Joseph Delboeuf. Le sommeil et les rêves. Partie 1. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), (Paris), tome VIII, juillet à décembre 1879, pp. 329-356.

DELBOEUFREVES0001Joseph Delboeuf. Le sommeil et les rêves. Partie 1. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), (Paris), tome VIII, juillet à décembre 1879, pp. 329-356. 

Cité par Freud dans La Science des rêves.

Article paru en cinq parties : Juillet à décembre 1879, pp. 329-356. —  juillet à décembre 1879, pp. 494-520. — 6 novembre 1879, 8, 494-520 —   février 1880, 9, 129-169.  —   avril 1880, 9, 413-437 . —   juin 1880, 9, 632-647.

Joseph Rémi Léopold Delbœuf (1831-1896). Mathématicien, philosophe et psychologue. A laissé une grande quantité de travaux, dont beaucoup sur l’hypnotisme. Contemporain d’hippolyte Taine, Jean Martin Charcot, etc… il prendra position (très controversée) de défendre la pratique de l’hypnotisme par des non-médecins. Il est fort probable qu’il ait rencontre Sigmund Freud. Son important travail sur les rêves est incontournable.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 329]

LE SOMMEIL ET LES REVES

(Première partie)

APERÇU CRITIQUE DE QUELQUES OUVRAGES RÉCENTS

I

Depuis la riante Ionie, berceau du triste Héraclite, jusqu’à la Baltique brumeuse qui vit naître le sombre Schopenhauer, dans chaque siècle et sous tous les climats, s’il est un thème que les philosophes moroses ont développé avec complaisance, c’est celui des misères de l’homme. A leur tour, les écrivains religieux, les Pascal et les Bossuet, tout en exaltant la grandeur de l’âme humaine, ne manquent jamais d’en faire aussi ressortir la bassesse. Il semblerait dès lors impossible d’ajouter de nouveaux traits au désolant tableau de notre faiblesse et de notre néant. Et pourtant on oublie d’y faire figurer tout un tiers de notre existence. Chaque jour nous sommes, pour ainsi dire, ravis à nous-mêmes par un génie fantasque, bizarre et capricieux qui se fait un malin plaisir de confondre les contraires, le bien et le mal, le vice et la vertu. A certaines heures de la journée, le plus juste des hommes commettra sans remords les plus abominables forfaits, il deviendra voleur, assassin, incestueux, parjure ; la jeune et chaste épouse s’abandonnera aux actions les plus indécentes ; la nonne pudibonde laissera tomber de sa bouche d’immondes paroles ; le pieux lévite, emporté par la passion ou la fantaisie, ne reculera devant aucun sacrilège. Quand l’obsession a cessé et que nous rentrons en possession de nous-mêmes, nous n’oserions souvent raconter aux autres, ni parfois repasser en idée ce que nous avons rêvé. Nous nous demandons avec inquiétude si nous ne portons pas au fond de notre être un odieux levain qui, d’un moment à l’autre, peut nous pousser au crime.

[p. 330]

Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pire.

Mais par contre et tout aussi souvent l’action du sommeil est bienfaisante et consolatrice. Elle nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres trop chéris que nous avons perdus elle fait oublier au malade ses maux, à l’infortuné sa détresse ; elle rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore.

La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté ; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables ; elle donne au savant la clef des plus mystérieux phénomènes elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.

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Luis Muntane Muns (1899-1989) The Siesta.

En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait accordé aux rêves un caractère surnaturel ? On les regarde comme les messagers de la divinité, — messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard, — ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait pénétrer leur langage y découvrira sans peine des promesses ou des menaces. Et si, ne nous préoccupant pas davantage des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante les rêves, bien loin d’émaner des dieux, les auraient créés notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des choses extraordinaires, leur attribua une existence réelle et les doué d’une puissance formidable ; et c’est ainsi que le ciel fut peuplé (1). Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant dans leurs mains le sort des vivants. De manière que ces étranges enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de [p. 331la bête, n’aurait pas d’autre origine. La religion, fille des ténèbres, la science, fille du jour cette opposition de race ne suffirait-elle pas pour rendre compte de leurs conflits incessants, de leur antagonisme irréconciliable

II

L’importance qu’on a toujours accordée aux songes ferait croire qu’on a dû de bonne heure en aborder l’étude, et qu’on est aujourd’hui arrivé à certaines notions exactes et définitives sur leur caractère et sur leurs causes. Il n’en est rien. Dans l’antiquité, nous ne pourrions guère mentionner sur ce sujet que quelques pages magistrales laissées par Aristote et, pour ce qui est des temps modernes, M. Maudsley (2) a pu écrire tout récemment les lignes suivantes : « L’étude des rêves a été négligée, et cependant elle promettrait d’être féconde pour un observateur habile et compétent qui l’entreprendrait avec zèle et méthode ; pour les médecins surtout, elle serait vraisemblablement pleine d’enseignement. » Quant à l’état actuel de la science du sommeil, je n’ai pas assez d’autorité pour l’apprécier. Je me contenterai de citer les paroles de M. Vierordt dont la compétence est incontestable : « Quant à donner une théorie physiologique du sommeil on ne peut, dit-il (3), y songer. Pourquoi cette nécessité générale d’un affaiblissement périodique ou d’une suspension partielle des activités physiques et psychiques? quelles sont les conditions tant corporelles que psychiques et, sans doute, très nombreuses qui amènent le sommeil physiologique et, en retour, préparent pendant le sommeil insensiblement le réveil ? quelles sont enfin les formes déterminées sous lesquelles les fonctions du dormeur se montrent en quantité et en qualité ? voilà toutes questions auxquelles il est impossible de répondre. »

Ce n’est pas que, depuis quelque temps surtout, il n’ait paru beaucoup d’ouvrages  sur le sommeil et les rêves. Sans parler des livres devenus classiques de M. Alfred Maury et d’Albert Lemoine, et me bornant aux deux dernières années, je signalerai un opuscule de M. Serge Serguèyeff (4) un travail de M. N. Grote, écrit en russe (5) ; [p. 332] un volume de trois cents pages de M. Heinrich Spitta, privatdocent à l’université de Tübingue (6) ; un ouvrage encore plus volumineux de M. Paul Radestock (7) ; une brochure de M. C. Binz (8) ; une autre de M. Paul Dupuy, professeur à la faculté de médecine de Bordeaux (9). Je n’ai sans doute pas épuisé la liste et j’en passe peut-être des meilleurs. J’aurais en outre à mentionner des traités de physiologie, de pathologie, etc., où le sommeil est l’objet de chapitres développés et étendus, qui pourraient former un volume séparé. C’est ainsi que M. Maudsley, dans l’ouvrage déjà cité, lui consacre près de cent pages, et que M. Stricker, professeur à l’université de Vienne, a fait suivre ses Leçons sur la pathologie générale et expérimentale d’une espèce de cours de psychologie qui n’occupe pas moins de onze chapitres et qui, tout en ayant pour objectif la définition des maladies mentales, contient nombre de vues neuves et personnelles sur la nature des songes.

Je ne m’arrêterai pas longtemps sur le travail original, mais peu sérieux de M. Serguèyeff. L’auteur commence par établir que le sommeil est une fonction (?) essentiellement végétative, car il est nécessaire à tout ce qui vit, et il a pour but de maintenir l’organisme dans son état normal. Il y a donc à découvrir trois choses : 1° l’aliment, objet de la veille et du sommeil ; 2° l’organe ; 3° le mécanisme. Un aliment n’est pas nécessairement une matière tangible et pondérable rien n’empêche de conjecturer que l’objet de la veille et du sommeil est une forme éthérée, sthénique ou dynamique. Qu’entend par là M. Serguèyeff, c’est ce qu’il m’a été impossible de comprendre. Il me fait d’ailleurs l’effet de n’avoir sur l’éther, le mouvement, la force et la matière que des notions confuses et contradictoires.

Quant à l’organe du sommeil, ce doit être probablement le grand sympathique. Car, d’un côté, on ne connaît pas le siège de cette fonction, et, de l’autre, on ne connaît pas la fonction de cet appareil. La conclusion n’est pas de la dernière évidence. Mais l’auteur, et avec raison, ne se contente pas de ce simple argument logique. Il rappelle que la section du grand sympathique donne lieu à des [p. 333] phénomènes caloriques que l’on ne peut attribuer aux modifications ainsi introduites dans la circulation du sang, et dont l’explication n’a pas encore été trouvée. Or l’augmentation de chaleur s’expliquerait aisément par l’arrêt d’un mouvement végétatif et centripète ; pendant la veille on accumulerait de la force, pendant le sommeil on en rejetterait l’excès. C’est juste le contraire de ce que l’on pense communément. Je ne suis pas physiologiste et ne puis discuter les déductions de M. Serguèyeff. J’aurais seulement voulu savoir et c’est ce que j’attendais toujours comme argument final jusqu’à quel point les animaux dont on sectionne le grand sympathique, perdent le sommeil ; si par exemple, ce chien, chez lequel après dix-huit mois, le surcroît de chaleur était encore appréciable, n’avait pas dormi de tout ce temps à peu près comme à l’ordinaire. La tentative, à mon sens, stérile de M. Serguèyeff, me paraît propre à faire voir de quelle profonde obscurité le problème physiologique est entouré. Cet écrivain a certainement pris à cœur son sujet, il s’est livré à de nombreuses recherches, et, doué d’une tournure d’esprit ingénieuse, il a visé à sortir des sentiers battus. A tous ces titres, quoi que je pense du résultat de ses efforts, je ne puis qu’y applaudir.

Je n’ai pas lu l’opuscule de M. Binz. J’en ai vu un compte-rendu dans la Berliner klinische Woschenschrify. M. Bôhm dans les Philosophische Monaschefte en dit beaucoup de bien. Se fondant sur ce fait que l’opium, le haschisch, l’éther, etc., produisent des états analogues au rêve et au sommeil, M. Binz conclut que ces phénomènes sont de nature pathologique et proviennent d’un trouble dans l’activité psychique. Il m’est assez difficile de comprendre qu’on puisse qualifier d’état pathologique et attribuer à un trouble quelconque un phénomène aussi universel, aussi constant, aussi bienfaisant que le sommeil naturel, accompagné ou non de rêves. Mais je m’arrête ici de peur de fausser complètement la pensée de M. Binz. J’ai lu l’opuscule de M. Dupuy. J’y ai vu la relation intéressante de quelques-uns de ces phénomènes auxquels M. Maury a donné le nom d’hallucinations hypnagogiques, et la critique de quelques théories sur le sommeil. Cette dernière partie est très superficielle, mais elle n’a, il est vrai, aucune prétention.

Je ne dirai rien de l’ouvrage de M. N. Grote. Je n’en connais que les conclusions formulées dans cette Revue même (11) par M. A. H. Elles sont assez intéressantes pour que je les reproduise, « Les excitations sensorielles subjectives sont prises pour des réalités, à cause [p. 334] de l’absence du contrôle des sens et de l’intelligence. Les facteurs des rêves sont principalement les réminiscences, les habitudes, les impressions reçues par les sens, et les sensations organiques, qui accompagnent le processus végétatif pendant le sommeil, et de plus la « cérébration inconsciente » ou le travail automatique de certaines parties du cerveau moins fatiguées ou plus excitées, qui fournissent inopinément des images fantastiques, des combinaisons grotesques de représentations fragmentaires, mêlées au hasard, comme les figures d’un kaléidoscope. Cependant il y a toujours un lien plus ou moins évident entre les idées qui se suivent, parce que le sommeil n’abolit pas les lois de l’association des idées, et que celles-ci continuent à s’évoquer par ressemblance ou par contraste, ou en conformité du rapport réciproque de cause et d’effet, de but et de moyen, exactement comme cela a lieu chez les aliénés, chez qui certaines parties du cerveau imposent leur activité à la conscience, et l’accaparent si bien, qu’elles offusquent les impressions sensorielles objectives, qui pourraient remettre le travail psychique sur la bonne voie. » Ce passage me semble exprimer très bien l’état actuel de la science sur la question.

Je porterai un jugement identique sur les deux chapitres substantiels où M. Maudsley s’est occupé du sommeil et de l’hypnotisme. J’y relèverai cette assertion assez singulière (12) que les idées ont « une tendance naturelle à s’arranger et à se combiner en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire antagonistes. » Bien mieux, elles auraient, d’après lui, « une faculté d’agencement constructive, grâce à laquelle les idées ne seraient pas seulement rassemblées, mais donneraient naissance à de nouveaux produits. » C’est esquiver un peu trop cavalièrement les difficultés relatives à la puissance dramatique et créatrice du rêve. Mais force est bien souvent, dans un pareil sujet, de se contenter de mots, et, M. Maudsley lui-même, n’est pas dupe des explications entortillées qu’il donne sur les phénomènes singuliers de ressouvenance que nous présentent les rêves : « Quelle qu’en soit la valeur, dit-il (3), c’est là un fait indiscutable. »

Un résumé tout particulièrement nourri, est celui où il énumère les conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. Il les classe sous six chefs :1° L’expérience antérieure soit personnelle, soit ancestrale, où les éléments du songe sont presque [p. 335] toujours puisés ; 2° les impressions sur l’un ou l’autre sens qui est resté plus ou moins éveillé ; 3° les impressions organiques, ayant leur origine dans l’état des viscères, de la circulation, de la respiration ou des organes génitaux ; 4° la sensibilité musculaire qu’affecte la gêne résultant de la manière dont on est couché ; 5° la circulation cérébrale ; et 6° la condition du système nerveux bien entretenu ou épuisé, neuf ou émoussé, excité par un sang pauvre ou par un sang riche, etc.

M. Maudsley, d’ailleurs, ne s’est occupé des états de sommeil et de rêve qu’incidemment et au point de vue de l’analogie qu’ils présentent avec l’aliénation mentale. Il n’en a pas moins abordé avec une grande netteté de vues plusieurs des questions qu’ils soulèvent et fait sentir l’insuffisance de nos connaissances sur ce sujet. M. Spitta s’est proposé de démontrer que les phénomènes de raison, de rêve, d’hallucination, se relient entre eux par des gradations nombreuses et délicates, qu’ils rentrent en partie l’un dans l’autre et sont soumis aux mêmes lois psychologiques. Son ouvrage est écrit avec une verve pleine de jeunesse et de poésie, ce qui nuit un peu à la précision qu’on aime à trouver dans un traité scientifique. Au moment où vous vous attendez à une déduction, vous tombez sur une description colorée et abondante qui captive agréablement, mais qui ne vous apprend pas grand’chose et ces sortes de surprises se renouvellent trop souvent. En dépit de cet aimable défaut, je ne voudrais pas porter sur ce livre un jugement aussi sévère que le fait M. Bohm dans la revue précitée. On y trouve de l’érudition, de fines analyses, d’ingénieuses remarques. Ce qui, d’après M. Spitta, caractérise le sommeil profond, c’est la disparition absolue de la conscience. Quand on rêve ou qu’on est en état de somnambulisme, on a la conscience, mais pas la conscience de soi, qui est l’apanage de l’état de veille. C’est ce critère, malheureusement trop élastique, qui lui sert à expliquer comment les rêves sont d’ordinaire bizarres et incohérents, pourquoi ils ne provoquent pas d’étonnement chez le dormeur, pourquoi, quand ils sont criminels, ils ne sont accompagnés ni de honte ni de remords. C’est par l’absence de conscience de soi qu’on explique l’assurance et l’adresse du somnambule à marcher sur les toits, les phénomènes extatiques et le doublement de la personnalité qui nous fait, par exemple, dans nos rêves, attribuer à autrui nos propres pensées.

Il est un autre deus ex machina qui joue, dans le livre de M. Spitta, un rôle tout aussi important. C’est le Gemüth, expression difficile [p. 336]  à rendre en français, mais qui, dans le cas présent, peut se traduire à peu près convenablement par le sentiment ou le cœur.

Le cœur ne dort jamais. Le cœur est le plus grand ennemi du sommeil et, quand il envahit l’âme, il n’y a point place pour le repos. Vacarme, lumière, activité, projets, rien ne met obstacle au sommeil, du moment que le cœur n’est pas affecté. Mais, s’il est ému, comme par exemple, lorsqu’on est préoccupé de l’idée qu’on doit se lever à une heure déterminée, le sommeil est léger, et un rien suffit pour l’interrompre. La mère, sourde à tous les autres bruits, se réveille au moindre mouvement de son enfant. Les rêves qui donnent prise au souvenir, sont ceux qui ont excité vivement notre sensibilité. Le souci ou une mauvaise conscience nous tiennent éveillés ; tant est grande la prépondérance du Gemüth sur la raison qui voudrait, mais en vain, rappeler le sommeil.

Le rêve « est la projection au dehors, involontaire et consciente, d’une série de représentations de l’âme pendant le sommeil, projection qui fait que, pour le dormeur, elles prennent l’apparence de la réalité objective. » La suite et l’enchaînement des images entre elles y obéissent aux lois de l’association et de la reproduction des idées, mais non à la loi de causalité (14) le rêve est illogique. Quant à la question posée par Descartes : A quel signe peut-on distinguer l’état de veille de l’état de rêve ? M. Spitta la déclare « imaginaire et hypothétique (15) ; peut-être jugera-t-on que ce n’est pas là précisément une réponse.

Dans la veille, notre monde est aussi celui des autres ; dans le sommeil, il nous est propre ; l’activité centripète subit un arrêt ; la formation des idées est fréquemment interrompue, et, comme la conscience de soi n’est pas là pour la diriger et que l’élaboration des impressions extérieures par l’intelligence est naturellement imparfaite, sinon nulle, on voit sans peine pourquoi les rêves sont obscurs, déréglés, sans liaison. Il est même étonnant que nous ayons parfois des rêves logiques. Ceux-ci doivent être particuliers à ces esprits chez qui c’est une habitude prise d’enchaîner toujours logiquement leurs pensées (16).

III

L’ouvrage de M. Radestock, qui a paru peu de temps après celui de M. Spitta, est conçu dans le même esprit ; mais l’auteur insiste [p.337] davantage sur le côté physiologique de la question, et emploie un grand nombre de pages à faire ressortir l’importance des rêves pour la psychologie des différents peuples.

Ce livre, dédié au professeur Wundt, est intéressant, plein de faits, écrit avec méthode et clarté, facile à lire ; mais il n’est pas exempt non plus de hors-d’œuvre.

Il comprend dix chapitres. Le premier s’occupe de l’influence du sommeil et des rêves tant sur les individus que sur les nations. On y trouve rassemblées les diverses opinions que les anciens et les modernes ont émises sur les songes. « Ils constituent un facteur capital dans la croyance en l’immortalité de l’âme », et leur rôle dans l’histoire politique est loin d’être à dédaigner ; il suffit de citer les oracles de Delphes, les visions d’un Mahomet, les hallucinations d’une Jeanne d’Arc.

Dans le chapitre suivant, M. Radestock rapporte les définitions nombreuses que les poètes et les philosophes de tous les siècles ont données des songes ; puis, exposant ses vues sur la nature de l’union de l’âme et du corps « qui ne sont que deux différents aspects d’un seul et même être », il en conclut la nécessité, dans l’étude du sommeil et des rêves, de ne pas s’attacher exclusivement aux phénomènes psychiques en négligeant les phénomènes corporels. Le troisième chapitre est consacré à la faculté reproductrice « normale et anormale ». Tout change dans la nature, l’âme aussi bien que le corps. Mais le passé se trouve relié au présent par la mémoire. La reproduction peut prendre deux formes selon que l’image renouvelée est moins vive ou aussi vive que l’image originelle, il y a souvenir ou hallucination (illusion). La reproduction a sa racine dans l’association des idées, dont les lois sont bien connues loi de la ressemblance, du contraste, de la coexistence et de la succession. M. Radestock, suivant en cela l’exemple de la plupart des psychologistes, ne s’enquiert pas du principe dernier de ces lois. Les idées ne font pas que se succéder l’une à l’autre, parfois elles se lient entre elles et s’agglutinent, de même que les sensations s’entrelacent. C’est ainsi que l’image de la cognée, rappelant celles de bois et de charpentier, et s’unissant avec elles, fournit l’image composée d’un homme occupé à fendre du bois. La différence entre le souvenir et l’hallucination dépend de la force de l’excitation entre l’un et l’autre il y a tous les passages imaginables. L’hallucination est une reproduction qui a un éclat comparable à celui de la réalité. Le principal facteur de l’illusion est donc nécessairement l’exaltation de l’excitabilité du système nerveux central.

Je note, en passant, que cette explication n’en est pas une : c’est [p. 338] une pure hypothèse. L’inconnu ne peut servir à élucider l’obscur. J’ajouterai que la conclusion ne découle pas rigoureusement des prémisses l’illusion pourrait provenir de l’affaiblissement du système nerveux périphérique. Quant à la définition de l’hallucination, elle a un côté vrai, mais elle est certainement incomplète. L’exemple cité par l’auteur à l’appui de sa thèse est propre à montrer cette insuffisance. Brierre de Boismont parle d’un peintre qui savait faire le portrait ressemblant d’une personne qu’il n’avait vue qu’une seule fois. Le nombre de fois ne fait d’ailleurs rien à la chose. Je demande si l’artiste qui voit de souvenir une personne absente avec une vivacité telle qu’il peut en reproduire exactement les traits, est sous l’empire d’une hallucination. Évidemment non. Il faut encore autre chose il faut que le sujet soit le jouet d’une illusion et attribue à l’objet qui est tout en lui une existence extérieure et présente, même quand sa raison lui dit qu’il est dans l’erreur.

  1. Radestock est ainsi amené à passer rapidement en revue les différents excitants du système nerveux, la pomme épineuse, la belladone, le haschisch, etc., puis le jeûne et les altérations des organes de sens. Immanquablement, dans cette matière difficile, les mots prennent assez souvent la place des idées, et les nerfs et les cellules, le cerveau et la moelle, pour ce qu’on en connaît, interviennent plus que de raison. Malgré cette critique, je me plais à déclarer que toute cette partie contient des résumés sobres et substantiels. Nous voilà enfin arrivés à la définition du rêve : c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme.

Aristote a dit : Le rêve, c’est proprement l’image produite par les impressions sensibles quand on est dans le sommeil et en tant qu’on dort (17). Cette définition est infiniment préférable et je dirai de plus qu’elle n’a pas été dépassée. Entendre faiblement le chant du coq quand on dort, ce n’est pas rêver, dit le Stagyrite, car cette audition est le fait de l’âme qui veille et non de l’âme qui est endormie. Rien de plus juste. Toute activité de l’âme pendant le sommeil n’est donc pas nécessairement un rêve ; je ne rêve pas quand vers le matin, bien qu’encore endormi, j’entends obscurément les bruits de la maison ou de la rue ; mais je rêve si je crois assister à une conversation qui n’a pas lieu. Il résulte de là que la définition du rêve est subordonnée à celle du sommeil. Je reviendrai plus tard sur ce point important.

C’est précisément du sommeil, de ses causes et de ses particularités [p. 339] que traite le chapitre suivant. Parlant des causes qui favorisent ou provoquent le sommeil, telles que la tranquillité, la position du corps, etc., M. Radestock cite les expériences qui contredisent la théorie de M. Preyer. On sait que ce savant a prétendu que le sommeil était dû à la présence d’une matière d’épuisement, analogue à l’acide lactique et produite par la fatigue. Il a, en conséquence, étudié les effets de l’ingestion de cette dernière substance sous la peau ou dans l’estomac, et il crut constater qu’elle amenait la somnolence. Il paraîtrait, d’après M. Lothar Meyer, que ces effets sont loin d’être constants.

Quant à une explication physiologique du sommeil, l’auteur affirme qu’il n’en existe pas et qu’il n’essayera pas d’en donner une. Il se contentera d’exposer ses effets physiologiques. Ils sont assez connus pour que je les passe sous silence. Quant à ses effets psychologiques, ils sont bien plus controversés. Certains auteurs veulent que, pendant le sommeil, la conscience soit supprimée d’autres la conservent. L’illustre Fechner a sur ce point une opinion tout à fait originale. D’après lui, au moment où l’on s’endort, la conscience atteint son point de nullité, et elle prend, quand on est endormi, une valeur négative. J’ai, dans des articles antérieurs (18) suffisamment critiqué les sensations négatives telles que les a définies le père de la psychophysique, pour n’avoir pas besoin d’insister sur la notion encore plus étrange d’une conscience négative. M. Radestock, en vue de trancher la question, fait, ainsi que M. Spitta, la distinction entre la conscience de soi et la simple conscience. La première est supprimée, mais la seconde subsiste car toute représentation est nécessairement consciente, sans quoi elle n’est rien qu’une simple dispostion (Wundt).

Pour ma part, je ne suis jamais arrivé à me faire une idée nette de ce que l’on entend par la conscience de soi en tant qu’opposée à la simple conscience. Je comprendrais beaucoup mieux l’expression conscience du non-soi. Je désignerais ainsi la faculté, indispensable à tout être sensible, en vertu de laquelle il attribue à une chose en dehors de lui la cause de ses affections. De cette façon on distinguerait dans les phénomènes qui se passent en nous ceux dont on n’a pas conscience, ceux dont on a conscience, et ceux qui sont accompagnés de la conscience de l’extérieur. Mais le moment n’est pas encore venu de m’arrêter sur le principe de cette distinction. [p. 340]

Il n’y a pas une opposition complète entre la veille et le sommeil. Dans le sommeil, les activités psychiques sont ralenties, mais non anéanties. En fait, quelque vives que soient les images de nos rêves, elles sont plus obtuses et plus obscures que celles de la veille. On peut donc formuler cette conclusion dans le sommeil profond, de même que les fonctions organiques et végétatives sont déprimées, de même l’activité psychique est réduite à un minimum sans être pour cela totalement suspendue.

Le cinquième chapitre a pour objet les éléments du rêve. C’est l’un des meilleurs et des plus complets de tout le livre. On y examine les effets des impressions sensorielles et organiques et leurs transformations dans les rêves, ainsi que le rôle que vient y jouer la mémoire. Cependant, comme je n’y relève aucune idée réellement neuve, l’analyse que j’ai donnée plus haut de la partie de l’ouvrage de M. Maudsley traitant du même sujet, me dispense d’insister davantage. Il y aurait pourtant bien des études intéressantes à faire dans cette direction. Il n’est pas douteux que beaucoup de nos rêves ne sont que la dramatisation des impressions ressenties pendant le sommeil. Ainsi, les personnes qui éprouvent accidentellement ou habituellement une gêne dans la respiration, rêvent couloirs étroits ou plafonds écroulés, caveaux ou catacombes, presse dans la foule ou timons de charrettes enfoncés dans la poitrine, en un mot, toutes scènes où l’on suffoque et où l’on manque d’air. Le rapport est apparent. Or, en poursuivant ces rapprochements, on arriverait selon toute probabilité à une classification physiologique des rêves et, du même coup, à une classification des drames réels au point de vue de leur action sur notre organisme par l’intermédiaire de l’esprit (19).

Le chapitre qui suit et que je vais résumer a pour but de spécifier la différence qu’il y a entre le rêve et la pensée éveillée. C’est là un point de la plus haute importance, comme je l’ai déjà dit, et ce devrait être un des pivots de toute théorie des rêves et du sommeil. M. Radestock le traite avec son érudition et sa finesse habituelles. Bien que le problème puisse, ce semble, être serré de plus près, néanmoins les pages où il est discuté, sont presque toutes excellentes, pleines de remarques justes, sinon profondes, et forment un tout très satisfaisant et bien enchaîné. Je dois avouer que j’en ai rarement lu qui m’aient fait plus de plaisir. Ajoutons que la pensée [p. 341] y est toujours claire, limpide et exprimée dans un style simple, facile et naturel.

Le rêve est mobile et changeant. Rien de plus commun que d’y voir un chat se transformant en fille, un arbre en église. Pourtant, je tiens à le dire dès maintenant j’ai des scrupules au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église, vous vous exprimez autrement, par exemple je jouais avec un chat, mais un moment après, ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment, je me trouvai au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas constatée expressément dans votre rêve. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. Ces quelques mots suffisent pour le moment, et je continue.

Le rêve est plein de vivacité et d’exagération. D’où cela peut-il provenir, sinon d’un changement dans la circulation du sang, qui exalte l’irritabilité du système nerveux central ? Encore une hypothèse en lieu et place d’une explication. L’auteur ajoute cependant que les sentiments éprouvés dans le sommeil n’ont jamais l’intensité de ceux qui nous agitent pendant la veille. On peut mourir de joie ou de peur ; mais il n’y a pas d’exemple de songes qui aient donné la mort (20). Je crois que cette restriction s’appliquerait exactement aux images elles-mêmes du rêve dont, d’après moi, la vivacité est toute relative.

Le rêve se déroule en dehors de toute intervention de la volonté. Cette proposition vraie, en thèse générale, est peut-être trop absolue. Je rêvais un matin d’un de mes amis, marié depuis longtemps mais seulement par devant l’autorité civile. Je ne sais pour quel motif, dérogeant à ses principes, il crut devoir enfin ceci est mon rêve faire bénir son union par le prêtre. A cette occasion il devait y avoir un cortège. Cette nouvelle avait mis en l’air toute la commune. Curieux autant que les autres, je me rends à l’église ; je tenais surtout à voir la mine du mari. Je perce la foule et parviens à me [p. 342] placer au premier rang. Cependant le cortège ne venait pas. En attendant, je pensais à toutes sortes de choses pour tuer le temps. L’impatience me gagnait ; j’avais la sensation distincte que j’allais me réveiller ; j’entendais les bruits matinaux de la maison ; mais voulant à toute force assister au défilé de ce cortège original, je faisais des efforts pour me rendormir et terminer mon rêve, comme rêve. Ils n’aboutirent pas. Je me réveillai, bien malgré moi, sans avoir pu contenter ma curiosité.

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Ce rêve me semble propre à confirmer ce que j’ai énoncé plus haut. La conscience de soi est le sentiment explicite de la réalité comme telle ; de sorte que, dans le sommeil, il y aurait toujours de la conscience, à un degré si faible qu’il puisse être ; car il n’est pas à croire qu’on soit jamais absolument séparé de la réalité. Le rêve est le créateur de nouvelles combinaisons ; mais ses produits ont rarement quelque valeur. Presque toujours ses inventions sont de pures inepties comme celle de l’insensé. Il y a donc, dans le sommeil, affaiblissement de la faculté de juger et de raisonner. On trouve tout naturel que des hussards fassent l’exercice sur la crête d’un toit ou qu’on traverse les Alpes à la suite d’Annibal. Ces étrangetés reposent, d’après l’auteur, sur des associations et des assimilations spontanées, où la loi de ressemblance à la plus grande part, ainsi que le lien qui unit certaines impressions corporelles aux idées qu’elles éveillent ordinairement.

Souvent aussi, dans les rêves, se manifeste le phénomène connu sous le nom de division ou de dédoublement du moi : on attribue à un autre ses propres pensées et ses propres sentiments. Aux exemples déjà connus je désire en ajouter un autre extrêmement complet sous tous les rapports.

Un soir, dans une réunion d’amis, entre autres sujets de conversation, je mis sur le tapis cette question du dédoublement de la personne. Je racontai le singulier cas de Van Goens qui, étant écolier et ayant l’ambition de rester toujours en tête de sa classe, rêva un jour que le maître lui proposait une phrase latine à traduire. Van Goens n’en sortait pas ; mais cette circonstance ne le tourmentait pas encore tant que de voir un de ses condisciples faire des signes indiquant qu’il avait saisi le sens. Le maître dut finir par interpeller cet élève qui traduisit le passage sans faire la moindre faute et conquit de cette façon la première place. Ce rêve fut l’objet de certains commentaires puis on parla d’autre chose. Notre conversation se tenait vers l’époque où l’on s’intéressait beaucoup aux menaces réalisées plus tard que l’Etna faisait entendre depuis un certain temps. Or cette même nuit, dans un rêve, mon ami le professeur [p. 343] Spring qui a la spécialité des rêves ingénieux se mit en tête de rechercher un moyen qui permit d’annoncer les éruptions plusieurs jours à l’avance. On peut déjà aujourd’hui prédire d’ans une certaine mesure les tempêtes et décrire leur marche probable, pourquoi n’essaierait-on pas de faire la même chose pour les phénomènes volcaniques ? Le rapprochement en lui-même avait du bon. Mais M. Spring avait beau se creuser la cervelle, il n’en tirait rien. Alors il s’avise d’aller consulter sur ce point un savant de sa connaissance, il ne sait plus lequel. Il se rend chez lui, le trouve heureusement à la maison, et lui communique son embarras. L’ami saisit de suite l’idée et à l’instant lui fournit la solution cherchée. Il ne s’agirait que d’enfoncer de distance en distance dans le sol des aiguilles thermo-électriques reliées entre elles et avec une station centrale, pour être averti de l’approche des courants de lave. ili. Spring approuva fort l’invention et rentra chez lui émerveillé de la facilité de conception de son ami le savant.

Voici comment M. Radestock explique cette singularité.

Elle doit, d’après lui, son origine à l’affaiblissement d’un des éléments de la notion du moi. La conscience de soi comprend la réunion et l’attribution à un même sujet d’un certain nombre d’idées, de sentiments, de volitions et de souvenirs, et, en outre, l’attention et l’aperception active. Or, dans le sommeil, ce dernier facteur est annulé, et le premier seul reste. L’homme alors ne sent plus son moi que d’une manière restreinte, il ne se regarde plus comme l’unique soutien de ses idées, et il en rapporte une partie à des êtres étrangers. C’est là, me parait-il, plutôt une description qu’une explication du fait. Quant à moi, je suis assez tenté d’y avoir tout simplement la dramatisation de cette habitude de la pensée de se manifester sous forme de dialogue. Au moment où j’écris, je cause avec un lecteur fictif et je lui attribue les objections et les doutes, lorsque je ne me crois pas clair ou que je doute moi-même. Or je pourrais tout aussi bien prendre son rôle, et mettre dans sa bouche les réponses et les solutions. Je me borne à indiquer cette idée ; mon but actuel n’étant pas de composer un traité complet sur les rêves. Dans tout le cours du chapitre, M. Radestock nous donne ainsi un à un, les caractères particuliers qui distinguent les rêves des idées objectives. Il parlera encore, par exemple, de la notion de causalité dans le rêve, de l’immoralité du rêve, et, à ce propos, il examinera jusqu’à quel point on peut être déclaré responsable de ce que l’on fait pendant son sommeil. Il fera remarquer combien habituellement, excepté chez les enfants, les songes sont fugitifs et laissent peu de prise au souvenir. Il va maintenant traiter en deux pages [p. 344] de l’illusion dont les rêves nous font le jouet. A cet égard, en effet, les rêves se distinguent des autres produits de l’imagination auxquels nous reconnaissons sans peine un caractère d’inanité. Or, d’après moi, c’est un autre point capital, essentiel, fondamental de toute théorie du rêve, et l’auteur passe outre avec trop de légèreté. Ce n’est pas qu’il ne dise comme toujours d’excellentes choses, mais il n’apaise pas tous mes doutes. Laissons-lui la parole.

A côté de la faculté de compréhension, la conscience a la faculté non moins importante de la distinction. L’homme sépare ses représentations les unes des autres ; dans l’ensemble de ses activités psychiques, il distingue les groupes durables et les impressions particulières et variables ; il classe et ordonne ses idées d’après certains points de vue dans des cercles définis où il ne met que les semblables et d’où il écarte les dissemblables. Il sait encore faire la différence entre les images de souvenir plus faibles et les sensations présentes qui sont plus fortes ; et, parmi ces dernières, entre celles qui lui sont fournies par son propre organisme et celles qui lui viennent du dehors. Par-là, il apprend à opposer son propre corps aux choses extérieures qui viennent l’affecter, et son propre moi, en tant que somme des impressions corporelles et des activités psychiques, à d’autres êtres auxquels il accorde une réalité indépendante dans le genre de la sienne. Cela fait qu’il sait, dans l’état de veille et de santé, qu’un souvenir est autre chose qu’une intuition, et qu’il peut, dans la plupart des cas, discerner un produit de son imagination d’avec une chose existante, bien qu’il ne puisse pas toujours juger avec clarté de ce qui est proprement objectif et de ce qui est proprement subjectif dans toute représentation. Mais il en est autrement dans le rêve ou dans le délire. Ici, l’exaltation de l’activité nerveuse centrale (n’est-ce pas vraiment dommage de voir des mots venir en place d’une explication véritable ?) prête aux produits de la fantaisie une vivacité qui n’est d’ordinaire le propre que des impressions immédiates et qui annule l’activité de l’âme. Nous tenons pour vrai tout ce que notre imagination nous offre, le passé redevient présent, nous prenons nos espérances et nos désirs pour des faits, des monstres absolument impossibles pour des réalités. Parfois la même chose nous arrive quand, sans que nous dormions, nous nous laissons aller à être les dupes volontaires des mensonges de notre imagination. Mais ces cas sont rares « parce que les ressouvenances n’ont pas tout à fait la force des impressions immédiates et que nous possédons la faculté de nous orienter par le monde réel. » Dans le sommeil, au contraire, nous ne recevons du dehors que des impressions affaiblies ; car, pour peu qu’elles s’accentuent, elles amèneraient le réveil ; elles sont [p. 345] incapables d’inviter la conscience à réagir, et le rêveur, sans nouvelles du monde qu’il habite, s’en construit un autre de ses propres idées. D’où le dicton d’Héraclite rappelé plus haut, que dans le sommeil chacun a son monde à soi, tandis que, dans la veille, le même monde est commun à tous. Vers le matin seulement, à l’approche du réveil, nous redevenons sensibles aux choses extérieures, les activités supérieures de l’esprit se remettent en branle, et l’illusion s’évanouit.

J’ai reproduit ce passage presque tout au long. Comme on le voit, c’est fort bien dit ; quelques-uns penseront même qu’il n’y a rien à ajouter ; et, pour ma part, la phrase que j’ai mise entre guillemets me paraît contenir le principe de la solution. Et pourtant j’insiste. Je suis ici devant ma table couverte de papiers et j’écris ces lignes que le lecteur a sous les yeux. Je ne pense pas être le sujet d’un rêve mais, comme le dit Descartes, j’ai parfois rêvé semblable chose, tout en me disant en outre dans mon rêve que je ne rêvais pas. Tout récemment je fais un rêve extrêmement compliqué, assez bien enchaîné, et très intéressant. Puis je m’assure tout d’un coup qu’il mérite d’être noté, et, toujours rêvant, je le consigne soigneusement sur une feuille de papier brouillard. Ne rêve-je pas encore en ce moment que je l’écris sur papier ordinaire ? On me dira que je puis m’orienter par le monde extérieur, ce qui est vrai ; le soleil brille, une brise rafraîchissante se joue dans le feuillage qui s’étale devant ma fenêtre ; au loin j’entends le roulement des voitures et la trompette d’un enfant qui m’écorche les oreilles mais tout cela ne fait-il pas partie de mon rêve ? M. Radestock ne dit-il pas lui-même, et j’ai souligné les mots, que, dans la plupart des cas, on peut reconnaître les imaginations d’avec les images réelles ? il y a donc des cas où on ne le peut pas. Ne suis-je pas dans un de ces cas ? et si cela se présente, ne fût-ce qu’une fois, d’où puis-je m’assurer que cela ne se présente pas toujours ? Dans une note, qui aurait dû figurer dans le texte, M. Radestock parle d’un étudiant polonais qu’il a connu dans une société scientifique. Cet étudiant a été somnambule, et aujourd’hui il lui arrive souvent en songe d’avoir la conscience que tout ce qu’il rêve n’est pas vrai, et néanmoins les images fausses ne s’en vont pas. J’ai connu des fous qui en étaient là. Comment cela est-il possible ? qu’est-ce donc que la conscience de la réalité ? Je le répète, on peut, dans une certaine mesure, penser que M. Radestock a dit tout ce qu’il fallait dire, mais j’aurais désiré sur ce point spécial une analyse plus détaillée, plus vigoureuse et plus profonde.

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Ce même défaut de profondeur, je le signalerai encore dans le chapitre neuvième. Je ne dis rien des chapitres septième et [p. 346] huitième où l’on parle principalement du somnambulisme et de la diversité des rêves, parce que cela m’entraînerait trop loin. Dans ce chapitre, l’auteur compare la folie et le rêve. « La folie est un rêve d’éveillé, » a dit Kant. L’auteur ne fait guère que commenter cette définition ; il se livre à son goût pour les descriptions qu’il réussit généralement bien; mais malheureusement il emploie beaucoup d’images, de métaphores et de comparaisons, qui ont bien leurs charmes, mais qui manquent de solidité. La comparaison doit éclaircir et fortifier l’explication, mais ne doit pas en prendre la place. Or de comparaisons en descriptions, et de descriptions en comparaisons, M. Radestock est parvenu, à force de me faire voir des ressemblances et des analogies, à embrouiller et emmêler si bien les choses que je ne sais plus où est la différence entre l’homme endormi qui rêve et le fou. Et pourtant personne ne s’y trompe le fou n’est ni un dormeur ni un somnambule.

La même observation s’applique au dernier chapitre où il est traité de la rêverie et de la rêvasserie.

La conclusion de l’œuvre, l’auteur la formule comme suit : « C’est par des dégradations nombreuses, mais continues et indivisibles, que la conscience éveillée passe à la conscience du sommeil et du rêve, et entre la santé et la maladie de l’âme on ne trouve en aucune façon une limite tranchée, mais il existe un grand domaine intermédiaire de troubles et de désordres. Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence. Fort bien ; mais tout mon être se révolte à cette conclusion qui confond toutes choses, et qui, en dernière analyse, supprime la raison et la chasse de l’univers. De ce qu’il y a des intermédiaires entre deux états opposés, il ne s’en suit pas que l’un soit l’autre. Entre la courbe et la ligne droite il y a toutes les transitions possibles, mais il n’y a qu’une ligne droite ; entre 0 et 1, il y a toutes les valeurs imaginables, mais aucune d’elles n’est le zéro ni l’unité.

IV

M. Stricker, dont je vais maintenant exposer les idées, n’a mis au jour jusqu’à présent, que je sache, aucun ouvrage de psychologie et même les chapitres qui terminent ses Leçons de pathologie paraîtront à certains hommes du métier un pur hors-d’œuvre. Mais on ne peut que se féliciter de ce que le savant professeur ait en cette circonstance encouru le reproche de manquer à la règle de l’unité [p. 347] de sujet. Il m’a été rarement donné de lire des pages plus vives, plus nettes, plus originales sur des sujets en partie rebattus. M. Stricker est juif, comme Spinoza, comme Traube, comme Helmholtz. Si je fais connaître ce détail, c’est parce qu’il n’écrit pas comme la plupart des Allemands. Son style est rapide et précis, sa phrase courte et incisive ; sa pensée claire et saisissante. Ajoutons que sa pénétration est subtile et ingénieuse. Je suivrai dans mon résumé l’ordre même des leçons du maître.

Distinguons entre le savoir potentiel et le savoir vif (actuel) (22). A n’importe quel moment de mon existence, je ne puis penser qu’à une très faible partie de ce que je sais. Ce à quoi je pense c’est le savoir actuel ; le reste appartient au savoir potentiel. Le savoir actuel est présent à la conscience, ce dernier mot étant pris dans son sens étroit et restreint. Quel est le siège de la conscience ? c’est là une question insoluble et, en partie, oiseuse. Il suffit que ce soit chose admise sans conteste que les fonctions de l’âme dépendent de celles du cerveau. Maintenant est-ce la cellule seule qui fonctionne psychiquement, et les nerfs qui relient les cellules ganglionnaires n’agissent-ils que physiquement, c’est-à-dire comme simples appareils de transmission, c’est un point controversé. Pourtant quand un sourd-muet tire la sonnette, et que son compagnon aveugle l’entend, ni le premier, ni le second ne pourront dire qu’on a sonné dans le sens qu’un homme ordinaire attribue à cette phrase. Cette comparaison ne fait-elle pas ressortir au vif, l’impossibilité d’admettre l’isolement t des centres psychiques ?

J’attribue aux autres hommes une conscience semblable à la mienne. Ce n’est pas là un jugement inconscient. Cette croyance s’explique tout simplement par une association d’idées. Quand je vois un meuble en forme d’armoire, je soupçonne qu’il contient un vide, bien que je n’aie jamais consciencieusement formulé le jugement que toute armoire est creuse.

Nos idées nous viennent primitivement de l’expérience, et secondairement de la mémoire. Pourquoi rapportons-nous à l’extérieur la cause de nos impressions ? Par un effet de l’habitude. Il ne peut être ici question de faculté innée si un homme avait pendant de longue s années toujours porté une casquette sur la tête, et que, s’en étant débarrassé, il la sentit encore, parlerait-on de faculté innée ?

Les organes des sens ne sont, comme l’a déjà démontré J. Müller, que les avant-postes du cerveau. Le moi, quoique représenté le plus clairement dans la tête, n’est cependant pas borné à l’enveloppe [p. 348] du cerveau, il va aussi loin que les nerfs sensitifs. C’est là une assertion prouvée par ce fait que les malades acquièrent des connaissances anatomiques. Imaginons un bassin rempli d’eau, d’où partent horizontalement des tubes terminés par des têtes de pipe dans lesquelles l’eau du bassin arrive. Si l’on jette de petits cailloux dans les têtes de pipe, l’onde se propagera jusque dans le bassin, mais s’y montrera notablement affaiblie. Nous verrons l’agitation à la surface du bassin et de la tête de pipe, mais non dans le tuyau de communication. Voilà l’idée que nous pouvons nous faire du cerveau, des organes de sens et de leurs rapports.

Nous sommes portés à considérer une perception pour directe, réelle et objective, lorsque la conscience de ce qui se passe aux terminaisons périphériques des nerfs se met à l’avant-plan. Cette faculté de projection a été acquise peu à peu mais, une fois acquise, nous projetons au dehors, en vertu d’elle, la cause de toute excitation des extrémités nerveuses périphériques, et nous attachons à la prépondérance de leurs phénomènes l’idée que nous sommes sous l’action d’une cause en dehors de nous et que nous percevons une chose extérieure. Mais nous nous trompons souvent. Les songes nous en donnent tous les jours la preuve. Où donc est le critérium de la légitimité de ce jugement d’extériorité ? C’est ce que nous verrons plus loin. En attendant remarquons qu’une image illusoire est de sa nature exclusivement personnelle, tandis qu’une image objective peut être commune à plusieurs. II y a là un premier critérium tout pratique.

Les images normales de souvenir ne sont rien de plus que la reproduction des impressions sensibles. Les autres — par exemple, l’image d’une Vénus de Milo à cheval — sont « fantastiques », elles contiennent plus que ce qui a été réellement perçu. Telles sont les figures des rêves.

Ces idées-là s’associent que l’on a en même temps. De ces associations, les unes sont séparables, les autres pas. Je puis séparer l’image d’une salle de spectacle de celle de ses spectateurs, mais je ne puis en distraire l’idée de lieu ou d’étendue.

Parlons maintenant des illusions des sens. Il y a une différence entre les hallucinations — par exemple, celles que l’on a au moment où l’on s’endort — et les rêves. Dans les rêves, il y a d’abord un changement de scène, je suis dans un lieu fictif, je n’ai nulle connaissance de ce qui m’entoure et, si j’en reçois quelque impression, je la fais servir à ma fiction et la tisse dans le rêve. Ensuite, il n’y y a pas qu’illusion dans le rêve. Si je rêve de brigands et que je sois saisi de crainte, cette crainte est réelle et logique, et parfois elle [p. 349] subsiste encore au réveil. Enfin les idées ont, dans le rêve, une manière de s’enchaîner autre que dans la veille. Dans l’hallucination au contraire, mon attention baisse dès le début je ne puis pas facilement fixer le moment de l’entrée en scène des images trompeuses néanmoins je reste orienté ; et, quand elle a cessé, je sais que j’ai vu ces images, mais aussi que je les ai vues du lieu où je suis. En outre, on ne s’y observe pas soi-même, on ne prend aucune part au jeu des acteurs, on n’éprouve ni joie, ni crainte, ni colère ; on se tient dans une absolue indifférence. Enfin l’on ne pense pas, l’on ne cherche pas à joindre ses idées, on est comme une machine voyante.

Les images fictives sont des réminiscences ; mais le souvenir ne suffit pas à expliquer l’illusion, car on ne croit à la réalité que si les extrémités des nerfs sont intéressées. Par exemple, si je regarde le soleil, je le verrai encore quelques instants après que j’aurai fermé les yeux et je le verrai en dehors de moi tant que cette image persiste ; mais dès qu’elle se sera effacée, si je me souviens et de l’image réelle et de l’image consécutive, elles ne sont plus ni l’une ni l’autre dans l’extérieur. Dix ou vingt ans après avoir perdu la vue, on rêve encore de formes et de couleurs ; mais, peu à peu, les idées relatives à l’ouïe et au toucher l’emportent, jusqu’à ce que, à la longue, les rêves de la vue cessent de se produire. Donc, sans les nerfs périphériques et sans leurs fonctions, l’illusion n’est pas possible. Suivant l’hypothèse de Lazarus et de Hager, quand des images naissent dans le cerveau, les nerfs périphériques, s’ils sont dans un état approprié, participent à l’excitation. C’est à cette participation que se rattache le rêve. Même dans les souvenirs normaux, on peut toujours constater un peu d’illusion, parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques. Ici, M. Stricker reprend sa comparaison du bassin et des pipes. Il n’y a souvenir que si les ondes prennent naissance dans le bassin. Si les tuyaux en sont ébranlés, le souvenir devient plastique ; mais, si la tête de pipe reçoit une onde, l’illusion se produit ; c’est comme si un caillou y avait été jeté.

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Occupons-nous un instant de l’idée du mouvement. Nous ignorons comment le muscle nous donne de ses nouvelles ; mais l’existence d’un sens musculaire n’est pas douteuse. La question de savoir comment nait en nous la représentation du mouvement est difficile et n’a pas encore reçu de solution satisfaisante. Il est possible que cette représentation résulte simplement des indications que nous recevons par les nerfs sensibles de la peau, des ligaments, des articulations et des os, et en outre par la vue et l’audition du mouvement. Quoi [p. 350] qu’il en soit, voici comment la volonté peut s’expliquer. L’impression sur l’organe produit par réflexion une contraction musculaire. L’impression et le mouvement viennent se peindre chacun en un point déterminé du cerveau. Figurons-nous maintenant que le point où l’impression est peinte soit excité par une cause étrangère qui vient ainsi y provoquer un souvenir, et que cette excitation se fasse sentir jusqu’au point où s’est peint le mouvement dont l’image est ainsi reproduite nous pourrons dire que le mouvement est voulu, et le mouvement se propageant de ce point au muscle par la même route que l’image du mouvement avait suivie en sens inverse pour s’imprimer dans le cerveau, sera dit volontaire. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue que l’on ne peut vouloir que ce que l’on a déjà éprouvé. A ce propos je relève ce paradoxe subtil, mais profond, digne d’être médité par tous ceux qui s’attachent à sonder le problème de la liberté c’est que, si les actions logiques nous apparaissent comme nécessitées, à plus forte raison les actions illogiques doivent être jugées telles, car il va de soi que, comme chacun préfère agir logiquement quand il le peut, c’est malgré lui qu’il agit illogiquement.

Voyons comment tout ceci se rattache à la théorie des jugements concernant les choses extérieures.

Parmi nos perceptions internes les plus importantes, il faut compter celles des rapports des représentations entre elles. Quand je dis les : les chevaux courent, j’énonce un rapport qui est non seulement pensé et exprimé, mais pensé et exprimé comme conforme à la réalité extérieure. On a fait une différence entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière, et l’on a dit des unes, telles que l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, l’impénétrabilité et le nombre, qu’elles sont objectives ; des autres, telles que la couleur, l’odeur, le goût, etc., qu’elles sont subjectives. Berkeley nie le fondement de cette distinction. Cependant, dit M. Stricker, je puis admettre sans aucune peine que ce qui correspond en dehors de moi à une sensation de couleur ne soit pas de la couleur, mais je ne puis penser que ce ne soit pas le mouvement et la résistance qui, en dehors de moi, correspondent aux idées que j’ai du mouvement et de la résistance ; ces idées sont impliquées dans celle de matière, tandis que les idées de couleur, d’odeur, etc., lui sont simplement appliquées.

C’est le processus musculaire qui nous conduit aux idées de mouvement et de résistance et à celles qui en dérivent (volume, masse, vitesse, temps, lieu, etc.), et, à cet égard, elles sont quelque chose de subjectif; mais nous ne concevons pas qu’à ce subjectif ne réponde pas une réalité analogue. Appelons relations de la matière [p. 351] (Verhüllniss der Materie) les indications venues de l’extérieur autres que les qualités sensibles. Nous percevons de l’extérieur qualité et relation, et elles sont indissolublement liées dans chaque représentation de la matière. Nous ne pouvons nous figurer une masse sans couleur, ni un mouvement sans un mobile sensible. C’est conformément aux relations que les expériences s’ordonnent dans mon cerveau, et c’est conformément à cet ordre que je mets les idées de l’extérieur en rapport les unes avec les autres et que je juge de l’extérieur. Je suis donc en droit d’affirmer que mes jugements sur les relations des choses sont les images réelles de ces relations. Cela étant, en quel cas peut-on soutenir qu’un jugement est faux, et que l’esprit qui le porte est dérangé ? Où est le critérium de l’aberration ? Locke ne connaît que des jugements d’expérience. Kant a distingué les jugements à priori et les jugements à posteriori. Les uns, je ne puis les penser autrement et je les conçois comme nécessaires ; je n’énonce les autres que sur la foi de raisons puisées dans l’expérience. L’erreur ne peut concerner que ceux-ci. L’homme sain raisonne les motifs de son affirmation, le fou l’exprime comme un jugement à priori c’est ainsi parce que c’est ainsi. D’où savez-vous, demandait-on à un aliéné, que votre hôte a l’intention de vous empoisonner ? — Je n’en sais rien, mais c’est ainsi telle était sa réponse. Ces erreurs de jugement n’ont donc leur source dans aucune illusion quelconque des sens, et les motifs en sont tout intérieurs. On peut en conséquence formuler la définition suivante Tout jugement à posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement à posteriori, doit être considéré comme une aberration. Les mots « à la façon d’un jugement à priori » signifient « sans tenir compte des éléments du dehors et même en se mettant en contradiction avec eux ». Quant aux jugements à posteriori portant sur les choses de l’expérience interne, je suis malade, je suis heureux, je suis savant, le critérium nous échappe, à moins qu’ils ne soient accompagnés de jugements extravagants concernant l’extérieur par exemple — on m’a empoisonné, je suis riche, on m’admire.

De quelle manière les idées déraisonnables prennent-elles naissance Une condition essentielle c’est que ces idées soient dominantes ou fixes. Cependant toutes les idées fixes ne sont pas nécessairement maladives telles sont, par exemple, celles qu’inspire une perte de fortune, la considération d’un danger éloigné. Ce qui fait la différence entre celles-ci et celles-là, c’est le fait de savoir si elles découlent oui ou non d’une cause réelle, et si la confrontation contradictoire avec la réalité parvient oui ou non à les détruire. Quand [p. 352] une certaine série d’idées se reproduit fréquemment sans cause extérieure appréciable, nous devons admettre qu’il existe dans le cerveau une portion déterminée de tissu nerveux qui fonctionne sous l’action d’excitations intérieures et qui possède une haute excitabilité. Et, du moment que l’idée fixe est jugée vraie, il y a folie, pourvu, bien entendu, que le jugement porte sur les relations extérieures ou implique des jugements de cette nature. Quelqu’un qui ne peut s’empêcher de pressentir un malheur n’est pas nécessairement fou.

Comment s’expliquer la possibilité d’une foi erronée en des relations extérieures qui n’existent pas ? Par la rupture des rapports qui rattachent les idées dominantes et une partie du savoir potentiel. Quelques considérations sur le sommeil et les rêves sont de nature à motiver cette opinion.

Tout organe aspire au repos après l’action. Certains repos du cerveau se nomment sommeil. Quand nous voulons dormir, nous écartons les excitations extérieures ; mais la fatigue amène d’ordinaire le sommeil tout naturellement, en rendant les excitations inefficaces. Pourtant ce qui est vrai du système musculaire ne l’est pas du système nerveux que l’excès de travail, surtout vers l’âge de quarante ans, surexcite et ne déprime pas, soit que l’afflux du sang persiste, soit que l’excitabilité aille en grandissant. Ceux qui ont le système nerveux en mouvement ne parviennent pas à s’endormir, si ce n’est grâce à l’administration de deux ou trois grammes de chloral, substance qui ralentit et paralyse l’action des nerfs. Il vaudrait mieux sans doute avoir recours à la fatigue musculaire qui prédispose naturellement au sommeil. Le sommeil dure habituellement jusqu’au retour de l’excitabilité du cerveau, et, pendant toute cette durée, l’on ne reçoit pas d’impression de la part de l’extérieur il n’y a pas de savoir vif, de connaissance actuelle, et le savoir potentiel lui-même n’envoie pas de souvenir. Peu à peu, l’excitabilité reparaît, et avec elle, au début, le rêve. Des souvenirs surgissent, et les excitations du dehors, plus ou moins perçues, s’y entrelacent ; et c’est ainsi que se forme le rêve. On a vu plus haut que, si les objets de rêve sont perçus comme réels, cela provient de ce que le mouvement interne se propage jusqu’aux extrémités périphériques des nerfs sensibles. Mais pourquoi suis-je trompé ? pourquoi suis-je victime de l’illusion du rêve ? Quand j’entends la voix d’un ami, elle éveille dans mon âme une foule d’idées associées, parties intégrantes du savoir potentiel qui font que je me représente cet ami. Mais, si l’ami vient me parler vers la matinée quand je suis plongé dans un rêve, sa voix ne rappelle pas ces idées, mais d’autres, la plupart du [p. 353] temps mieux appropriées aux rêves que je fais. Et ainsi elles ne donnent lieu ni à rectification ni à contradiction.

Quelque chose de semblable se passe dans la folie. Les fous ne savent pas relier leurs idées fixes avec leurs perceptions ; ils peuvent être logiques dans leur folie, mais ils ne peuvent la motiver. Elle provient de ce que des fonctions isolées se mettent en évidence pendant que d’autres fonctions s’arrêtent. Certaines parties du cerveau fonctionnent trop souvent ; par là, une idée devient dominante, et ainsi croît la tendance à la tenir pour vraie. D’autres parties fonctionnent trop peu, ce qui est cause que cette tendance n’est pas réprimée et que l’erreur n’est pas corrigée.

Résumons d’un mot cette longue analyse. Le rêve, ainsi que les visions de la folie, fait illusion, parce qu’il intéresse la périphérie, et il trompe, parce que les attaches du sujet avec l’extérieur sont momentanément rompues, attaches qui ont leur expression dans le savoir potentiel.

Nous avons trouvé une conclusion semblable, mais moins nettement exprimée, dans le travail de M. Radestock.

V

Je ne puis discuter ici tous les points de doctrine qui ont été touchés par M. Stricker. J’en reprendrai seulement deux qui tiennent le plus étroitement à mon sujet.

D’après lui, une condition pour que l’illusion ait lieu, c’est que les organes périphériques soient mis en mouvement sous l’action du système central. D’abord, c’est là une pure hypothèse ; de plus, prise à la lettre, je la crois contraire aux faits. Je connais une personne âgée aujourd’hui de quatre-vingt-quatre ans et qui vers l’âge de trente ans a perdu l’ouïe. Depuis une dizaine d’années, elle est absolument sourde les bruits les plus forts, elle ne les perçoit plus. On ne peut communiquer avec elle que par écrit. Or, dans ses rêves, elle entend toujours sans peine les personnes avec qui elle est en conversation, et jamais elle ne rêve qu’on doive lui écrire pour se faire comprendre d’elle.

Autre exemple. L’illustre physicien M. Plateau est, comme on sait, devenu aveugle il y a environ trente-cinq ans. Je lui ai demandé de vouloir bien me faire connaître la nature de ses sensations visuelles pendant la veille et pendant le sommeil. Voici ce qu’il me répond : [p. 354]

« 1° Généralement je rêve que je vois ; quelquefois aussi je rêve que je n’y vois pas ; d’autres fois je rêve que mes yeux se guérissent et que je recommence à voir. Quand je rêve que je n’y vois pas, je marche ordinairement dans une rue que je connais mais, après quelque temps, je ne me retrouve plus, et alors ordinairement quelqu’un vient me prendre par le bras, quelqu’un que je connais ou que je ne connais pas, et me conduit.

« 2° Quand je rêve que je vois, c’est souvent de paysages de montagnes ; je ne rêve qu’excessivement rarement d’expériences ou d’instruments ; les objets que je vois ont leur couleur naturelle. »

« 3° A l’état de veille, je vois presque toujours en imagination le lieu où je me trouve et les personnes présentes.

« 4° Quand je vois, en rêve, soit des personnes inconnues, soit mes enfants, je ne vois que très vaguement leurs physionomies. »

A cet égard M. Plateau fait comme tout le monde. Est-on en correspondance avec des étrangers qu’on ne connaît que par leurs lettres ou leurs ouvrages, on leur attribue, la plupart du temps sans raison, un physique déterminé, et, si l’on en rêve, ils ont nécessairement un corps et un visage. La privation d’organes périphériques intacts n’entrave donc pas l’exercice de l’imagination.

Ces deux faits — qui ne sont sans doute pas isolés, vu que je les ai non choisis, mais rencontrés — prouvent que le sens du mot périphérie aurait besoin d’être précisé. Il faudrait ne pas s’arrêter à la signification littérale, et concevoir la périphérie comme moins superficielle et plus profonde.

Le second point, le voici. Les jugements des fous, en tant que fous, ont, dit M. Stricker, la forme de jugements à priori. C’est là une définition piquante qui a certainement des côtés justes. Mais ne peut-on rien y reprendre ? Nos antipathies et nos sympathies, par exemple, ne sont pas non plus raisonnées. Célimène,

De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent,

s’est emparée du cœur d’Alceste, à qui pourtant l’amour ne ferme pas les yeux aux défauts de la jeune veuve. Il est

Le premier à les voir, comme à les condamner,
mais il la trouve quand même adorable.

Dans les Femmes savantes, la raisonnable Henriette dit à Trissotin, avec une ironie marquée :

Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être ;
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [p. 355]
Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

On peut donc, sans avoir l’esprit dérangé, énoncer à tort comme un axiome qu’une telle personne est méchante ou bonne, fausse ou sincère, dure ou sensible. Or est-ce nécessairement un indice d’aliénation mentale que de croire qu’elle est animée de mauvaises intentions à votre égard, qu’elle cherche, par exemple, à vous empoisonner ?

Allons plus loin. Que sont les intuitions du génie, sinon des anticipations à priori Et, poussant jusqu’au bout, est-ce uniquement sur la raison que repose toute foi, toute conviction intime et absolue ? La croyance, le doute sont des jugements qui peuvent être plus ou moins motivés ; mais on est certain de sa croyance et de son doute. Cette certitude générale et supérieure est forcément à priori ; est-elle le fruit de la folie ? On énonce devant moi une idée nouvelle avant tout examen, je l’adopte ou je la repousse. Fais-je en cela acte de fou ? Celui qui se méfie sans motif comme c’est souvent le cas est-il fou ? J’ai connu un pauvre mélancolique qui ne délirait que sur un point : la vue du cuivre le jetait dans des terreurs inexprimables. Il raisonnait son aversion. Le cuivre se couvre de vert-de-gris ce vert-de-gris s’attache aux mains, et l’on peut ainsi, sans le vouloir, s’empoisonner soi-même, ou, ce qui est pis, empoisonner les autres. Voilà un jugement raisonné en est-il moins le signe d’un dérangement d’esprit ? Mais, d’un autre côté, voici des jeunes filles qui s’évanouissent à la vue d’une souris, d’une chenille, d’un inoffensif lézard ; elles ne sauraient justifier leurs répugnances qui s’aviserait de prétendre qu’il faut les enfermer dans des maisons de santé ? Si l’on colloquait tous ceux qui croient sans motif « que leur hôte veut les empoisonner », je ne sais combien il resterait de sages pour les garder ?

Concluons. La certitude subjective, la foi, comme je me suis exprimé ailleurs (22), accompagne nécessairement nos jugements, nos affirmations, nos négations, nos doutes. Cette certitude est inhérente à l’esprit humain. Quand, dans un rêve ou dans un accès de folie, je juge que 2 et 3 font 5, cette proposition est alors à mes yeux aussi [p. 356]  indubitable que l’est cette autre, 2 et 2 font 4, pour ceux qui sont dans leur bon sens. En voici la preuve.

Une nuit, je rêvais d’un café allemand où j’avais pris un verre de bière. Il s’agissait de payer 37 centimes 1/2. — Ce nombre n’est bizarre qu’en apparence c’est la valeur en monnaie française de 30 pfennigs ou des trois dixièmes d’un marc (1 franc 25 centimes). Du moins, c’est ainsi que je l’explique. — Je m’approchai du comptoir et j’y déposai d’abord une pièce de 20 centimes, puis une de 10. La dame devant qui je mettais cet argent n’y trouva pas son compte et m’en fit l’observation. Je m’en étonnai. « Madame, lui dis-je, est-ce que 20 et la moitié de 20 ne font donc pas 37 ½ ? » La dame n’eut pas l’air de comprendre. J’eus beau m’évertuer ; mes raisonnements n’entraient pas dans son esprit. Des garçons s’approchent et me donnent raison la dame s’obstine dans son erreur ; les bourgeois s’en mêlent et lui donnent tort. Enfin, ahurie et stupéfaite, elle cesse d’insister, et je sors enfin, fort de mon droit, la conscience tranquille, mais m’extasiant de plus en plus sur cette singulière aberration d’esprit d’une négociante qui ne voit pas que 20 et la moitié de 20 font exactement 37 1/2.

La certitude scientifique est d’une autre nature elle n’est jamais absolue. Elle est compatible avec le doute spéculatif. C’est ainsi que je puis très bien émettre le doute, parfaitement légitime au point de vue scientifique, si, dans l’instant présent, je ne rêve pas ou ne suis pas fou.

Le problème psychologique de la nature des rêves tient donc à la théorie de la certitude aussi bien qu’à la théorie de la mémoire. Envisagé sous le premier aspect, il comporte plusieurs questions distinctes

1° Sur quel fondement reposent la croyance en général, et spécialement la croyance en une réalité extérieure ?

2° Pourquoi, quand on veille, ne croit-on pas à la réalité de ses rêveries, et pourquoi, quand on rêve, croit-on à la réalité de ses rêves ?

3° Pourquoi, au réveil, accorde-t-on à ses rêves un caractère mensonger ? Quels sont les motifs de cette attribution ? Y-a-t-il à cet égard un critérium absolu de certitude ?

4° Pourquoi le fou a-t-il foi en ses aberrations ? A quelle marque reconnaissons-nous les imaginations d’un cerveau troublé et quelle en est la valeur logique ? Y a-t-il un critérium supérieur ?

M. DELBŒUF.

(A suivre)

NOTES

(1) Lucrèce, De nature des choses, V. 1168 sqq.

(2) The Pathology of Mind (1879), p. 49.

(3) Grundriss der Physiologie des Menschen, 5e édit. Tübingen. 1877, p. 653.

(4) Le sommeil et le système nerveux, préparation à l’étude de la veille et du sommeil. Genève, 1877.

(5) Les rêves comme objet d’analyse scientifique Kiev, 1878.

(6) Die Schlaf und Traumzustände der menschlichen Seele, etc. Tübingen, 1878.

(7) Schlaf und Traum, eine physiologisch-psychologische Untersuchung. Leipsig, 1879.

(8) Ueber den Traum. Bonn, 1878.

(9)  Etudes psycho-physiologiques sur le sommeil. Bordeaux, 1879.

(10) Vorlesngen über allgemeine und experientaelle Pathologie. Vienne, 1879. Leçons 21 à 31

(11) Livraison de novembre 1878. p. 544.

(12) Op. cit., p. 15 et 16.

(13) Op. cit., p. 20.

(14)  P. 111 et suiv.

(15) P. 112.

(16) P. 116 et suiv.

(17) Des rêves, chap. III. Voir Trad. de Barthélémy Saint-Hilaire, Psychologie, p. 202.

(18) Voir dans cette Revue, mars 1877, l’article intitulé : La loi psychophysiologique, Hering contre Fechner, et, janvier et février 1878 : La loi psychophysique et le nouveau Livre de Fechner.

(19) Ce n’est pas qu’on se soit fait faute de tenter des classifications des rêves mais ou elles sont arbitraires dans leurs détails, ou elles reposent sur des distinctions de sentiments ou de langage (rêves agréables ou désagréables, rêves historiques, prophétiques, etc.).

(20) Cependant j’ai entendu dire qu’une jeune personne qu’on a connue dans ma famille, fit une nuit un songe si épouvantable que sa chevelure de noire est devenue brusquement tout à fait blanche.

(21) Das lebendige Wissen. C’est ainsi qu’on dit la force vive, pour la force qui travaille.

(22) Voir ma Logique scentifique, notamment la préface. Voir aussi dans cette Revue, ma Logique algorithmique, première partie, principalement le § VI, Les postulats de la pensée. On lira avec intérêt un article de M. V. Egger publié dans les .Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux (1879, n° 2), sur le principe psychologique de la certitude scientifique.

 

 

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