Joseph Aignan Sigaud de Lafond. SOMMEIL. Extrait du « Dictionnaire des Merveilles de Nature. », (Paris), rue et hôtel Serpente, tome 2, 1781, pp. 306-327.

Joseph Aignan Sigaud de Lafond. SOMMEIL. Extrait du « Dictionnaire des Merveilles de Nature. », (Paris), rue et hôtel Serpente, tome 2, 1781, pp. 306-327.

 

Joseph Aignan Sigaud de Lafond (1730-1810). Physicien, l’un des promoteurs de la physique expérimentale et de son enseignement.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images on été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 306]

SOMMEIL. Bienfait de la Nature que tout le monde connaît, mais qu’on ne peut expliquer facilement. Modéré & tel qu’il doit être pour réparer les forces perdues par l’exercice du corps, c’est sans contredit un état salutaire ; mais pouffé au-delà des bornes où il doit être restreint à cet effet, c’est un état de maladie qui devient d’autant plus singulier, & d’autant plus merveilleux, qu’il est plus prolongé. Or nous avons une multitude étonnante d’observations de ce genre auxquelles on n’oseroit ajouter foi, si elles n’étoient point aussi authentiques qu’elles le font. Nous choisirons les plus curieuses, sans y observer d’autre ordre que celui félon lequel elles se présenteront à notre plume.

On voyoit en 1730, dans la Salle de Sainte-Martine de l’Hôtel-Dieu de Paris, une femme, âgée d’environ trente ans , attaquée d’un sommeil léthargique extraordinaire ; pendant les six premiers mois, elle se réveilloit elle-même tous les jours à midi & à minuit ; pendant les six suivans , elle se réveilloit à six heures du matin & à six heures du soir, & de même alternativement pendant quatre ans.

Elle n’ouvroit point les yeux en se réveillant, mais elle prononçoit quelques paroles qui n’avoient point de fuite. Quelquefois elle rioit ou elle pleuroit comme un enfant. Cela duroit environ une demi-heure, & elle se rendormoit ensuite. On profitoit de ce tems pour la mettre [p. 307] sur ton séant, ou pour l’asseoir sur le lit & la faire manger ; car elle ne l’eut point fait d’elle, même. Elle avoit bon appétit & elle mangeoit bien.

C’étoit, selon toutes les apparences, le besoin de manger qui la réveilloit. Elle faisoit ses nécessités dans son lit, pendant son sommeil. On la piquoit , on la tourmentoit, mais toujours inutilement. On lui appliqua des ventouses, des vésicatoires, & elles ne tirent pas plus d’effet.

Elle étoit insensible à tout, même étant éveillée, & on ne croyoit même pas qu’elle entendît.

Elle avoit de l’embonpoint, le visage fort pâle & la voix foible comme celle d’un enfant, beaucoup de souplesse dans les membres, le pouls dans son état naturel. Sa respiration, pendant le tems de son sommeil, étoit telle que celle d’une personne en santé. Sans cela on eût dit qu’elle étoit morte.

Les Médecins prirent cette maladie pour une affecion du genre nerveux & un embarras dans le cerveau. Elle avoit les dents ferrées pendant son sommeil, & on ne pouvoit lui ouvrir la bouche que de force, ce qui empêchoit de lui administrer les remèdes qu’on eût voulu tenter.

Vers la fin de la quatrième année, cette femme sortit de cet état léthargique, & agissoit comme une personne en santé, mais cela ne dura que six mois. Elle devint folle pendant trois à quatre mois, retomba dans son premier état, & mourut au bout de six mois.

  1. des Sauvages nous a conservé un exemple du même genre dans les Actes d’Upsal, pour l’anpée 1741. [p. 308]

Magdeleine Valette, Domestique , âgée de vingt ans, après avoir eu plusieurs paroxismes de catalepsie., vint, au mois de Mars 1737, à l’Hôpital général de Montpellier. Je la voyois, dit-il, tous les jours. Elle étoit pâle, avoit un petit frisson, qui annonçoit un état de peur.

Ses règles venoient en petite quantité, mais exactement à terme. La tête lui faisoit mal ; elle avoit le front très-chaud ; peu d’appétit ; le battement des artères foible, & on comptoit au plus cinquante pulsations par minutes.

Les paroxismes de catalepsie arrivèrent d’abord deux fois par jour, ensuite une fois ; souvent ils n’arrivoient que toutes les semaines. La tête plus pesante qu’à l’ordinaire & la tristesse étoient les avant-coureurs de ces accès ; la malade ne se trouvoit soulagée que par le paroxisme même. La catalepsie étoit bien caractérisée par la souplesse & la flexibilité singulière des membres, & par le sommeil. Quand elle étoit dans cet état, le pouls étoit plus resserré, il se trouvoit plus difficilement, & ses battemens étoient fort diminués. Il en étoit de même de la respiration : à peine pouvoit-on s’appercevoir qu’elle se faisoit. La malade ne conservoit aucune idée de ce qui lui arrivoit dans cet état, dont elle revenoit dans l’espace de six à sept minutes, en allongeant les membres, comme une personne qui fort d’un profond sommeil.

Cet état dura un mois, malgré les secours qu’on lui donna. Le fang qu’on lui tiroit du bras & du pied étoit très-épais & couloit gouttes à gouttes. Les purgatifs agissoient foiblement ; les bains tièdes rapprochoient les paroxismes , & [p.309 les anti-épileptiques angmentoient le mal de tête.

Le second mois, un accident nouveau survint. On pouvoit distnguer trois tems dans chaque paroxisme ;le commencement, le milieu & la fin. Dans le fécond tems, elle devenoit somnambule.

Elle étoit presque toujours dans son lit, & éprouvoit à toutes fortes d’heures indistinctement une nouvelle catalepsie, sans qu’aucun figne annonçât cet accès. Elle restoit immobile pendant six à sept minutes, elle conservoit la position qu’on lui faisoit prendre, pourvu cependant que le centre de gravité de tout le corps fut soutenu.

Ensuite , comme si elle sortoit d’un profond assoupissement , elle s’appuyoit sur ses bras, elle se levoit & resloit assise sur son lit. Alors, pendant une demi-heure, elle faisoit des choses qu’une personne de bon sens & bien éveillée n’eût pu faire.

Un seul exemple de ce qui se passa dans un paroxisme suffira. Je la vis, dit M. des Sauvages, le 9 Avril, à dix heures du matin ; elle racontoit, au commencement du paroxisme, les rêves qu’elle avoit faits la nuit précédente , & qui sembloient être imaginés pour blâmer & se moquer de quelques femmes de cet Hôpital ; elle les désignoit par des noms si ridicules & si plaisans, que je ne pus m’empêcher d’en rire. Ensuite élevant la voix, elle s’occupa de choses plus sérieuses : elle s’entretint de l’immensité de Dieu. A cette occafion, elle rapporta ce qui étoit arrivé à Saint Augustin, quand il trouva un enfant qui avoit fait un petit trou, & qui vouloit y renfermer toute l’eau de la mer ; elle [p. 310] s’arrêta au milieu de son discours. Aussitôt, en se frottant le front avec la main, elle dit qu’elle ne savoit ce qu’elle disoit : elle rioit & elle s’applaudissoit : elle faisoit toutes ces choses étant sur son séant, les yeux ouverts & clignant un peu. Elle mêloit à ses propos le geste, la situation, les inflexions de la voix avec autant de précision qu’auroit pu faire quelqu’un qui eut été éveillé ; elle disoit ensuite qu’elfe vouloit chanter, pour amuser les spectateurs, & elle s’en acquitta assez bien. Comme le chant excite quelquefois à la danse, elle voulut se lever pour danser, comme cela lui étoit arrivé plusieurs fois. On craignit qu’elle ne se jettât par la fenêtre , & qu’en courant entre les lits elle ne se cassât les jambes. On voulut l’empêcher de Le lever. Je fis fermer les fenêtres & j’ordonnai qu’on la laissât libre. Auffi-tôt elle sortit de son lit les pieds nuds, en sifflant & en faisant de grands éclats de rire. Elle dansa en rond. Tantôt elle sautoit par-deffils de petites banquettes, tantôt par-dessus des lits ; elle évitoit les personnes qui regardoient ses exercices , & qui se mettoient exprès dans son chemin. Quand elle eut celle de danser, elle retourna à son lit en se tenant fort droite; elle eut alors une légère catalepsie, & elle se reposa.

Quand elle eut fait tout ce que je viens de l’apporter, quelques-uns de mes amis, qui avoient été spectateurs de cette scène, furent curieux de savoir si elle voyait ou avoit quelque sentiment. On lui tordit le doigt, on lui piqua les bras, on lui pinça la plante des pieds, ou lui porta le doigt, avec vivacité, vers les yeux, [p. 311] on lui mit de l’esprit volatil de sel ammoniac dans la bouche & dans les yeux, en l’appellant & en criant très-fort ; on presssa avec le doigt la cornée, & on ne découvrit aucun figne de la moindre sensibilité. Le paroxisme fini, en regardant tous ceux qui étoient autour de son lit, elle sentit ce qui venoit de lui arriver ; elle se plaignit que les doigts & les yeux lui faisoient douleur : elle devint triste, & pleura beaucoup.

Ce qu’il y a d’étonnant dans ce fait, c’est qu’elle devenoit quelquefois somnambule, & que privée tout-à-fait de ses sens externes, elle eut des mouvemens si précis, & qu’elle tint des discours trop plaisans & trop gais pour une personne triste & mélancolique. Cette fille fut tout-à-fait guérie à la fin du mois de Mai, & elle recommença à servir dans la ville comme auparavant.

Si ce sommeil n’a rien de merveilleux pour la durée, mais feulement pour les accidens qui l’accompagnèrent, en voici un bien extraordinaire pour sa longueur.

Un homme d’environ cinquante ans, Charpentier de son métier, entra à la Charité de Paris le 15 Avril 1713 , pour une maladie occasionnée par un saisissement causé par la mort subite d’un de ses amis, avec lequel il avoit eu querelle quelques jours auparavant. Il avoit la contenance d’un homme à demi-hébété par l’étonnement & la tristesse, avec quelque disposition à l’assoupissement. Du reste il jouissoit d’une parfaite connoinance, & répondoit aux questions qu’on lui faisoit. Il étoit sans fièvre. Quelques jours après son arrivée, il tomba dans un profond [p. 312]sommeil. Plus de connoissance, plus de sentiment, abolition presqu’entière de mouvemens.  D’un autre côté, l’air tranquille, la couleur vermeille, la respiration libre, le pouls ferme, égal & très-lent. Quelques saignées du bras & du pied, des secousses, l’émétique, le réveillèrent pour vingt-quatre heures ou environ, après quoi il retomba dans un sommeil si profond, qu’aucun remède, quelque violent qu’il fût, ne put l’en faire sortir. M. Burette, Médecin de cet Hôpital, & alors en quartier, étant rebuté de l’inutilité des remèdes qu’il lui fit administrer, prit le parti de l’abandonner à la Nature, jusqu’à la fin de Juin, où son quartier finissoit. Il dormit sans interruption , pendant tout ce tems, & ne vécut que de quelques cuillerées de bouillon, de gelée, ou de vin, qu’on lui faisoit glisser dans la bouche en très-petite quantité, après lui avoir entr’ouvert les dents avec allez de peine, & le volume des excrémens qu’il rendoit de loin en loin, étoit en proportion de la nourriture.

Le Médecin qui succéda à M. Burette le laissa dans cet état, jusqu’à ce qu’ayant appris par quelques Religieux que sa bouche se refusoit moins aux alimens, & que lui-même il se glissoit vers le bord de son lit pour rendre les excrémens , il proposa de le plonger dans un bassin qui est dans le jardin de cet Hôpital. On l’y plongea plusieurs fois sans succès. Il sortit de l’eau aussi endormi : à la vérité, il se donnoit les mêmes mouvemens que se donne un chien en pareil cas, pour éviter de se noyer. Mais en sortant du bassin, il n’avoit ni connoissance, ni sentiment. Il persista dans cet état jusqu’à la fin [p. 313]du mois d’Août. Sa femme vint le demander, & le fit emmener. Elle tiroit, dit-on , profit à le faire voir à une multitude de personnes curieuses, qui se rendoient auparavant à la Charité. Au mois d’Octobre suivant, il se réveilla peu-à-peu de son sommeil, qui avoit duré près de six mois : il se porta très-bien ; mais il étoit devenu imbécille.

  1. Homberg avait communiqué à l’Académie en 1707, un fait du même genre, un sommeil de six mois. Ce sommeil avoit été précédé d’une mélancolie de trois mois, occasionnée par le chagrin. Au bout de six mois le léthargique se réveilla, s’entretint avec tout le monde , & se rendormit : mais on n’eut plus ensuite de ses nouvelles, & M. Homberg ne put apprendre à l’Académie l’issue de ce singulier sommeil.

Quoique moins long, le sommeil suivant n’en est pas moins surprenant, en ce qu’il ne fut précédé d’aucun accident. On rapporte que le 30 Décembre 1764, une fille servant chez M. le Chevalier d’Andivron, Seigneur de la Queue, sentit une telle envie de dormir, qu’elle ne put y résister. Pour dormir plus tranquillement, elle se retira dans une tour de la baffe-cour, & y ayant trouvé de la paille, elle se jetta dessus, & selon les apparences , elle s’en couvrit, & elle s’y endormit. Elle y resta profondément endormie jusqu’au 7 Janvier suivant, que des femmes étant allées l’après-midi dans ce lieu pour y filer, le bruit des rouets, ou peut-être la conversation de ces femmes , qui ne l’avoient point aperçue, la réveilla. Elle se fit entendre   d’abord par un soupir ; ce qui ayant attiré vers elle les fileuses, elle leur demanda s’il y avoit plus de quatre [p. 314] heures qu’elle dormoit. On avertit aussi-tôt le Maître, qui, croyant que cette fille s’en étoit allée, la faisoit chercher par-tout depuis huit jours. A son réveil on la trouva d’une foiblesse extrême, & on fut obligé de lui ménager les alimens, comme à une personne qui relève de maladie.

Le sommeil suivant en moins long que le précédent ; mais il est plus singulier, malgré cela, par ses retours périodiques : voici le fait. L’Hôtel-Dieu de Paris reçut le 14 Juin 1766, un malade des environs du Mans. Il y avoit quatre ans ou environ qu’il avoit été attaqué d’une fièvre lente. Il lui prit au bout de quelque tems une espèce de frénésie. Les Habitans du lieu le plongèrent dans la rivière, croyant sans doute le soulager.

Il s’y endormit ; on l’en retira ; on le saigna du bras, du pied, à la gorge ; rien ne put le réveiller.

Il dormit plusieurs jours de fuite. Depuis ce tems il étoit sujet à un long sommeil deux fois par mois, & c’étoit toujours le mardi qu’il s’endormoit. Le samedi, jour de son entrée à l’Hôtel-Dieu, il s’assoupit, & se réveilla le lendemain comme tous les autres malades. Il en fit de même le dimanche & le lundi ; mais le mardi, jour de la crise, il s’endormit, & il ne se réveilla que le samedi suivant, après un sommeil de quatre jours. Pendant la durée de ce sommeil, on étoit obligé de le lever & de le coucher, parce qu’il évacuoit ; mais aucune agitation ne le réveilloit. Il étoit absolument insensible à tout.

Les papiers Anglois annoncèrent dans la même année le pendant de cette singulière [p. 315] maladie, & même on peut dire que leur malade avoit quelque chose de plus singulier que le nôtre. C’étoit un Ecclésiastique d’Oxford, lequel ayant mené une vie trop sédentaire, étoit réduit à végéter dans un fauteuil, où il dormoit constamment toute la semaine, ne se réveillant que le dimanche. Il alloit ce jour-là à l’Église vaquer à ses fondions. Il retournoit chez lui. Il y faisoit un bon repas, fumoit sa pipe, & se rendormoit le lundi pour toute la semaine. Le fait n’est pas incroyable. Nous devons même le croire diaprés la confiance que méritent les papiers publics de ce pays ; mais on ne peut trouver trop singulier que ce bon Ecclésiastique ait eu la manie de faire le pendant de notre dormeur, d’enchérir même sur lui, & que vu l’importance des fondions de son état, il se foit si bien arrangé, qu’il fût libre d’y vaquer tous les dimanches.

Si le fait n’est pas controuvé, comme nous devons honnêtement le supposer, nous ne relierons point en reste vis-à-vis des Anglois : nous avons de quoi les payer de même monnoie, & même avec des avances ; car le fait dont il est ici question, date de 1747. Dans le cours de cette année M. Momet, Médecin d’E vaux, fut appellé pour voir dans un château une Demoiselle , qui depuis deux ans dormoit toute la semaine, & s’éveilloit d’elle-même le dimanche matin, le septième jour de son sommeil. Elle se levoit, s’habilloit, mangeoit une soupe, alloit entendre la Messe à la Paroisse, éloignée d’un quart de lieue, revenoit au château, se mettoit au lit pour y dormir encore une semaine entière. Nous ne dirons rien des remèdes que M. Momet lui [p. 316] adminifira, & qui la retirèrent de cet état, dans lequel elle étoit tombée depuis deux ans, étant alors âgée de vingt ans. Nous observerons seulement qu’à l’âge de douze ans, elle fut attaquée de la petite vérole : que dans le tems de l’éruption de cette maladie, elle sortit de son lit, se cacha dessous, où elle resta une nuit entière & une partie de la journée. Depuis cet accident, elle devint percluse de tout son corps, ne pouvant s’aider d’aucun de ses membres. Il falloit l’habiller, lui donner à manger. Elle connoissoit très-bien ; mais elle ne parloit que difficilement; il lui étoit resté une difficulté de parler. Ces accidens durèrent jusqu’à l’âge de quinze ans, tems de l’éruption de les règles. Alors elle se trouva beaucoup mieux. Elle demeura sujette à une migraine périodique, jusqu’à l’époque singulière du sommeil périodique dont nous venons de faire mention.

Le sommeil suivant fut d’une durée bien plus longue, & se termina naturellement, quoiqu’on eût employé dans son commencement tous les remèdes qu’on put imaginer les plus propres à le combattre.

Près de Newcastle, Province de Strafford, en Angleterre, une fille de dix-neuf ans s’endormit, & son sommeil dura quatorze semaines sans qu’on pût l’éveiller, malgré les saignées, les vésicatoires, & les autres remèdes auxquels on eut recours. Pendant tout ce tems elle ne prit aucune nourriture. Tous les soirs vers les neuf heures , elle ouvroit feulement la bouche, & une personne chargée de ce soin la lui rafraichissoit par le moyen d’une plume trempée dans du vin. Son [p. 317] père la promenoit souvent dans sa chaise , sans que le mouvement de la voiture lui fît la moindre impression. Elle paroissoit d’ailleurs en assez bonne santé. Sa respiration étoit libre. Son pouls, quoiqu’un peu lent, étoit bien réglé. Tant que dura ce sommeil étrange, on ne lui vit faire aucun mouvement, à l’exception d’une feule fois qu’on crut lui avoir vu remuer la jambe. Son réveil se fit par degrés. La liberté de ses mouvemens ne revint qu’au bout de deux ou trois jours : elle ouvrit même les yeux, avant d’être bien éveillée : elle ne se plaignit alors que d’un peu de foiblesses & elle se porta très-bien ensuite.

On fait que les effets les plus ordinaires de la peur, font de rallentir les forces du corps, de les abattre & relâcher singulièrement les libres ; mais porter ce relâchement jusqu’à produire un sommeil léthargique d’une longue durée, c’est un fait bien extraordinaire, dont M. Ludovic, Médecin du Duc de Saxe-Gotha, nous donne un exemple très-remarquable dans une petite fille de huit ans , d’un bourg peu éloigné de Gotha , & traitée fort durement par ion père qui venoit de se remarier. Cette petite fille, dit M. Ludovic, ayant été violemment battue par sa belle-mère, fut envoyée porter te goûté à son père, qui gardoit le bétail à la campagne. Tourmentée, selon toutes les apparences, par la faim, elle mangea en chemin une portion de ce qu’elle portoit, &. craignant ensuite d’être encore plus maltraitée par cette action , elle entra en pleurant dans un petit bois voisin, s’y coucha & s’y endormit la tête enfoncée dans la moufle, & le visage baigné de [p. 318] larmes. On s’aperçut bientôt de son absence et on la chercha & on la croyoit tout-à-fait perdue, lorsque sept jours après des petits garçons du même bourg, étant allés dans ce bois tendre des lacets pour y prendre des oiseaux, virent, de dessus un arbre, une coëffe que le vent faisoit voltiger. S’étant approchés, ils reconnurent cette petite fille couchée le visage contre terre, un morceau de pain à côté d’elle ; & jugeant qu’elle étoit morte, ils coururent en avertir ses parens. Ceux-ci y allèrent sur-le-champ, & transportèrent leur fille dans la première maison du bourg, où j’étois alors par hasard, dit M. Ludovic, avec un de mes parens. J’examinai cet enfant. Ses membres étoient encore flexibles, mais il n’y avoit aucun signe de respiration. Le visage étoit entièrement couvert d’une pituite visqueuse, à laquelle s’étaient attachées des feuilles d’arbres & de la moufle. La bouche & les narines étoient remplies de mucosité. Je la fis d’abord placer dans un poêle pour la réchauffer. On lui fit des frictions pour la ranimer. On lui lava le visage avec de l’eau chaude, & on lui nettoya la bouche & le nez autant qu’il fut possible. Je lui fis avaler une cuillerée d’eau-de-vie, n’ayant rien autre chose fous la main. Il parut qu’elle descendit très-bien dans l’estomac. Une seconde cuillerée lui fit faire un soupir; une troisième lui fit ouvrir les yeux. Elle resta encore quelques heures sans mouvement, & avec un air étonné ; mais reprenant ensuite ses esprits, elle nous raconta ce qui lui étoit arrivé jusqu’au moment de son sommeil, depuis lequel elle ne se souvenoit plus de rien. [p. 319]

Si la frayeur peut occasionner un sommeil léthargique, le chagrin peut également produire cet effet. En voici un exemple, dont on n’a point publié l’issue, qui eut sans doute été importante à connoître.

On lit, dans une lettre imprimée en Hollande, que le nommé Dirkelaus Bakker, âgé de trente ans, demeurant à Stolwik, près Roterdarn, fut affecté d’un grand chagrin, vers le 15 Janvier 1705, qui le rendit taciturne, & l’obligea à se séparer de toute compagnie. Il passa trois mois dans cet état. Sa tristesse augmenta encore, il devint extrêmement foible, & donna même quelques marques de folie ; ce qui dura jusqu’au 18 Juin. Il resta dans ce triste état, malgré les secours qu’on put lui administrer. Le 24 du même mois, il s’endormit si profondément, qu’on ne put l’éveiller, malgré des vésicatoires qu’on lui appliqua sur la nuque du cou. Le 29, on lui fit avaler un vomitif qui le purgea beaucoup, & qui le réveilla tout-à-fait. Il parla de bon sens ; mais en moins d’un quart d’heure, il se rendormit jusqu’au 23 de Juillet, qu’il se réveilla en sursaut, criant de toutes ses forces qu’on lui donnât à boire. Il but cinq tasses d’eau avec avidité, sans ouvrir les yeux, & soudain il se rendormit jusqu’au 11 Janvier 1707. A cette époque, il se réveilla tout-d’un-coup ; il ouvrit les yeux, après avoir toussé une fois ;il parla de très-bon sens, & il ne se plaignit d’aucune douleur, si ce n’est de beaucoup de foiblesse, & que le jour lui faisoit mal aux yeux. Il fut fort surpris de l’état de maigreur dans lequel il se trouvoit, & il ne pouvoit se [p. 320] persuader d’avoir dormi plus de dix à douze heures. Il mangea & il but beaucoup, mais il s’en sentit incommodé sept à huit heures après. Il s’endormit encore à diverses reprises, avec inquiétude & en ronflant ; ce qui ne lui étoit point encore arrivé. Le 12 Janvier, vers les huit heures du matin, il retomba dans son premier sommeil tranquille, & ce sommeil duroit encore le 14 Mars 1707, tems où on écrivoit cette relation.

Il étoit si maigre, ajoute-t-on, que son ventre paroissoit collé contre l’épine du dos. Son corps avoit assez de chaleur, mais sa main mise hors du lit, devenoit froide en peu de tems. Il étoit insensible aux piquures & aux pincemens qu’on lui faisoit. Son pouls étoit réglé, mais petit & lent, ne battant qu’environ cinquante fois par minute. Quand on lui portoit quelque liqueur spiritueuse fous le nez, au bout d’un demi-quart-d’heure son pouls augmentoit au point de battre quatre-vingts fois par minut ; mais en supprimant cette liqueur, son pouls revenoit en son premier état. Tous ces faits furent attestés dans le tems par quatre Médecins & un Chirurgien, qui avoient été envoyés exprès de la part de MM. de Roterdam, pour examiner la chose.

On lit, dans une Differtation de Guillaume Oliver, du Collège des Médecins de Londres, sur l’usage des eaux de Bath, un fait bien plus singulier encore, & par l’ignorance de la cause, & par ses retours singuliers. On y lit que le nommé Samuel Chioion, âgé d’environ vingt-cinq ans, Laboureur à Tinfburg, près Bath, s’endormit  [p. 321] s’endormit, le 13 Mai 1694, d’un sommeil si profond , que rien ne put l’interrompre pendant un mois. Il se réveilla alors lui-même, s’habilla, retourna à Ton travail, but & mangea comme auparavant ; mais on ne put tirer aucune parole de lui qu’un mois après. Pendant cet assoupissement, sa mère qui craignoit qu’il ne mourût d’inanition, mettoit auprès de lui du pain, du fromage, de la petite bierre, & tout cela disparoissoit sans qu’on pût le prendre sur le fait.

Il retomba, le 9 Avril 1696, dans le même sommeil, dont il n’avoit eu, depuis la première fois, aucune atteinte, & celui-ci dura près de dix-sept semaines. Pendant les dix premières, on mit inutilement en œuvre la saignée , les ventouses scarifiées, les vésicatoires. Il prenoit cependant la nourriture qu’on mettoit auprès de lui, & il rendoit quelques excrémens ; mais le tout se faisoit encore si secrètement, qu’on ne pouvoit le voir, si ce n’est qu’on lui trouvoit quelquefois la bouche pleine d’alimens & le pot à la main. Pendant les six dernières semaines, il ne se nourrit que d’environ trois chopines de vin d’Alicante, qu’on lui faisoit couler par la bouche, par un trou que l’usage continuel de la pipe avoit fait à ses dents, étant impossible de lui ouvrir les mâchoires. Enfin, il se réveilla le 7 Août, s’habilla, se promena, ne se ressouvenant de rien, & croyant même n’avoir dormi qu’une feule nuit.

Il demeura dans son état naturel jusqu’au 17 Août 1697. Il sentit à cette époque un petit frisson dans le dos, & vomit une ou deux fois, [p. 322] Il fut attaqué d’un nouvel accès de sa léthargie, qui continua jusqu’à la fin de Janvier, où il se réveilla encore de lui-même, & depuis ce tems il se porta très-bien. Ce dernier sommeil ne fut interrompu qu’une seule fois, le 19 Novembre, que sa mère l’ayant entendu remuer, courut aussi-tôt à lui, le trouva mangeant, & lui demanda comment il se portoit. Il lui répondit fort bien, grâce à Dieu. Elle lui demanda ce qu’il aimoit mieux manger, du pain & du beurre, ou du pain & du fromage, & il choisit ce dernier. Cette femme toute joyeuse le laissa-là un instant, pour aller avertir un de ses frères ; mais à son retour, elle le trouva dormant plus fort que jamais, quoique dans la suite cet assoupissement ait paru moins profond. Ce fut pendant ce dernier sommeil que M. Oliver se trouvant à Bath, voulut voir ce singulier phénomène, & employa les moyens les plus actifs pour le réveiller ou découvrir la supercherie, s’il y en avoit une, ; mais il fut convaincu de la vérité de ce fait, qu’il publia en 1707.

Voici un autre fait qui n’est pas moins étonnant que le précédent, & dont les circonstances font différentes. Il est consigné dans l’Histoire de l’Académie , pour l’année 1741, & on regrette très-fort que cette savante Compagnie n’ait point eu soin de se faire instruire des suites d’un événement aussi singulier, dont M. Winslow fut instruit par une lettre de M. de la Borderie, Docteur en Médecine.

Une femme de la Paroisse de S. Maurice-sur-Lauron, âgée de vingt-sept ans, mariée, le 28 Avril 1738, à un homme de soixante ans, vécut avec lui, sans aucune indisposition, jusqu’au 22 Juin de la même année. A cette époque, cette femme s’endormit pendant trois jours sans s’éveiller, & sans qu’on pût l’éveiller de quelque manière qu’on s’y prît. Enfin, au bout de trois jours, elle s’éveilla naturellement, demanda aussi-tôt du pain, & se rendormit en le mangeant, au bout de cinq à six minutes. Ce second sommeil dura treize jours entiers, sans qu’elle mangeât, ni bût, ni fît aucune évacuation, à la réserve de ses règles qui lui vinrent abondamment dans cet espace de tems. S’étant réveillée, elle ne le fut à-peu-près qu’autant que la première fois. Elle mangea encore du pain, satisfit aux autres besoins naturels, & se rendormit, mais seulement pour neuf jours. On croyoit cependant que ce sommeil iroit toujours en augmentant. Enfin, tout le reste de l’année 1738 ne fut qu’une alternative continuelle & bizarre de sommeil excessivement long, & de veilles très-courtes & très-disproportionnées. Le moindre sommeil fut de trois jours, le plus long de treize. La plus longue veille fut d’une demi-heure, si on en excepte deux, l’une de trois heures, l’autre de vingt-quatre ; celle-ci après avoir pris l’émétique, & avoir été saignée du bras & du pied. Ce sommeil étoit si profond, que M. de la Borderie ne put l’en retirer, en lui chauffant les doigts des mains , presque jusquà les brûler. Du reste il étoit doux & naturel ; nulle agitation, nulle chaleur extraordinaire ; la respiration libre, le pouls réglé, même avec une certaine force ; la couleur du visage [p. 324] non altérée ; une petite-moiteur, comme dans l’état de santé.

Le fait suivant, qui n’annonce qu’un sommeil assez court, en proportion de ceux dont nous avons fait mention précédemment, n’en est pas moins extraordinaire dans son espèce, vu la liaison singulière qu’il avoit avec le cours du soleil, dont il sembloit suivre la marche. On doit cette observation à M. Missa, Médecin de la Faculté de Paris ; il la publia en 1755, par le moyen du Journal de Médecine.

Une femme, dit-il, de la ville de S. Guillin, âgée d’environ cinquante ans, d’une taille fort médiocre & d’un tempérament mélancolique, tomboit tous les jours dans une profonde léthargie. Cet accès lui prenoit exactement tous les matins, & l’assoupissement augmentoit par degrés, à mesure que le soleil montoit sur l’horison. Il diminuoit de même, à proportion que cet astre approchoit de son coucher, & il cessoit enfin aussi-tôt que le jour faisoit place aux ténèbres. Cette situation critique, qui renversoit dans cette femme l’ordre naturel si sagement établi par la Providence, donna lieu à quelques mauvaises plaisanteries, & la fit appeller la marmotte de Flandres. On auroit pu sans doute la nommer avec plus de vraisemblance le hibou des Pays-Bas. Pendant ce sommeil contre nature, son pouls étoit passablement bon, & peu au-dessus de l’état où il se trouvoit quand elle étoit éveillée. Tout son corps étoit roide de convulsions. Ses membres, tant supérieurs qu’inférieurs, restoient [p. 325]étendus & absolument immobiles. Toutes les parties de son corps paroissoient privées de sentiment & de mouvement. On employoit alors inutilement toutes fortes de moyens pour la rappeller à son état naturel.

Comme on soupçonna d’abord quelque supercherie, on s’avisa de la piquer fortement avec de grosses épingles, de la pincer, de la secouer, de la frapper, de lui faire des brûlures, & même des incisions assez profondes, sans qu’elle témoignât la moindre douleur, ou qu’elle parût sortir de cet état léthargique. Son réveil qui n’arrivoit qu’après le coucher du soleil, étoit toujours annoncé par de violens. mouvemens convulsifs qui attaquoient d’abord ses membres, passoient à la tête & dans les différentes parties du visage, & se graduoient à mesure que le soleil approchoit de son coucher. Lorsque ce tems étoit arrivé, cette femme sembloit recouvrer par degrés le libre exercice de ses sens, & se trouvoit en état de faire tous ses mouvemens ordinaires, quoique cependant avec plus de difficulté que dans son état naturel. Sa respiration devenoit plus libre, des larmes involontaires lui couloient des yeux. Elle paroissoit triste, & avoit toujours besoin d’aller à la selle. Elle demandoit alors un verre de vin & un biscuit, qu’elle ne pouvoit manger qu’en l’humectant & en prenant d’infant en instant une gorgée de vin. Cette nourriture étoit celle qu’elle desiroit uniquement, & c’étoit en vain qu’on lui présentoit d’autres mets plus friands & plus délicats. Comme elle ne prenoit autre chose que du vin & du biscuit, tout le tems [p. 326] qu’elle restoit éveillée, c’est-à-dire, pendant le nuit , elle devint maigre, & ressembloit à un squelette.

Lorsqu’elle avoit été maltraitée pendant son assoupissement, elle portoit à son réveil ses mains sur les parties malades, & se plaignoit amèrement à ceux qui l’environnoient, des mauvais traitemens qu’on lui avoit faits. Elle ne faisoit cependant jamais ces plaintes qu’après avoir pris la nourriture dont nous venons de parler.

Cette femme qui étoit pauvre, parcourut diverses villes de Flandres, pour s’y donner en spectacle, & gagner par ce moyen de quoi subsister. Le long séjour qu’elle fit à Louvain, donna le tems à tout le monde de la voir, & d’examiner scrupuleusement un phénomène si extraordinaire. Il y eut à ce sujet une division, même entre les membres de la Faculté de Médecine, & le peuple, toujours léger & inconstant, commença à regarder cette femme avec une espèce d’admiration ; ce qui contribua à lui faire ramasser une assez bonne quantité d’argent. Mais changeant peu de tems après d’opinion, les uns regardèrent ce phénomène comme une punition du Ciel & d’autres comme l’effet de la magie, de forte que cette malheureuse femme fut obligée de se sauver de Louvain, pour se soustraire à l’indignation populaire, & de se cacher même avec foin dans les autres villes par lesquelles elle passa, & on n’a pu apprendre des nouvelles de la fuite de ce singulier événement.

S’il est rare de voir des maladies de cette espèce exemptes de suites plus ou moins fâcheuses, il est cependant quelques exemples de [p. 327] gens qui ne s’en font pas trouvés plus mal après.

Nous en avons rapporté deux exemples assez remarquables, auxquels nous allons ajouter le fait suivant.

Sous le règne de Henri VIII, l’an 1546 ; ainsi qu’on le trouve rapporté dans l’Histoire d’Angleterre, Guillaume Foxlejus, Potier à Londres, n’ayant aucune incommodité, tomba dans un sommeil si profond, qu’il ne put s’éveiller pendant quinze jours. Il s’éveilla alors de lui-même, & en bonne santé, comme s’il n’avoit dormi qu’une nuit. On n’auroit jamais pu lui persuader le contraire, s’il ne l’avoit pas connu par une muraille qu’on avoit élevée. L’histoire ajoute que cet homme vécut encore quarante ans après cet événement. Il ne mourut que l’an 1587.

 

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