Julien-Joseph Virey. Des mouvemens de l’esprit pendant le sommeil. Deuxième partie du tome second de « L’art de perfectionner l’homme… Paris, Deterville, an XI [1801 ou 1802] », pp. 210-237.
Julien-Joseph Virey (1775-1856). Naturaliste, anthropologue et médecin il fut aussi député et l’élève de Antoine Parmentier. Il substituera l’idée d’intelligence des animaux à celle de l’âme des bêtes » dans son ouvrage Histoire des mœurs et de l’intérêt des animaux, en 1821
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original d’époque. –Les images images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Des mouvemens de l’esprit pendant le sommeil.
CHAPITRE PREMIER.
États comparatifs de l’esprit dans la veille
et dans le rêve.
Comment pourrons-nous traiter des songes et des dérangemens de la raison, sans entrer dans, cette question aussi ancienne que les, homme : Où se trouve la vérité, et qu’est-ce que l’erreur ? Il est évident que ne connoissant les choses que par rapport à nos sens, ils ne nous donnent de la nature que des idées relatives à leur structure et à nous-mêmes, mais non pas absolument vraies ;de-Ià vient que chaque genre d’animal sent les objets d’une manière différente, tout être ne les pouvant considérer qu’au moyen de ses organes et de la seule façon qu’ils le permettent.
Il est certain qu’un somnambule qui éprouveroit tontes nos idées, en songeant ainsi pendant toute sa vie, n’étant détrompé par rien, seroit aussi avancé que nous à l’instant de sa mort. Il auroit cru sentir agir comme [p. 211], nous, recevoir les mêmes biens et les mêmes maux, et l’illusion auroit autant d’effet sur lui que la réalité. Les esprits égarés, les imbécilles , raisonnent autrement que nous, et ne croient pas se tromper ; persuadés de la, vérité de leur opinion, ils y adhèrent avec une invincible opiniâtreté. Enfin, s’il étoit dans la nature du genre humain de vivre dans un songe perpétuel sur toutes choses, on ne pourroit pas s’en détromper, puisqu’on ne trouveroit rien de plus-certain dans le monde. II est donc impossible de, démontrer que nous ne rêvons pas, de cette manière, dès notre enfance. Le rêve n’est connu que par l’état de veille, sans laquelle il paroîtroit vrai ; et de même que le songe nous semble faux dans l’éveil, l’éveil semble l’être à son tour par rapport au songe ; ce dernier a des perceptions tout aussi réellement senties par l’âme que celle du jour. La veille pourroit donc être un rêve suivi et régulier, dont nous ne serions désabusés que par une autre vie ou un autre monde. Ainsi n’ayant qu’une forte opinion qui nous persuade que notre, existence n’est pas un songe, nous n’en pouvons pour tant établir aucune preuve,
Par rapport à des êtres d’une nature plus élevée, notre vie n’est qu’une. espèce de sommeil, [p. 212] bien qu’elle nous semble un état d’éveil, de raison et d’intelligence, relativement à la vie des animaux , ou des êtres inférieurs. Mais il y a manifestement des circonstances où nous doutons si notre existence n’est pas un songe . ainsi un homme qui éprouve subitement des chances surprenantes de la fortune, ou des plaisirs rapides, ou qui parcours promptement de vastes espaces, s’imagine avoir fait un rêve. Ces projets fantastiques qu’on se plaît à bâtir dans son imagination, en sont de véritables. Le passé nous semble même une illusion, le présent se dissipe comme une ombre, l’avenir est plein d’obscurités ; l’homme sorti du néant pour tomber dans l’éternité, ignorant pourquoi et comment il subsiste, ce qu’il deviendra et quel est le but de ce monde où il est placé, se trouve dans une condition, enveloppée d’effroyables ténèbres. Son existence ne se nourrit que de rêveries et de contes depuis son anrore jusqu’à son déclin ; ses passions le bercent dans l’illusion, et en réfléchissant· sur les événemens passés de notre vie, l’on trouvera qu’ils ne sont que de vains mouvemens emportés par le temps.
Notre esprit a trois principaux états, 1°, celui de la vie ordinaire qui emploie l’âme et le corps ; 2°, celui du rêve ou du délire qui occupe [p. 213] principalement les facultés sensitives du corps ; 3°, enfin l’état de méditation extatique dans lequel l’âme agit presque seule. Celle-ci tend à s’écarter dans les abstractions, le corps à s’égarer dans les illusions de ses sens. L’excès de l’un amène, par contre-coup, l’excès de l’autre. Mais l’action de l’âme et du corps étant réunie, leurs écartemens opposés se rectifient et se maintiennent l’un par l’autre ; ils forment l’état d’éveil ordinaire, ou l’équilibre du sens commun, qui connoît par l’âme le monde intellectuel, et par le corps le monde physique ; au lieu qu’en agissant séparément, ces substances ne considèrent que leur propre monde.
En effet l’âme et le corps, dans leurs actes séparés, n’ont aucune idée de la succession du temps et des relations de lieux qui constituent l’ordre de la raison, et qui servent de fil pour se reconnoître dans le labyrinthe de nos sensations et de nos pensées. Ainsi l’on divague sans cesse dans les rêveries ; et dans les profondes méditations, l’on ne fait plus d’attention au temps et au lieu. Puisque le temps est une portion de l’éternité, et le lieu, de l’infinité, attributs de Dieu, ils peuvent établir une suite et une disposition régulière dans l’intelligence ; mais ce fil rompu, tout s’entre-mêle et se confond. La vigueur dominante [p. 214] de la raison, qui pénètre profondément dans les choses, et ce génie qui embrasse les liaisons les plus éloignées, doivent leur supériorité à ces rapports d’éternité et d’immensité, qui sont une des voies de la divine sagesse.
Pendant la veille, nos esprits animaux ou nerveux , distribués à-peu-près uniformément dans toutes les parties du corps, fixent l’âme, comme par autant, de cordes, dans un état d’épanouissement. L’esprit et le corps se contrepesant comme les plateaux d’une balance, le premier corrige les erreurs des sens, et les sens rectifient ses écarts vagabonds. Les fonctions mentales s’exercent avec d’autant plus de précision dans l’éveil, que ces deux principes contraires sont dans un parfait équilibre, et tel qu’une balance bien égale, qui pèse les objets avec une extrême exactitude. Mais, lorsque nous sommes prêts à nous endormir, l’esprit se replie, les idées se séparent et s’arrondissent en quelque sorte ; ainsi, dans une horloge démontée, les rouages se meuvent encore par les dernières secousses des ressorts non-entièrement détendus. Lorsque nous nous réveillons, les fonctions de l’âme et du corps, reprenant leur équilibre accoutumé, les idées, se rejoignent, s’adaptent, et la raison acquiert [p. 515] toute sa justesse, comme une horloge remontée et marquant les heures.
Le Chamane.
CHAPITRE II.,
De la nature des songes et du délire ; comment ils sont produits.
On peut comparer les rêves et le délire aux sons discordans d’une harpe, dont les cordes se détendent plus ou moins ; car les esprits animaux se retirant inégalement des organes des sens dans le sommeil, transmettent au cerveau des impressions irrégulières. Lors qu’une passion, une pensée, nous ont agités vivement pendant le jour, qu’un spectacle, nous a émus, ou qu’un travail nous a beaucoup fatigués, les ressorts de notre âme, fortement bandés, se relâchent, pendant le repos de la nuit ; ils rendent quelques vibrations analogues à celles qu’ils ont éprouvées. Aussi les rêves frappans dépendent des idées profondes et assez actives, pour imprimer quelque altération au mouvement du sang et aux facultés sensitives. D’ordinaire l’on songe aux objets qui ont récemment ébranlé l’esprit, surtout si l’on est d’un caractère sensible ; car les tempéramens durs et, froids, ou bien mous et [p. 216] apathiques, ayant la fibre moins tendue ou moins mobile, rêvent pus rarement que les tempéramens violens, agités, qui ont des songes fort turbulens.
Il suffit que l’équilibre du corps soit imperceptiblement altéré, pour causer ces songes fatigans, ou même affreux, que la médecine regarde toujours comme le présage assuré de quelque maladie ou de dérangemens de l’esprit. La fièvre, qui produit dans les membres des spasmes et des frissonnemens, cause aussi divers degrés de tension et de relâchement dans l’économie animale et dans le cerveau ; ce qui tord et dérange les images des sensations. De là viennent les rêveries et le délire, qui accompagnent cette maladie. L’hypochondrie, la mélancolie qui disgrègent, d’ordinaire, l’unisson des facultés vitales, produisent non-seulement des boutades, des vapeurs pendant le jour, mais encore des rêves exorbitans dans le sommeil. Tout songe, celui même qui n’offre que des images communes, dépend d’une légère dissonance organique, bien qu’il n’en résulte ordinairement aucune incommodité.
Nos fibres conservent quelque temps les impressions les plus fortes, comme les cordes tendues vibrent longtemps après avoir été [p. 217] ébranlées. Tant que le mouvement organique est: régulier, la transmission des impressions nerveuses au cerveau, y retrace des ébauches assez fidèles. Mais lorsqu’une maladie produit des ébranlemens irréguliers dans les sens, leurs impressions n’arrivent que déformées au cerveau. Dans la fièvre ardente ou le causus, le mouvement ondoyant de la chaleur vitale qui se rend vers la tête, et cette évaporation halitueuse des maladies inflammatoires, imprimant une pareille ondulation dans les sensations, le malade s’imagine quelquefois que les murailles ou que son lit s’ébranlent. Les impressions se disloquant ou se confondant, il apperçoit des fantômes, des ombres voltigeantes, des hommes qui s’alongent tout-à-coup démesurément, puis se rappetissent, suivant que les bouffées de la chaleur vitale poussent an cerveau de fortes ou de foibles ondées d’esprits animaux ; de même que, les ondulations de l’eau disloquent les figures qui s’y représentent. Pareillement nous croyons quelquefois, en rêve, gravir, au sommet d’une montagne ou nous élever dans les airs jusqu’aux astres, puis tomber tout-à-coup avec effroi dans d’horribles précipices. Cet effet dépend du mouvement du sang et de la chaleur vitale que le cœur élève parfois , en abondance vers le cerveau, puis ils [p. 218] redescendent avec rapidité ; et l’on éprouve alors de la frayeur, car cette affection résulte d’une grande chute de la chaleur vitale. Un tel effet survient principalement dans le premier temps du sommeil, après avoir fait beaucoup d’exercice pendant le jour, lorsque l’épuisement des esprits nerveux est très-considérable.
S’il subsiste dans le cerveau plusieurs impressions : bien que désordonnées, elles seront toujours rapportées à leurs formes les plus analogues. Les enfans s’imaginent voir, dans les nuées, des figures de dragons, des géants, des montagnes entassées, des villes, &c. l’esprit, ajoutant ce qui manque, ou retranchant ce qui s’écarte d’une idée connue, pour que l’image entre mieux dans le moule naturel de la pensée. Il en est de même des traces irrégulières sur les murs, où l’on croit appercevoir, surtout étant à demi assoupi, ou dans le délire , l’esquisse de divers objets. Le cerveau tendre des enfans, des femmes, est-fortement ébranlé par plusieurs impressions, qui subsistent encore dans les ténèbres, lorsqu’aucune impression actuelle n’y fait diversion, et ne rectifie leurs écarts. L’imagination se retrace ainsi des spectres et des fantômes effrayans, par la confusion de ces images qui y sont empreintes, [p. 219] lorsque privée du concours des sens, dans la nuit et le silence, et n’ayant aucun point fixe pour découvrir son erreur, elle ressemble au Vaisseau sans pilote et sans boussole, qui ne sait où il marche.
Enfin, tout défaut d’unisson dans le corps engendre des songes. En produisant des constrictions et des dilatations spasmodiques dans l’économie animale , les poisons narcotiques tels que les datur, le strammonium, la jusquiame et d’autres plantes vireuses de la famille des solanées , causent un funeste mélange d’erreurs voluptueuses et de rêves furieux (1).
Le délire est un degré supérieur à l’ivresse, et comme son nom l’exprime, c’est une lyre désaccordée. Tel est cet état de demi-sommeil où un agréable, assoupissement s’écoule dans nos membres, où des images vagabondes, des illusions vaporeuses nous bercent mollement. Il semble que nous soyons transportés dans un monde merveilleux, demeure enchantée où les poètes vont puiser leurs fictions. [p. 220] Chacun trouve son propre univers dans le systême de ses pensées et de ses affections. Il y erre et s’y enfonce dans les songes de sa vie, et ne rentre qu’à son réveil dans le monde commun à tous les hommes. Pendant le sommeil, cette image de la mort, nous n’appartenons plus à la terre : notre âme semble diffuse dans l’immensité, telle que la flamme d’une lampe qu’on souffle se dissipe dans les airs ; mais le lumignon brûle ou fume encore ; il empêche la totale extinction de l’esprit, il sert à le rallumer. Le songe est à la pensée ce qu’est le mouvement interne de la vie à l’existence extérieure ; il fait voir en quelque manière ce qui se passe dans l’intérieur de la machine organique.
La chaleur vitale se retirant, pendant le sommeil, dans cette vie interne, elle la fortifie ; de là vient que ses actions agrandies agissent plus immédiatement sur l’âme, et excitent des songes analogues à notre complexion. Car à cause du relâchement du sommeil, chaque organe délié, jouit de sa propre activité, et nos affections, semblables à des animaux déchaînés, suivent plus librement leur impulsion naturelle ; les plus fortes surmontent les plus foibles, et celles qu’on éprouve fréquemment en rêve décèlent le penchant du [p. 221] corps et l’inclination qu’elles donnent à l’âme. Ainsi nos songes se mettent à l’unisson de nos caractères ; et s’ils sont conformes au tempérament, à l’âge, aux mœurs, ils annoncent la santé. Les rêves paisibles indiquent combien le corps peut être sain, et l’âme douce ; les turbulens, combien l’on peut devenir malade, ou l’autre méchante. Ils montrent aussi combien l’esprit peut prendre sur nous d’empire et quelle seroit sa direction, si, nous tombions dans la folie. Tout ce qui écarte la raison, laisse à nos facultés leurs allures propres ; aussi l’ivresse, la surprise, la colère et les fortes passions qui mettent en mouvement la vie intérieure, découvrent son véritable naturel.
Les esprits animaux.
CHAPITRE III.
De l’incube, du somnambulisme et des autres genres de songes.
Notre âme apperçoie , pendant le sommeil, les besoins du corps ; la faim ou la soif lui représentent alors des mets agréables, des fontaines d’eau vives ; l’abondance de la liqueur séminale sollicite des images voluptueuses ; mais la surcharge des humeurs, surtout en se couchant sur le dos, et l’estomac [p. 222] étant rempli d’alimens indigestes, oppriment comme un poids (2). De-là vient l’incube ou le cochemar qui fatigue par de vains efforts, qui représente des luttes pénibles, qui cause un resserrement de l’épigastre accompagné d’une sueur glaciale avec une palpitation de cœur, et suivi quelquefois d’une émission de sperme froid. Le gonflement de la rate et l’humeur atrabilaire contribuent souvent à cette incommodité. La diète, ou des alimens légers, une situation plus commode, écartent cette maladie qui cause de la stupeur et qui obscurcit de terreurs superstitieuses, l’esprit des mélancoliques, chez lesquels elle est fréquente. Les catéchumènes des, premiers siècles de l’Eglise chrétienne, attribuoient cette affection aux démons ; ils en étoient débarrassés en collationnant le soir (3). Cette maladie, devenue épidémique à Rome au temps du médecin Silimaque, y fit périr plusieurs personnes (4) ; les enfans sutout y sont exposés à cause de leur voracité. Ce mal menace les vieillards d’apoplexie, et peut, même étouffer [p. 223] subitement. La surabondance du sang qui remonte alors au cerveau, à cause de la compression qu’éprouve l’aorte descendante, engendre, chez les enfans, des mouvemens convulsifs et des frayeurs nocturnes qui troublent leur sommeil. L’horreur subite qui les réveille en sursaut, est une petite épilepsie qui peut dégénérer en cette maladie. Les temps humides et nébuleux appesantissant le corps, disposent à l’incube ou le rendent plus fréquent.
Il se trouve encore aujourd’hui des gens qui se croient ensorcelés, qui s’imaginent aller au sabbat, dans cette sorte de rêve. (έφιαλτες des Grecs ), Ce sont communément des personnes dont les sens acquièrent d’autant plus de forces que leur raison en emploie moins, ou qu’elle est moins éclairée ; aussi les femmes du peuple, les enfans ou les individus très-âgés, doués d’une grande mobilité d’esprit »tombent dans d’étranges illusions. Les images de ces rêves sont si vives, et leur raison est si foible, par contre-coup, qu’elles leur paroissent aussi certaines que les impressions du jour. Ces individus, naturellement nerveux et timides, aiguisent encore leur sensibilité par l’abstinence qui les dispose aux craintes, aux visions de fantômes effrayans ; ils pronostiquent dans leurs rêveries, des [p. 224] malheurs auxquels la peur fait ajouter aisément foi. ‘
Les jeûnes rendent, selon l’expression vulgaire, le cerveau creux, et causent des visions pendant le sommeil comme celles de Daniel qui survenoient après une longue abstinence (5) ; car la diminution des facultés de la vie nutritive, augmente celles de la vie intellectuelle. Aussi le corps s’épuisant par des austérité, des macérations de la chair, de profondes méditations, l’esprit s’exalte et éprouve de continuelles rêveries, de même qu’on rend un instrument plus résonnant en amincissant ses pièces. De là viennent encore les illusions qui frappoient les anachorètes, dans les déserts où ils se retiroient, comme les tentations de S. Antoine, &c. bien qu’il, puisse s’y joindre des effets d’une cause surnaturelle.
La seule position sur le côté gauche excite des rêves moins paisibles que la situation sur l’autre côté, à cause de la compression qu’exerce le foie sur l’estomac et la rate. On éprouve plus souvent, en se couchant sur le dos, l’incube et des songes vénériens ; on rêve davantage dans un lit inaccoutumé, et lorsque la [p. 225] tête est basse, ou le corps gêné. ll y a parmi les maladies de poitrine, des tiraillemens de toux qui rappellent en rêve les égratignures de chat ; dans les hémorrhagies imminentes , tout paroit d’une couleur de sang, et dans les inflammations, l’on croit voir des fournaises ardentes.
Il y a des hommes d’un tempérament sec et nerveux, de petite stature, vifs, pétulans, d’esprit changeant et très-passionnés ; préoccupés de distractions, et toujours en mouvement, ils conservent, pendant leur sommeil, beaucoup d’ébranlemens musculaires, surtout dans la vigueur de l’âge. Ils se lèvent, marchent et font presque toutes les actions qu’ils ont coutume de répéter chaque jour. On les appelle somnambules. Quelquefois ils passent en des lieux très-périlleux, sans ‘y tomber, parce que n’imaginant, ne voyant aucun danger, ils sont exempts de cette frayeur qui ôte la présence d’esprit, et l’on voit pareillement les hommes ivres ou en délire, ne connoître aucun péril. Qu’une idée frappe vivement un somnambule pendant le jour, elle excite dans ses muscles pleins de mobilité, une suite d’actions automatiques semblables à celles de la veille : il reste encore assez d’esprits animaux dans ses organes pour les agiter dans [p. 226] le sommeil. Ses sens dorment, il n’a d’éveillé que le cerveau ; les yeux ouverts, fixés, il ne voit rien, ne sent rien ; son esprit renferme comme la lumière dans une lanterne sourde, est seul occupé de l’objet de son rêve. On peut, en le questionnant alors sur ce sujet, le faire répondre avec un sens assez réglé. De même on voit des chiens qui, croyant chasser, jappent et s’agitent comme après leur proie. On ne peut empêcher ces songes que par des impressions vives de douleur et par la crainte des châtimens ; car le somnambulisme est une sorte de folie nocturne qui a ses retours, et la plupart des noctambules sont exposés à devenir épileptiques ou maniaques. Une vie chargée de soucis, de travaux d’esprit ; des alimens très-échauffans, surtout en été, sous une atmosphère ardente, disposent aussi les caractères vifs et très-sensibles au coma vigil, à des rêves remplis d’agitation. Ceux que causent, la belladona et plusieurs autres plantes narcotiques sont une sorte de somnambulisme ; ils provoquent l’humeur atrabilaire, ils troublent la digestion, et produisent aussi l’incube.
Lorsque l’âge refroidit le corps, le somnambulisme cesse pour l’ordinaire ; de même les rafraichissans, le lait d’amandes pris en se [p. 227] couchant, peuvent dissiper cette maladie (6) ; mais il est dangereux de la troubler par le réveil, à cause .de l’étrange révolution qu’éprouveroient, en ce moment, les facultés vitales ; ce qui seroit capable de rendre fou. Un songe nous émeut, sans doute, plus vivement que les idées de la veille (7) ; rien ne nous distrayant de son objet, nous y sommes livrés tout entiers ; au contraire, la croyance que nous donnons à nos sens pendant le jour, répartit l’esprit sur les choses présentes qui nous environnent. Autant les mouvemens de l’âme paroissent foibles, dans la veille, (parce que ceux du corps étant sensibles et fort évidens, s’emparent de l’attention) ; autant dans le sommeil, les mouvemens du corps s’annullant, ceux de l’âme acquièrent d’intensité. Ce qui cesse à l’extérieur, s’accumule au-dedans ; le cerveau attire à lui le reste des impressions imparfaites qui subsistent encore dans les sens ; tandis qu’elles s’écouloient au-dehors, pendant la veille, par les actions volontaires des sens et de la parole. Les songes agités s’exhalant , en [p. 228] quelque sorte à l’extérieur, s’impriment moins dans la mémoire que les rêves plus tranquilles ; aussi la plupart des somnambules ne se rappellent nullement leurs songes.
Des hommes ne rêvent jamais, ou croient ne jamais rêver, parce que ne conservant que de légères traces dans leur cerveau, leur songe est si superficiel qu’ils ne s’en ressouviennent pas ; tels sont les tempéramens froids ou peu sensibles ; mais de fortes impressions y gravent plus profondément les songes. Ainsi Néron n’avoit jamais rêvé, avant que le meurtre de sa mère émût son âme dure et cruelle. S’il, survient des songes fréquens et sans cause apparente à ceux qui n’en ont pas, la coutume, c’est un présage de maladie ou de mort, surtout chez les vieillards ; car ils indiquent la discordance imminente de leur harmonie vitale. Au contraire, les enfans, les hommes qui passent une vie presque toute animale, avec peu de soucis, qui digèrent bien, dorment profondément et sans songes. Comme il y a des nuits sans rêves, il faut que nos corps soient autrement disposés que dans celles où nous rêvons, quoique la santé paroisse égale. Il y a de même, dans le jour, des momens où l’esprit se sent plus libre et plus vif. Ces démarches inconnues de l’âme, dépendent [p. 229] sans doute de la diverse harmonie de nos organes, surtout dans les complexions délicates qui varient suivant les changemens atmosphériques. L’on peut observer qu’après certains songes, par exemple, ceux de lumière, d’un ciel serein, ou d’autres choses gaies, l’esprit est beaucoup plus net et plus propre au travail qu’après des songes sinistres et noirs, qui annoncent quelque intempérie du corps.
CHAPITRE IV.
Cause de la diversité des songes ; s’ils ont quelque signification. De leur interprétation.
Après tant-de traités sur les songes et sur leur signification, la seule méthode qui nous paraît digne d’être suivie, est celle de l’observation. Il faut considérer si les songes sont conformes à l’âge, au sexe, au tempérament, à la nature des alimens, à la saison, à la demeure et au pays, aux occupations et aux affections habituelles, à l’état de santé ou de maladie, alors, il n’expriment que ces qualités ou ces dispositions. L’enfance rêve à ses jeux, la jeunesse à ses plaisirs, l’âge viril à ses projets de fortune, le vieillard à ses craintes. Les songes de la femme sont en rapport [p. 230] avec son caractère sensible et variable, ceux, de l’homme, avec vigueur et ses entreprises plus audacieuses. Le pituiteux voit en rêve des eaux, de l’humidité, de la pluie ; le bilieux, du feu, des astres, la foudre, ou des combats, &c. ; le sanguin, des choses gaies, comme les repas, la musique, la verdure , les fleurs; &c. ; le mélancolique rêve tristement, sur les morts, les sépulcres, les sombres précipices. Les hommes bruns ont, en général, des songes plus marqués que les hommes blonds, chez lesquels le caractère est moins déterminé ; et les songes qui dépendent des humeurs sont plus constans ou plus caractéristiques que ceux qui viennent des alimens. La même nuit que la reine Olympiade, femme acariâtre , conçut Alexandre-le-Grand, elle songea , dit Plutarque , que la foudre était tombée dans son sein et y avoit allumé un immense incendie. L’humeur bilieuse dominoit, en elle et dans Philippe de Macédoine,
Prince belliqueux et entreprenant. Leur fils fut aussi l’un des plus bilieux et des plus ardens de tous les conquérans.
La nature et la quantité des alimens altérant surtout l’équilibre corporel, sontt la principale cause de nos songes, et rien n’en procure davantage que les mauvaises digestions. Pline [p. 231] qui rapporte que les Atlantes ne rêvoient jamais, nous apprend aussi qu’ils ne mangeoient rien qui ait eu vie. Pythagore proscrivoit les fèves, comme si elles enfloient l’esprit ainsi que le ventre ; car tous les alimens venteux, les farineux, les racines, les bulbes, les chairs coriaces, difficiles à digérer, troublent le cerveau, même dans le jour ; mais les nourritures simples, légères, font reposer l’âme sur des images flatteuses. Des alimens de facile digestion suppriment tout songe ; les rafraîchissans qui rétablissent le calme dans le corps, en distribuant par-tout également les esprits animaux, procurent un sommeil tranquille. Tandis que les échauffans agitent, en repoussant çà et là ces esprits. L’usage habituel d’une même nourriture faisant dominer, à la longue, dans l’économie, l’humeur qu’elle produit, l’âme l’apperçoit lorsqu’elle se relire au-dedans de son corps (8).
Chaque saison apporte ses modifications darns les rêves. En hiver ils sont plus analogues à ceux des pituiteux, et dans l’été à ceux [p. 232] des bilieux ; au printemps à ceux des sanguins ; l’automne qui attriste, les rend semblables à ceux des mélancoliques ; en effet, les humeurs de ces complexions dominent à ces époques. Les inégalités de température des équinoxes troublant l’économie animale, produisent alors des rêves plus fréquens et plus pénibles ; car toute qualité prédominante, tout ressort organique trop tendu ou trop relâché, engendre une dissonance dans le concert harmonique de l’âme. Enfin, les diverses occupations de la journée , les vives affections qui nous émeuvent, sont des causes de rêves, plus multipliées pour l’homme, que pour les animaux qui sont indifférens à toutes les choses non nécessaires à leur existence physique.
Lorsqu’on veut provoquer des songes d’où l’on puisse tirer des indices du caractère, et qui nous montrent quelle seroit sa direction dans une circonstance donnée, il est besoin de préparer le corps. L’esprit ne peut prendre son essor sans être échauffé et remué, l’état modéré ne produit que l’équilibre de la raison ordinaire. Il convient donc de se purger, de diminuer par des jeûnes ses alimens et sa boisson, d’exalter par la contemplation , son imagination sur l’objet qu’on désire de consulter, [p. 233] en éloignant tout ce qui la peut détourner ailleurs. L’âme dégagée de toute sensation, libre de tout mouvement communiqué, agit mieux selon sa propre direction. Ainsi se dévoilent souvent en songe les criminels ; et les furies qui agitoient Oreste après son parricide, qui réveilloient en sursaut Caligula, étoient les remords de leur conscience. Des signes, intérieurs annoncent les révolutions des esprits aussi bien que celles des corps ; plusieurs mouvemens secrets s’opèrent à notre insu, et par des causes hors de nous ; de-là vient que plusieurs songes ont paru être des avis envoyés par des puissances invisibles. Quoique de tels avertissemens soient peu probables, on ne peut nier que l’âme n’éprouve quelquefois des émotions surprenantes et hors de sa marche accoutumée. Il y a même des songes qui décident la destinée des hommes ; tel fut celui qui détermina Xénophon, philosophe instruit à l’école de Socrate, à exécuter la fameuse retraite des dix mille Grecs. Les fortes âmes sentent mieux que d’autres, ces impulsions internes ; et les songes des Rois ou des Princes sont dignes d’ être observés, parce qu’ils indiquent leurs dispositions et la direction de leur esprit par rapport aux affaires.
Comme les feuillets d’un livre entremêlés [p. 234] au hasard, n’offrent que des disparates à la lecture, ainsi nos idées décousues par le sommeil, mêlées par l’agitation des humeurs, sur-tout dans les corps discordans des atrabilaires, ou dans ceux qui prennent des narcotiques, ne présentent aucun sens et ressemblent aux oracles de la Sibylle, écrits sur des feuilles que le vent disperse. Aussi nous tombons d’une illusion dans une autre : les impressions plus récentes de la veille reviennent les premières, mais brisées et entraînant toutes celles qu’elles rencontrent. En outre, les vives images distrayant l’âme des petites transitions qui les lioient augmentent l’incohérence et achèvent le désordre. L’interprète des songes est comme un architecte, qui, au milieu des ruines éparses de Palmyre ou de Memphis, imagine à son gré des palais et des temples avec leurs décombres ; car, à moins que ces songes n’offrent quelque allégorie frappante, comme ceux expliqués par Joseph au roi d’Egypte, et par Daniel à Nabuchodonosor , les interprètes expliquent au hasard, ce qui ea tl’effet du hasard .
Le plus habile interprète sera celui qui, rassemblant les diverses images d’un songe, en composera un tableau régulier ; car puisque l’on peut encore reconnoître dans une eau [p. 235] agitée les linéamens des objets qui s’y réfléchissent, on peut rapporter de même à quelque raisonnement sensé des rêveries désordonnées. En effet, les esprits ou timides ou très-désireux, travailles jour et nuit d’espérances ou de craintes sur l’avenir, s’en impriment quelque image au cerveau ; et parmi toutes les combinaisons du sort qu’ils imaginent, ils peuvent, ou par hasard, ou par instinct rencontrer la vraie. L’homme, toujours avide de connoître l’avenir, se persuade que la destinée se déclare dans ses songes, et parce qu’ils semblent être fortuits, ils paroissent dépendre de cette fortune qu’on dit gouverner tous les mortels. Il y a, d’ailleurs, dans le hasard une marche irrégulière à laquelle semble correspondre l’irrégularité des songes. Les esprits graves et sensés qui suivent une route bien réglée, éprouvent des rêves moins bizarres que ceux des esprits légers ; mais ils ne réussissent pas dans les hasards, soit du jeu, soit des autres chances de la fortune, parce qu’ils agissent trop selon les règles de la prudence.
Il peut nous écheoir une telle disposition d’esprit qu’elle produise un songe sur des choses dont nous n’avions auparavant aucune idée, mais qui sont en rapport avec les fonctions [p. 236] auxquelles notre instinct nous appelle. De tels songes doivent sur-tout se déclarer parmi les occasions décisives, soit vers le sommet, soit au bas de la roue de la fortune, chez les hommes ou très-puissans ou très-malheureux. Les desseins de la Providence, qui ne sont que les dépendances du mouvement universel imprimé par le Moteur Suprême, se manifestent en nous, soit en bien, soit en mal, comme il convient au tout. Cet enchaînement de toutes les actions du monde, fait que les dispositions spéciales de chaque homme correspondent à la révolution universelle ; nous sommes chargés, en quelque sorte, d’un ministère, les diverses circonstances de la vie distribuant à chacun son rôle. Nous sentons même cet instinct secret qui tourne nos esprits vers une manière particulière de sentir. C’est en ce sens qu’on peut croire que le ciel nous avertit en songe ; et non pas pendant le jour ordinairement, à cause des distractions extérieures.
De plus, il se trouve des personnes auxquelles la voix intérieure de la conscience parle plus ouvertement, et leur révèle des pensées que n’ont point les autres hommes. Les théologiens attribuent cet effet à un état de grace, c’est-à-dire à la manifestation dans le cœur humain [p. 237] d’un sentiment qui l’élève et l’attache au principe de toutes choses. L’âme, en cet état, peut contempler de plus haut les événemens ; et ses songes ont je ne sais quoi de prophétique : car étant prodigieusement écartée du corps par la méditation, elle semble s’être répandue dans la nature universelle, où elle peut remarquer, quoique obscurément , plusieurs effets dans leur source .
NOTES
(1) Les jongleurs, les devins, les sorciers emploient ces plantes pour procurer des rêves à ceux qui se confient à leur art mensonger ; pour connoître l’avenir, découvrir des trésors, se venger d’un ennemi, aller au sabbat, &c.
(2) Galenus, de somnis. Hippocrate et tous les médecins regardent les songes, dans les maladies , comme des signes pathognomoniques. .
(3) Hollerius, Med. et S. Augustin, de civit. Dei, l. xv..
(4) Cœlius Aurelian. diuturn, affect. 1. i , c. 3.
(5) Daniel, Proph. C. VII, v. 1 ; et c. x. V. 2, 5, &c.
(6) Horstius, de Noctambulis.
(7) En effet, un homme éveillé n’émeut pas assez son imagination, imagination sur l’amour, pour qu’elle conduise le corps jusqu’ u dernier terme de la volupté, comme dans les pollutions nocturnes.
(8) Par exemple, si l’on boit beaucoup d’eau, en se couchant, on fait des rêves analogues à cette humidité surabondante. Après une colère, ou une émotion bilieuse, les songes retracent des images de combats, de querelles, &tc.
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