La dissolution de la personnalité, la dépersonnalisation et le duplicisme. A propos de trois ouvrages. Par Samuel Jankélévitch. 1907.

JANKELEVITCHDISSOLUTION0002Samuel Jankélévitch. La dissolution de la personnalité. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente deuxième année, LXIV, juillet-décembre 1907, pp. 539-546.

« L’analyse » de ces trois ouvrages est « prétexte » à l’article, fort intéressant que nous proposons ci-dessous.

Samuel Jankélévitch (1869-1951). Médecin oto-rhino-laryngologie. Traducteur de nombreux ouvrages de l’allemand, du russe, de l’italien et de l’anglais en français dans les domaines aussi variés que la philosophie et la psychologie, mais aussi la médecine. Il est surtout connu pour avoir, le premier, dès 1920, traduit Freud en français; Introduction à la psychanalyse (Payot 1921) et poursuivi ce travail durant plusieurs années. Il était le père du grand philosophe Vladimir Jankélévitch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 539]

LA DISSOLUTION DE LA PERSONNALITÉ

1° Morton Prince. THE DISSOCIATION OF A PERSONNALITY. London, Longmans, Green et Co 1906, in-4″, VII-569 p.
2° Oesterreich. DIE EXTFRAEMDUNG DER WAHRNEHMUNGSWELT UND DIE DEPERSONNALISATON IN DER PSYCHATHENIE, par M. le Dr K. Leipzig, Verlag J. A. Barth, 1907, 155 pp.
3° Camille Sabatier. LE DUPLICISME GUMAIN, Paris, F. Alcan, 1906, in-16. XVII-160 pp.

Si nous réunissons dans le même compte-rendu les trois ouvrages dont nous venons de citer les titres, c’est moins à cause de l’identité du sujet qu’ils traitent que parce qu’ils soulèvent tous un certain nombre de questions de même ordre et présentant la même importance au point de vue de la psychologie morbide et normale.

Qu’est-ce que la personnalité ? Quelles sont les caractéristiques de l’état normal et de l’équilibre de la personnalité ? Quels sont les symptômes, les signes qui permettent de reconnaître, de diagnostiquer la rupture de cet équilibre ? Quelles sont enfin les manifestations les plus fréquentes de cette rupture, quels en sont le mécanisme et les causes, les causes organiques surtout, celles qui tiennent à la constitution psychique de la personnalité elle-même ?

Telles sont les questions que M. Morton Prince n’effleure encore qu’en passant, nous promettant d’y revenir dans un deuxième volume qui doit paraître prochainement et que MM. Oesterreich et Sabatier s’efforcent de résoudre chacun au cours même de son travail, le premier en analysant d’un côté ses observations personnelles, en soumettant d’autre part à une critique serrée et rigoureuse les opinions souvent divergentes, contradictoires même, émises sur les mêmes questions par d’autres auteurs, le dernier, en avançant une hypothèse dont le moindre défaut, nous pouvons le dire à l’avance, est de manquer de solidité.

M. Morton Prince nous présente dans sa volumineuse monographie l’histoire peut-être la plus complète qui ait été donnée jusqu’à ce jour d’un cas de dissociation de la personnalité. Cette histoire, passionnante [p. 540] comme un roman, remplie d’action comme un drame, méritait vraiment d’être racontée dans ses moindres détails, tans le cas qui en fournit le sujet est curieux et plein d’enseignement.

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Il s’agit d’une jeune fille que, pour fixer les idées, nous appellerons avec l’auteur Miss Beauchamp ou B I, ayant une hérédité nerveuse très chargée, ayant eu en outre une enfance extrêmement malheureuse et qui était venue en 1898 se faire soigner par l’auteur pour des troubles nerveux. C’était une jeune fille bien élevée, intelligente, d’une rare bonté et délicatesse de caractère, idéaliste et même quelque peu mystique, une véritable sainte, ajoute l’auteur. Elle présentait une grande instabilité nerveuse, était facilement suggestionnable et se laissait facilement hypnotiser. Désignons, toujours d’après l’auteur, par BII Miss Beauchamp à l’état d’hypnose. On a pu s’assurer, à la suite d’un grand nombre d’expériences, que B I et B II présentaient bien deux aspects d’une seule et même personnalité, que B II avait parfaitement conscience de ce fait et se connaissait comme B I endormie dont elle partageait d’ailleurs tous les goûts, toutes les tendances et tous les traits de caractère. Mais un jour, pendant que Miss Beauchamp se trouvait à l’état d’hypnose, l’auteur réussit à obtenir, sans s’en douter, un état nouveau de la même personnalité nouvelle, B III, ou, comme elle a été surnommée plus tard, Sally, qui n’avait rien de commun avec Miss Beauchamp, qui présentait même des goûts, des tendances, des traits de caractère diamétralement opposés et était loin de posséder la culture intellectuelle de la personnalité principale.

Or ce qui caractérisait la personnalité B III, c’est que, tout en étant absolument ignorée de B I et de B II, elle était au contraire au courant de tous les faits et gestes, de toutes les pensées et de tous les sentiments les plus intimes de l’une et de l’autre et adopta, dès le premier jour de son apparition, un parti-pris d’hostilité, d’inimitié même, vis-à-vis de Miss Beauchamp, dont elle était vraiment le mauvais génie, lui faisant faire des choses qui lui répugnaient, défaisant celles que Miss Beauchamps faisait, dérangeant tous les projets de celle-ci, lui faisant faillir à ses engagements les plus sacrés. Ç’a été entre B I et B III une lutte de tous les instants pour la suprématie, lutte, dans laquelle Sally, d’un caractère taquin et combatif, était toujours sûre de l’emporter, tandis que la pauvre B I acceptait ses malheurs avec une résignation qui n’avait d’égal que son désespoir.

Déjà à cette époque la question de savoir qui de B I ou de B III était la personnalité réelle commençait à se poser, et cela quelle que fût la répugnance de l’auteur et quelle qu’aurait pu être la répugnance de ceux qui ont connu Miss Beauchamps avec toutes ses qualités morales et sa rare distinction d’esprit, à admettre que B III pût être cette personnalité réelle.

Il est bon d’ajouter en passant que les rapports entre B I et B III étaient de deux ordres tantôt B III faisait son apparition comme [p. 541] personnalité alternante, effaçant, supprimant complètement B I, remplissant seule la scène de la vie active et réelle, tantôt au contraire elle restait à l’état de ce que l’auteur appelle une personnalité co-consciente, autrement dit à l’état subconscient, au courant de tous les projets, de toutes les idées, de toutes les intentions, de tous les actes de B I, déterminant de la part de celle-ci des manifestations d’automatisme, auxiliaire précieux capable de rendre compte, en précisant les causes, de chacun des gestes, de chacun des mouvements de Miss Beauchamp. Au bout d’un certain temps, cette situation déjà suffisamment compliquée se compliqua davantage encore, du fait de l’apparition d’une nouvelle personnalité B IV. Au point de vue du caractère, du goût, des habitudes et des tendances, B IV était pour ainsi dire aux antipodes de B I, tout en n’ayant rien de commun non plus avec Sally. En poussant l’analyse aussi loin que possible, en se servant des informations de Sally qui était au courant de cette nouvelle personnalité comme elle l’était de celle de B alors que B IV ne se doutait pas plus de l’existence de B 1 que B I de celle de B IV, grâce, disons-nous, à ces éléments d’information, l’auteur acquit la conviction que la formation de B IV remontait à plusieurs années et était consécutive à une émotion extrêmement violente qu’avait éprouvée un jour Miss Beauchamp. B IV ne se souvenait en effet de rien de ce qui s’était passé depuis ce moment et même de certains événements survenus quelque temps avant elle avait à la fois de l’amnésie antérograde et rétrograde. Mais ce qu’il y avait de plus curieux dans cette nouvelle situation, c’est qu’en hypnotisant B IV on obtenait le même état B II qu’en hypnotisant B I. Cette particularité avait tout d’abord fait croire à l’auteur que si l’on parvenait à obtenir B II à l’état éveillé, on se trouverait en présence de la personnalité réelle. Et toutes ses tentatives et expériences furent dirigées dans ce sens. Mais le résultat obtenu chaque fois était loin de répondre à son attente. Il obtenait bien, en ordonnant à B II de s’éveiller sans changer de personnalité, une synthèse, mais une synthèse incomplète, passagère, instable, un mélange plutôt qu’une synthèse, dans lequel dominaient tantôt les traits de caractère de B I, tantôt ceux de B IV, selon qu’on obtenait B II en hypnotisant l’une ou l’autre.

Nous n’allons pas suivre l’auteur dans tous les détails de cette histoire, ni énumérer tous les autres lambeaux de personnalités qu’il a encore réussi à obtenir, ni raconter toutes les péripéties de la lutte qui régnait dans cette nombreuse famille (car on se trouvait en présence d’une véritable « famille Beauchamp » divisée contre elle-même. Disons seulement qu’après bien des efforts l’auteur réussit, ou crut réussir, à obtenir cette personnalité réelle qu’il avait cherchée pendant des années, la véritable Miss Beauchamp, c’est-à-dire une personnalité stable, équilibrée, adaptée au milieu, jouissant d’une santé physique et morale satisfaisante, n’ayant ni amnésies, ni aboulie, ni hallucinations, se souvenant des états qu’elle a traversés en tant que B 1 et [p. 542] B IV et les rattachant à sa propre personnalité, mais n’ayant aucune idée de Sally, laquelle a fini d’ailleurs par plonger définitivement dans l’abîme, dans la subconscience.

M. Prince est-il toutefois bien sûr d’avoir trouvé cette fois la personnalité réelle, normale ? Nous avons dit qu’il le croyait, mais le tout est de savoir ce qui constitue au juste une personnalité réelle, normale. La stabilité, l’équilibre, l’adaptation au milieu ? Mais ce sont là des notions très relatives et très conventionnelles, et d’ailleurs Miss Beauchamp elle-même apparaissait à tout le monde comme une personne stable, équilibrée, adaptée au milieu, et si l’auteur n’en avait pas fait l’objet de ses expériences répétées et prolongées, elle lui aurait apparu, à lui aussi, comme une personne nerveuse certes, mais nullement désintégrée. Il est vrai qu’il y avait Sally, ce mauvais génie, qui faisait faire à Miss Beauchamp des choses qui étaient de nature à la faire considérer comme anormale par tout le monde. On peut dire toutefois que sous ce rapport le cas est quelque peu exceptionnel, et l’existence de Sally reste jusqu’ici un phénomène inexpliqué et mystérieux. D’après M. Prince, la simple neurasthénie serait déjà une expression de la désintégration de la personnalité. Or, la neurasthénie étant le plus souvent consécutive à la fatigue nerveuse, mentale, la désintégration de la personnalité reconnaîtrait elle aussi pour cause principale la fatigue nerveuse et mentale.

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Et même, nous dit l’auteur, le terme dissociation de la personnalité n’exprime pas d’une façon adéquate ce qui ce passe dans les cas de ce genre, c’est désintégration mentale qu’il faudrait dire. Sous l’influence de la fatigue, certaines idées et représentations se détacheraient de l’ensemble de la vie mentale pour former des groupes distincts fonctionnant d’une façon plus ou moins indépendante, sans lien avec les autres idées et représentations. Quelques-uns de ces groupes sont très instables et se dissocient facilement ; d’autres au contraire acquièrent une stabilité très grande, formant pour ainsi dire des États dans l’État, de façon à donner l’illusion d’une personnalité nouvelle. En réalité, il s’agirait toujours d’une seule et même personnalité, mais morcelée, fragmentée, dissociée, ayant perdu le pouvoir de mettre en contact, en les subordonnant les unes aux autres, toutes ses idées et représentations : d’où les amnésies, les aboulies, les hallucinations, les manifestations automatiques, etc., qui sont toujours l’expression d’un fonctionnement indépendant et souvent discordant de plusieurs domaines de la vie mentale.

Telles sont les quelques considérations très brèves que suggère le cas de M. Prince, en attendant le volume suivant dans lequel l’auteur nous promet d’exposer tout au long ses idées sur le problème de la désintégration de la personnalité ainsi que sur les principales questions qui s’y rattachent.

Pour le moment, il me paraît pas inutile de compléter ces considérations par celles que M. Oesterreich a cru pouvoir tirer de ses observations [p. 543] sur la dépersonnalisation et sur ce que M. Dugas a appelé l’impression d’entièrement nouveau et ce que d’autres auteurs français appellent la fausse reconnaissance.

Dans la fausse reconnaissance et dans la dépersonnalisation il s’agit également d’une dissociation de la personnalité, mais avec cette différence capitale que dans l’un et dans l’autre de ces états le sujet est pleinement conscient des changements qui sont survenus dans son organisation psychique, qu’il garde la mémoire de son état antérieur, normal et que c’est sur la comparaison entre cet état-là et son état actuel qu’il se base pour reconnaître lui-même qu’il est malade. Différentes théories ont été proposées pour expliquer les phénomènes de la dépersonnalisation et de la fausse reconnaissance. Il suffit de citer celles de Taine, de Ribot, de Janet, Lipps, Dilthey, etc. Mais aucune de ces théories, d’après l’auteur, ne rendrait pleinement compte des phénomènes en question. Par quoi en effet sont constituées la dépersonnalisation et la fausse reconnaissance ? Dans la première le sujet se semble étranger à lui-même, apparaît à ses propres yeux comme une personnalité tout à fait nouvelle ; dans la deuxième ce sont les objets du monde extérieur qui lui apparaissent comme nouveaux et n’évoquent plus en lui les mêmes sensations, les mêmes représentations et les mêmes idées qu’autrefois.

Or si l’on examine bien attentivement les sujets atteints d’une de ces anomalies ou, ce qui arrive le plus souvent, des deux à la fois, on s’aperçoit sans peine que leurs organes des sens sont intacts, que leur sensibilité interne est également normale, qu’ils ne présentent en un mot aucune anesthésie. Si l’on examine d’autre part les analyses que des malades intelligents font eux-mêmes de leur état, on arrive nécessairement à cette conclusion que la principale cause de leur anomalie consiste dans l’affaiblissement du ton affectif de leurs sensations, dans la diminution d’intensité, voire même dans la suppression complète du côté émotionnel de leur vie psychique.

C’est que la vie émotionnelle, affective, dit l’auteur, présente, pour l’ensemble de la vie psychique de l’homme, une importance capitale en tout cas infiniment plus grande que celle que lui accorde la psychologie à tendances sensualistes ou intellectualistes. Les impressions reçues du monde extérieur changent du tout au tout aussitôt que les émotions primitives ou secondaires qui accompagnent les sensations diminuent d’intensité ou s’éteignent la réalité apparaît alors à l’homme comme étrangère, nouvelle, il se sent comme transplanté sur une autre planète. Il en est de même en ce qui concerne la vie intérieure de l’homme : il se sent changé, il s’apparaît à lui-même comme une autre personne ou bien, dans les cas les plus graves, il perd toute conscience de son moi et devient une machine inerte. Il mène bien une existence consciente, ou plutôt il sait tout ce qui se passe en lui et en dehors de lui, mais toutes ces impressions qu’il reçoit il ne les rapporte plus à sa propre personne, les sensations [p. 544] venant du monde extérieur et de son corps propre ne suffisant pas telles quelles et à elles seules à constituer le moi, à nous donner la conscience nette de notre personnalité.

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C’est cette absence de la vie émotionnelle, affective, qui expliquerait les différents autres symptômes qu’on observe dans la dépersonnalisation et dans la fausse reconnaissance : aboulie, diminution (qui d’ailleurs n’est qu’apparente) des facultés intellectuelles et tout particulièrement de la faculté d’attention, etc. Les malades présentent toutes les expressions extérieures des émotions qu’ils sont censés éprouver à un moment donné, sans éprouver (ce sont eux-mêmes qui l’affirment) ces émotions elles-mêmes : ils pleurent de tristesse, sans éprouver de tristesse, ils rient de joie sans éprouver de joie;; telle femme par exemple, lorsqu’on la fait déshabiller en public, cherche bien à se couvrir, se cache bien la figure avec ses mains, tout en affirmant qu’elle n’éprouve aucune honte. Les faits de ce genre, en admettant que la théorie proposée par l’auteur soit vraie, constitueraient d’après lui un argument de grande valeur contre la théorie de James-Lange qui réduit toute émotion à son expression extérieure, organique, laquelle serait le fait initial, fondamental, l’émotion elle-même n’étant qu’un fait secondaire, dérivé, provoqué par l’attitude extérieure. À première vue la théorie de M. Oesterreich paraît assez plausible, mais elle a le défaut de nous laisser sans explication quant aux causes et au mécanisme de l’abaissement ou de l’extinction de la vie émotionnelle. S’il est vrai que c’est grâce aux émotions qui accompagnent les sensations que l’individu reconnaît celles-ci comme se rapportant à sa propre personnalité, ne pourrait-on dire d’un autre côté que la sensation doit elle-même atteindre un certain degré d’intensité, d’acuité, au-dessous duquel elle n’est plus reconnue comme faisant partie du contenu de la personnalité, comme contribuant à former ce contenu ? Ce serait là un trait d’union entre la théorie sensualiste et la théorie émotionnaliste défendue par l’auteur. Dans cette hypothèse, ce qui caractériserait avant tout les états de fausse reconnaissance et de dépersonnalisation, ce serait une diminution d’acuité des sensations, diminution qui n’implique pas nécessairement une anesthésie, mais ayant atteint un degré où les émotions qui accompagnent ordinairement les sensations deviennent impuissantes à surgir, à apparaître à leur tour. Cette diminution d’acuité des sensations peut bien être elle-même l’effet d’une fatigue nerveuse et, comme cette dernière, n’être pas toujours d’ordre pathologique. On l’observe par exemple d’une façon normale comme un effet de l’âge, alors que, sans présenter la fausse reconnaissance et la dépersonnalisation à proprement parler, nous n’en avons pas moins conscience d’un changement plus ou moins profond survenu aussi bien dans notre propre personnalité que dans la façon dont nous sommes impressionnés, affectés par les objets du monde extérieur.

Pour M. Sabatier, la dissociation de la personnalité n’est pas tant [p. 54] un phénomène morbide qu’un phénomène de dégénérescence et un retour à l’état primitif. La dissociation ne se ferait pas selon des lignes plus ou moins arbitraires, mais selon des lignes tracées pour ainsi dire d’avance, imposées parla constitution même de la personne humaine. L’unité de la personnalité est un phénomène tardif, elle est une conquête qui s’accentue de plus en plus au cours de l’évolution animale, qui atteint son plus haut degré chez les animaux supérieurs et surtout chez l’homme, et ne peut être considérée comme complète que dans des cas relativement rares. C’est là un fait connu de tous et en l’énonçant M. Sabatier ne nous apprend rien de nouveau. Nous savons aussi que l’être humain est infiniment complexe et que de par la phylogénie et par l’ontogénie (ici nous citons les paroles de M. Abelous qui a écrit la préface au livre de M. Sabatier) aussi bien que de par l’anatomie et la physiologie, l’organisme humain est un organisme polyzoïque colonial, composé d’une foule innombrable de consciences élémentaires ou cellulaires, dont la coordination, la synthèse s’opère dans le cerveau, donnant ainsi naissance à la conscience du moi. Or, le cerveau est double, et de cette constatation M. Sabatier tire tout de suite cette conclusion que la conscience est elle aussi originairement double et il voit là un point de départ pour affirmer d’une façon générale ce qu’il appelle le duplicisme humain. Il cite d’autres preuves à l’appui de cette théorie : preuves morphologiques, preuves embryogéniques, preuves tératologiques. Et d’abord tous nos organes sont doubles, à l’exception du tube digestif; mais l’unité de celui-ci s’expliquerait par ce fait qu’il n’est pas un organe à proprement parler, mais représente dans sa première partie une route par laquelle l’organisme s’approvisionne, dans sa seconde partie un égout. Or, route et égout sont synonymes de vide et « un vide ne peut être ni simple ni double ». Ne discutons pas la valeur de cet argument et passons aux autres à la duplicité des organes physiologiques de l’homme s’ajoutent la duplicité de ses engendreurs et celle de la séparation blastomérique, et pour couronner le tout l’auteur cite l’expérience de Chabry dont la reproduction n’a d’ailleurs donné jusqu’ici, ainsi qu’il l’avoue lui-même, que des résultats divergents (ce qui n’empêche pas M. Sabatier de lui attribuer une importance capitale) : Chabry ayant recueilli dans un tube des œufs d’ascidie qui venaient d’être fécondés, et ayant tué un des deux blastomères qui venaient de se former, a vu l’autre blastomère se développer et donner naissance à un demi-individu dans le sens longitudinal.

C’est en s’appuyant sur cet ensemble de preuves que l’auteur croit pouvoir réfuter les principales théories ayant cours en psychologie pathologique. Tous les cas de dédoublement de la personnalité s’expliqueraient parle duplicisme originel de l’homme, par sa bi-individualité organique. Mais que dire de ces cas morbides où l’on a constaté l’existence de plus de deux personnalités ? La réponse est toute trouvée : d’après l’auteur ces cas n’existent pas et n’ont jamais existé; [p. 546] Toutes les fis qu’on a constaté des personnalités multiples, il ne pouvait s’agir que d’une personnalité double et l’auteur le prouve, d’une façon qui laisse plutôt à désirer, en analysant un cas de multiplication de la personnalité et en réduisant à deux les nombreuses personnalités qui y ont été observées.

Après la psychologie morbide, vient la psychologie normale dans tout ce qui est inconscient ou subconscient, toutes les fois que l’attention est dispersée, endormie, la volonté faible et faillissante, c’est l’une de nos demi-individualités, l’un de nos deux co-êtres qui est en action. Nos hésitations s’expliquent par la lutte que se livrent en nous les deux co-êtres, chacun tirant pour ainsi dire de son côté, s’efforçant de faire prédominer dans la vie consciente ses impulsions propres. Cette lutte, cet obscurcissement de la conscience, cette faiblesse de la volonté cessent dès que se produit la synthèse des deux co-êtres ; alors apparaît le moi proprement dit, et avec lui la raison, la volonté consciente, l’unité, la liberté. Remarquons en passant qu’à côté du duplicisme résultant de la coexistence des deux co-êtres, l’auteur en signale un autre le dualisme entre « le moi sentant et le moi pensant » entre « la vie déterminée des co-êtres et la vie raisonnable de l’Être complet ». Il existerait donc « une dualité de dualisme. » Comment, par quel mécanisme, par quels motifs les deux co-êtres en arrivent-ils à se tendre la main, à renoncer chacun à la suprématie exclusive, à soumettre leurs différends au tribunal de l’ « Être complet » ; quelles sont les conditions de la paix, comment se maintient-elle, quelles sont les causes susceptibles de la troubler ? Autant de questions que la théorie du duplicisme humain laisse sans réponse. Et pourtant elle se présente à nous avec des prétentions à l’universalité, comme l’ébauche d’une véritable philosophie, puisque l’auteur consacre tout un chapitre à édifier une nouvelle théorie sociologique en lui donnant pour base la théorie du duplicisme. Il est vrai qu’il suffit d’un examen superficiel pour s’apercevoir que point n’était besoin d’aller chercher ses preuves aussi loin pour en arriver à proclamer l’infaillibilité du bon sens, du cri du cœur et de la voix de la conscience.

Dr S. JANKELEVITCH.

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