Benjamin Bourdon. La reconnaissance des phénomènes nouveaux. [En réponse à l’article de M. Lalande sur les Paramnésie]. Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-huitième année, tome XXXVI, juillet-décembre 1893, pp. 629-631.
Benjamin Bourdon (1860-1943). Il obtient une licence ès lettres à Paris en 1879. Puis il décide de faire des études de droit, et enfin s’intéresse à la philosophie. Il poursuit jusqu’à l’agrégation de philosophie qu’il obtient en 1886. Il finira docteur ès lettres le 17 juin 1892. Il fut aussi créa le premier laboratoire français de psychologie, discipline qui le passionnait. Très éclectique il suivit les cours de Théodule Ribot, Charcot, Magnan, Brown-Sequart et Frank.
Outre ses très nombreux articles nous signalerons quelques uns de ses principaux ouvrages :
— L’expression des émotions et des tendances dans le langage (thèse, 1892).
— Cours de psychologie expérimentale (1900).
— La perception visuelle de l’espace (1902).
— L’Intelligence (1936).
— Nouveau traité de psychologie, tome 5 : les fonctions systématisées de la vie intellectuelle (avec G. Dumas au PUF, chapitres sur la perception et la sensation, 1937).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos sois. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 629]
LA RECONNAISSANCE DE PHÉNOMÈNES NOUVEAUX.
Dans le numéro de la Revue philosophique de novembre 1893, une étude fort intéressante est consacrée par M. Lalande [Sur les paramnésie, en ligne sur notre site.] à une espèce particulière de paramnésies : il s’agit de ces cas où l’on croit percevoir pour la seconde fois un spectacle, une phrase, une lecture, etc., qui sont en réalité nouveaux ; M. Lalande dit même « absolument » nouveaux, mais c’est là une exagération, car chez l’homme adulte et même chez l’adolescent, il serait bien difficile et probablement même impossible de constater une perception absolument nouvelle.
Lalande mentionne les explications qui ont été proposées de ces paramnésies, et, les considérant comme insuffisantes, en propose une dernière dans laquelle il fait intervenir la télépathie. Cette nouvelle explication paraitra bien suspecte à beaucoup de psychologues, et il en est qui la considéreront comme étant du même genre que l’explication par la métempsycose.
Peut-être certains faits de reconnaissance erronée qui peuvent être constatés expérimentalement dans des conditions bien définies, mettraient-ils sur la voie d’une explication rationnelle des cas tels que ceux dont il est fait mention dans l’étude de M. Lalande. Voici ces faits. Prononçons devant quelqu’un par exemple une série de mots tels que pierre, chien, meuble, maison, pierre, arbre et demandons-lui de noter le mot qui se présente deux fois dans cette série, il arrivera parfois, si le nombre des mots intermédiaires entre la première et la deuxième apparition du mot à reconnaître est considérable, que non seulement il ne reconnaitra pas le mot répété, mais qu’il en reconnaitra d’autres.
J’ai fait sur ce sujet avec plusieurs personnes un assez grand [p. 630] nombre d’expériences en employant tantôt des lettres, tantôt des mots, et voici quelques exemples des fausses reconnaissances que j’ai constatées.
D’abord il y a des cas où la lettre, le mot reconnus sont simplement semblables (et non identiques) à la lettre, au mot à reconnaître. Exemples: i-j, f-u, t-d, x-i, bruit-bref, fleur-seul, commerce-fermier, ficelle-collège, image-manger, rouge-rond, œuf-heure, etc. Ces faits sont la réfutation de la proposition suivante, énoncée dans l’article cité, savoir que le jugement de reconnaissance qui constitue la paramnésie ne peut pas être confondu avec le jugement de ressemblance partielle, ou, plus exactement, ils prouvent d’une façon péremptoire qu’on peut reconnaître des phénomènes qui sont en partie nouveaux, qu’on peut juger identiques des phénomènes qui objectivement ne sont que semblables et qui même ne présentent entre eux qu’une assez faible ressemblance.
En second lieu, on trouve des cas où il y a reconnaissance d’une lettre, d’un mot, quoiqu’ils ne se soient présentés qu’une seule fois dans la série entendue. En voici des exemples (la première lettre, le premier mot sont la lettre, le mot à reconnaître) : i-p, a-p, x-m, o-e, o-d, o-a, œuf-pont, rose-chêne, monde-rat, papier-victoire, carafe-hôtel, etc. Il convient d’ailleurs d’ajouter que dans le cas i-p, la lettre b, facile à confondre avec p, ne se rencontrait pas dans la série, que dans le cas x-m, n se trouvait bien dans la série, mais m lui-même ne s’y trouvait pas ; quant aux mots, aucun dans les séries considérées ne présentait de ressemblance frappante, sauf le cas de bras-rat, avec le mot reconnu. Il paraît donc incontestable que l’on peut reconnaître non seulement des phénomènes qui ne présentent avec d’autres qu’une ressemblance objective, partielle, mais encore des phénomènes nouveaux, ou du moins aussi nouveaux qu’un phénomène perçu par un adulte peut l’être : car encore une fois il faut se souvenir qu’il n’y a rien de tout à fait nouveau sous le soleil. Il est d’ailleurs faux que la reconnaissance implique nécessairement double représentation : l’expérience contredit à ce sujet les argumentations des logiciens. La reconnaissance est une sorte de sentiment qui s’associe intimement au phénomène reconnu, plutôt qu’un jugement, qu’une comparaison de deux représentations.
Autant que j’en puis juger par l’analyse sommaire des résultats que j’ai obtenus, la fausse reconnaissance dépend principalement de deux conditions :
1° On reconnaît parfois, comme il vient d’être dit, ce qui n’est que semblable, et même que peu semblable, à quelque chose d’antérieurement perçu. C’est là une proposition qui peut être considérée, comme énonçant une vérité indiscutable ;
2° On tend aussi à reconnaître ce qui provoque l’attention, ce qui est intéressant, ce qui, pour des raisons inexplicables, par suite peut-être d’un état physiologique momentané, est plus fortement aperçu [p. 631] que le reste. Cette confusion de l’attention, de la force, de la rapidité d’aperception avec la reconnaissance, qui peut à première vue paraître un phénomène extraordinaire, se comprend pourtant assez facilement si au lieu de considérer l’état psychologique confus par lequel nous sentons que nous reconnaissons, nous considérons celui par lequel nous sentons que nous connaissons. Des expériences permettent d’établir que ce qui est connu est dans beaucoup de cas plus rapidement, plus profondément aperçu que ce qui ne l’est pas ou l’est moins, qu’on perçoit par exemple plus vite un mot de sa propre langue qu’un mot d’une langue qu’on ignore. Ceci posé, voici le raisonnement qu’on peut faire : reconnaître est parent de connaître, connaître est parent d’être attentif, de percevoir avec force, donc être attentif, percevoir avec force, reconnaître sont eux-mêmes parents ,et peuvent en conséquence être pris parfois l’un pour l’autre.
B. BOURDON.
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