Joseph Delboeuf. Le sommeil et les rêves. Partie 5. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquième année, tome IX, janvier à juin 1880, pp. 632-647.
Cité par Freud dans La Science des rêves.
Article paru en cinq parties : Juillet à décembre 1879, pp. 329-356. — juillet à décembre 1879, pp. 494-520. — février 1880, 9, 129-169. — avril 1880, 9, 413-437 . — juin 1880, 9, 632-647. [en ligne sur notre ligne]
Joseph Rémi Léopold Delbœuf (1831-1896). Mathématicien, philosophe et psychologue. A laissé une grande quantité de travaux, dont beaucoup sur l’hypnotisme. Contemporain d’Hippolyte Taine, Jean Martin Charcot, etc… il prendra position (très controversée) de défendre la pratique de l’hypnotisme par des non-médecins. Il est fort probable qu’il ait rencontre Sigmund Freud. Son important travail sur les rêves est incontournable.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 632]
LE SOMMEIL ET LES RÊVES
(FIN) (1)
LEURS RAPPORTS AVEC LA THÉORIE DE LA MÉMOIRE,
LE RÊVE
I — Les reproductions dans le rêve.
Qu’est-ce que le rêve ? Cette question est maintenant résolue. La cause de l’opposition entre la veille et le sommeil réside en entier dans l’état de la couche périphérique, suivant qu’elle est ou qu’elle n’est pas à même de nous mettre en communication consciente avec l’extérieur. Le rêve a ainsi son siège précisément dans les couches intermédiaires où sont déposés les instincts, les habitudes et les souvenirs. Nous ne devons pas parler des couches plus profondes, réceptacles des connexions automatiques, où se passent des phénomènes soustraits d’ordinaire à l’œil de la conscience.
Dans les tableaux du rêve, il n’y a rien de nouveau, rien d’actuel, Ils n’offrent à notre attention que des vieilleries rajeunies par des combinaisons et des contrastes inattendus. C’est le passé qui fait tous les frais de la représentation. Quant au présent, il se dérobe derrière la scène, et c’est lui néanmoins qui, à l’insu de l’âme, en compose le programme, et qui, à son gré, choisit et change les décors, et introduit ou rappelle les personnages.
Dans le sommeil, par conséquent, hormis la perception, toutes les facultés de l’esprit, intelligence, imagination, mémoire, volonté, moralité, restent intactes dans leur essence ; seulement elles s’appliquent à des objets imaginaires et mobiles. Le songeur est un acteur qui joue à volonté les fous et les sages, les bourreaux et les victimes, les nains et les géants, les démons et les anges.
Dans le rêve, — et l’on peut à cet égard établir un parallèle [p. 633] constant entre le rêve et la rêverie, — il y a, comme dans les perceptions et les conceptions de l’état de veille, quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est le jeu des causes physiques ou physiologiques qui suggèrent les données du rêve ; le nécessaire, c’est la manière dont, en vertu des habitudes, ces données se déroulent et s’enchaînent.
Il serait fastidieux de passer en revue toutes nos habitudes pour les montrer en action dans nos rêves. N’en citons que deux.
La plus ancienne de toutes est celle qui nous fait rapporter à un objet en dehors de nous la cause de nos impressions. De là vient que nous nous regardons nécessairement comme le centre d’un univers que nous projetons autour de nous. Dans le rêve, — et, à un certain degré, dans la rêverie, — le monde où nous nous agitons est fictif et formé de débris du passé. Mais, à part cette seule circonstance, le phénomène de la projection y est identique avec ce qu’il est dans l’état de veille. Cette habitude appartenant essentiellement à tout être sensible, on peut affirmer qu’elle sert de fond à tous les rêves, chez quelque animal qu’ils se forment.
Passons à une habitude propre à l’homme, l’habitude du langage.
Malthus, Study for a Reclining Nude, 1977;
Chacun de nous, dans ses rêves, parle, cause, discute, expose et développe ses idées, réfute des objections, critique des opinions émises par des interlocuteurs de fantaisie, et, bien souvent, se montre, dans son sommeil, aussi raisonnable que dans l’état de veille. A cet égard, il n’y a pas de doute. On cite maint exemple de penseurs qui, dans leurs rêves, ont trouvé des solutions de problèmes qu’ils avaient en vain cherchées, étant éveillés. Je pourrais en appeler à mon expérience personnelle ; je me borne à renvoyer le lecteur au rêve de M. Spring, relaté dans mon second article (2).
Je le répète, aucune de nos facultés ne nous abandonne dans le sommeil, si ce n’est celle de porter des jugements objectifs sur le monde réel. On peut, en rêve, composer des poèmes. Voltaire (3) rêva une nuit qu’il adressait à un certain M. Touron, qui faisait la musique de ses propres vers, le quatrain suivant :
Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents !
Que tes vers sont doux et coulants :
Tu les fais Comme tu les chantes.
Eût-il fait mieux s’il n’avait pas été endormi ?
L’intérêt que présentent les rêves s’attache bien plus à leurs bizarreries qu’à leurs côtés raisonnables. A qui n’est-il pas arrivé [p. 634]de se croire absorbé, dans une de ses lectures favorites, roman, poésie, science, philosophie, et de se sentir captivé par les beautés du livre qu’il tenait à la main ? Les pages qu’il se figure lire ont-elles, en réalité, quelque mérite ? Cela est possible ; on vient de le voir. Le romancier, le poète, le savant, le philosophe peuvent, dans le sommeil, exercer leurs facultés spéciales. Cependant il n’en est généralement pas ainsi. Depuis longtemps, je me suis’ attaché à collectionner des phrases tirées de mes lectures imaginaires, et toutes se distinguent par l’absence complète de sens. Une ou deux citations suffiront. Je lisais un livre de philosophie scientifique (encore une habitude !), et je m’émerveillais de la facilité avec laquelle l’auteur élucidait les questions les plus obscures. Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil, — que je jugeai même dans le premier moment être venu fort mal à propos, — et j’eus la chance de retenir la dernière phrase, que voici : « L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès. » Inutile de mentionner cette circonstance que, la veille, j’avais lu une note de M. Plateau sur l’irradiation attribuée par Arago à un effet d’aberration. C’est sur les caractères généraux de la phrase que notre attention doit se porter. On pourra s’étonner à bon droit qu’une suite de mots aussi incohérents offre l’application rigoureuse des règles de la syntaxe. Cette remarque n’a pas échappé non plus à M. Victor Egger, qui, à ce qu’il m’écrit, a fait également une collection de phrases analogues. Tout le monde y reconnaîtra aussi des clichés : l’homme élevé par la femme, les faits dégagés par l’analyse, la voie du progrès.
Comment rendre compte de cette régularité et de cette bizarrerie ?
J’ai déjà dit comment les organes chargés d’exprimer la pensée, n’étant plus gouvernés avec fermeté et précision, s’égarent, prononcent de travers certaines syllabes qui en appellent d’autres et vont jusqu’à susciter de nouvelles images. Que l’assoupissement engendre de ces sortes de maladresses, il n’y a rien là d’étonnant. On a vu plus haut une cascade prendre la place d’une façade. Une partie des hallucinations de M. Maury rentrent dans cette catégorie. La distraction, la préoccupation, l’âge, la maladie nous feront souvent dire ‘un mot pour un autre. On se sent alors comme frappé de l’incapacité de trouver les termes propres. On dira : Otez les briques ; pour Écarter la couverture ! Voilà pour la bizarrerie. Quant à la régularité, voici comment je l’explique. Je pense que l’esprit est guidé par des phrases régulières qui servent en tout ou en partie de patrons, la substitution portant isolément sur les membres qui les composent. [p. 635] Voici une observation, entre cent, qui corrobore cette manière de voir. Au moment de m’endormir, je repassais dans ma tête des couplets que j’ai composés il y a plus de vingt ans et dont voici le refrain :
Je vais là-bas retrouver mes ennuis.
Arrivé à la fin du troisième couplet, le sommeil s’empare de moi, et subitement ce vers fut remplacé par celui-ci :
Je vais là-bas rencontrer des débris.
Sur ce, je fus brusquement secoué de ma somnolence, et je me rappelle très bien que je voyais une maison écroulée dans une rue de Bruxelles, la rue Nuit et Jour, qui a été récemment le théâtre d’un accident semblable. Or la substitution est évidente et trahit, je le dirai volontiers, les méprises de la langue. On conçoit sans peine que l’on puisse, de la même manière, composer un couplet, un fragment de poème, sur un patron réel qui vous donne le rythme, le nombre, la mesure et la syntaxe. Sans doute ces substitutions répétées donneront de temps en temps lieu à des fautes contre la langue et contre la versification surtout, dont les règles nous sont ordinairement moins familières ; mais ces fautes ne me détournent pas de croire, par exemple, que c’est un grand poète que j’ai travesti dans ces deux vers qui brillent plus encore par l’absence de raison que de rime :
Que Dieu, sortant vivant de son tombeau natif.
Parcoure en souriant ses radieux pontifes !
Et pourtant je ne saurais décrire le ravissement où me jetait le divin poème qui contenait, entre autres, cet admirable distique.
Certes, l’explication que je viens de donner ne peut convenir à tous les cas. Mais l’essentiel n’est pas tant de décomposer individuellement tous les faits particuliers, que de montrer qu’ils sont tous susceptibles d’être réduits en leurs éléments.
Appliquons donc ces principes à mon rêve des lézards, reconstituons-le dans ses détails, et rattachons-y les remarques qu’il me reste à présenter.
Il serait assez difficile de déterminer à quelles espèces de suggestion je dois d’avoir rêvé de lézards et plus tard d’Asplenium. Mais, comme je viens de le dire, peu nous importe ; l’essentiel, c’est de posséder un principe général. Ce principe, c’est l’association des idées, des mots, des sons, des besoins, des mouvements, des sensations [p. 636], des attitudes. Sur ce sujet, l’antiquité avait déjà rassemblé nombre de remarques (4).
J’ai donc rêvé de mes lézards favoris et de ma cour. Voilà les premières données de mon rêve. Mais c’est parce que l’expérience m’a habitué à mettre de la suite entre mes idées que j’ai rêvé de lézards dans ma cour. Il se passe dans le rêve quelque chose de tout à fait analogue à ce qui arrive dans la vie ordinaire. Si quelqu’un parle et que je n’entende distinctement que des mots isolés : lézards, cour…, je rétablis — quelquefois à faux — l’enchainement qui m’échappe, et je remplis les vides : Il y a, il y avait des lézards dans la cour.
Pourquoi ai-je rêvé neige ? Peut-être à ce moment sentais-je du froid. Mais c’est également par cette raison que j’ai mis la neige dans ma cour. Voilà le fondement de la propriété que M. Maudsley reconnaît aux idées « de se combiner naturellement en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire antagonistes (5). » Cette pensée appartient aussi à Hume, qui accorde aux idées la faculté de s’attirer mutuellement et de s’agglutiner. Elle se trouve déjà dans Lucrèce, qui l’avait lui-même empruntée à Démocrite (6).
Quant à la combinaison des idées antagonistes., je me suis déjà expliqué sur ce point (7). Nos rêves sans doute peuvent nous. Donner le spectacle de métamorphoses directes, comme nous en- lisons dans les ouvrages, comme nous en voyons parfois dans la nature, et comme nous en offrent les marionnettes ou les féeries (8). Mais il ne faut pas prendre tous les changements de scène ou de personnages pour des métamorphoses. Ainsi, dans mon rêve, j’ai été transporté tout à coup de ma cour dans la campagne, puis de la campagne dans une forêt ; cela ne veut pas dire que j’aie vu ma cour se changer en campagne, les murailles tomber, la verdure remplacer la neige, et le vaste horizon absorber mon coin du ciel ; il s’est produit un phénomène que M. Maury compare avec beaucoup de justesse aux vues dissolvantes (9). C’est comme si l’on projetait-sur le même écran, à la même place, au moyen de deux lanternes magiques, deux tableaux, et qu’on éclairât progressivement ou brusquement l’un pendant qu’on éteindrait l’autre. Et, au fond, certaines données du [p. 637] rêve sont ainsi la traduction poétisée, mais fidèle de nos sensations. Ayant froid, j’ai rêvé neige. Je me suis peut-être recouvert, j’ai eu plus chaud ; la neige s’est fondue, et je me suis cru en pleine campagne. Peut-être ensuite ai-je ressenti de nouveau une certaine fraîcheur, et j’ai pensé alors que j’entrais sous l’ombre des forêts.
L’incohérence du rêve ne présente donc rien de particulier. Dans la veille, nos pensées sont tout aussi capricieuses. Ce qui nous fait croire qu’elles y offrent plus de suite, c’est que les fantaisies de notre imagination y sont accompagnées de perceptions qui, elles, sont enchaînées logiquement. Dans la veille, je pense à la neige, puis à la campagne, puis à la forêt, sans que, le plus souvent, je puisse dire pourquoi. Mais je me figure avoir mis de la cohérence dans la série de ces images, parce que je sais où j’étais quand j’ai pensé à la neige, où j’étais quand j’ai pensé à la campagne, puis à la forêt, et que je sais en outre par où j’ai tourné mes pas. Il est possible aussi que mon rêve ait été le décalque d’une rêverie de ce genre. Dans ce cas, les aventures du rêve seraient — comme les phrases et les vers — taillées sur un modèle fourni par l’état de veille.
On a encore mis au nombre des particularités du rêve l’absence d’étonnement, de moralité, de pudeur. En réalité, cela n’est pas exact. Dans mon rêve, je m’étonne à plusieurs reprises. Les jeunes filles qui, dans leurs songes, se promènent en chemise sur les boulevards, se sentent terriblement gênées quand elles s’en aperçoivent. Si vous rêvez qu’on vous surprend en flagrant délit d’une faute plus ou moins grave, vous avez honte devant vous-même et devant les autres. M. Maury a éprouvé étonnement et embarras dans son rêve aux salsifis (10). Ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette affirmation, c’est que souvent des actions dont la seule pensée nous révolte, semblent nous avoir paru en rêve toutes naturelles. Je crois que, dans la plupart des cas, sinon dans tous, on est victime d’une simple substitution d’images. A l’amant qui croit presser sa maîtresse entre ses bras, l’image d’une mère, d’une sœur, se présente, et il con somme un inceste (11). Un phénomène à mettre sur la même ligne est celui qui vous fait donner en rêve le nom d’un ami à une figure étrangère. Vous rêvez, par exemple, d’un collègue ; au visage de ce collègue s’en substitue brusquement un autre, mais le nom reste, et [p.638] à votre réveil vous dites que vous avez rêvé d’un tel, mais que le personnage du rêve ne lui ressemblait pas. Pareille aventure n’est pas rare dans la veille ; vous avez l’esprit préoccupé d’une personne ; vous vous adressez à une autre qui est devant vous, et vous fui donnez le nom de celle qui vous préoccupe. M. Maury, pour payer un garçon de restaurant, tire de son porte-monnaie d’abord neuf francs, puis un paquet de salsifis portant le contrôle de la monnaie(12). Il est clair que son esprit a joint ici des images incompatibles, comme on a vu plus haut l’esprit relier des lambeaux de phrases. Si, dans la bouche d’un orateur, j’entendais uniquement les mots suivants : porte-monnaie, neuf francs, salsifis, ma pensée établirait tout de suite un certain ordre entre les idées que ces mots évoquent. Je ne songerai certainement pas à dire que le porte-monnaie contient neuf francs en salsifis ; mais un enfant pourrait l’entendre ainsi, et celui qui dort est plus ou moins enfant.
Une observation toute récente confirmera cette manière de voir.
Un jour du mois de juillet dernier le bruit se répand à Liège qu’une houillère est en feu. Ce n’était heureusement qu’une -fausse alarme. Ce même jour, quatre élèves avaient passé devant moi d’une manière brillante un examen préparatoire aux études juridiques. Un incident assez émouvant avait en outre marqué la séance. La nuit, je les revois en rêve devant la table du jury ; puis un instant après, je les retrouve aux environs de la houillère en qualité d’ingénieurs. Or, il est facile de voir que ce n’est pas le rêve en lui-même qui les a gratifiés de cette qualité. C’est l’esprit qui, comme il le ferait dans son état normal, suppose naturellement que des jeunes gens présents à une catastrophe produite par le feu grisou sont les élèves des mines.
J’ai lu je ne sais où — c’est peut-être chez M. Wundt — que ce que nous regardons comme un seul rêve en contient vraisemblablement deux, trois ou davantage. Cette pensée me paraît très juste ; ce qui nous fait croire à la continuité du rêve, c’est la persistance d’une même image. Le rêve que j’ai relaté au début se compose en réalité de quatre rêves : la neige, l’espièglerie de mon ami V… V… , la campagne, la forêt. L’enchaînement qu’on y découvre est dû uniquement à la permanence des lézards et de l’Asplenium. Bien mieux, il est probable que ce sont les lézards dont j’ai rêvé dans le principe qui ont fait réapparaître à mon esprit ta gravure du voyage de M. Biart.
Quelquefois la suite des rêves se trouve dans un sentiment persistant. [p. 639] Quand on est, par exemple, sous l’empire d’une digestion ou d’une fatigue de l’esprit, on ne rêvera que contrariétés, et alors les contrariétés se tiennent l’une à l’autre, ou bien encore elles restent sans liaison.
Résumons ces derniers points en quelques mots. L’incohérence du rêve nous frappe, parce que l’esprit au réveil, ou déjà même pendant le sommeil, s’obstine à chercher de l’unité dans ce qui n’en a pas et réunit en un tout des choses disparates. Et quant à la logique du rêve, il faut distinguer. Certaines de ses parties se lient parfaitement. Mes lézards, sortis de leur trou, sont surpris par la neige qui les engourdit ; je les réchauffe et m’ingénie à les faire rentrer dans leur demeure. Cet enchaînement est dû, sans nul doute, à ce que les idées de lézard et de froid ont réveillé une série d’expériences antérieures : les lézards habitent dans des trous ; le froid les engourdit ; la chaleur leur rend le mouvement.
Il y a enfin dans le rêve des rapprochements forcés. Certaines images se perpétuant ou se répétant pendant que d’autres varient, l’esprit, par habitude, se figure que les unes et les autres sont brodées sur le même canevas et forment un tout, tandis qu’il n’a devant lui qu’un assemblage plus ou moins confus de découpures. On dit qu’un provincial, étant allé voir jouer Andromaqueet les Plaideurs, racontait que le commencement de la pièce était assez triste, mais que la fin était bien plus gaie. L’unité de lieu lui faisait conclure l’unité d’action. Une fille de la campagne avait pris du service en ville. Elle n’avait jamais mis le pied dans un théâtre ; elle n’avait non plus aucune idée de ce qui pouvait s’y passer. La curiosité la dévorait. Un beau dimanche, elle demanda la permission de contenter son envie. Ce jour-là le spectacle se composait d’une comédie, Les demoiselles de Saint-Cyr, et d’un drame à brigand, Les chevaliers du brouillard. Certains acteurs jouaient dans l’une et dans l’autre pièce. Elle eut le malheur de les reconnaître. Cela mit le désordre dans ses idées. Le lendemain, elle se leva avec un grand mal de tête ; et quand elle essaya de rendre compte de ses impressions, dans toutes ces allées et venues elle n’avait bien compris qu’une chose : c’est qu’il y avait là des grands seigneurs et des grandes dames qui finissaient par être réduits à la misère. Et en effet la logique que nous entrevoyons entre des accidents discontinus, est le fruit de notre expérience antérieure. L’ignorant rapproche les choses les plus incompatibles, et celui qui dort est un ignorant. Comme dans la veille, nous imaginons, dans le sommeil, un lien causal entre les faits qui se suivent ; mais — c’est tout naturel — il nous y arrive rarement de rencontrer juste. [p. 640]
N’en disons pas davantage sur la logique dans le rêve, et passons aux phénomènes de souvenir. Avant plus ample réflexion, il semblarait que les images qui s’offrent à notre esprit pendant le sommeil dussent toujours faire l’effet d’être présentes, puisque le monde réel ne peut opposer aux conceptions le contraste des perceptions. Il n’en est rien. Dans le rêve, le dormeur est le centre d’un monde qu’il se figure comme réel ; un contraste peut donc s’établir entre ce monde soi-disant réel et un monde doublement imaginaire. Il peut, en un mot, y avoir dédoublement, ou pour mieux dire, détriplement du monde, comme il y a quelquefois dédoublement ou détriplement du moi (13).
On peut distinguer plusieurs cas de souvenir dans les rêves.
Le premier cas est celui où, dans son rêve, on se souvient d’une partie de ce rêve. Mon ami V… V…, qui m’interrompt si malencontreusement dans mes occupations charitables, ne distrait pas ma pensée de mes lézards, et je reviens près d’eux. Récemment j’ai rêvé que j’allais prendre des billets de spectacle. Ayant du temps de reste avant le lever du rideau, je fis un tour de promenade dans un square ; il m’arriva mille aventures extraordinaires ; mais, à l’heure fixée, j’entrais au théâtre.
Un second cas consiste à se souvenir de quelque événement de l’état de veille. Mon rêve en offre un exemple personnel. Je m’y rappelle avoir lu un passage de Brillat-Savarin sur les odeurs. Cependant j’aurais désiré d’avoir à offrir au lecteur un souvenir en image et non pas en conception seulement. Ayant vainement cherché à constater dans mes rêves un souvenir de cette espèce, je me suis adressé à des amis, et ils m’ont communiqué nombre de faits péremptoires. Je n’en citerai qu’un seul ; il est caractéristique. Je le tiens de mon ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauar, aujourd’hui professeur à l’Université de Prague.
Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie deux localités dont j’ai oublié les noms. En un certain passage cette route présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement ses chevaux, ceux-ci s’emportèrent, et voiture et voyageurs manquèrent cent fois ou de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient à l’autre côté du chemin. Dernièrement M. Gussenbauer rêva qu’il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l’accident dont il avait failli être victime. Voilà la question tranchée. [p. 641]
Enfin — troisième cas — cette persistance de la faculté du souvenir en rêve nous explique comment on peut rêver d’anciens rêves que l’on a faits et, conséquemment, comment on peut rêver qu’on rêve. L’odeur de l’Aspleniumme conduit, si le lecteur s’en souvient, à cette réflexion finale que, quoi qu’en dise Brillat-Savarin, on peut rêver d’odeur. C’est là une particularité, à première vue, contradictoire, et il est bon de s’y arrêter un instant.
Pendant la veille, nous portons rarement un jugement explicite sur la nature objective ou subjective des images que nous voyons. La foi, fondée sur l’expérience, nous guide ; et, dans le sommeil, il est entendu que cette habitude de la foi subsiste. Cependant, à l’état de veille, il nous arrive maintes fois d’opposer le rêve à la réalité, le subjectif à l’objectif. L’habitude ainsi contractée est susceptible d’entrer en jeu pendant que nous rêvons, et alors elle a pour résultat de nous faire dire tantôt que ce qui noua passe par la tête est un rêve, tantôt que ce n’est pas un rêve. L’étrangeté du cas se réduit donc à une simple coïncidence. Chez ceux qui, comme moi, s’occupent de leurs rêves, ce retour sur soi-même pendant le sommeil peut atteindre un degré remarquable de fréquence et d’à propos. Cela ne fait que donner une confirmation éclatante à l’opinion que j’ai défendue et d’après laquelle les facultés, pendant le sommeil, ne subissent aucune altération dans leur essence.
II — Le rêve comme objet du souvenir.
C’est mon rêve qui m’a remis en mémoire le nom de l’Asplenium.
Il a produit en moi l’effet qu’aurait fait une deuxième représentation directe ou indirecte des mêmes syllabes. Mais cette action cumulatrice n’a pu être exercée que parce que le rêve a été l’objet d’un acte de reproduction. S’il avait passé inaperçu, s’il n’avait pas été ressaisi par moi au réveil, l’Aspleniumfût retombé dans l’oubli d’où, pour un instant, je l’avais tiré. Il me reste donc une question à traiter : A quelle condition se souvient-on de ses rêves ?
Il y a des rêves dont on ne se souvient pas ; on sait seulement que l’on a rêvé. D’autres fois, on croit n’avoir point rêvé du tout. Les enfants gardent rarement le souvenir de leurs rêves. A quoi peut tenir cette inégalité dans la capacité de la mémoire ?
D’après la théorie du souvenir qui a été exposée plus haut, un rêve ne peut être l’objet d’un acte de reproduction que si les éléments qu’il a mis en activité se retrouvent actifs dans la périphérie [p. 642] nouvelle dont la sensibilité sera revêtue au moment du réveil. Un exemple mettra ceci en évidence.
Un matin, pendant que je faisais ma toilette, je sens un léger chatouillement dans mon oreille, et, à l’instant, je me souviens d’avoir rêvé cette nuit même que j’étais agacé par une démangeaison beaucoup plus forte, que je m’étais mis à nettoyer mon oreille avec une plume, et que j’en retirais des quantités invraisemblables de matières sébacées. Ce rêve se représentait à ma mémoire tout à fait isolé. Je ne me rappelais ni ce qui l’avait précédé, ni ce qui l’avait suivi. Il est propre à nous mettre sur la voie de la réponse à la question soulevée.
Sans aucun doute, ce rêve était le produit d’une certaine excita tian de mon oreille, et cette excitation avait réveillé un souvenir, Un de mes amis intimes, un professeur d’athénée, crut un temps s’apercevoir qu’il devenait sourd, et il en était vivement préoccupé. Il me fit part de ses craintes. Je lui demandai s’il était bien certain de n’avoir pas laissé s’obstruer le conduit auditif. L’idée qu’une pareille chose fût possible ne lui était jamais venue. Je lui taillai une plume d’oie dans une forme appropriée, et il se mit en devoir de dégager le canal. J’avais deviné juste. Mon ami fut débarrassé de ses appréhensions.
Chacun voit aisément la raison de mon rêve. Mais il eût été possible que le chatouillement ne se fût pas fait sentir à mon réveil, et, dans ce cas, mon rêve eût sans doute passé inaperçu. C’est cette irritation qui l’a représenté à mon esprit, parce qu’elle était commune à la périphérie actuelle et à la périphérie active dans mon rêve.
Un de mes collègues, à son lever, remarque par terre une lampe renversée. Cette vue le fait souvenir tout à coup d’un rêve qu’il vient de faire cette nuit même et dont la chute d’un corps avait été le point de départ. Il est probable que, sans la vue de la lampe, ce rêve ne lui fût pas revenu. Donc, pour qu’un rêve se représente à la mémoire, il faut que l’état affectif qui l’a provoqué subsiste ou se renouvelle en tout, ou en partie pendant la veille. Il ressort, de là que les rêves dont on se souvient le plus communément, sont ceux, que l’on fait au moment du réveil, parce qu’ils s’entremêlent davantage avec les impressions que l’on conservera dans la journée, Le rêve est ainsi une source nouvelle de connexions. Voilà pourquoi un rêve a eu le privilège de fixer dans ma mémoire le nom de l’Asplenium. Ceux au contraire que l’on fait pendant le sommeil profond n’ont presque aucune occasion de se revivifier, parce que l’excitation particulière qui y a donné lieu n’a, pour ainsi dire, aucune chance de se représenter de nouveau. C’est le hasard et le genre même de l’excitation [p. 643] qui a chez moi remis en lumière le rêve que je viens de raconter.
On s’explique de la même façon pourquoi on se souvient parfois du seul caractère du rêve, gai, effrayant, érotique. C’est que quelque chose de la gaieté, de l’effroi, de la disposition amoureuse dure encore au réveil.
Enfin, c’est toujours dans le même ordre de cause qu’il faut chercher la raison d’une aventure assez commune. On vient de faire un songe qu’on juge remarquable ; on se réveille, on le repasse dans sa mémoire, se promettant bien de le retenir. On se rendort, et le matin, la plupart du temps, on en a oublié tous les détails ; on se rappelle seulement qu’on en a fait un et qu’on l’avait repassé pour le retrouver à son réveil. En pareil cas, pour fixer un rêve dans votre esprit, il vous faut prendre la précaution de l’associer à quelque mouvement musculaire, comme de l’écrire avec le doigt sur la paume de la main, ou de remuer un objet et de le mettre hors de sa place habituelle.
Ces faits, et d’autres semblables, viennent à l’appui de l’affirmation, toute théorique, suivant laquelle il n’y a pas de sommeil sans rêves. Il s’agit seulement de bien s’entendre. Ne comprend-on sous le nom de rêves que des conceptions imagées ? L’affirmation doit être repoussée au nom de la théorie du sens adventice développée précédemment. Si l’on admet, au contraire, que le dormeur peut, par exemple, rêver chaleur sans songer en même temps à des brasiers, des volcans, des fournaises, ou tout autre objet d’une forme déterminée à laquelle il rapporterait la cause de sa sensation, l’opinion énoncée plus haut me paraît légitime. D’ailleurs, se rendrait-on bien compte de l’existence d’un être sensible qui serait tout à fait soustrait aux influences extérieures et dont les habitudes seraient toutes endormies ? Cet état ne serait-il pas la mort ? Enfin, du moment que la vie et la sensibilité subsistent, peut-on leur refuser une certaine puissance de réaction ?
L’oubli total au réveil ne prouve rien contre l’absence du rêve.
C’est un simple indice de la ténuité des liens qui rattachent les deux états périphériques du sommeil et du réveil. Les somnambules aussi, les hystériques, les extatiques ne gardent généralement dans leur état normal aucune trace des actions ou des discours de leur état anormal. Cela prouve-t-il que ces actions n’aient pas été faites, que ces discours n’aient pas été tenus ? Peut-on en tirer d’autre conclusion que celle-ci, savoir : en rentrant dans leur état normal, ils revêtent — qu’on me pardonne la familiarité de l’expression — une autre peau qui n’a que de rares lambeaux de communs avec l’ancienne ? On a d’ailleurs des preuves directes de la conservation de ces traces. [p. 644] La plupart de ces sortes de malades se souviennent dans chaque accès de ce qu’ils ont fait ou dit pendant les accès précédents. L’ivresse présente des phénomènes analogues. J’ai lu quelque part l’histoire d’un domestique qui, ivre, avait porté un paquet à une fausse adresse et qui dut s’enivrer pour retrouver le chemin qu’il avait pris par erreur.
L’oubli n’est donc pas une preuve de l’effacement des traces. Mais il y a mieux. On a des exemples de ces malades qui gardent dans leur vie normale un certain souvenir de ce qui se passe en eux pendant leur vie anormale. M. Spitta (14) parle d’un somnambule qui, dans son état ordinaire, gardait la conscience de ce qu’il avait fait dans son état extraordinaire. Moi-même j’ai eu l’occasion d’observer avec soin une jeune fille très intelligente, chez qui, pendant deux ans, se sont manifestés des phénomènes d’hystérie bien caractérisés : hyperesthésies, extases, catalepsie, etc. Il y a plusieurs années qu’elle est complètement guérie. Je l’ai interrogée dernièrement, et je puis garantir la parfaite sincérité de ses réponses. Elle se rappelle assez bien une partie des idées ou des gestes bizarres auxquels elle se livrait. Elle y mettait, me dit-elle, une certaine complaisance : une force inconnue la poussait ; mais, même dans ses accès, elle sentait qu’elle aurait pu lui résister ; c’est la volonté seule qui faisait défaut (15). Elle m’a décrit fidèlement certaines scènes dont j’avais été témoin, et certains rôles qu’elle avait soutenus pendant des jours et des semaines. Ainsi, elle posait pour n’avoir pas besoin de nourriture, et elle m’a avoué qu’elle mangeait en cachette.
Qu’il y ait, à côté de ces points, d’autres points dont elle n’a gardé aucun souvenir ; que la plupart des hystériques et des somnambules ne puissent, dans leur vie normale, se rappeler absolument rien de leur vie anormale ; que certains malades, une fois guéris, n’aient nulle souvenance de ce qui s’est passé en eux pendant leur maladie ; je n’y contredis point. Mais tous ces faits prouvent uniquement que, pour eux, les occasions de se souvenir sont rares ou introuvables. N’ai-je pas, pendant seize ans, cherché l’énigme de mon Asplenium ? Et, si je ne m’étais souvenu de mon rêve, me douterais-je seulement que j’aurais ce nom gravé d’une manière indélébile dans ma mémoire ?
Me voilà revenu, par un long circuit, à mon point de départ, et [p. 645] j’ose à peine espérer que le lecteur m’aura suivi à travers les méandres de mon argumentation.
Rien ne se perd dans la nature, ni un atome de la matière, ni un moment de la force. Ce principe, qui guide aujourd’hui toutes les recherches scientifiques, nous l’avons étendu et restreint tout à la fois. La nature ne laisse rien se perdre. Elle recueille aussi soigneusement l’étincelle qui tombe avec la cendre d’un cigare que les flots de lumière dont d’innombrables soleils inondent les champs de l’espace. Rien par elle n’est dédaigné ; tout par elle est rassemblé pour servir à des fins inconnues. Mais alors, si rien ne se perd, le travail d’où est sorti tout ce qui a été fait a passé tout entier dans son œuvre. Aucune puissance ne peut obtenir que ce qui a été fait n’ait pas été fait. L’effet ne peut donc reproduire la cause sans gain ni perte. Par conséquent, chaque fois que dans le monde un changement s’opère, chaque fois que le transformable devient transformé, il se produit inévitablement aussi de l’intransformable. Les choses ne tournent pas dans un cercle ; elles ont un commencement et elles ont une fin, un état initial et un état final. Soutenir le contraire revient à dire que tous les possibles sont comme éternellement agités dans un crible par une force inconsciente, que ceux qui sortent des mailles revêtent pour un moment l’existence, puis, disparaissant, redeviennent des possibles et sont remis dans le crible du Hasard ou du Destin. Au fond, une pareille doctrine est le renouvellement de ce panthéisme enfantin des philosophies de l’Inde, pour lesquelles l’univers est un océan qui soulève sans fin ni trêve ses vagues couronnées d’écume, et où se forment sans cesse et flottent pendant quelques instants des infinités de bulles éphémères.
Non ! comme tout changement a pour point de départ un défaut d’équilibre, et pour but et point d’arrivée l’équilibre, comme, d’autre part, de l’équilibre il ne pourra sortir que l’équilibre, aussi bien que le repos et l’homogène ne peuvent engendrer que le repos et l’homogène, la résultante générale de toutes les transformations de forces a une direction unique ; les choses descendent une pente fatale, qu’elles ne remonteront pas. Cette résultante a pour expression le temps, non le temps tel que le conçoit la mécanique, le temps abstrait dont toutes les parcelles sont semblables, le temps toujours et partout présent. qui n’a ni passé ni avenir, mais le temps réel, qui est en dehors de la pensée et indépendant d’elle, qui dirige ses pas toujours dans le même sens, qu’on ne peut concevoir ni plus lent ni plus rapide qu’il est, et dans lequel chaque instant est la condensation de tous les instants qui l’ont précédé. Le temps passé ne revient pas — cet adage contient toute la philosophie des sciences. [p. 646]
On connaît ce refrain d’une souveraine mélancolie : Où sont les neiges d’Antan ? Pour le vulgaire, en effet, le temps passé, c’est ce qui n’est plus. Erreur ! C’est, au contraire, la réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est l’indéfaisable. Le temps passé, c’est ce qui est : le reste n’est pas encore, car la réalisation de l’avenir est subordonnée en partie à l’action de la liberté. Le présent n’est pas gros du futur ; il est gros du passé ; il est la somme et, pour ainsi dire, la pétrification de tout le passé. Le temps, c’est un fil sans fin sortant de la quenouille de la fileuse qui n’est pas née et qui ne mourra pas. La quenouille est chargée de l’avenir, et le présent ramasse et serre immédiatement en peloton le fil à mesure qu’il se forme … et le peloton devient de plus en plus volumineux et la quenouille de moins en moins garnie. C’est ainsi que rien ne se perd dans la nature. C’est le présent qui a tout recueilli. Telle est, sous son aspect physique, la signification du complexe et fameux axiome.
Sous son aspect psychique, il a pour expression la grande loi de l’évolution des êtres. Leurs facultés actuelles sont le résultat de l’accumulation de toute l’expérience du passé. L’agent de cette accumulation, c’est la mémoire ou la propriété de la matière organisée de fixer et de s’assimiler la force jusque dans ses plus petites particules, ce qui en rend la transmission possible par voie de division et de copulation. Sans mémoire, pas d’évolution, pas d’expérience, pas de progrès, pas de science. Non seulement la nature ne laisse rien se perdre, elle n’oublie rien. Elle tient note des moindres idées qui éclosent dans la plus humble des intelligences comme des synthèses les plus vastes du génie ; et c’est sur les substances sensibles qu’elle écrit jour par jour, heure par heure ses minutieuses chroniques. Est-ce là une exagération ? On le prétendra peut-être. On m’accordera que, à voir les choses en grand, les espèces sont perfectibles, que le monde progresse ; on conviendra que Newton en savait plus qu’Archimède, et cela grâce à Archimède lui-même. Mais, dira-t-on, de là à concéder que tout se garde, s’accumule et finit par se retrouver un jour sous une forme ou sous une autre, il y a un abîme ! — Ainsi donc, la nature ferait un choix, il y aurait des choses qu’elle jugerait dignes, d’autres indignes -d’être conservées. Mais quelles règles guideraient son choix ? La chute d’une pomme ne nous a-t-elle pas expliqué les cieux ! Les propriétés attractives de l’ambre n’ont-elles pas fait de la surface du globe une espèce de parloir ? Qui nous a donné Newton ? D’obscurs parents et une vieille grand’mère qui a bien voulu élever son enfance. A qui cependant, si ce n’est à eux, est-il redevable de son génie ? Et ce génie, ou s’en est-il allé, si ce n’est en nous, non pas d’une manière figurée, [p. 647] mais en réalité ? où sont les génies des inventeurs de l’écriture et de l’imprimerie, ces deux puissants auxiliaires de la mémoire, sinon dans ces milliers d’ateliers qui, sans relâche, contribuent pour une si large part à faire pénétrer la pensée et la vérité dans les pays les plus lointains et dans les intelligences les plus rebelles’ ? Et que deviendront les germes qu’ils sèment partout ?
Suppositions aventureuses et chimériques ! s’écrieront certains esprits. Aujourd’hui, il nous faut des faits, nous voulons des faits ! — Eh bien soit ! vous voulez des faits, le rêve vous les fournira. Le rêve, — et ceci est ma dernière conclusion et, en même temps, la justification du titre de cette étude, — le rêve est une ouverture dérobée par où nous pouvons de temps en temps jeter un coup d’œil sur l’immensité des trésors que la nature amasse d’une main infatigable et parmi lesquels, à notre grande surprise, nous retrouvons parfois un lambeau d’une pensée insignifiante et fugitive qu’elle n’a pas jugée, elle, indigne de figurer dans ses collections. Le passé est un songe, disait Pénélope. Ah ! combien il est plus vrai de dire que les songes sont le passé. Ils ne sont rien que le passé. Ils ne nous dévoilent pas l’avenir ; mais, profitant de notre indifférence momentanée pour le présent, ils nous racontent le passé dans des pages fragmentaires, bien décousues, et d’aspect indéchiffrable. Mais qui sait ? la Terre, elle aussi, a conservé précieusement ici une mâchoire, là une vertèbre, ici une empreinte d’une plume ou d’une écaille, là — le dirai-je ? — une empreinte d’excrément ; et la paléontologie, avec ces vestiges informes, refait l’histoire de notre planète. Le peu que nous laisse entrevoir le rêve nous suffit pour affirmer que, dans le monde de la pensée, rien ne s’oublie ; tout est inscrit, classé, étiqueté. Dans quel but ? Il n’est pas facile de le deviner. Cependant l’Asplenium, qu’une nuit, grâce au rêve, j’ai revu par hasard, est cause que j’ai écrit ce livre où des centaines de lecteurs trouveront matière à de nouvelles réflexions, et que tous leurs efforts, réunis à ceux de leurs descendants, jetteront peut-être quelque lumière sur l’un ou l’autre des obscurs mystères que renferme l’âme humaine.
J. DELBOEUF.
Notes
(1) Voir la Revue philosophique, octobre et novembre 1879 ; février et avril iSSO.
(2) Octobre 1879, p. 342.
(3) Dictionnaire philosophique, art. SOMNAMBULES.
(4) Comp. Lucrèce, De Natura rerum, chant IV, 1025 et suiv.
(5) Voir première partie, octobre 1879, p. 334.
(6) De Natura rerum, chant IV, 722 sqq.
(7) 1èr partie, n° d’oct., p. 341.
(8) On peut rapprocher des scènes à métamorphoses les scènes à miracles.
Cf. une observation de M. Maury, ouvrage cité, note II, p. 467. 6.
(9) Ouvrage cité, p. 146.
(10) Ouvrage cité, p. 110 et suiv.
(11) Fit quoque ut interdum non suppeditetur imago
Ejusdem generis, sed femina quœ fuit ante,
In manibus vir uti factus videaiur adesse,
Aut alia ex alla facies œtasque sequatur.
(Lucr., De natura rerum, IV, 818 sqq.)
(12) Ouvrage cité. chap. VI. p. III.
(13) Voir livraison de décembre 1879. p. 616 et suiv.
(14) Die Schlaf-und Traumzüstunde, p. 267.
(15) Aveu caractéristique. J’ai toujours pensé que l’aberration de la volonté était pour beaucoup dans la conduite des hystériques.
LAISSER UN COMMENTAIRE