la tenue d’un congrès en 1887 aux fins d’établir une carte la plus exhaustive possible. Il faudra alors plus d’un demi siècle pour réunir sur ces photographies quelque 5 millions d’étoiles.

Suite au premier congrès mondial d’ornithologie tenu à Vienne en 1884, paraît en France la première revue d’ornithologie appelée Ornis.

C’est toujours autour de l’année 1885 que Marey (25) dans ses études sur le mouvement conçoit un appareil photographique à plusieurs objectifs, qui ouvre la voie aux frères Lumière qui inventent le cinématographe dix ans plus tard.

 Le fusil photographique de Marey.

Le fusil photographique de Marey.

En biologie, Tichomirov (26), reprenant les expériences de Boursier (27) de 1847 sur la parthénogénèse, écrit que ses expériences lui ont montré qu’en prenant un œuf d’une femelle de Bombyx de murier vierge, et en le traitant rapidement avec de l’acide sulfurique concentré, on provoque un commencement de développement.

Pasteur (28) guérit un jeune alsacien mordu par un chien enragé. Escherich (29) isole le bacille du colibacille. William OsIer (30) distingue parmi les endocardites infectieuses, les endocardites malignes lentes, etc.,

Dans cette période de 1885, nous ne pouvons différencier nettement, – mais c’est le plus souvent ce cas de figure que l’on constate au cours des siècles – entre ce qui est de la recherche philosophique et de la recherche psychologique. Comme le fait remarquer Henri Ellenberger, un changement profond se fait sentir un peu partout en Europe, dans les orientations intellectuelles (31). Il affecte, comme nous l’avons vu tout précédemment, maints aspects de la culture. Nous pensons comme lui que la psychiatrie dynamique ne pouvait naître que dans un tel contexte, mais la psychanalyse elle-même échappe-t-elle à une telle problématique ?

A l’époque, l’influence de Nietzche (32) est considérable. Le caractère fondamentalement polémique de son œuvre et les attaques brutales, sinon violentes, contre toutes sortes d’idéologies reçues, comme la religion ou l’ordre social ou la moralité du moment, tout cela fascine ses contemporains.

Mais le philosophe s’attache tout autant à des réflexions sur le rêve, les hallucinations, le sommeil. A côté de ses idées proprement philosophiques comme l’idée du surhomme, dans lesquelles il expose la manière dont l’homme doit se surmonter ou se conquérir lui-même, il s’intéresse à la problématique des conflits intérieurs, des pulsions, du masochisme moral, ou même des archétypes bien avant Jung.

Mais la théorie de la dégénérescence de Morel (33) reprise par Magnan (34), dans les années 1880 pendant qu’elle s’impose à l’ensemble de la psychiatrie française, ne laisse pas la littérature et la philosophie indifférente. Les théories de Magnan descendent dans la rue avec les romans de Zola et de la plupart des écrivains naturalistes de l’époque.

Elle inspire une bonne partie de la production romanesque de ces vingt dernières années du XIXe siècle.

Une autre philosophie semble avoir à l’époque une influence tout aussi considérable que celle de Nietzsche, c’est celle de Shopenhauer (35) philosophie du pessimisme, qui s’accommode assez bien de l’écroulement des certitudes intellectuelles et culturelles qui se manifeste dans les arts, la littérature, et les sciences.

Dès 1885, on constate dans la Revue Philosophique par exemple, un nombre grandissant d’articles qui sont plus sur le versant de la psychologie ou même de la psychiatrie que sur celui de la philosophie orthodoxe.

C’est justement à cette période que se fonde la psychologie scientifique moderne en particulier avec Théodule Ribot (36), philosophe et psychologue dont l’influence va être déterminante en France. Ribot a apporté en même temps la psychologie expérimentale et la psychologie clinique. On peut prétendre que jusqu’à lui, c’est l’école spiritualiste, et je veux nommer Maine de Biran (37), (aussi Dugalt Stewart (38), Reid (39), etc.), qui domine la psychologie française. Comme la psychologie spiritualiste s’était opposée à la psychologie sensualiste de Locke (40), Hume (41) et Condillac (42), la psychologie empiriste s’opposera à partir des travaux de Mill (43), de Spencer (44) et de Bain (45) à la psychologie spiritualiste.

Ribot est à l’origine de la pénétration en France de cette psychologie empiriste. C’est par deux ouvrages remarquables : la Psychologie anglaise contemporaine (1870) et la Psychologie allemande contemporaine (1879) qu’il a fait connaître les travaux de ces auteurs (46).

Notons au passage que l’ouvrage de Bain traduit en français en 1880 sous le titre « L’esprit et le corps » (47), donne les bases de la psychologie scientifique moderne en étudiant longuement l’action réciproque de l’esprit et de l’organisme. Il y étudie la mesure du temps de réaction d’un sujet à un signal donné, le rapport du poids du cerveau avec l’intelligence, le rôle de la matière grise et de la matière blanche, etc.

Ribot donc, publie en 1885 un ouvrage intitulé « Les maladies de la personnalité » qui, dès sa première édition, s’impose comme l’ouvrage de référence pour tous les psychologues et pour bien des médecins.

Cette notoriété durera jusqu’à la première guerre mondiale. Je citerai quelques lignes prises à la fin de cet ouvrage et qui résument bien, à mon avis, ses options : C’est l’organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de ce que nous avons été et les possibilités de tout ce que nous serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là, avec ses aptitudes actives et passives, ses sympathies et ses antipathies, son génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur ou son activité. Ce qui en émerge jusqu’à la conscience est peu auprès de ce qui est enseveli quoique agissant. La personnalité consciente n’est jamais qu’une faible partie de la personnalité psychique.

La même année, il est chargé de cours à la Sorbonne. Parmi le nombre considérable de travaux effectués et publiés cette année-là sur la pathologie, je citerai encore les travaux d’Alfred Binet (48) et la publication de ses textes princeps sur la psychologie du raisonnement, dont l’ouvrage parut en 1886. Il y construit la vie mentale à partir des images dont il établit le rôle fondamental dans la structure de l’esprit. Le travail d’Ebbinghauss n’est pas moins important qui définit dans un ouvrage intitulé « Uber das Gedaschins » la fixation des images mentales (49). La fixation des images et le travail mental sont analysés par Ebbinghauss par un moyen qui consiste à proposer au sujet une série de mots qu’il lit un certain nombre de fois jusqu’à ce qu’il soit capable de les réciter. On mesure le temps de lecture, le temps de récitation et on note les erreurs. Cette méthode sera perfectionnée quelques années plus tard (1902) en introduisant une cotation de « correction » acceptant que l’expérimentateur aide le sujet qui récite, ce qui permet de suivre les progrès de la fixation.

Pour ce qui est de la psychiatrie, zzzz je n’en dirai que quelques mots, laissant à mes collègues, le soin d’articuler les prémices de la psychanalyse avec les certitudes des théoriciens de la psychiatrie et de la psychopathologie.

Je rappellerai seulement que c’est dans les années 1884-1885, que Charcot (50) étudie les paralysies hystériques et montre leurs rapports avec le souvenir que le malade garde d’un événement de sa vie, qui avait suscité en lui une très vive émotion. Que c’est à partir des travaux sur l’hypnotisme, en miroir avec ceux sur l’hystérie, grand hypnotisme, petit hypnotisme – grande hystérie, hystérie dite normale – que vont se produire dans les approches de la psychopathologie une évolution irréversible dont Freud, mais aussi Janet, seront les pionniers.

1885 est marquée aussi par la parution du Manuel de médecine mentale d’Emmanuel Régis (51) qui inaugure une tradition de volumineux traités, chaque maître désirant attacher son nom à l’un d’eux. C’est aussi la parution du monumental travail d’un des plus orthodoxes élèves de Charcot qui, reprenant les thèmes de sa thèse soutenue quelques années auparavant, publie ses Etudes cliniques sur la grande hystérie ou « hystéro-épilepsie ». Il s’agit, vous l’avez reconnu, de Paul Richer (52).

C’est l’année de la fondation de la Société de psychologie physiologique avec, à sa tête comme fondateurs, Charcot, Pierre Janet, Ribot et Charles Richet. C’est dans la deuxième moitié, la création de la Revue de l’hypnotisme, etc.

C’est l’année de la mort de Prosper Lucas (53), et – histoire de la psychiatrie oblige – celle ou la statue de Pinel érigée Place de la Salpêtrière, est offerte à la ville de Paris par la Société Médico-psychologique.

C’est aussi l’année de la naissance de François Mauriac et d’Eric Von Stroheim.

NOTES

(1) Paris 1897. Premier volet d’une trilogie intitulée : « Le roman de l’énergie ». Les deux autres volets sont « L’appel au soldat, » (1900) et « Leurs figures, » (1902).

(2) Les textes au style pompeux dans ce genre furent légion à la mort de Victor Hugo.

(3) Freud Sigmund (1873-1939). « Lettre à Martha Barnays du 19 octobre 1885 », in Correspondance (1873-1939), Paris, Gallimard, 1966.

(4) Ibid.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Roudinesco Elisabeth. « La bataille de 100 ans. Histoire de la Psychanalyse en France ». vol. I, 1885-1939. Paris, éditions Ramsay, 1982.

(8) Shattuck Roger (1923-2005). « Les primitifs de l’avant-garde ». Paris, Flammarion, 1974.

(9) Signac Paul (1863-1935). Peintre français.

(10) Redon Odilon (1840- 1916). Peintre et graveur français.

(11) Seurat Georges (1859-1891). Peintre français.

(12) Rousseau Henri, dit le Douanier (1844-1910). Peintre français.

(13) Satie Eric (1866-1925). Compositeur français.

(14) Debussy Claude-Achille (1862-1918). Compositeur français.

(15) Chabrier Emmanuel (1841-1894). Compositeur français.

(16) Fauré Gabriel (1845-1924). Compositeur français.

(17) BjØrnson Bjornsjerne (1832-1910). Ecrivain norvégien.

(18) Ibsen Henrik (1828-1906). Auteur dramatique norvégien.

(19) Huysmans (Joris Karl), de son vrai nom Georges-Charles-Marie Huysmans (1848-1907). Préoccupé des phénomènes surnaturels, il publiera un roman resté célèbre en 1891 : « Là-bas ».

(20) Cros Charles (1842-1888). Véritable inventeur du phonographe.

(21) Auer Baron Karl (1858-1929). Chimiste autrichien qui laissa son nom à un manchon en acier destiné à permettre au gaz de brûler de façon continue, et qui permet à Paris, par exemple, l’installation des « becs de gaz ».

(22) Pickering Edouard (1846-1919). Astronome américain Directeur de l’observatoire de Harvard.

(23) Huggins William (1824-1910). Astronome anglais

(24) Henry Paul (1848-1905) & Henry Prosper) (1849-1903). Astronomes français.

(25) Marey Etienne-Jules (1830-1904). Médecin français. Il a perfectionné et généralisé l’emploi des appareils graphiques pour l’étude des phénomènes physiologiques.

(26) Tikhomirov Alexandre Andreïevitch (1850-1931).

(27) Nous n’avons pas trouvé d’éléments biographiques sur ce Boursier.

(28) Pasteur Louis (1822-1895). « Méthode pour prévenir la rage après la morsure », in Comptes rendus de l’Académie des Sciences (Paris), 1885, 101, p,765-774, 1886, –102, p.459-469, 835-838 – 103, p.777- 785.

(29) Escherich Théodor (1857-1911). « Die Darmbakterien des Sauglingsund ihre Beziehungen zur Physiologie der Verdauung », F. Enke, Stuttgart, 1886.

(30) Osler Sir William (1849-1919). « The Gulstonian lectures, on malignant endocardite », in British Medical Journal, 1885, l, p.467-470, 522-526, 577-579.

(31) Ellenberger Henri (1905-1993). The discovery of the unconscious. The history and evolution of dynamic psychiatry. NewYork, 1970. Traduction française : A la découverte de l’inconscient, Villeurbanne, 1974.

(32) Nietzsch Frédéric (1844-1900).

(33) Morel Bénédict-Augustin (1809-1873). Voir en partiacuier : « Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, avec Atlas », Paris Editions Baillière, Paris, 1857.

(34) Magnan Valentin (1835-1916). Elève de Prosper Lucas. A travaillé en particulier sur l’alcoolisme.

(35) Shopenhauer Arrthur (1788-1860). Philosophe allemand.

(36) Ribot Théodule (1839-1916).

(37) Maine de Biran François-Pierre-Gonthier (1766-1824). « Oeuvres philosophiques », publiées par Victor Cousin, (1841).

(38) Stewart Dugald (1753-1828). philosophe écossais. Elève et ami de T. Reid dont il est le continuateur.

(39) Reid Thomas (1710-1796). Philosophe écossais.

(40) Locke John (1632-1704). Philosophe anglais. « Essai sur l’entendement humain. » (1690).

(41) Hume David (1711-1776). Philosophe et historien anglais

(42) Bonnot De Condillac Etienne (1715-1780). Très lié à Rousseau et à Diderot. A étudié, en particulier, l’influence du langage sur la formation des idées.

(43) Mill John Stuart (1806-1873). Economiste anglais. « System of logic rationative and inauctive », 2 volumes, London, 1843.

(44) Spencer Herbert (1820-1903). « The principes of psychology, 1855 ». Traduction française par Th. Ribet et A Espinas, 1874-1875, 2 vol.

(45) Bain Alexander (1818-1903). Philosophe et psychologue écossais.

(46) Ribot eut entre autres pour élève Pierre Janet et Georges Dumas.

(47) Bain Alexander. « L’esprit et le corps », paru pour la première fois en anglais en 1873.

(48) Binet Alfred (1857-1911).

(49) Ebbinghauss Hermann (1850-1909). Psychologue allemand.

(50) Charcot Jean-Martin (1825-1893). Son nom est le plus souvent attaché aux études sur l’hypnotisme et l’hystérie pour la psychiatrie et à bien des travaux neurologiques. On occulte souvent les travaux psychopathologiques comme celui qu’il publia avec Magnan dans les Archives de neurologie en 1882 : « Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles », qui imposera définitivement ce concept. [Réédition : Paris, Frénésie éditions, 1987].

(51) Régis Emmanuel (1855-1918). Elève de BalI. Son « Manuel de psychiatrie » qui deviendra « Précis de psychiatrie » à partir de la 3e édition (1906), comptera 6 éditions jusqu’en 1923, passant de 610 à 1270 pages.

(52) Richer Paul (1849-1933). « Etude descriptive de la grande attaque hystérique ou attaque hystéro-épileptique et ses principales variétés, thèse de médecine de la faculté de médecine de Paris, Paris, 1879. Puis en éditions de librairie : « Etudes cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie, Paris, 1881 (considérée comme la première édition) et enfin, Paris, 1885, marquée deuxième édition. Le plus orthodoxe des élèves de Charcot.

(53) Lucas Prosper (1808-1885). « Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de santé et de maladie », (1847-1850), 2 volumes.

BIBLIOGRAPHIE

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Biologie. Sous la direction de Jean Rostand. Encyclopédie La Pléiade. Paris, Editions Gallimard, Paris, 1965.

Dictionnaire de la musique, sous la direction d’Antoine Goléa et Marc Vignal, 2 vol. Paris, Editions Larousse, 1982.

Histoire de la Science, sous la direction de Maurice Dumas, Encyclopédie La Pléiade Paris, Editions Gallimard, 1965.

Histoire générale des civilisations, tome VI, Le XIXe siècle, l’apogée de l’expansion européenne (1815-1914) par Robert Schnerb, 5e édition revue Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

Histoire générale des Sciences, tome III. La science contemporaine, vol. l, Le XIXe siècle. Paris, Presses Universitaires de France, 1981.

Jean Coraboeuf et Maurice Ray. Musique profane

Jean Coraboeuf et Maurice Ray. Musique profane

Communication faite au Troisième colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, tenu à Caen, à l’Hôpital du Bon Sauveur, en 1985.

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