V. Leblond. La démonopathie dans l’histoire. Notes pour servir à l’histoire des possessions démoniaques. Article parut dans la revue « La Chronique médicale », (Paris), 1909, 16e année, n° 22, pp. 721-729. – Et Tiré-à-part : Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 11 p.
Le Dr V. Leblond nait le 1862. Ancien interne des Hôpitaux de Paris et Président de la Société académique de l’Oise, il fut l’auteur de plusieurs monographies sur le beauvaisis. Le plus importante et la plus connue est :
— L’Art et les artistes en Île-de-France au XVIe siècle. Paris, E. Champion, 1921, 1 vol. in-8°, 352 p.
Mais il s’intéressa également beaucoup aux possessions démoniaques et nous permis d’avoir accès à plusieurs documents originaux de première importance comme :
— Recueil mémorable d’aucuns cas advenus depuis l’an du salut 1573, tant à Beauvais qu’ailleurs, publié d’après le manuscrit original, avec notes et documents complémentaires. Paris, Champion, 1909, 1 vol. in-8°, 276 p.
— La démonopathie dans l’histoire. Denise de la Caille, la possédée de Beauvais (Ses crises de possession démoniaque ; scènes d’exorcisme et de conjurations (1612-1613).] in « La Chronique médicale », (Paris), 1908, 15e année, n° 10, pp. 305-318. [Cette étude est présente sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – L’image est proposée dans l’article original en monochrome. Nous l’avons reproduit en couleur et avons rajouté le détail. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 721]
LA CHRONIQUE MÉDICALE
REVUE BI-MENSUELLE DE MÉDECINE
HISTORIQUE, LITTÉRAIRE ET ANECDOTIQUE
La Démonopathie dans l’Histoire
Notes pour servir à l’histoire des possessions démoniaques
par M. le Dr V. Leblond (de Beauvais).
Pour faire suite à l’étude sur Denise de la Caille, la possédée de Beauvais, publiée par la Chronique médicale (n° du 15 juin 1908) voici quelques autres documents relatifs aux possessions démoniaques.
1. – Scènes d’exorcismes sur les verrières du XVIe siècle, à l’église de Nonnancourt (Eure).
Parmi les vitraux conservés à l’église de Nonnancourt et datant de la première moitié du XVIe siècle, l’un d’eux – celui de la fenêtre du bas-côté sud – représente saint Mathurin, en costume de diacre, qui exorcise et délivre Théodora, possédée du démon. Celle-ci est agenouillée, la face convulsée, les yeux saillants et le cou gonflé ; de sa bouche grande ouverte vient de s’échapper un hideux diable vert.
L’empereur, père de Théodora, et quelques autres hommes richement vêtus assistent à la scène, qui se passe auprès de l’entrée d’une chapelle ou d’un palais, dont la porte gothique est ornée d’un écu tenu par un génie qui brandit une épée. Les pièces héraldiques évidemment conventionnelles, se composent d’une barre et de cinq besans disposés en sautoir (1).
Cette verrière n’a pas été connue de M. Thoison, auteur d’un excellent ouvrage sur la vie et l’iconographie de saint Mathurin (2).
Une autre fenêtre de cette église, – la neuvième, – du même bas-côté sud, offre aussi une délivrance de possession démoniaque. Au tympan de fenêtre, au-dessus d’un saint Laurent tenant le gril de son martyr, on aperçoit une femme, les yeux levés, vers le saint, et qui semble le remercier de l’avoir délivrée, par son intercession, [p. 722] du démon qui l’obsédait. C’est, du moins, l’interprétation qui paraît convenir à son attitude el au monstre, de couleur rouge et verte qui se sauve au-dessus de sa tête, Le costume de cette femme se compose d’une robe bleue, laissant voir la chemisette à la gorge ct aux épaules, avec des manches violettes, dont le haut est recouvert d’une étoffe verte. Ces vêtements rappellent ceux de l’époque de François 1er .
Peut-être ces figures se rapportent-elles à un fait d’histoire locale dont le souvenir est aujourd’hui perdu. (L. Régnier).
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II. – Jeanne Harvilliers, la sorcière de Laon (1578).
En 1528, naissait à Verberie, près Compiègne une femme nommée Jeanne Harvilliers, dont le procès donne lieu à la publication de plusieurs ouvrages sur les sorciers et les peines qu’ils méritent.
Sa mère. réputée sorcière, l’avait vouée au diable dès sa naissance et l’avait donnée, à l’âge de 12 ans « à un homme noir d’une taille extraordinaire, habillé de drap noir, ayant des bottes aux jambes et des éperons aux pieds ». Cet homme déclara à la fillette qu’il était le diable et que, pour la rendre heureuse, si elle voulait, il lui enseignerait le moyen de faire beaucoup de bien à ses amis et de mal à ses ennemis. Loin de repousser de telles propositions, elle lui témoigna le désir de recevoir ses leçons.
Celui-ci lui déclara qu’elle devait renoncer à Dieu et lui dicta une foule de formules qu’elle répéta et cette possédée connut l’art de faire périr en peu de temps les hommes et les animaux, à l’aide de poudres et de graisses de quatre couleurs.
Jeanne, demandé en mariage par un habitant du Laonnais, consulta son diable sur le parti qu’elle devait prendre. Il lui conseilla d’accepter. Le mariage conclu, les rapports continuèrent entre cette fille et le diable sans que le mari en eût le moindre soupçon.
La possédée eut un jour la curiosité d’essayer si les poudres reçues du prétendu démon avaient bien la vertu qu’il leur attribuait. Elle les expérimenta sur un de ses voisins, qui en mourut.
La sorcière, dénoncée au bailli de Senlis et emprisonnée, fut interrogée.
Elle reconnut que sa mère l’avait vouée au diable. Celle-ci fut arrêtée et enfermée dans les prions de Senlis : son procès instruit elle fut condamnée, comme sorcière et empoisonneuse, à être brûlée vive.
Sa fille subit seulement la peille du fouet.
Jeanne se réfugia auprès de Laon, son mari ; mais elle y reçut encore la visité du diable. Il lui donna une poudre qui lui permit de se débarrasse d’un de ses voisins qu’elle détestait et qui mourut rapidement. Poursuivie et dénoncée par la rumeur publique, elle fut arrêtée dans une grange où elle s’était refugiée et le procureur du roi à Ribemont, Claude d’Osay, instruisit son procès. Jeanne subit son interrogatoire et, sans être soumise aux épreuves de la torture, elle s’avoua coupable d’empoisonnement et de toutes les autres charges portées conte elle. [p. 723]
Les Juges, appelés à statuer sur la peine qu’elle avait encourue, reconnurent à l’unanimité qu’elle méritait la mort ; mais quelques-uns voulaient la condamner au feu ; d’autres, plus indulgents demandaient qu’elle fût pendue. Quand le peuple, rassemblée autour de l’auditoire, connu cette sentence, il menaça les juges d’enlever la coupable et la brûler. On était alors convaincu que des sorciers avaient parfois survécu à la pendaison par leurs sortilèges. Les jugent réformèrent leur jugement et Jeanne Harvilliers fut brûlée (30 avril 1578).
Les juges. en portant cette sentence de mort contre la coupable, ne
s’étaient pas entièrement prononcés sur ses rapports avec le diable : Ils ne l’avaient condamnée au feu que comme empoisonneuse. Ils se réservaient d’examiner, après l’exécution, si l’on devait pu non la considérer come sorcière. L’un d’entre eux, Jean Bodin (d’Angers), alors procureur du roi à Laon, fut chargé de résoudre la question.
Bodin, fort instruit en science juridique, avait fait de longues recherches sur la magie et la sorcellerie. Défenseur des idées adoptées au moyen-âge sur les rapports de l’homme avec le diable, il composa un « Traicté pour servir d’avertissement à tous ceulx quy le verront, à fin de faire cognoistre au doigt et à l’œil qu’il n’y a crime qui soient à beaucoup près si exécrables que cestuy cy ou quy méritent peines plus sévères, et en partie aussy pour respondre à ceulx quy par livres imprimez s’efforcent de saulver les sorciers par tout moyens ; en sorte qu’il semble que Sathan les ayt inspirez et attirez à la cordelle. »
Cet ouvrage capital, intitulé De la Démonomanie des sorciers, se divise en quatre livres : le premier traite de la nature des esprits, de leur association avec les hommes, et des moyens naturels et surnaturels de connaître les choses occultes : le second, de l’art de la agie ou des procédés employés par les magiciens pour faire venir le diable ; le troisième, des moyens d’éloigner ou de prévenir les sorts. Enfin, l’auteur étudie dans le quatrième, la manière de procéder contre les sorciers et quelles peines ils méritent.
Pendant que Bodin composait son traité, un médecin du duc de Clèves, nommé Jean Wier (ou Uvier) publiait un livre, sous le titre De lamiis, pour démontrer que les gens accusés de sortilèges sont des malades, auxquels la mélancolie a troublé le cerveau, et qu’on ne doit pas les condamner come on l’a fait jusqu’alors. Un ouvrage précédent de ce médecin, intitulé Liber de praestigiis et incantationibus, publié en 1578, défendait les mêmes idées, mais avec moins d’audace et d’assurance.
Bodin, connaissait le nouveau livre de son adversaire, publia aussitôt sa Démonomanie des sorciers, avec un appendice pour réfuter vigoureusement les théories du médecin de Clèves, qu’il traitait de méchant, d’imposteur et d’impie, l‘accusant même de magie et de sorcellerie.
Malgré la haute autorité et les efforts de Bodin, les idées de Jean Wier prévalurent et peu à peu les tribunaux cessèrent – non pas partout, témoin le cas d’Urbain Grandier à Loudun – de brûler vif les sorciers et démoniaques qui n’ étaient que de pauvres malades (3) [p. 725]
Un autre ouvrage de ce médecin de Clèves nous donne de curieux détails sur la manière originale dont on punissait les sorcières au pays de Boulogne-sur-Mer, au XVIe siècle.
III. – La punition de laquelle les Boulenois ont accoutumé de punir les sorcières.
Les Boulenois ont accoustumé de punir les sorciers et sorcières, les enchantements desquels n’ont fait aucune nuisance ny aux hommes ny aux bestes et lesquels ils nomment en leur langue le strige, en la manière qui ensuit :
Ils les despouillent nuds jusques au nombril et les font sortir du viel palais, montés à renvers sur un âne, à la queuë duquel ils ont les mains liées, et sont aussi menés doucement par le serviteur du burreau. Ils leur mettent dessus la teste une mitre de carte, là où les diables horribles sont dépeints ratissant le feu d’enfer avecq les crocqs. Cependant ils sont aussi solennellement pourmenés, le bourreau qui les accompagne leur baile le foët sur le dos et sur la poitrine jusques à ce qu’estant parvenus au cimetière des Jacobins, ) l’endroit où la sépulture renommée des Allemans, il les descend de dessus leur asne et sont menés par le bourreau en un chambre en laquelle il y a une gallerie barrée de large treillis de fer, par lesquels on regarde de dessus le cimetière. Cette chambre est destinée, comme on dit, pour les hérétiques par les moyens de ceste Eglise lesquels sont Inquisiteurs de la foy.
Elle sont là dedans pourmenées par trois fois le long de la gallerie, dessus un petit chariot à quatre rouës avec leur teste timbrée, et y demeurant l’espace d’un quart d’heure, cependant que le peuple qui les regarde et moque, crie après elles et leur jette des pierres, lesquelles ne leur peuvent faire mal à cause des treillis. Cela fait, elle sont misent hors de prison, et ayans esté punies selon la qualité du forfait on les envoye en exil.
Certainement cette douceur du Magistrat de Boulongne, laquelle, retient encore quelque chose de la prudence de l’ancienneté Italique, dot estre préférée infiniment à la tyrannie de quelques uns, lesquels les précipitent comme des hosties dedans le feu, de la fumée duquel ce diable n’est point moins resjoui que de la vapeur du sang innocent répandu.
O les aveugles cœurs, et les esprits aveugle (4)
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En publiant l’observation de Denise de la Caille, d’après les registres du chapitre de la cathédrale de Beauvais, copiés dans la Collection dite Mélanges Troussures, le cas d’une femme prétendue démoniaque qui fut, sur l’ordre du chapitre, examinée par les médecins de la ville. On juge qu’elle n’était point possédée, mais seulement malade : en conséquence, on la renvoya avec défense de revenir à Beauvais, « à cause des émotions et scandales qu’elle y avait occasionnés. » (juillet 1480). [p. 726]
A la fin du XVIe siècle, à l’époque des processions blanches, au cours de nombreuses épidémies de peste et coqueluches, alors qu’un tremblement de terre épouvantait notre contrée, en même temps que l’apparition d’une comète (avril 1580), une fille était à Beauvais possédée du démon. Malheureusement, l’observation en est donnée très sommairement par un chroniqueur du temps :
Novembre 1580. Y eut une fille nommée Marguerite, native de Nogent-le-Roi, étant possédée du diable ; (elle) vint à Beauvais, ayant esté parler à l’Evesque à Bresles avec son père ; lequel l’amena par le commandement dudit Evesque aux Jacobins pour estre conjurée, ou je l’ay vu conjurée. Et le diable ne l’ayant quittée, son père la mena à quelque Evesque de ce pays, et (je) ne sçais ce qu’il en est advenu. Elle révéla au dit Evesque plusieurs choses qui s’étaient passées entre luy et les consuls de Beauvais, contre lesquels il plaidait au Conseil privé pour les faire supprimer (5).
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Pour clore cette courte revue d’histoire démoniaque, voici une lettre d’un curé d’Athies, village voisin de Péronne : il nous conte comment une femme fut d’abord prise de vives douleurs dans les membres, chaque fois qu’elle allait à l’église ; puis elle tombait en catalepsie et son ventre se ballonnait pendant deux ou trois jours, pour redevenir tout à coup normal.
Un jour, cette femme, entendant le diable qui lui parle, est prise d’une violente crise de possession démoniaque : « Sa tête touchait à ses talons par derrière et on ne voyait que son ventre. » Le prêtre, qui assiste à l’une de ces crises et vient au village pour l’exorcise, la trouve « dans de grandes agitations, ayant la bouche toute grande ouverte et faisant des hurlements affreux ». La patiente, une fois revenue à elle, se plaignait de souffrir tantôt dans le ventre, tantôt sur la poitrine ou à la gorge. Enfin le curé, après quelques scènes d’exorcismes et conjurations, agit vivement par suggestion sur l’esprit de la malade : il s’adresse à Satan, lui commandant de sortir. Il répond : « Par où veux-tu que je sorte ? »
– Par cette vitre, dit le prêtre ; et la femme aussitôt faisant une grande bouche et se tournant vers la vitre, le diable sortit
Aussi bien voici le récit du curé, d’après sa lettre écrite à l’Abbesse de Mouchy-Humières, en Vermandois, le 16 décembre 1700 (6) :
IV. – Relation de la délivrance d’une possédée, nommée Anne Blériot,
femme de (7)… et sœur de Nicolas Blériot.
Madame, quoique je ne me sois pas rendu aux prières qu’on ma faites de faire le récit par écrit de l’affaire en question, je crois de ne pouvoir le refuser à une personne comme vous, et qui le demandez au nom de tant [p. 727] d’autres qui désirent en être instruits et à qui j’ai de particulières obligations d’obéir. Je vous prie d’avoir la bonté de ne me rien attribuer de ce qui s’est passé, mais de regarder la chose comme l’ouvrage de Dieu seul qui s’est servi du plus indigne de ses ministres pour l’opérer.
Il y a eu 2 ans le jour de la Nativité de la Ste Vierge, qu’une femme du village de Croix-sur-Martigny, que j’ai connu toujours bonne et simple, se sentit attaquée d’un mal qui ne la prenait que quand elle allait à l’église le dimanche et les autres jours qu’on disait la messe de la Ste-Vierge. En allant, elle sentit des douleurs très grandes dans les jambes et les bras, et quand elle se venoit à la consécration, elle tomboit comme une morte. On la portoit dehors : elle en avoit pour 2 ou 3 jours à être travaillée en son ventre ; elle venoit grosse comme un tonneau, et tout à coup l’enflure tomboit entièrement, toutes ces attaques cessoient et elle retournoit à son travail ordinaire.
Le dimanche 2 octobre dernier, étant à la Ste Messe, elle entendit au-dedans d’elle une voix qui disait : Sors d’ici ; elle tient bon jusqu’à la communion du prêtre, et sortit elle entend dire : je n’ai pas été à la messe. De retour chez elle, l’esprit malin lui disoit : J’ai gardé le silence jusqu’à présent, mais je m’en dire assez. On alla quérir le curé du lieu, mais le démon de dit mot. La femme étoit dans un état effroyable ; sa tête touchoit à ses talons par derrière et on ne voyoit que son ventre. Le curé effrayé, et voyant que sa présence faisoit plus de mal que de bien, se retira et la recommanda à vespres. Le démon dit à la femme que le curé avoit prié pour les autres, mais qu’il n’avoit pas prié pour elle-même. Après vespres, la femme étant comme morte, on lui donna l’extrême-onction ; elle fut agitée sans beaucoup de paroles jusqu’au lundi vers 4 heures après midy que le curé partit pour le sinode de Noion. On me vint chercher ; j’ai fait longtemps difficulté d’y aller, ne sentant pas ma conscience assez pure pour cela. Enfin, m’ayant été dit que cette femme me demandoit à corps et à cris, je me suis résolu d’y aller. Pendant mon chemin, la femme disoit toujours : il a peur, il a peur, il ne viendra pas ? Vous sçaurez que quand c’étoit autre chose que la femme qui, parloit, c’étoit une voix tout à fait extraordinaire, faible, mince comme le son d’un siffler, ou comme quand on fait parler des marionnettes. Lorsque j’étois en chemin, il disoit : Voilà le grand Cugnière qui vient portant. A mesure que j’approchois le village de Croix, il tourmentoit la femme davantage. Arrivé à l’église, je me suis revêtu d’un surplis et d’une étole, et, muni d’eau bénite et le crucifix à la main, j’allai à la maison de la malade. Je la trouvai dans de grandes agitations, ayant la bouche toute grande ouverte et faisant des hurlements affreux. Je lui posai le crucifix sur le front ; elle commença à dire : Tu trembles, pourtant, tu as peur. M’étant armé de confiance, en lui faisant des exorcismes de la part du grand Dieu, il me dit : Par où sortirais-je ? Lui ayant commandé de sortir par la porte, il ne dit plus un mot. De tems et tems la femme rentroit dans dans son bon sens et disoit bien fort toutes les prières que je lui faisoit dire. Tout d’un coup le démon crioit d’une voix épouvantable et tandis que je mettois l’étoile sur la tête de la femme ou que je lui jettois de l’eau bénite, le Démon crioit : Je brûle, je brûle, ce qu’il répétoit plus de cent fois. Pendant la nuit continuant mes exorcismes, il me demanda : Par où sortirais-je ? Je lui dis : par la fenêtre. Il se mit à rire tant qu’il put. Il me dit : Tu ne me demandes pas comment je m’appelle ? Hé bien ! Comment t’appelles-tu ? lui dis-je. Je m’appelle : ça se peut, Philippe. Le pressant par les exorcismes, il vint à un état, comme si il eut du sortir ; la femme faisait des cris et des hurlements épouvantables. Tout à coup, il me dit froidement : Je ne sortirai pas aujourd’hui, fais tout ce que tu voudras. Je lui commandai toujours de sortir, si c’étoit la volonté du grand Dieu vivant. Il me dit toujours qu’il ne sortira pas. Lui en ayant demandé la raison, il me dit qu’il falloit qu’il fasse le lendemain une exhortation au peuple et dit : « Je ne suis dans le corps de cette femme depuis 2 ans, non pas pour ses péchés, car c’est une bonne femme, mais je suis ici pour la conversion de la paroisse. Il va y avoir un bon curé. S’ils ne se corrigent pas [p. 728] je ferai encore des miennes [ ?] avant qu’il soit peu. Vous êtes bien heureux, vous-même, continua-t-il ; vous pouvez faire pénitence ; vous êtes de grands pécheurs, mais Dieu est un grand pardonner. Nous n’avons commis qu’un seul péché et pour ce péché, nous sommes damnés. Ha !si on nous donnait même 400 ans à faire pénitence, montant et descendant au milieu des rasoirs, au milieu des flammes de feu et de tous les tourments du monde ! Ha ! tous les tourments nous seroient paradis, mais jamais, jamais. »
Là-dessus il hurloit comme un enragé. La femme « toit revenue à elle, je lui demandoit si elle souffroit ; elle me dit qu’elle sentoit peine, tantôt dans le ventre, sur la poitrine, tantôt à la gorge. Je dis les litanies de la Sainte Vierge. Il faisoit tout ce qu’il pouvoit pour m’interrompre. J’joutai celle du saint nom de Jésus. Il disoit toujours : Ne dis pas. Le voyant résolu de ne pas sortir ce jour là, je lui dis : Je m’en vais donc. Il me dit : Va-t-en ; tu as des affaires assez, va-t-en au nom, et ne disant pas au nom de qui. Je le pressais de le dire ; il me dit qu’il ne le pouvoit pas, mais moi que je le pouvois. Quand je le pressois un peu fort, il me disoit : Tu es bien fier. Va-t-en donc, dit-il, mais n’emmène personne avec toi demain ; et me l’a répété plus de dix fois. Je lui ai demandé pourquoi. Ha ! c’est que je voudrais que personne n’entendit ce que j’ai à dire demain. Qu’est-ce que cela te fais, lui dis-je. Ah ! c’est que je souhaiterois que tout fut damné, afin que l’enfer fut rempli. Eh ! quel bien en aurois-tu ? Ha ! c’est que j’espererois, disoit-il, que j’en sortirois. Je lui dis : tu ne sçais pas qu’au jour du Jugement Dieu t’enfermera dans l’enfer pour n’en plus jamais sortir. Ha ! ce fut pour lors qu’il nous fit plus de peur ; il crioit : Terrible, terrible jour ! jour épouvantable, qui nous mettra devant la face de l’Agneau ; Je lui dis : Ha, père du mensonge, tu dis pourtant la vérité. J’y suis bien obligé, bien contraint, répondit-il ; Mais je suis commandé par la part d’en haut. Je lui dis que m’en allois au nom du Seigneur. Il me dit : Va-t-en, il ne te sera fait aucun mal, c’est-à-dire aucun tort.
J’étois pour lors dans une grande sueur ; je quitte et je m’en retourne chez nous. Pendant mon chemin, il disoit à ceux qui étoient auprès de la femme : ils sont perdus (c’étoit pour les faire courir pendant la nuit). Enfin, il disoit tout ce que je faisois, quand je priois Dieu, ou quand je dormois. Le lendemain matin, j’ai tinté les cloches pour avertir mes paroissiens de ce qui se passoit à Croix. Je me mis en chemin, et il disoit : Voilà mon grand Cugnière qui vient ; il me va bien faire du mal. Etant arrivé à Croix, j’ai fais préparer toutes choses pour aller chercher cette femme en procession. Il y avoit un grand monde de tous côtés. Arrivé à la maison, j’entendis une femme crier : Je n’irai pas, je n’irai pas. Elle répéta cela tout le long du chemin. Je la pris par la main, en lui disant : Tu marcheras, tu marcheras pourtant. Je la mis devant moi, la fis marcher jusqu’à l’entrée du cimetière. Il n’y eu pas moyen de la faire aller plus loin, il fallut la porter à l’église à force bras. Elle crioit : je n’irai pas, mais on me portera. Comme on achevoit une messe, le Démon faisoit grand bruit, je le fis taire et lui fis les exorcismes. Il me dit qu’il vouloit bien faire son exhortation. Je le mets sur… élevé et ayant demandé le silence au peuple, il commença à dire d’une vois effroyable : Je suis envoié de la part du Grand Dieu vivant dans le corps de cette pauvre esclave pour la conversion de cette paroisse et de ceux qui en entendront parler. Il dit au peuple à peu près la même chose que la veille, sinon qu’il disoit que si on leur donnoit du temps pour faire pénitence, quand il faudroit autant de temps qu’il en faudroit à un oiseau pour épuiser la mer ne prenant qu’une goutte tous les mil ans, il seroit encore bien heureux, et en criant : Je suis damné ! ce qu’il répéta plusieurs fois. Il faisoit retentir toute l’église, et tout le monde étoit dans l’effroi et dans une telle épouvante qu’ils tomboient comme morts ; et tout à coup il me demande : Comment t’appelles-tu ? Comment t’appelles-tu toi-même, lui repartis-je, maudit Satan. Je commande de la part du Grand Dieu vivant de sortir tout présentement. Il me dit : Par où veux-tu que je sorte ? Je lui dis : Par cette vitre, lui montrant un carreau cassé ; et aussitôt, la femme [p. 729] faisant une grande bouche, se tournant vers la vitre, il sortit faisant un bruit à la vitre, comme tout le monde l’a entendu. La femme fit aussitôt le signe de la croix, disant qu’il étoit dehors. J’entonnai aussitôt le Te Deum. Ensuite je fis une grande exhortation au peuple, après laquelle j’ai chanté une messe solenelle, d’om je l’ai reconduit chez elle en procession, et depuis ce temps là elle se porte bien. Elle est venue dimanche diner chez moi, ne se sentant pas de joie d’être guérie.
Voilà, Madame, ce qui s’est passé ! Je vous écris un peu à la hâte, ne pouvat me servir d’un autre stile que celui de la vérité. Je vous recommande toujours ma famille qui a l’honneur de vous servir, et je me recommande moi-même à vos saintes prières et à celles de votre sainte Communauté, et je suis avec un profond respect, Madame, votre humble et très obéissant serviteur.
Cugnière, Curé d’Athies (8)
;NOTES
(1) Eglise de Nonnancourt (Eure) et ses vitraux, par Louis Régnier, brochure de 70 p. Typographie Didot, 1854.
(2) in-8°, Paris 1889
(3) Barraud, Bulletin de la société archéologique du diocèse de Beauvais, t. I, 1846.
(4) Extrait de Cinq livres de l’Imposture des Diables : des enchantemens et sorcelleries, pris du latin de Jean Wier, médecin du duc de Clèves, et faits français par Jacques Gressin de Clermont en Beauvaisis, médecin à Beauvais (Liv. V, chap. XVII). 1 vol. ;A Paris, chez Jacques du Ouys, demeurant en la rie Sainct Jean de Latran, à l’enseigne de la Samaritaine, MDLXVII. Avec privilège du Roy.
(5) V. Leblond. Recueil mémorable d’aucuns cas advenus depuis l’an de salut 1573, tant à Beauvais qu’ailleurs, publié d’après le manuscrit original, avec notes et documents complémentaires. 1 vol. de 276 p. Paris, Champion, 1909.
(6) Je dois la connaissance de ce document à M. Boulanger, ancien notaire à Péronne, que je ne saurais trop remercier.
(7) Ici, une ligne effacée par le pli du papier.
(8) D’après les registres de baptême de Croix, cette femme est accouchée six mois après.
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