Jules Séglas. Sur les phénomènes dits hallucinations psychiques. Extrait des « Annales des sciences psychiques », (Paris), onzième année, 1901, pp 270-277.
Louis Jules-Ernest Séglas (1856-1939). Médecin psychiatre à l’origine de nombreux travaux et auteur lui-même il fut à l’origine du concept du « délire des négation ». Il étudia plus particulièrement la nosographie des délires mais aussi des hallucinations et plus généralement des psychoses.
Quelques publications :
— (avec Logre). Délire imaginatif de grandeur avec appoint interprétatif. Paris, « L’Encéphale », (Paris), I, 1911, p 6.
— Des troubles du langage chez les aliénés. Paris, J. Rueff et Cie, 1892. 1 vol. in-8°.
— Le délire des négations. Séméiologie et diagnostic. Paris, G. Masson et Gauthier-Villard et fils, 1896. 1 vol. in-8°.
— Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses (Salpêtrière 1887-1894). Recueillies et publiées par le Dr. Henry Meige. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°.
— Note sur un cas de mélancolie anxieuse. Archives de Neurologie, n°22, 1884. Paris, Aux bureaux du Progrès médical et V.-A. Delahaye et Lecrosnier, 1884. 1 vol. in-8°.
— Note sur l’évolution des obsessions et leur passage au délire. Extrait des « Archives de neurologie », (Paris), deuxième série, tome XV, 1908, pp. 33-47. [en ligne sur notre site]
— Notes sur l’évolution des hallucinations. Journal de Psychologie, 10 eme anée, n°3, 1913. Paris, Félix Alcan, 1913. 1 vol. in-8°.
— Une amoureuse des prêtres. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XIXe année, 1922, pp. 720-732. [en ligne sur notre site]
— Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de langue française, septembre. Session de Nancy 1896-Nancy, Imprimerie A. Crépin-Leblond, 1896. 1 vol. in-8°.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 270]
SUR LES PHÉNOMÈNES
DITS
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES (1)
par M. LE Dr J. SÉGLAS
Médecin de l’hospice de Bicêtre, Paris,
Dans un mémoire devenu classique, Baillarger définit l’hallucination comme « une perception sensorielle indépendante de toute excitation extérieure des organes des sens et ayant son point de départ dans l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination ». A cete hallucination dite psycho-sensorielle, il oppose l’hallucination psychique qui manque d’élément sensoriel et n’est plus « qu’une fausse perception restant bornée à l’intelligence ».
Si l’observation clinique est venue confirmer cette distinction, l’interprétation des phénomènes dits hallucinations psychiques a donné lieu à de nombreuses controverses. Les divergences d’opinion tiennent à des causes multiples : a) générales : insuffisance de nos connaissances, complexité et subjectivité du symptôme ; ou b) spéciales : disparité des phénomènes multiples englobés sous un même vocable ; [p. 271] signification indécise, variable, qui lui est attribuée suivant les auteurs.
L’origine première de cette confusion réside dans le mémoire même de Baillarger. En effet, après avoir indiqué d’après les mystiques la division des fausses perceptions en intellectuelles et corporelles (hallucinations psychiques et psycho-sensorielles), et signalé d’après eux en quelques lignes qu’il y a des visions, des locutions, des odeurs et des goûts « qui tantôt n’affectent que l’âme et tantôt arrivent aux organes des sens », Baillarger consacre tout son mémoire (observations et discussions) à l’étude exclusive des « locutions intellectuelles » (voix intérieures, épigastriques, etc.) « Je n’ai observé, dit-il même, les hallucinations psychiques que pour le sens de l’ouïe et elles ne peuvent guère, en effet, exister que pour ce sens. »
De là, suivant les auteurs, l’acception différente, rarement générale, le plus ordinairement restreinte, du terme hallucinations psychiques devenu presque synonyme de voix intérieures. De là aussi les divergences d’opinion sur la nature de ces phénomènes.
En réalité, il ne peut y avoir une interprétation unique de l’hallucination psychique qui englobe des phénomènes de mécanisme psychologique et de signification clinique très différents.
Le groupement qui nous parait le meilleur est celui que nous avons appliqué en d’autres circonstances aux hallucinations vraies. Nous distinguerons ainsi tout d’abord les hallucinations psychiques en deux grands groupes : 1° suivant qu’elles se rapportent à des objets ou personnes ; 2° ou suivant qu’elles revêtent un caractère verbal.
PREMIER GROUPE
Les premières correspondent à ces phénomènes de visions, bruits, odeurs, goûts purement intellectuels que l’on observe dans certaines formes psychopathiques et qui ont été si bien décrits par les mystiques lorsqu’ils parlent, par exemple, de « ces visions que l’on n’a pas par les yeux corporels, mais seulement par les yeux de l’âme ». [p. 272]
Celte distinction est significative. Elle spécifie bien que l’objet de la vision n’est pas perçu de la même façon qu’un objet extérieur. L’image visuelle correspondante n’est pas extériorisée. Or, l’extériorité étant le caractère fondamental de l’hallucination, il n’y a donc pas là hallucination vraie.
Déjà, en 1846, Michéa, qui désignait ces phénomènes du nom de fausses hallucinations, les considérait comme intermédiaires à l’idée et à l’hallucination vraie. « Elle (la fausse hallucination), écrit-il, est plus qu’une idée en tant que son objet revêt une forme vive et arrêtée qui se rapproche beaucoup de l’apparence d’un élément matériel, et elle est moins qu’une hallucination vraie parce que cette forme, si vraie et si arrêtée qu’elle soit, ne va jamais jusqu’à en imposer pour celle d’une perception (2).
Plus récemment, Kandinsky (3) t a étudié sous le nom de pseudo-hallucinations des phénomènes psychopathiques parmi lesquels nous semble devoir prendre place la catégorie d’hallucinations psychiques que nous avons en vue actuellement.
Ces pseudo-hallucinations sont des phénomènes participant à la fois de la représentation mentale sensorielle ordinaire et de l’hallucination. Elles diffèrent de la première par leur intensité incomparablement plus grande, par leur spontanéité, leur incoercibilité, par la grande précision sensorielle, le détail, la perfection, la stabilité du tableau. Elles possèdent ainsi la plupart des caractères propres aux hallucinations véritables, sauf un seul, capital en l’espèce. Elles ne créent pas l’apparence d’une réalité objective : elles manquent de ce caractère d’extériorité que Baillarger lui-même regardait justement comme inhérent à l’hallucination sensorielle.
Ces différents caractères se retrouvent dans notre première catégorie d’hallucinations psychiques ; et nous sommes ainsi fondés à les considérer plus exactement comme des pseudo-hallucinations dans le sens de Kandinsky. [p. 272]
Ces hallucinations psychiques, de caractère verbal, sont celles qui ont été étudiées spécialement par Baillarger, en opposition avec les hallucinations auditives, comme locutions intellectuelles, voix intérieures, etc.
Ce groupe doit être subdivisé en deux catégories, différant au point de vue du mécanisme psychologique.
A. La première se compose de phénomènes qui sont de véritables hallucinations. Ce sont ces hallucinations verbales motrices que j’ai décrites en 1888, qui correspondent à la plus grande partie des hallucinations psychiques telles que les a étudiées Baillarger (4).
L’hallucination verbale motrice se présente en clinique sous différents aspects, suivant son intensité ou sa complexité.
D’après l’intensité, suivant qu’elle s’accompagne ou non d’un commencement d’exécution des mouvements d’articulation correspondants, on peut avoir une hallucination verbale, kinesthétique simple, ou motrice vraie, cette dernière amenant en dernier terme à l’impulsion verbale.
Pour la complexité, elle se trouve en rapport avec la part, plus ou moins prépondérante, qui revient au centre moteur dans la constitution du phénomène.
L’hallucination verbale motrice n’est pas, en effet, uniquement « une épilepsie du centre de Broca » pas plus que l’hallucination sensorielle n’est uniquement « une épilepsie des centres sensoriels ». En la qualifiant de motrice, cette dénomination n’avait pour but dans mon esprit que de rappeler l’intervention des centres moteurs du langage, provoquée par un trouble fonctionnel de ces centres analogue à celui qui, dans les hallucinations psycho-sensorielles, intéresse les centres sensoriels corticaux (5).
Or, je me suis expliqué autre part sur le rôle exact qui revient à ces derniers (6). Sans doute, l’excitation de tel ou tel [p. 274] centre de l’écorce, ainsi que l’a fort bien montré Tamburini, est une condition nécessaire de toute hallucination ; mais elle n’en est pas la condition à la fois nécessaire et suffisante. Cela ne peut être admissible que pour les formes les plus élémentaires de l’hallucination ; mais, dans les formes les plus élevées, d’autres facteurs entrent en jeu qui font de l’hallucination un phénomène psychologique très complexe, un véritable délire, dans le sens le plus général du mot. La formule qui fait de l’hallucination simplement une épilepsie de tels ou tels centres de l’écorce ne peut être prise à la lettre. Plus que d’autres, les hallucinations motrices sont de nature à prouver cette distinction. Il est hors de doute qu’elles réclament l’intervention des centres moteurs de l’écorce ; mais cela ne suffit pas, et une irritation physique seule, pure et simple, de ces centres ne pourrait expliquer la différence qui existe entre les décharges spasmodiques, convulsives, désordonnées, de l’épilepsie et la représentation de mouvements déterminés, combinés, systématisés, ou de paroles articulées en rapport avec tel ou tel délire constituant l’hallucination motrice, commune ou verbale.
Sans chercher à pénétrer ici le mécanisme intime de l’hallucination, je rappellerai seulement qu’il importe de ne pas perdre de vue les rapports respectifs qui unissent entre eux les différents centres de l’écorce el en vertu desquels la perception comme l’hallucination d’un objet déterminé supposent l’association de plusieurs images constituant l’idée de cet objet. De même, une perception ou hallucination verbale supposent encore l’intervention d’autres centres spéciaux, ayant entre eux les rapports les plus étroits, et dont les images peuvent s’éveiller l’une l’autre.
C’est ce qui arrive en particulier dans l’hallucination verbale motrice. Tantôt l’image motrice de caractère hallucinatoire est la seule saisissable par l’analyse clinique. C’est l’hallucination verbale motrice simple. Tantôt elle s’accompagne d’une autre image verbale, sensorielle, ordinairement auditive, mais plus faible, donnant lieu à un simple phénomène d’audition mentale sans extériorisation. C’est l’hallucination verbale motrice mixte ou sensorio-motrice. Tantôt [p. 275] enfin, cette seconde image auditive s’extériorise, elle aussi, en même temps que l’image motrice, en donnant lieu à une hallucination combinée.
Tous les phénomènes de la catégorie que nous venons d’étudier peuvent être considérés comme de véritables hallucinations. A part la note caractéristique due au rôle prépondérant du centre moteur verbal, le mécanisme central, psychique est identique à celui de l’hallucination sensorielle. De plus, il y a extériorité, sans doute, l’image hallucinatoire, motrice, n’est pas localisée dans le monde extérieur. Sa nature même s’y oppose ; mais qu’il y ait ou non mouvement concomitant, elle est du moins reportée excentriquement et localisée à la périphérie de l’appareil vocal (voix labiales, épigastriques, etc.).
Ces phénomènes se distinguent donc de ceux de notre premier groupe, pseudo-hallucinations, non seulement par leur caractère verbal, mais encore par leur caractère hallucinatoire. Il est à remarquer d’ailleurs que Kandinsky sépare lui-même ses pseudo-hallucinations « des voix intérieures et de tous les cas d’innervation irrésistible du centre de la parole. ».
B. Dans mon premier travail sur les hallucinations dans leurs rapports avec la fonction du langage (7), j’avais déjà indiqué la répartition des hallucinations psychiques de caractère verbal en trois classes. Les deux premières comprenaient les hallucinations verbales motrices, simples ou mixtes, que nous venons d’étudier ; et la conclusion relative à la troisième classe était ainsi formulée : « Dans les cas où ces phénomènes (constituant les hallucinations motrices) ne sont pas apparents, il faut remarquer qu’ils peuvent exister cependant sans que l’état mental du sujet permette de les constater ou qu’ils restent peut-être à l’état faible de simples représentations mentales, auditives ou motrices, associés ou non, sans aller jusqu’à l’hallucination vraie.
Et, en effet, les phénomènes constituant cette catégorie d’hallucinations psychiques (verbales) n’ont plus, comme les précédents, le caractère hallucinatoire. La voix intérieure [p. 276] reste intérieure et ne s’extériorise dans aucun de ses éléments constitutifs. Nous retrouvons là les mêmes caractères que dans les cas du premier groupe envisagés au début de ce travail ; et la spontanéité, l’incoercibilité, la précision, l’absence d’extériorisation de la représentation mentale nous autorisent à la considérer comme une pseudo-hallucination spéciale ne différant des premières que par son objet et ses éléments constitutifs, en un mot, comme une pseudo-hallucination verbale.
Cette conversation mentale, cette hyperphasie vésanique (Morselli) diffère de la pensée ordinaire en ce que le malade ne reconnaît pas cette pensée comme sienne et la laisse en dehors de sa conscience personnelle ; elle n’en diffère encore que par l’intensité, la netteté infiniment plus grande des images verbales intéressées. Dès lors, celles-ci peuvent être tout aussi bien auditives que motrices ou visuelles suivant le sujet et aussi suivant l’affection dont il est atteint. Toutefois, on est bien souvent autorisé à penser, sans pouvoir le démontrer évidemment de façon indiscutable, que la part principale revient à l’image motrice.
Les distinctions que nous venons d’exposer apparaissent plus nette dans le tableau suivant :
En résumé, le terme d’hallucination psychique qui, dans son acception la plus générale, désigne des phénomènes disparates, dont beaucoup ne sont même pas des hallucinations, ne peut qu’entretenir des confusions regrettables et doit disparaître de la nomenclature psychiatrique.
Notes
(1) Communication faite au IVe Congrès international de psychologie, Paris, 1900.
(2) MICHÉA. Délire des sensations, p. 113-118.
(3) KANDINSKY. Centralb. f. nervenheilk, 1884.
(4) SÉGLAS. Progrès médical, 1888, n° 33-34.
(5) SÉGLAS. Congrès international de médecine mentale, Paris, 1889.
(6) SÉGLAS. Hallucinations de l’ouïe. Congrès de Nancy, 1896,
(7) SÉGLAS. Progrès médical, 1888, n° 34.
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