Joseph Grasset. La sensation de déjà-vu. Sensation du « déjà entendu » ; du « déjà éprouvé » ; illusion de « fausse reconnaissance ». Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), première année, n°1, janvier-février 1904, pp. 17-22.
Joseph Grasset est né le 18 mars 1849 et mort le 7 juillet 1918 à Montpellier. Médecin et neurologue, il a laissé de nombreux travaux dans cette discipline. Mais son esprit ouvert et curieux l’on menés vers la psychiatrie, à laquelle il donna de très nombreuses contributions, et même vers le paranormal et l’occultisme. Quelques publications :
— Etiologie infectieuse de l’hystérie ; leçons cliniques . Montpellier, typ. et lithogr. C. Boehm. 1894.
— Le spiritisme devant la science (1904).
— L’occultisme hier et aujourd’hui. Le merveilleux préscientifique (1907).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons corrigé des fautes d’impression. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 17]
LA.SENSATION DU « DEJA VU »
Sensation du « déjà entendu » ; du « déjà éprouvé » ; illusion
de « fausse reconnaissance ».
Nombreux sont aujourd’hui, et intéressants, les travaux (1) d’analyse symptomatique de la sensation du « déjà vu ». Incomplète encore et nécessaire me paraît être la mise au point scientifique (2) de ce phénomène.
En quoi consistent donc essentiellement la sensation du « déjà vu » et son angoisse ? Car, sans angoisse, le phénomène n’existe pas, l’angoisse en fait partie intégrante et nécessaire.
Le phénomène n’est en effet nullement caractérisé par ce fait qu’on voit et qu’on reconnaît une chose qu’on n’a réellement jamais vue. Ceci se produit dans un grand nombre de cas sans entraîner de l’angoisse et fait même parfois naître au contraire une certaine satisfaction. Avant tout voyage dans une ville, on cherche à se la représenter ; grâce aux lectures qu’on a faites, aux mages qu’on a vues, grâce à [p. 18] son imagination personnelle, on se représente cette ville. Parfois par hasard, le lendemain, quand on visitera la ville réellement, on reconnaîtra un quartier que l’on avait imaginé semblable, avec des détails d’une exactitude surprenante, détails qui d’ailleurs n’étaient pas dans les images ou dans les descriptions connues.
Ceci donnera-t-il de l’angoisse ? Pas le moins du monde. Au contraire, le sujet sera satisfait de soi, presque fier d’avoir si bien et si exactement imaginé d’avance la réalité.
Dans ce cas, pas de sensation du « déjà vu ». Et cependant il y a bien réellement reconnaissance d’une chose qu’on n’avait certainement jamais vue, ni en réalité, ni en peinture.
Il faut donc un autre élément pour constituer la sensation du « déjà vu ».
Il faut qu’en reconnaissant la chose qu’il n’a jamais vue, le sujet ne comprenne pas d’où a pu venir la première impression ; dès lors, il est stupéfait de trouver antérieurement déposée dans son esprit, une image qui s’y est formée à son insu, à un moment et dans des circonstances qu’il ignore.
Cet étonnement, brusque et intense, commence l’angoisse, qui s’accroît de toutes les hypothèses que cet étonnement engendre : mais alors je rêve, je perds la tête, je deviens fou, c’est le souvenir d’une vie antérieure… Voilà la sensation du « déjà vu « constituée avec son angoisse (3) caractéristique.
Cette angoisse (4) est, en somme, produite par la faillite de la raison (5) [p. 19] du sujet en face de ce phénomène inexplicable et contradictoire. Nous verrons plus loin Paul Bourget analysant finement son angoisse dans ces cas et l’attribuant à la présence simultanée dans son esprit et au heurt de deux évidences inconciliables.
Dans cet état d’esprit troublé, le sujet croit encore plus complète et par suite plus stupéfiante l’identité de l’objet vu avec la mystérieuse sensation antérieure. Son angoisse s’en accroît encore au point de faire passer au second plan, et même de faire oublier au sujet, la sensation qui en a été le point de départ (6). Le phénomène est alors réduit à la seule angoisse.
La sensation initiale et pathogène peut être d’ailleurs de nature, diverse.
Nous verrons Paul Bourget critiquer avec raison l’expression « déjà vu » comme trop étroite. Si je l’ai conservée dans le titre, c’est parce qu’elle est déjà classique.
Souvent ce sera une sensation de « déjà entendu » : l’observation de Paul Bourget nous en donnera un bel exemple (7).
Mais plus souvent encore, c’est une sensation plus complète d’« émotion déjà éprouvée » et qu’on a de la peine à retrouver intacte. Nous verrons ces « phénomènes émotifs » anciens et retrouvés dominer dans l’observation de Paul Bourget.
Le plus souvent, dit Lalande (8), « on se sentira soi-même dans le même état et les mêmes sentiments que le jour illusoire de la première perception ». C’est, disent certains sujets, « comme si nous avions vécu ce moment dans notre vie antérieure ; c’est une impression dominante d’un recommencement d’un instant de la vie passée avec toutes les sensations que nous en eûmes… »
La chose est notée chez plusieurs sujets de Leroy (9) : « recommencement d’une branche de leur vie. »
Il faut donc deux éléments, également essentiels, pour constituer le phénomène : 1° la reconnaissance d’une image, d’une émotion, d’un état psychique qu’on a conscience n’avoir jamais éprouvés ; [p. 20] 2° l’ignorance de l’origine de la première impression (image visuelle ou auditive, émotion), antérieurement acquise par le psychisme du sujet et à laquelle l’impression actuelle apparaît identique.
En dernière analyse, il faut qu’il y ait, dans le psychisme du sujet, une image ou une impression, qui y est entrée, y a été déposée ou y a été formée à l’insu du sujet. D’où la stupéfaction angoissante du patient quand il constate la présence dans son esprit d’une image ou d’une impression précise, dont il ne peut absolument pas dire quand et comment elle est entrée dans son cerveau.
La présence d’un homme dans votre cabinet vous paraîtra naturelle (tout en vous surprenant peut-être) et ne vous angoissera pas si vous avez entendu la porte s’ouvrir et si vous avez vu entrer l’individu. Si au contraire le même homme se trouve au même endroit, toutes portes closes et barricadées, s’il paraît tomber du ciel, l’angoisse vous prendra et vous crierez à l’apparition, au sortilège, au surnaturel…
La clef de la sensation du « déjà vu » est donc dans ce fait que l’image primitive que possède le sujet et grâce à laquelle il reconnaît l’image réelle vue pour la première fois, cette image primitive est venue ou s’est formée dans le psychisme du sujet inconscient, à l’insu du sujet.
Comme dit Fernand Gregh (10), « vous sentez que vous vivez identiquement une minute que vous avez déjà vécue, mais vous ne pouvez la situer dans votre passé ».
Toute la question scientifique revient dès lors à ceci : un sujet peut-il, inconsciemment et à son insu, acquérir des connaissances psychiques, qu’il pourra utiliser plus tard dans diverses opérations intellectuelles conscientes (comparaison, raisonnement…) sans jamais se rappeler (même à ce moment où il les utilise) ni le moment ni les circonstances de l’acquisition de cette connaissance psychique ?
A cette question je crois qu’on ne peut pas hésiter à répondre par l’affirmative, depuis les beaux travaux de Pierre Janet sur le double psychisme et la séparation nécessaire des centres psychiques en supérieurs et inférieurs : les supérieurs (O de mon schéma) conscients el les inférieurs (polygonaux de mon schéma) subconscients ou inconscients ; ces deux ordres de centres collaborant d’une manière [p. 21] inextricable à l’état habituel, mais pouvant aussi dans certains états pathologiques, extraphysiologiques ou même physiologiques, se désagréger et fonctionner isolément (états de désagrégation suspolygonale).
Dans ces états de désagrégation suspolygonale, les centres psychiques inférieurs peuvent acquérir des impressions diverses à l’insu des centres psychiques supérieurs. Et ceux-ci peuvent, plus tard, découvrir ces impressions dans leur polygone et les utiliser, sans jamais savoir le moment et le mode d’acquisition de cette conception par les centres psychiques inférieurs inconscients.
Cette formation inconsciente de concepts dans les centres psychiques inférieurs désagrégés peut se faire de deux manières : 1° les centres polygonaux ont de la mémoire et les concepts peuvent venir de l’extérieur ; 2° les centres polygonaux ont de l’imagination et les concepts peuvent se former dans les centres psychiques inférieurs.
Un mot sur ces deux processus, également inconscients l’un et l’autre, se produisant l’un et l’autre dans des centres polygonaux désagrégés de leur centre O.
Tout le monde connaît aujourd’hui les acquisitions exogènes inconscientes : dans la distraction (pour ne parler d’abord que d’un état physiologique), on acquiert des impressions dont on ne se doute pas à l’entrée et qu’on peut appliquer ensuite. Expérimentalement on peut, dans l’hypnose provoquée, donner au sujet des concepts qu’il retrouvera et qu’il appliquera plus tard, mais dont il ignorera l’origine. Souvent même, dans ces cas, le sujet étonné de ces impressions dont il ignore le point de départ les attribue à la télépathie, la divination… On trouvera de nombreux exemples de la chose dans les livres de Myers, Pierre Janet, etc.
Mais il n’est pas nécessaire que cette notion soit venue dans la polygone de l’extérieur ; le polygone a de l’imagination, témoins les romans des somnambules et des médiums (comme Hélène Smith, de Flournoy). On sait et j’ai analysé ailleurs le rôle que joue cette imagination polygonale dans la méditation et dans ce qu’on appelle l’inspiration… Ici encore, quand le centre O découvre les effets de cette rumination polygonale (dont il ignore le point de départ), il croit à une brusque révélation extérieure. Ce sont en réalité des acquisitions endogènes inconscientes.
Toutes les impressions polygonales ont pour caractéristique commune que le sujet n’a pas conscience de leur naissance (entrée ou [p. 22] production). A ce caractère commun s’en ajoute un autre, qui, lui, est variable suivant les cas.
L’impression ainsi acquise peut rester exclusivement polygonale ; on ne la retrouve alors que dans un autre état de désagrégation suspolygonale (sommeil, hypnose) : dans ce cas, quand O la découvre ou l’applique, il ne la reconnait pas. Mais elle peut aussi, tout en étant inconsciente dans son origine, pénétrer dans la mémoire générale du psychisme, entrer et y rester latente (mémoire de conservation), au même titre que les souvenirs d’origine consciente. Dans ces cas, quand une circonstance (spectacle, sensation…) éveille ce souvenir (recollection, évocation) O reconnaît l’impression, tout en continuant à en ignorer l’origine. D’où la contradiction, l’irrationnel : le sujet reconnaît (1), qu’il ne se 1’appelle pas avoir acquise. D’où l’étonnement, l’angoisse… tout le « déjà vu ».
En somme, le « dé}à vu » est la réviviscence d’un souvenir de la mémoire générale, mais d’origine polygonale .
C’est ce dernier caractère qui constitue la différence entre ce phénomène et l’évocation banale d’un souvenir ordinaire. Quand un souvenir émerge vivement dans l’esprit devant un spectacle, on peut être un peu étonné, mais on n’est pas angoissé, parce qu’en même temps on reconnaît l’impression et on se rappelle l’avoir acquise (sans savoir toujours où et comment). Dans le « déjà vu » au contraire on reconnaît aussi l’impression, mais on ne se rappelle pas l’avoir acquise, parce qu’elle est d’origine polygonale, c’est-à-dire inconsciente : origine polygonale exogène (mémoire) ou origine polygonale endogène (imagination).
On voit l’importance que prend l’analyse du « déjà vu » pour l’étude des deux psychismes et des phénomènes polygonaux et aussi pour l’étude psychologique de la mémoire qu’elle complète. Elle montre en effet que, dans la mémoire de conservation, il faut distinguer et étudier séparément les impressions d’origine consciente et les impressions d’origine inconsciente : à l’évocation, les unes et les autres donnent la sensation de reconnaissance, les premières sans provoquer d’étonnement chez le sujet, les secondes en provoquant un étonnement qui va jusqu’à l’angoisse.
D’après tout cela on voit que l’impression initiale et génératrice [p. 23] du « déjà vu » est toujours née dans le polygone, à ce moment désagrégé de O, car, sans cela, l’origine de l’impression ne serait pas inconsciente. De plus, il faut que ce degré de désagrégation suspolygonale soit tel que, tout en pénétrant inconsciemment, l’impression se loge dans la mémoire générale. Enfin il faut aussi que la fonction polygonale, et spécialement l’imagination de ces centres psychiques, soit très développée. On comprend donc que le phénomène du « déjà vu » ne soit pas banal. Ne l’éprouve pas qui veut. Il faut, pour réaliser le phénomène, que les centres psychiques du sujet aient une disposition particulière, je ne dis pas morbide, mais spéciale.
Voici maintenant l’auto-observation que M. Paul Bourget a bien voulu me communiquer quand je lui ai dit que j’étudiais cette question, Rien ne peut mieux illustrer et achever de démontrer cette manière de voir que celte précieuse analyse du grand psychologue.
Wildbad, 10 juillet 1913.
Cher Monsieur et Ami,
Le renseignement qui vous a été donné est exact, A une enquête sur le point qui vous intéresse, j’ai en effet répondu (12) que la sensation de fausse reconnaissance m’est très habituelle. J’ai même commencé à l’avoir si jeune que je ne me rappelle pas une période de ma vie où je ne l’aie éprouvée. Peut-être est-ce dans mon enfance que j’en ai été le plus fortement la victime. Car, à cette époque, incapable d’exercer la moindre critique sur mon propre esprit, elle me jetait dans une espèce de désarroi intérieur extrêmement pénible. J’ajoute que l’expression que vous employez le déjà vu n’est pas la juste pour mon cas. Il faudrait dire le déjà entendu et le déjà senti. Je suppose que la nature de mon imagination est la cause de cette particularité. Ma mémoire visuelle, qui est bonne, est très ordinaire, au lieu que ma mémoire émotionnelle (13) est probablement supérieure à la moyenne. Si, à l’heure présente, je me mets à me représenter un chagrin que j’ai eu à six ans par exemple, j’arrive à le ressentir avec une intensité assez grande pour qu’il me redevienne pénible d’y penser. Il est donc naturel que les phénomènes émotifs prédominent quand je suis dans l’état morbide que suppose sans doute la fausse reconnaissance. [p. 24]
Quoi qu’il en soit, voici comment d’habitude cette fausse reconnaissance se produit. Quelqu’un prononce une phrase, et avant que cette phrase ne soit terminée, j’ai l’impression soudaine et irrésistible que j’ai déjà entendu les mêmes mots, dits par la même personne, avec le même accent. L’illusion va plus loin. Aussitôt, ma propre réponse que je n’ai pas encore prononcée, me paraît avoir été entendue par moi. Ou, pour être plus précis, j’ai l’impression que j’ai déjà émis les sons que je vais émettre, et cela à mesure que je les émets. C’est alors et pendant que je parle, que l’illusion arrive à son comble. Il me semble tout d’un coup que cette phrase et ma réponse s’accompagnaient d’émotions que je ne retrouve plus. C’est comme si tout un monde de sentiments parus allaient reparaître, qui ne reparaît pas et qui est là cependant. Je suis pris, malgré moi, d’une angoisse analogue à celle qui m’étreint dans mon rêve le plus fréquent, qui consiste à voir, bougeant et vivant, un ami que, même dans mon sommeil, je sais être mort. Pareillement, dans ces instants de fausse reconnaissance, je sais que les mots échangés entre la personne avec qui je cause et moi n’ont jamais été échangés auparavant. Je sais surtout que mes relations émotives avec cette personne sont actuelles et je sens que ces mots ont déjà été dits. Je sens surtout qu’ils correspondent à une situation morale tout autre, plus ample, plus profonde, plus tragique toujours, que celle où je suis réellement. Cette dualité d’évidences inconciliables joue d’ans le champ de ma conscience, pendant un instant qui est d’ordinaire très court et qui me paraît infiniment long. Puis le phénomène cesse et j’ai physiquement la sensation que l’on a au sortir d’un accès d’absolue distraction. Quand j’étais enfant. il m’arrivait d’être distrait, en effet, de la conversation que me produisait cette impression au point de ne pas entendre matériellement les deux ou trois phrases qui suivaient celle où j’avais été saisi par l’illusion. Aujourd’hui la correction mentale se fait trop immédiatement pour que le phénomène acquière cette amplitude.
Telle est, décrite avec autant de précision qu’il m’a été possible de le faire, cette crise d’erreur de mémoire dans ses accès d’acuité extrême. Elle est souvent bien plus légère.
Si vous croyez que ce document puisse être utile à vos recherches, servez-vous-en sans le moindre scrupule. Je n’ai jamais utilisé dans un de mes récits une singularité psychologique où j’ai vu jusqu’ici un simple trouble nerveux. Mais n’étant pas physiologiste, je peux me tromper du tout au tout sur sa nature, quoique depuis ma lecture de votre livre sur l’Hypnotisme je crois bien entrevoir une explication de ce phénomène par votre si ingénieuse théorie du polygone et de 1’O. Il est étonnant de constater combien cette algèbre, au premier abord si étrange, classe aisément des faits jusqu’ici presque inclassables.
Croyez aux sentiments de très haute estime avec lesquels je suis, cher monsieur et ami, votre dévoué et affectionné.
PAUL BOURGET.
Ce qui ressort le plus clairement de celte observation est l’impropriété du mot « déjà vu » et la généralisation du phénomène. Ce ne [p. 25] sont pas seulement les personnes « à imagination particulièrement visuelle », comme le dit Méré, d’après les observations de Bernard Leroy et de Lalande, qui peuvent présenter le phénomène. Il y a les auditifs et d’une manière plus générale les « émotionnels ». Bourget décrit admirablement son tempérament (14) et sa mémoire d’émotionnel. Au fond, au lieu de dire « déjà vu », il faut dire « sensation d’émotion déjà éprouvée », que cette émotion soit visuelle, auditive ou autre dans son point de départ. La description de l’angoisse est également bien nette dans cette observation avec ce caractère capital qu’elle a débuté dans l’enfance et a décru ensuite quand l’âge et l’analyse diminuent l’étonnement causé par le phénomène ; l’esprit critique en se développant arrive à supprimer ce « désarroi intérieur » qui constitue la sensation angoissante elle-même et qui provient de la constatation des « évidences inconciliable ». Si l’on admet les idées développées ci-dessus, le mot de « fausse reconnaissance » n’est pas meilleur que celui de « déjà vu ». La reconnaissance est réelle ; seulement c’est la reconnaissance d’une impression dont le sujet ignore le premier exemplaire.
Je ne peux pas entreprendre la réfutation complète des autres théories de ce phénomène. Un mot seulement des principales (15).
La projection dans le passé d’une perception actuelle (Lalande) ne me paraît pas expliquer du tout la sensation de reconnaissance et l’angoisse qui caractérise le phénomène.
Ribot (16) ne veut pas admettre la sensation antérieure. Je crois au contraire que sans cette sensation antérieure on n’explique rien. Certes le phénomène précise et complète la ressemblance, comme le veut Ribot, mais la ressemblance avec une impression qui a déjà réellement existé.
Jacques le Lorrain admet une idée fausse de mémoire incomplète « infidèle et confuse » de l’enfance. La reconnaissance n’aurait pas alors ce caractère de précision et l’angoisse n’aurait aucune raison d’être.
La théorie (Lapie, Méré) de la première vision en rêve se rapproche bien en fait de la nôtre, elle en fait partie : le rêve est un de ces [p. 26] états de désagrégation suspolygonale dans lesquels les impressions peuvent se développer inconsciemment et se fixer dans la mémoire générale du sujet à l’insu de O. Seulement le rêve n’est qu’un de ces états et la théorie limitée au rêve serait insuffisante. Il y a aussi la distraction et toutes les périodes de travail polygonal dont Méré méconnaît l’importance possible quand il dit qu’« il faudrait accorder au moi conscient un .r61e moins effacé dans la première perception ». La première impression n’est que polygonale d’origine ; mais elle s’emmagasine dans la mémoire générale de l’entier psychisme où O la découvrira à propos d’une seconde impression semblable sans apprendre pour cela l’origine de la première impression.
L’idée de Thibault (17) est celle qui se rapproche le plus de la nôtre ; Jules Lemaître l’exprime aussi très bien quand il dit : « …Notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente ; continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis (18) ».
Il n’y a donc pas besoin d’aller chercher dans la dualité cérébrale (Wigan) ou dans des sensations antérieures à la naissance l’explication du phénomène, qui reste un fait psychologique précis, à étudier de près, à analyser soigneusement, parce que cette étude constituera un chapitre nouveau et important de l’histoire des deux psychismes et de leurs l’apports.
De ce qui précède on pourrait déduire les principes d’un traitement du « déjà vu » quand ce symptôme prend assez d’importance pour faire indication ou plutôt d’un traitement de l’état du système nerveux que prouve ce symptôme.
Il faut apprendre au sujet à corriger l’impression produite par cette reconnaissance irrationnelle.
Nous avons vu Paul Bourget se corrigeant en quelque sorte par le développement de l’esprit critique. De même Fernand Gregh « arrête » par une « tension de la volonté » le phénomène qu’il « sent venir ».
Cette éducation suffit quand le phénomène ne sort pas du domaine physiologique. [p. 27]
Dans certains cas, il se présente chez de vrais malades, coïncide avec d’autres symptômes de névrose, pouvant aller jusqu’à des sensations de dédoublement (Leroy) comme chez les somnambules et les médiums ; alors le traitement devra naturellement viser celte névrose réelle dont le « déjà vu » n’est qu’une manifestation.
Dr J. GRASSET.
Professeur de Clinique médicale à j’Université de Montpellier,
Montpellier, 8 octobre 1903.
NOTES
(1) Voir notamment : Leroy, Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux, Thèses de Paris, 1898, n° 655. (Travail très complet avec Historique et Bibliographie de la question). Dr Emile Laurent, L’illusion de fausse reconnaissance : illusion de « déjà vu », Revue de philosophie, 1″ juin 1903, n° 4, p. 513. Charles Méré, La sensation du « déjà vu », Mercure de France, juillet 1903, t. XLVII, n° 163, p. 62. Il faut ajouter le travail de Michel-Léon Kindberg (que j’ai connu trop tard pour l’utiliser, dans la Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale 1903, t. IX, n° 4, p. 139 : Le sentiment du déjà vu et l’illusion de fausse reconnaissance.
(2) Voici la conclusion d’un des plus récents et des plus intéressants travaux sur la question : « En fin de compte, que reste-il de ces théories multiples poussées en serres chaudes de psychologues et qui, pour avoir trop entremêlé leurs branches adverses, ont englouti le problème sous une floraison trop riche d’interprétations et d’hypothèses ? Le doute et une obscurité croissante ».
(3) Charles Méré (loco cit., p. 62) : « Aussi poignante qu’un sentiment d’angoisse ou d’impuissance, mystérieuse jusqu’à susciter en nous la secrète épouvante de l’inconnu psychique et peut-être d’un au delà vécu, la sensation du déjà vu.. » (Leroy, loco cit. p. 181) : « …L’angoisse que j’éprouve en ce moment est indicible, je me sens devenir fou et j’en défaille, non métaphoriquement, mais littéralement ma tête tourne, mon cœur bat à se rompre et je tomberais à la renverse si un bras ami ne me retenait » — Shelley (Leroy, loco cit., p. 572) : « …L’effet produit en moi fut immense et prompt comme la foudre. Je me rappelai avoir vu, en rêve et bien longtemps aussi avant, ce site exactement reproduit. Le frisson me prit, une sorte d’horreur s’empara de moi. Je dus quitter aussitôt la place. » Jules Lemaître (cit. Méré, p. 72) cherche si c’est bien en rêve que la chose s’est passée; et cette recherche l’affecte et l’angoisse.
(4) Dans beaucoup des observations inédites de Leroy, le mot « angoisse» n’est pas prononcé. Mais on trouve très souvent les mots : inquiétude, étonnement, gêne, émotion, ennui, impatience, surprise, oppression, saisissement, « impression désagréable analogue à celle qui accompagne la recherche obsédante d’un mot qui échappe », désir de trouver la raison et l’explication de son étonnement, malaise causé par l’impossibilité de s’expliquer le phénomène, certitude que les efforts pour comprendre ne serviront â rien pour le saisir, au contraire ; agacement accompagnant l’effort de localisation et pouvant aller jusqu’à l’oppression… Ces divers mots expriment bien des formes et des degrés divers du même état psychique fondamental.
(5) On prévoit, et on verra dans le travail de Leroy (p,62), que la sensation du « déjà vu » a bien moins d’influence sur les aliénés que sur les gens capables de raisonner. — Suivant l’expression de Dugas (Leroy, p. 64), il faut que la raison essaie, sans y réussir, de corriger et de réduire la contradiction.
(6) Voir notamment Leroy, loco cit., p, 121, 150 et 202.
(7) On trouvera plusieurs exemples de sensation du « déjà entendu » dans l’ouvrage de Leroy, notamment aux pages 112, 122, 124, 131,163, 167 (Zola) et 217 (Jules Lemaître).
(8) Lalande, loco cit., Méré, p, 63.
(9) Leroy, loco cit., p, 26 et p, 130.
(10) Fernand Gregh, loco cit., Leroy, p. 180.
(11) Ceci différencie le « déjà vu » de la réminiscence dans laquelle l’impression première est plutôt d’origine oubliée, c’est-à-dire n’est pas reconnue. Ceci différencie le « déjà vu » de la réminiscence dans laquelle l’impression première est plutôt d’origine oubliée, c’est-à-dire n’est pas reconnue.
(12) On trouvera cette réponse à la page 168 de l’ouvrage cité de Leroy (obs. XLlII).
(13) Comparer à cette observation XXXIX de Leroy (p, 152) : « Je crois ma mémoire plus apte que beaucoup d’autres à retrouver dans leur totalité et avec leur saveur, les Impressions, ou même les états d’âme d’autrefois… » Fernand Gregh (ibid., p. 183)sent aussi qu’il a éprouvé tout ce qu’il éprouve…
(14) Ainsi que son aptitude à la distraction et à la désagrégation suspolygonale.
(15) D’après les publications citées plus haut.
(16) Il admet une sensation antérieure confuse dont la ressemblance avec la sensation actuelle est une « erreur ».
(17) On peut en rapprocher celle d’Anjel.
(18) Méré, loco cit., p. 73 et 74.
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