Jean-Jules Lafont. La médecine mentale dans les œuvres de Courteline. Thèse pour le doctorat en médecine présentée et soutenue le Mercredi 29 mai 1909. Paris, Henri Jouve, 1909. 1 vol. in-8°, 66 p.
Jean-Jules Lafont (1883- ). Médecin de Clermont-Ferrand.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de la thèse originale,saufcelle de Curteline, sauf le portrait de Courteine rajouté par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LA MÉDECINE MENTALE
DANS LES ŒUVRES
De GEORGES COURTELINE
INTRODUCTION
A première vue il semble un peu extraordinaire d’étudier la médecine mentale chez un humoriste, alors qu’il serait tout naturel de le faire chez un romancier naturaliste. Ce sentiment de surprise a sa cause dans cette tendance générale qui consiste à ne voir dans les « auteurs gais » que des auteurs de second ordre. Nous pensons, au contraire, que toute œuvre littéraire, quel que soit son caractère, quelle que soit sa place dans la hiérarchie des genres, n’a de valeur que si elle est vraie, que si elle repose sur une observation exacte et profonde de la nature. Le but de notre thèse est de montrer que Courteline s’est rigoureusement assujetti à celte obligation et [p. 10] conformé aux enseignements de la psychiatrie, en mettant en scène des aliénés et des déséquilibrés en si grand nombre que nous avons pu relever douze cas d’affections mentales, assez complètes pour faire l’objet d’une étude spéciale. Il ne nous a pas été possible de connaître l’origine des personnages et nous ignorons si l’auteur a eu l’intention de représenter des types généraux plutôt que des individualités. Le seul point important, à noire avis, c’est de prouver qu’il a décrit des types médicaux. Évidemment il ne faut pas s’attendre à rencontrer chez lui les éléments d’un traité de pathologie mentale, le roman, la nouvelle et le théâtre présentant des exigences particulières et difficilement compatibles avec une étude strictement médicale. Les observations sont forcément incomplètes et les symptômes somatiques à peine indiqués ou même laissés dans l’ombre ;mais les troubles psychiques, l’affaiblissement de l’intelligence, la perte de la mémoire, l’abolition de la volonté, l’apparition des idées délirantes sont décrits avec une grande précision et un souci extrême de la vérité.
Comme le nombre et la diversité des cas présentés ne permettent pas une étude d’ensemble, nous classerons les personnages en groupes distincts, suivant l’étiquette de leur maladie. Puis, notre intention étant de montrer l’exactitude de l’observation, nous présenterons chaque cas en particulier, depuis le début des troubles mentaux jusqu’à leur terminaison, [p. 11] en insistant sur les traits caractéristiques, en faisant à mesure un commentaire médical.
Nous aurons à examiner successivement les cas suivants :
Paralysie générale | 1 cas |
Démence précoce | 2 cas |
Démence sénile | 1 as |
Persécutés-persécuteurs | 2 cas |
Neurasthénie (état mental) | 2 cas |
Ivresse alcoolique | 4 cas |
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PARALYSIE GÉNÉRALE
La paralysie générale est une affection de l’âge adulte, caractérisée anatomiquement par une méningo-encéphalite diffuse. Elle se traduit cliniquement par deux ordres de symptômes : des symptômes psychiques, qui consistent en un affaiblissement global et progressif des facultés intellectuelles, aboutissant à la démence ; et des symptômes physiques, dont les plus ordinaires sont la parésie pupillaire, l’embarras de la parole, le tremblement et finalement la paralysie. Accessoirement apparaissent des états délirants épisodiques, absurdes, mobiles, incohérents et contradictoires, qui s’associent, coexistent ou se succèdent. Si le début est insidieux, la marche est progressive et aboutit fatalement à la dissolution de la personnalité et à la déchéance des fonctions organiques.
L’observation de Letondu (1), expéditionnaire à la Direction des Dons et Legs, constitue une étude complète des troubles psychiques de la paralysie générale progressive. [p 13]
La période prodromique revêt une forme neurasthénique. Letondu devient triste et sombre, évite la société de ses collègues et recherche la solitude. « Arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’y verrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sans que l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. » Son caractère se modifie profondément ; a ce pauvre diable humble et propre, pénétré de sa petitesse », devient irritable et agressif; il prend en grippe ses supérieurs, s’oublie dans son langage et en arrive à répondre à son chef de bureau, LaHourmerie, avec la dernière grossièreté. Il néglige complètement sa toilette et arrive au bureau, « le teint boueux, la cravate lâche, le faux-col en accordéon ».
La période prodromique s’étend du moment où Letondu présente quelque chose d’anormal jusqu’à l’apparition des symptômes nets de l’affection. Sa « folie, d’abord hésitante et vagabonde », ne tarde pas à entrer dans la période d’état. Ses altitudes deviennent étranges et traduisent la déchéance mentale; il ne se contente pas de garder l’immobilité pendant des heures, « les jambes en branches de compas », mais il monte et reste « debout sur la cheminée », ou bien encore, il « exécute dans la diagonale du bureau des allées et venues de bête en cage, les mains aux reins et déchaussé ».
L’activité volontaire et consciente est profondément atteinte. Letondu devient un impulsif et tous ses actes prennent un caractère d’automatisme actif, de violence brutale et désordonnée. Il est dans une [p. 14] phase de suractivité mentale, qui va s’orienter dans la direction de la culture physique intensive. Mais l’affaiblissement de l’intelligence ne lui permet point de pratiquer un entraînement méthodique et imprime
à tous ses exercices un cachet d’absurdité manifeste. « Il ne monte plus les escaliers de la Direction et n’en parcourt plus les couloirs qu’en criant : « Une ! « Deux ! » à tue-tête, sous prétexte de développer ses pectoraux. »Il faut ensuite donner de la souplesse à ses poumons qui en manquent. « Il acheta un clairon, Letondu, et il se mit à en jouer, arrachant de force à l’instrument des sons rauques abominables. » Voici maintenant l’escrime ; il apporte des fleurets, mais c’est pour « boutonner les murs de sa pièce dont le papier n’est plus que loques et lambeaux ». Cette agitation forcenée ne fait que croître sans cesse. « Il fait également des haltères, sortes de poids à deux têtes qu’il lève à la force des bras, puis laisse retomber bruyamment sur le sol. » Enfin il imagine d’organiser « des jeux renouvelés de l’antique »… « Il arriva, un matin, une roue de wagonnet sous le bras, dont il se mit à se servir comme d’un disque. » Il pousse même l’imitation « des athlètes lacédémoniens, qui s’oignaient d’huiles parfumées », jusqu’à « se badigeonner, depuis les pieds jusqu’à la tête, avec de l’huile de foie de morue ».
Toutes ces manifestations de suractivité fonctionnelle offrent, en dehors de leur valeur symptomatique propre, ce caractère intéressant de déterminer et d’orienter des idées délirantes. Letondu, [p. 15] en tant qu’impulsif, fera un délire expansif. Il est fier de sa force physique, il vante la dureté de fonte
de ses biceps, la vigueur de ses poumons. Mais ce n’est pas encore suffisant. « Il résolut enfin d’imiter les grands hommes (de l’antiquité), de régler sa vie sur les leurs et d’égaler leurs vertus par les siennes. » Le délire met en relief la perte de la mémoire, la difficulté de la synthèse des idées, la fausseté des conceptions. Nous voyons Letondu « lâché à toutes brides dans une mêlée inextricable de guerriers et de philosophes, les prenant les uns pour les autres, exaltant indifféremment le caractère de Régulus et celui de Caligula, confondant Mithridate avec Sardanapale,Thémistocle avec Télémaque, Lycurgue avec Laocoon ».
Ces conceptions délirantes, mobiles et variables, idées de grandeur et de satisfaction. « Enfin il eut l’âme de Platon !… Il en conçut le légitime orgueil d’un monsieur qui a su, par sa persévérance, son opiniâtreté au-dessus de tout éloge, atteindre le but qu’il a laborieusement visé. » Caractère propre à la paralysie générale, les idées délirantes sont contradictoires entre elles. Letondu, qui se réjouit de la transformation de sa personnalité, reconnaît fort bien qu’il est expéditionnaire ; il a l’âme de Platon, mais d’un Platon rond-de-cuir. « Il résolut aussitôt d’humilier l’Administration, en donnant désormais une somme de travail grotesquement disproportionnée avec la somme d’argent qui en était le salaire. » [p. 16]
Georges Moinaux ou Moineau, dit Georges Courteline (1858-1929).
On constate, en outre, l’apparition de quelques idées de persécution, vagues et mal systématisées, qui empiètent sur les idées de grandeur et se caractérisent par leur allure violente et désordonnée. Nous citerons textuellement les conceptions délirantes de Letondu.
Il poussa plusieurs « Pouah ! » significatifs, et essuya bruyamment de sa botte les crachats semés par le plancher en signe de dégoûtation…
Il poursuivit, disant que les temps étaient proches ! que des événements immenses se préparaient 1 Car à la fin c’était l’invasion de la fange et il importait que les âmes vraiment grandes en vinssent à la réalisation de leurs généreux desseins !
— Je me rendrai à la Chambre des députés, portant le fer sous le feuillage, comme Harmodius et Aristogiton. Je monterai à la tribune ; et là, en présence d’un peuple innombrable venu des quatre coins du globe pour m’acclamer, je dirai !…
Je dirai des choses formidables !… qui étonneront les plus sceptiques !… et glaceront le cœur des plus braves, d’une indicible épouvante.
Que d’hommes ! — je dis : en cette maison — que d’hommes justement accusés de servilité et de bassesse, seraient ici soupçonnés du contraire… si ce contraire n’était encore un moyen détourné, qui les signale… à la réprobation générale.
Salut aux gens de bien! Salut aux âmes irréprochables! Salut aux cœurs purs, dignes de ce nom ! Salut aux consciences d’élite ! Aux honnêtes gens de tous les temps, passés, présents et à venir, j’entre et je dis : « Je vous salue, messieurs ! » — Mais honte à ceux-là, misérable et vil troupeau de brutes, [p. 17] que guide la seule flétrissure de leur néfaste hospitalité, à travers une vie inutile, semée en apparence des plus nobles attributs de la vertu, en réalité du fumier de la duplicité, de la déloyauté et de la perfidie !…
Une enquête ! Une enquête ! La révélation des monstrueuses turpitudes qui souillent les dessous de cette maison importe au salut de la Chose Publique ! Des faits !… Et des noms !… Oui, des noms !… des noms plus encore peut-être !!! ou moins ; qu’importe ?… jetés comme autant de soufflets à la face rougissante de honte d’un univers à jamais consterné, voilà ce qu’il faut ! Haut les cœurs ! Haut les âmes ! A moi les hommes de bonne volonté et de généreuse initiative !… Une enquête ! Une enquête ! Une enquête !…
Ces conceptions délirantes, qu’il s’agisse d’idées de grandeur ou de persécution, présentent des caractères communs. Par suite du trouble de l’association des idées, elles sont mal liées et incohérentes, la déchéance intellectuelle détermine l’absence de déductions logiques et le défaut de systématisation. Enfin le caractère d’absurdité prédomine, pouvant aller jusqu’à la contradiction entre les idées délirantes.
L’affaiblissement cérébral se révèle également dans le langage. Le monologue prend une valeur clinique particulière quand il devient habituel et s’accompagne de gestes. Il est entrecoupé par des pauses, qui traduisent la difficulté de coordonner les idées. Le discours lui-même est incorrect, émaillé de fautes de grammaire, illogique, inintelligible, souvent [p. 18] violent et grossier. Le ton revêt une forme en rapport avec les conceptions délirantes. Il devient emphatique et déclamatoire. Letondu parle d’un ton de prêtre en chaire », il « déclame avec une majesté imposante ». Pour souligner et mettre en relief les idées importantes, il détache les syllabes et les « présente une à une, ainsi que des oracles ». Le timbre delà voix se modifie, « prend d’étranges sonorités » ou « sonne en appel strident de trompette ». Enfin les gestes accompagnent les paroles, dont ils accentuent le caractère. C’est tantôt « le large mouvement emphatique, distributeur de justes palmes », tantôt le geste brutal d’empoigner et de brandir une chaise.
Les altérations de l’écriture traduisent non seulement les troubles moteurs, tremblement et incoordination, mais encore les désordres psychiques.
Dans le simple acte d’écrire apparaissent déjà des symptômes révélateurs. Le paralytique général en état d’agitation est incapable de tenir la plume qu’il jette d’un mouvement impulsif. C’est ce qu’observe Bourdon, le chef du matériel : « Après avoir, hier, chez moi, signé d’une main fiévreuse la feuille d’émargement, il m’a presque jeté au visage la plume dont il venait de se servir, faisant suivre cette voie de fait de cette déclaration incompréhensible ; « — Je tremble, monsieur Bourdon, je tremble… mais ce n’est pas de peur, c’est d’indignation. » Tout au contraire le paralytique général, en état d’euphorie expansive, manifeste une tendance à la graphomanie [p. 19] « Il entrait dans les bureaux, raflait la besogne sur les tables, enlevait aux mains des expéditionnaires des dossiers volumineux, et emportait le tout sous son bras sans un mot d’explication. »
Les troubles calligraphiques reconnaissent une origine motrice et psychique. Ils dépendent à la fois du tremblement et de l’incoordination si fréquemment associés, de l’affaiblissement intellectuel, qui se
traduit par le caractère régressif, enfantin de l’écriture, et des phénomènes d’excitation ou de dépression. « Ce n’était plus l’irréprochable alternance des pleins dodus et des maigres déliés, mais une furibonde mêlée de jambages galopant les uns après les autres, sans art, sans chic, sans éclat, où se lisait à livre ouvert le désintéressement d’un esprit que hantent de secrets desseins. »
Passons maintenant à l’étude de la psychographie. La copie nécessite l’intégrité absolue de la mémoire et de l’attention. C’est la mémoire qui fixe et reproduit les images verbales ; mais c’est l’attention qui dirige et contrôle la mémoire. Il s’agit donc d’une action synergique de ces deux facultés, dont l’affaiblissement, constant dans la paralysie générale, déterminera l’omission de mots et même de phrases entières. « Au cours d’une expédition sou- vent écourtée de moitié, il arrivait que des phrases entières se faisaient remarquer par leur absence ; d’autres, privées de leurs incidentes (restées en route, celles-ci, évaporées en la mémoire du copieur au [p. 20] même instant qu’absorbées), semblaient de distraites personnes venues au bal sans faux-cols. »
La déchéance des fonctions cérébrales supérieures donne libre cours à l’automatisme psychologique qui, lui, reste indemne jusqu’à la période ultime de la maladie ; d’où l’apparition de nouveaux troubles de l’écriture : répétitions, transpositions, substitutions. Dans un projet de décret relatif au legs Quibolle, Letondu met « Quibolle, Victor-Grégoire » au lieu de « Quibolle, Grégoire-Victor ». La valeur séméiologique de cette transposition ne saurait nous échapper, puisqu’il s’agit d’actes administratifs et que cet « écart de plume »est susceptible de donner lieu à l’intervention des tribunaux civils et de la Cour de cassation.
Enfin le contenu des écrits nous fournit des renseignements précis sur l’état des facultés intellectuelles du sujet et en particulier sur ses conceptions délirantes. Certaines phrases « étaient vêtues en chienlits et parlaient de trente-six choses à la fois : du legs un tel et de la mort de Sénèque : de la loi sur les successions et de l’énergie d’Arria qui se plongea un couteau dans le sein en criant : « Pœte, non dolet ! »
Sur la durée et l’évolution de l’affection nous ne possédons pas de détails, sauf la phrase suivante qui indique une marche rapide. « Un mois passa, au cours duquel le détraquement ne fit que croître et embellir. » Les idées de persécution vont dominer la scène. Nous avons vu que Letondu met d’abord en cause la majorité des hommes qu’il accuse de duplicité, [p. 21] de déloyauté et de perfidie ; puis qu’il incrimine la Direction des Dons et Legs. Enfin il fait choix d’un soi-disant persécuteur, son chef de bureau. A partir de ce moment, il n’accepte plus la moindre observation, répond avec grossièreté et profère les menaces les plus violentes. « Dans un flot de rauques aboiements, Letondu vouait à l’exécration des humains cet ignoble La Houmerie. » Il ira jusqu’à l’agression et à l’homicide, avec une violence et une brutalité caractéristiques de ses tendances impulsives. « Ce gaillard-là n’avait pas cané devant l’ouvrage. Il avait tapé comme un sourd, de haut en bas, avec une telle autorité que la pointe du couteau de cuisine, dont le cadavre était traversé de part en part, entamait une lame du plancher. » Après le crime, il fait preuve d’un cynisme révoltant et d’une inconscience sereine. « Letondu semblait fort satisfait d’ailleurs, chantonnant une petite chanson et jetant des coups d’œil de biais sur son chef-d’œuvre pendant qu’il s’essuyait les mains à la mousseline du rideau. »
La conclusion c’est l’internement d’office ; Letondu est « fourré à Bicêtre avec la camisole de force ».
En résumé nous trouvons réunis ici les symptômes de la paralysie générale : la démence totale et progressive ; les manifestations délirantes, revêtant un caractère d’illogisme, de mobilité et d’absurdité pathognomoniques et s’enchevêtrant les unes dans les autres ; le tremblement et les troubles de l’écriture. Il s’agit donc d’une paralysie générale, à début pseudo-neurasthénique, à forme expansive ; avec [p. 22] idées de grandeur, de satisfaction, de persécution, et impulsions agressives.
Le diagnostic différentiel est à établir avec l’excitation maniaque, où le délire est moins incohérent, où les idées n’ont pas le cachet d’absurdité et de contradiction de la paralysie générale. Le délire du circulaire, à la période d’excitation, ne présente pas l’allure démentielle du paralytique ; de plus il y a alternance d’états maniaques et mélancoliques. Le délire de persécution, type Lasègue-Falret, est un délire systématisé, hallucinatoire et à évolution progressive. Quant à la démence précoce, à forme hébéphrénique, elle présente un affaiblissement intellectuel électif et non généralisé, qui respecte la mémoire et l’orientation et s’accompagne d’idées délirantes polymorphes, à base d’hallucinations ou de fausses interprétations. [p. 23]
DÉMENCE PRÉCOCE
On entend par démence précoce un ensemble d’altérations psychiques, qui apparaissent surtout chez des jeunes gens, se caractérisent par un affaiblissement spécial et progressif des facultés intellectuelles et aboutissent rapidement à un état démentiel. Les formes cliniques sont multiples, difficiles à classer et revêtent une physionomie particulière, qui oblige à décrire séparément : la démence simple, l’hébéphrénie, la catatonie et la démence paranoïde. Sans discuter la question de l’autonomie de cette affection, on peut dire que certains auteurs la considèrent comme l’aboutissant des délires observés chez les dégénérés.
Nous avons à présenter deux cas qui revêtent la forme catatonique ou stupide et la forme hébéphrénique ou délirante.
I. — Forme catatonique
La forme catatonique est constituée par un état particulier de stupeur, qui s’accompagne de négativisme, de suggestibilité et de stéréotypie. Le négativisme [p. 24] et la suggestibilité représentent deux tendances instinctives et opposées, qui poussent le malade, la première à résister, la seconde à obéir, d’une façon aveugle et automatique, aux sollicitations venues de l’extérieur ou de ses propres organes. Quant à la stéréotypie, elle porte sur les attitudes, les mouvements et le langage.
Panais est un mécanicien chargé de la conduite d’un express. La profession du sujet n’est point indifférente puisqu’on sait la fréquence des troubles mentaux chez les employés de chemins de fer. Parmi les causes prédisposantes, la plus importante pour Huppert (2) serait la trépidation des machines, qui détermine l’ébranlement du système nerveux. Sprengeler (3) incrimine la lourde responsabilité.
Le front bas sous le poids trop lourd de sa pensée,
Il blêmissait, songeant qu’il tenait en ses mains
Les clés de tant de sorts et tant de fils humains.
Les excès alcooliques, fréquents dans cette corporation et invoqués par Hoppe ne se rencontrent point chez notre sujet, qui ne boit que de l’eau rougie.
Dans les antécédents personnels de Panais, nous relevons des syndromes épisodiques, consistant en phobies et en crises d’angoisse. Les phobies s’observent [p. 25] fréquemment chez les mécaniciens et peuvent aller jusqu’à la sidérodromophobie ou crainte des voyages en chemins de fer, dont Morel (4) a rapporté un exemple typique. Freud (5) classe les phobies en phobies traumatiques, de nature hystérique ; en phobies communes, ou craintes de la nuit, de la solitude, de la mort ; et en phobies d’occasion, comme l’agoraphobie par exemple. Chez Panais il s’agit d’une phobie commune, de nyctophobie, à l’apparition de laquelle n’est point étrangère la tension d’es- prit nécessitée par l’observation des signaux et des disques.
… A l’heure où le soir rôde,
Vieux voleur, sur les toits embrumés des maisons.
Met un voile de rêve aux lointains horizons,
Où la nuit lentement jette ses tentacules,
Où sur la profondeur des fins de crépuscules
Les signaux allumés en feux rouges, verts, blancs,
Épouvantablement ouvrent leurs yeux troublants.
Oscar Panais sentait sa poitrine oppressée…
Nous avons à noter un stigmate physique de dégénérescence, c’est l’anérythropsie ou daltonisme.
Par malheur il était atteint de daltonisme,
En sorte que l’erreur de ses sens abusés [p. 26]
Lui montrait à rebours les tons interposés :
Il voyait le vert rouge et le rouge émeraude.
Étant donnée la profession de Panais, il est inutile de souligner l’importance de cette tare visuelle.
Un jour qu’il conduisait son train, le pauvre diable
Vit le disque fermé malgré qu’il fût tout Vert.
Cette erreur détermine une collision avec un autre train et aboutit à une terrible catastrophe. Or, les traumatismes constituent un facteur de premier ordre dans l’éclosion des maladies mentales. Stolper (6) distingue trois catégories : le trauma-psychose, où le traumatisme intervient comme cause unique ; la prédisposition-trauma-psychose, où le traumatisme ne fait que de mettre enjeu une prédisposition; et le trauma-prédisposition-psychose, où le traumatisme crée la disposition. Panais appartient incontestablement à la seconde catégorie. Il est facile d’apprécier l’influence du traumatisme, puisque la psychose apparaît de façon précoce comme l’indique la sentence du tribunal, chargé de déterminer les responsabilités.
Attendu
Que Panais est un simple idiot, pas autre chose ;
Qu’il importe dès lors de le mettre hors de cause, [p. 27]
L’acquitte, le renvoie indemne et l’interdit ;
Le prive de ses droits civils, ordonne et dit
Qu’il sera dès ce soir reçu dans un asile
Où, défrayé de tout, à titre d’imbécile.
Il sera mis ès-mains des hommes dits de l’art.
Les psychoses traumatiques revêtent des formes variées, dont la catatonie serait la plus fréquente pour von Muralt. L’affaiblissement intellectuel de la démence précoce est bien indiqué par les termes du jugement, qu’il faut prendre au sens populaire et non médical. Quant aux phénomènes catatoniques proprement dits, ils dépendent de l’abolition de la volonté et de l’exaltation de l’automatisme. Si certains symptômes font défaut comme le négativisme et la suggestibilité, nous rencontrons en revanche la stupeur caractéristique et la stéréotypie, qui concerne à la fois les attitudes (stéréotypie akinétique), les mouvements (stéréotypie parakinétique) et le langage (verbigération). Un fait à signaler, c’est que la démence revêt un caractère strictement professionnel.
Or, j’ai vu ce pauvre être, hier, à Ville-Evrard.
Il est fou tout à fait, et se prend pour un disque !!!
Parfois, une heure ou deux., droit comme un obélisque,
Il demeure immobile, et sans un mot, tourné
Vers le mur de l’hospice, un mur illuminé
De soleil et qu’habille une frondaison verte,
Voulant dire par laque la voie est ouverte. [p. 28]
Puis, sur ses lourds talons évoluant soudain,
Le dos au mur, alors, et le nez au jardin :
« Je suis fermé, dit-il, que le convoi recule . »
Le diagnostic sera facile à faire avec la stupeur mélancolique, où l’on rencontre à l’origine un trouble émotionnel, et à la période d’état des sentiments de tristesse et d’impuissance, une inhibition de la volonté, des conceptions délirantes, des hallucinations et des illusions. Le mélancolique conserve ses facultés émotives, en parfait accord du reste avec le délire et les réactions, et les troubles affectifs dominent la scène. En ce qui concerne l’apathie mélancolique, elle représente un phénomène passif, résultant d’une paralysie de la volonté, tandis que le négativisme est un phénomène actif, dépendant d’une perversion de la même faculté. Enfin la suggestibilité et la stéréotypie font presque toujours défaut. Quant à la confusion mentale avec stupidité, elle peut donner lieu à une ébauche de catatonie, et certains auteurs considèrent même la démence précoce comme un état chronique de la confusion mentale ; mais elle s’en distingue par le chaos des idées, l’affaiblissement des perceptions, la désorientation dans le temps et l’espace et les hallucinations.
II. — Forme hèbéphrénique
La forme hébéphrénique consiste en un état d’agitation caractérisée par des conceptions délirantes, [p.29]polymorphes, non systématisées, à base d’illusions ou d’hallucinations et accompagnées de confusion et d’imprécision dans les idées, qui reposent sur un fond de démence. Les réactions atteignent les limites extrêmes de l’automatisme; car elles sont monotones, dénuées d ‘émotion et ne subissent pas l’influence des impressions extérieures.
Floche (7) présente une démence moins complète et moins étudiée, mais contrastant avec la forme précédente. Au point de vue antécédents héréditaires et personnels, nous savons qu’il n’a dans sa famille ni aliénés, ni alcooliques, ni épileptiques; qu’il ne boit pas et n’a jamais eu la lièvre typhoïde.
La forme délirante débute par de la céphalée, de l’insomnie, de l’agitation nocturne et des modifications du caractère. Floche passe les nuits à « causer tout seul, combiner on ne sait quoi, menacer on ne sait qui, ruminer des heures entières ». A ces symptômes succède une phase d’excitation, qui donne lieu à une agitation automatique et monotone. « Automatiquement, en faisant aller les bras, il manœuvre en criant : une, deux ; une, deux. » Cette excitation est dépourvue de tout caractère émotionnel et complètement indépendante des impressions extérieures.
Floche fait de l’esclandre dans la rue, mais se laisse conduire au poste sans injurier les agents ni faire de rébellion. Puis brusquement, sans cause apparente, il entre dans une crise d’agitation et se livre à des [p. 30] actes agressifs contre le commissaire de police ; il le menace successivement d’un revolver et d’une canne à épée, l’oblige à enlever ses chaussures qu’il lance par la fenêtre et finalement l’emprisonne dans le placard au charbon. L’accès se termine inopinément, comme il a débuté.
On observe encore quelques idées délirantes, mobiles, polymorphes et parfaitement absurdes :
La raison se promenant gravement par les rues, la tête en bas et les jambes en l’air, on en est venu petit à petit à ne plus distinguer nettement ce qui est le vrai de ce qui est le faux, puis à prendre le faux pour le vrai, l’ombre pour la lumière, le soleil pour la lune et le bon sens pour l’égarement… L’univers entier a une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois délit, et un rat dans la contre-basse… (Ce cas) devait naturellement tenter l’esprit de logique et d’analyse d’un moraliste équilibré. Aussi ai-je conçu le projet de l’étudier tout au long, avec ses effets et ses causes, en un ouvrage intitulé : Le Daltonisme mental, ouvrage d’une haute portée philosophique, fruit de mes réflexions; fdles elles-mêmes de mes longues veilles…
Le vent de folie qui souffle de toutes parts prend naissance dans un quiproquo : dans le malentendu survenu entre la Nature, qui commande, et l’Homme, qui n’exécute pas ; entre les inten- tions bien arrêtées de l’une et l’interprétation à rebrousse-poil de l’autre.
Ce qui caractérise le délire, c’est l’imprécision, le vague et la mobilité des conceptions ; il contient des idées de grandeur polymorphes, bizarres et absurdes [p. 31] qui témoignent de la déchéance profonde des
fonctions intellectuelles.
Bien que les renseignements fournis sur Floche soient peu nombreux et incomplets, nous nous arrêterons au diagnostic de démence précoce à forme hébéphrénique, en nous basant sur l’insidiosité du début, la monotonie de l’agitation, l’absence de réaction émotionnelle, l’exagération de l’automatisme.
La manie succède habituellement à un choc moral ou physique et présente un état émotif en harmonie avec le délire et les réactions ; les idées délirantes ont entre elles un lien réel, bien que peu apparent ; et l’agitation offre moins de monotonie. Dans la confusion mentale, on observe une agitation analogue à celle de l’hébéphrénie ; mais le confus a perdu l’orientation dans le temps et dans l’espace ; il présente des hallucinations d’images et de souvenirs antérieurs, et un délire à forme onirique (8). [p. 32]
PERSÉCUTÉS-PERSÉCUTEURS
Les persécutés persécuteurs appartiennent à la classe des dégénérés, dont ils possèdent la lourde hérédité et les stigmates physiques ou psychiques. Bien que l’on ail distingué de nombreuses variétés (processifs, politiques, ambitieux, etc.), ils possèdent le même état mental, caractérisé par un défaut d’équilibre général, une absence de jugement, une défiance maladive, un orgueil démesuré. Ils conservent toute leur lucidité, et leur délire lui-même est logique et ne s’accompagne jamais d’hallucinations. Ils ont une tendance d’emblée à se croire persécutés et à poursuivre un soi-disant persécuteur qu’ils choisissent de façon précoce. Les conceptions délirantes ont un point de départ fixe et immuable, mal interprété, auquel le malade ajoute une foi absolue ; et donnent lieu à des revendications ineptes, à des poursuites tenaces. Les échecs inévitables ne font qu’exaspérer le persécuté-persécuteur qui, pour attirer l’attention et se faire rendre justice, se livre à des actes violents et même à des agressions.
Nous allons étudier dans le personnage de [p. 33] La Brige (9) l’état de déséquilibration mentale du persécuté-persécuteur processif. Jean-Philippe La Brige, rentier, apparaît comme un individu d’un orgueil et d’une méfiance extrêmes. Il se plaint sans cesse de la malveillance générale et déclare être « écœuré d’avoir tout fait au monde pour être un bon garçon et d’avoir réussi à n’être qu’une poire, dupé, trompé, estampé ». Aussi voit-on apparaître précocement une tendance déplorable à la chicane. La Brige devient « un personnage de commerce presque impossible, comme une façon de Chicaneau, processif, astucieux, retors, éternellement en bisbille avec le compte-courant de la vie ».
Il se croit continuellement victime de torts imaginaires dont il poursuit la réparation avec une ténacité maladive. Si le contrôleur d’omnibus refuse une correspondance cassée, La Brige « rend en mauvaise grâce la monnaie d’une telle mauvaise foi », en prétendant acquitter les 15 centimes de sa place avec un billet de 1000 francs. S’il entre en contestation avec un cocher de fiacre au sujet du paiement de la course, il se venge avec un égoïsme féroce en le gardant « huit heures sous une pluie battante, devant la terrasse d’un café ». Lorsqu’il ne peut obtenir lui-même la réparation à laquelle il a droit, il recourt aux agents de police, dépose des plaintes [p. 34] au commissariat, poursuit ses adversaires devant les tribunaux. « Les juges ne sont occupés qu’à trancher ses petits différends avec le commun des mortels, et les archives des commissariats regorgent des procès-verbaux dont son nom fait les frais.»
Une occasion favorable va permettre à La Brige de donner libre cours à son humeur processive. Ici encore éclate la disproportion entre l’insignifiance du dommage causé et l’importance des poursuites intentées. La Société des Transports Électriques de l’Exposition de 1900 installe un trottoir roulant, qui passe devant l’appartement que La Brige occupe au premier étage du 5 bis de l’avenue de la Motte- Picquet. « De 8 heures du matin à 11 heures du soir,… le trottoir roulant se mit à charrier devant mes fenêtres des flots de multitude entassée : hommes, femmes, bonnes d’enfants et soldats ; tous gens d’esprit, d’humeur joviale, qui débinaient mon mobilier, crachaient chez moi et glissaient de tribord à bâbord en chantant à mon intention : « Oh la ! c’te gueule, c’te binette ! », cependant qu’échappés à des doigts bienveillants, les noyaux de cerise pleuvaient dans ma chambre à coucher, alternés de cacaouets, d’olives et de pépins de potirons. » La Brige attaque immédiatement la Société des Transports Électriques, qui excipe d’un contrat avec la Commission de l’Exposition. Il perd son procès, paie les frais, poursuit tour à tour la Commission de l’Exposition, la Ville de Paris et même le propriétaire de l’immeuble, et se voit débouter de ses demandes successives. [p. 35]
Exaspéré, mais non découragé, La Brige reconnaît que ces échecs étaient inévitables. « La vérité, c’est que nous vivons dans un pays d’où le bon sens a cavalé, au point que M. de la Palisse y passerait pour énergumène. » Il va désormais changer de tac- tique et « se plonger dans le faux jusqu’au cou afin d’être aussitôt dans le vrai ».
Complètement dénué de jugement et de sens moral, il se livre à des actes ridicules et même délictueux. Pour se venger de ses ennemis du trottoir roulant, il ne trouve rien de mieux que de commettre un outrage public à la pudeur et d’exhiber à nu devant sa fenêtre grande ouverte « la partie inférieure et postérieure » de son individu, suivant les termes de l’accusation.
Poursuivi en correctionnelle, La Brige se pose en champion du droit violé en sa personne, se proclame «philosophe défensif», développe, sans le secours d’un avocat, ses « doctrines inspirées par la sagesse même » et attaque en pleine audience la loi injuste qui condamne les hommes de bien. « La justice n’a rien à voir avec la loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi- sœurs, qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés des gendarmes, se tournent les pouces et les sangs, en attendant qu’elles se mettent d’accord. »
La suite des débats donne à La Brige l’occasion d’utiliser ses brillantes facultés intellectuelles. Il [p. 36] argumente avec une logique implacable, discute avec acharnement, invoque à tout propos le Code qu’il est fier de connaître « comme un simple malfaiteur » et dont il récite par cœur des articles entiers. A-t-il commis le délit d’outrage public à la pudeur ? ‘Oui, en principe ; non, en l’espèce. » L’outrage doit être effectué dans les conditions de publicité exigées par le législateur. Or La Brige s’est muni d’un constat d’huissier, d’où il résulte que son logement est situé à 5 mètres au-dessus du niveau de la rue, en face d’un terrain non construit, et qu’il échappe au regard des passants. Voilà pour la discussion juridique. Mais La Brige ne craint pas de faire en plus appel aux ressources d’une imagination féconde et d’une élocution facile. Il faut citer en entier ce passage, qui donne une idée si exacte des procédés de discussion des persécutés-persécuteurs.
LA BRIGE
Puis-je, oui ou non, si j’ai trop chaud, tenir mes fenêtres ouvertes ?
LE PRÉSIDENT
Oui.
LA BRIGE
Dans un logement qui est le mien, puisque j’en acquitte les termes, puis-je oui ou non, si je perds deux sous, me baisser pour les ramasser ?
LE PRÉSIDENT
Oui.
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LA BRIGE
Dans ce même logement, puis-je ou non, si la fantaisie m’en prend, me déguiser en Mexicain ?
LE PRÉSIDENT
Oui.
LA BRIGE
En Turc
LE PRÉSIDENT
Oui.
LA BRIGE
Et en Ecossais ?
LE SUBSTITUT, avec éclat
Non !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LA BRIGE
Voilà du nouveau, et voici une drôle de justice, qui, mise au pied du mur, forcée par la Logique, en arrive à se prononcer entre la Turquie et l’Ecosse, au risque d’amener des complications et de troubler sur ses assises l’équilibre européen.
LE SUBSTITUT
C’est bon ! Assez ! Cela suffit ! Je vous vois venir avec vos gros sabots, vos histoires de deux sous et de jupe écossaise qui se soulève sous les courants d’air.
Cette défense bizarre révèle l’état de déséquilibration mentale, l’inconscience et la mauvaise foi du [p. 38] persécuteur raisonnant. Comme il n’y a pas d’idées délirantes proprement dites, le tribunal ne se doute point qu’il a devant lui un demi-responsable, et n’hésite pas à condamner ce processif, qui proteste jusqu’à la fin et « en appelle au président Magnaud ».
On voit que l’histoire de La Brige constitue une observation typique de folie raisonnante. Nous avons à présenter un autre cas moins complet et surtout moins accentué. Le gendarme Labourbourax (10) n’est persécuté-persécuteur qu’à l’état latent. On retrouve chez lui l’orgueil et la méfiance qui sont propres à cette catégorie de dégénérés. Mais ici les réactions revêtent en quelque sorte un caractère professionnel et c’est dans les procès-verbaux que nous retrouverons les tendances morbides.
Voici tout d’abord un procès-verbal contre l’épicier Nivoire, inculpé du double délit d’insulte à la maréchaussée et d’affichage séditieux. « Il a apposé à la devanture de son établissement une pancarte, portant en lettres conséquentes d’une hauteur de 20 à 22 centimètres, une déclaration de nature à jeter la déconsidération sur l’arme à laquelle j’appartiens : « Avis à la population. Occasion exceptionnelle. Gendarmes à deux pour trois sous. »
Autre exemple caractéristique. Le menuisier Lacaussade invite Labourbourax et son collègue Soufflure à constater un délit. « Vous pouvez le constater [p 39] vous-mêmes. » Il dit, puis d’une voix où le mépris le disputait à l’arrogance, il nous jeta ce mot « des visus », voulant exprimer par-là, non seulement que mon collègue et moi étions des visus — ce qui n’était pas vrai — mais encore que nous étions de l’espèce la plus inférieure, relégués au plus bas degré de l’échelle sociale et de tout point incompatibles avec la magistrature dont nous sommes les assimilés. » Le menuisier Lacaussade passe la nuit au cachot et se voit dresser procès-verbal pour outrage à des représentants de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions.
Rien ne manque à ces petits tableaux de folie raisonnante : défiance, orgueil, erreur d’interprétation, logique apparente, précocité de la réaction persécutrice.
Le point particulier consiste en ce fait que Labourbourax voit sa manie processive facilitée par l’exercice de ses fonctions. Il considère le tribunal comme chargé de venger ses petits griefs. Mais, contrairement à la Brige, ses tendances maladives ne peuvent s’exaspérer, puisqu’il triomphe dans toutes ses revendications.
Le diagnostic différentiel est à établir avec le délire de persécution à évolution systématique. Cette psychose débute à un âge assez avancé, chez des individus ne présentant pas de symptômes de déséquilibration. Le délire se caractérise par son évolution régulière en quatre périodes : période d’incubation et d’interprétations délirantes ; période d’idées de [p. 40] persécution et d’hallucinations ; période d’idées ambitieuses ; période de démence. La marche est lente et chaque période peut durer des années, mais l’affection se montre toujours incurable.
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NEURASTHÉNIE
Bien que la neurasthénie appartienne à la classe des névroses, elle relève cependant de la psychiatrie, car elle s’accompagne toujours de troubles mentaux plus ou moins accusés.
L’étal mental du neurasthénique est caractérisé par l’affaiblissement général des facultés intellectuelles, la diminution de la volonté, la tendance à la tristesse et au pessimisme, l’altération de la sensibilité. en un mot par l’apathie et la dépression de la personnalité.
Chez Lahrier (11), vingt-cinq ans, expéditionnaire à la Direction des Dons et Legs, la faculté la plus atteinte est la volonté. L’examen et la comparaison des motifs représentent pour lui une opération pénible. Il oscille d’un parti à l’autre sans aboutir au choix d’une résolution. « Il gagnait de l’énervement à peser le pour et le contre sans trouver l’énergie d’une détermination. » L’affirmation de la volonté s’accompagne d’une sensation de bien-être, de « l’exquis soulagement qui suit les déterminations longuement discutées, enfin prises. » Aussi [p. 42] Lahrier renonce-t-il dans le courant de la vie à ce travail de délibération pour s’en remettre au seul hasard. « Il avait adopté ce modus vivendi qui consiste à se laisser aller au petit bonheur de l’existence et à s’en remettre au bon Dieu du soin de trancher les questions dès l’instant qu’elles se présentent avec quelque nuance d’embarras. »
L’émotivité du neurasthénique est extrêmement vive. Un événement insignifiant, une contrariété accentuent la dépression mentale et donnent lieu à une réaction de tristesse et d’inquiétude pouvant aller jusqu’à l’angoisse. « Lejeune homme se claustra en un farouche mutisme. Toute la journée il fut inquiet, fiévreux. »
Mais cet état de torpeur morale est quelquefois traversé par des crises d’excitation, de violence, bien observées par Beard qui avait décrit la maladie sous le nom de faiblesse irritable. Une irritabilité latente donne lieu, sous l’influence d’une cause futile, à un accès de colère vite réprimé et regretté. « Lahrier était de ces êtres tout nerfs, chez qui l’agacement a vite dégénéré en animosité haineuse. »
Il ne faudrait pas croire cependant que le neurasthénique est irrévocablement condamné à la dépression, au pessimisme et à la tristesse. Par intervalles il recouvre toute son énergie morale et physique. Lahrier est « mis en joie dès le matin au seul vu d’un reflet cuivré » de soleil. Le relèvement de la tension mentale, le retour de l’équilibre psychique déterminent une euphorie, une joie de vivre comparable [p. 43] à celle que donne le rétablissement des forces physiques après une longue maladie. « Lahrier s’était senti envahi d’une grande lâcheté de tout l’être, dans un besoin de se laisser vivre, tranquillement, sans une pensée ; tombé à une noblesse alanguie et bienheureuse de convalescent. »
Nous rencontrons un autre neurasthénique, dans La Conversion d’Alceste (12), qui représente la suite et le dénouement du Misanthrope. Étudier le caractère d’Alceste dans Courteline reviendrait donc à l’étudier dans Molière, ce qui nous ferait sortir de notre sujet.
Nous nous contenterons de rappeler le jugement de Cullerre : « L’hypocondrie morale d’Alceste est aussi loin de celle d’Hamlet que de celle de René, de Werther, de Raphaël. On serait tenté de croire que c’est une hypocondrie bien portante. »
Courteline met en scène un Alceste revenu de son erreur sur les conseils de Philinte et résolu à « sortir de la peau de l’homme aux rubans verts ». Mais, après de nombreuses épreuves, où sa confiance est trahie et ses illusions déçues, il finit par retomber dans son « hypocondrie » primitive :
Las de l’humain commerce et de sa turpitude,
— Dont j’avais le soupçon, dont j’ai la certitude ! —
Dépouillé du bonheur qui fut un temps le mien,
Maître de l’affreux droit de n’espérer plus rien,
Il m’est permis d’aller. . .
— Qu’on m’y vienne poursuivre ! — [p. 44]
Traîner au fond d’un bois la tristesse de
En tâchant à savoir, dans leur rivalité,
Qui, de l’homme ou du loup, l’emporte en cruauté.
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IVRESSE ALCOOLIQUE
L’intoxication alcoolique aiguë produit des troubles mentaux caractéristiques, dus à l’action élective de l’alcool sur les centres nerveux. Schématiquement l’ivresse présente à étudier une première phase d’excitation cérébrale, puis une seconde phase de paralysie des facultés intellectuelles et des fonctions automatiques ; et détermine finalement une tendance invincible au sommeil, toujours profond, quelquefois même comateux.
Une observation d’ivresse fort complète est celle
de Théodore (13). Il s’agit d’nn « collégien de dix-sept à dix-huit ans, au visage blême de crétin éreinté », qui témoigne d’une prédisposition fâcheuse aux excès alcooliques, car il ne se passe point de semaine qu’il ne s’enivre. Chez ce débile, aux facultés intellectuelles peu développées, l’alcool produira des désordres d’autant plus rapides et profonds qu’il constitue la « pierre de touche de l’équilibre des fonctions cérébrales » (14). [p. 46]
A l’occasion d’un repas d’amis, Théodore sc laisse aller à boire plus que de raison. Les convives sont gais, bruyants, communicatifs. Mais sous ce masque d’euphorie apparaissent déjà l’atteinte des facultés psychiques supérieures, la diminution de l’autocritique et la perte du sentiment des convenances. Un « monsieur distingué », ancien consul en Mésopotamie, monte sur la table, où, «au milieu de la débandade du couvert, il imite la danse mauresque en faisant remuer ses intestins ».
Dès cette période se manifeste l’instabilité du caractère de l’ivrogne. Sans raison apparente, la tristesse succède à la gaieté, l’irritabilité à la sensiblerie. Toutes ces émotions, mobiles et variables, sont marquées au coin de l’absurdité ; elles déterminent des réactions automatiques ; parfois violentes, et disproportionnées à la provocation extérieure.
« Le consul reçut de moi un verre de vin en plein visage ». Mais enlre ces deux individus ivres c’est
un incident sans importance, qui « ne paraît pas avoir autrement altéré l’excellence de leurs nouvelles relations ». A un degré de plus nous observons l’irritabilité qui donne lieu à des agressions injustifiées et à des actes délictueux. On sait que « le pochard a l’antipathie facile ». Dans un café Théodore «flanque une paire de gifles » à un consommateur inoffensif dont le visage l’agace. C’est l’ébauche de l’état mania- que du buveur, qui brusquement entre dans une agitation forcenée, brise tous les objets qui se trouvent à sa portée et se livre sur ses voisins à des voies de fait et à des agressions. [p. 47]
A cette première période d’intoxication alcoolique aiguë succède une période d’épuisement et de paralysie des centres nerveux. L’ivrogne tombe alors dans un état de dépression qui l’oblige à boire pour prolonger l’excitation primitive. « Nous étions saouls comme des ânes ; il est donc hors de discussion que nous n’avons pas hésité à nous faire conduire au café. Il faudrait être fou furieux ou bien ignorant de l’âme des hommes pour ne pas se rendre à une évidence fille d’une déduction logique. » Les excentricités, les paris, les défis entre buveurs viennent précipiter la marche de l’intoxication. Avec le consul « nous avons organisé un match à celui de nous deux qui boirait le plus de kummel ».
Il en résulte une véritable ataxie physique et intellectuelle. L’inhibition psychique se traduit par la pauvreté des conceptions, la faiblesse des associations, la perversion de la volonté. L’entêtement de l’ivrogne n’a d’égal que son absurdité ; en voici un exemple caractéristique : Lecuchet « voulait à toute force refermer sa porte cochère, non en la ramenant à lui, du vestibule où il était, mais en la poussant, au contraire, de la rue, où il n’était plus, à l’aide de son bras faufilé entre la porte et le chambranle ». La mémoire est profondément troublée, par suite de la paralysie de l’attention. Théodore oublie le nombre d’étages qu’il vient de monter dans son escalier. Les opérations intellectuelles ne s’effectuent plus dans les conditions normales. La difficulté de coordonner les sensations, de les rapporter à un objet sensible, de les [p. 48] interpréter en un mot, donne lieu à des erreurs de perception, que l’esprit est incapable de rectifier. Ces illusions affectent les différents sens : vue, odorat, ouïe, loucher ; et déterminent des expressions de surprise, de gaieté, de tristesse, de joie, de colère, qui s’entremêlent en dépit du bon sens. Dans les deux cas suivants, on trouve bien décrite ces erreurs d’interprétation, que Théodore accepte sans trop d’étonnement. Dans l’obscurité de sa chambre, « il tâte d’une main hésitante le bouton de cuivre d’un placard qui lui sert à la fois de bibliothèque et de garde-manger… ‘ La fenêtre !… Si je donnais un peu d’air. » Il ouvre le placard et, longuement, il aspire… « Drôle de printemps ! Il fait noir comme dans un four et ça sent le gruyère à plein nez. Jamais vu un mois de mai pareil. » — Voici maintenant des illusions intéressant le toucher, l’ouïe et la vue, avec réactions émotives diverses. Théodore, cherchant des allumettes dans sa table de nuit, rencontre la cheminée, dans laquelle il s’engouffre à quatre pattes.
« De son dos il ébranle dans ses coulisses le tablier de la cheminée, lequel lui déchaîne sur la nuque un vacarme de cataclysme. « Oh ! l’orage ! » Il fait le signe de la croix. » Non !… ce vent ! Y a de quoi en crever ! D’où diable que ça peut bien venir ? » Etonné, il lève la tête, et — ô stupeur ! — au-dessus de lui, c’est un prolongement d’ombre dense, compacte, s’achevant sur le noir de la nuit et encadrant exactement le disque éblouissant de la lune ! « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Un temps. Puis à la fois égayé en [p. 49] inquiet. « En voilà une table de nuit !… Il y fait autant de courants d’air que sur la porte Saint-Martin, et on voit le pot de chambre au travers ! »
Quant à l’ataxie physique, elle consiste dans l’incoordination des mouvement, les troubles de l’équilibre et l’embarras de la parole. La démarche est chancelante, titubante. « Les pieds traînés sur le plancher, les doigts écarquillés, il avance péniblement. » Aussi l’ascension de l’escalier constitue-t-elle une épreuve redoutable. « Péniblement, marche par marche, il s’efforce d’accomplir l’ascension de son escalier… Il bute et s’étale… Il se relève, puis, froidement : « Pas moi… qui glisse ; c’est l’escalier. » Cette dernière phrase traduit l’état d’esprit de l’ivrogne, qui refuse de convenir de son ébriété ; il prétend même la dissimuler à l’observateur le plus attentif. « Je sais bien que je suis un peu dans les brindezingues, mais quelle importance ça a-t-y, puis- qu’on ne s’en aperçoit pas ?… Oh ! c’est que, moi, j’ai ça d’agréable : je peux avoir mon compte bien pesé, impossible qu’on s’en aperçoive… Bon œil ! bon pied !… » L’embarras de la parole consiste essentiellement en dysarthrie, c’est-à-dire en trouble de l’articulation des mots. « Pas le moindre embarras de la langue ; … sauf pour certains mots difficiles, comme… par exemple… l’osssstination. — Ce n’est pas que je ne puisse pas les dire. Non. C’est que véritablement on ne peut pas les prononcer. La langue française est pleine de difficultés. Tous les étrangers vous le diront. » [p. 50]
Peu à peu Théodore est envahi par un sommeil d’abord profond, puis lourd et agité. C’est la dernière phase de l’accès d’ivresse. Mauvais sommeil, mauvais réveil. « Théodore, qui depuis dix minutes se retournait d’un flanc sur l’autre, agité d’une fièvre de mauvais sommeil, s’éveille enfin. » Une céphalalgie intense persiste comme témoignage du degré de l’intoxication, avec endolorissement des tempes et courbature généralisée. « Rien ne saurait donner idée de la gueule-de-bois dont je détiens le record, et le mal de tête qui m’opprime défie toute comparaison. C’est comme si des équipes entières de terrassiers étaient occupées, sous mon crâne, à me percer d’une oreille à l’autre une espèce de boulevard Haussmann. » Théodore ne garde qu’un souvenir confus de la soirée précédente. « Il stimule sa mémoire dévastée. Et peu à peu, sous l’effort de sa volonté, apparaissent à son souvenir de petites visions indécises. »
Nous rencontrons dans les œuvres de Courteline une nouvelle description d’intoxication alcoolique aiguë, concernant La Biscotte (18), cavalier de première classe. Ce militaire marque également des tendances regrettables à l’alcoolisme, puisqu’il ne peut obtenir une permission de minuit, sans rentrer « ivre à rouler ». C’est donc à la deuxième phase de l’ivresse qu’on nous le présente, au moment où la paralysie atteint également les facultés intellectuelles et les fonctions automatiques. [p. 51]
Les troubles de la démarche sont fort complètement décrits. D’abord de la faiblesse et du dérobement des membres inférieurs, incapables de supporter le poids du corps. « Sur ses jambes où coulait de l’ouate, son buste oscillait, cassé, ballotté de tribord à bâbord. » Pour ne pas perdre l’équilibre, La Biscotte s’arrête et demeure hésitant, « ses longs bras angoissés cramponnés aux montants de la porte ». Puis apparaît une rigidité musculaire, ne permettant que des mouvements brusques et saccadés, dont il ne peut contrôler ni la force ni la direction. Il « n’avançait plus que par saccades, avec des mouvements d’automate détraqué ». Cette raideur rend même la marche impossible par moments : La Biscotte devient « plus raide qu’un poteau, planté sur ses pattes et regardant tourbillonner l’ombre comme une brute ».
L’incoordination des mouvements volontaires entrave l’exécution des actes les plus simples. Il ne pourrait ni se déshabiller ni se mettre au lit sans l’intervention de son camarade de chambrée Lidoire.
Une fois couché, il présente des troubles vertigineux, qu’il interprète à sa manière. « C’ t’ épatant ! … y a un client sous mon lit… qui le soulève avec son dos… ! s’ monte ! s’ monte ! s’ monte ! … S’ parie que c’est un civil… qui s’ aura fourré sous mon pieu… et qui le soulève… pour m’embêter. »
Comme symptômes fonctionnels nous noterons au passage la difficulté de la parole, « la voix empêtrée [p. 52] d’épaisse colle de pâte », une soif intense, des hoquets, des éructations et des nausées.
Les fonctions intellectuelles sont profondément touchées par l’alcool. Au début existe une euphorie légère. « Il répétait : « S’ suis l’y saoul !… s’ suis t’y saoul, bonsoir de bonsoir ! » avec, dans le dire, une nuance de constatation satisfaite et admirative. Visiblement, il s’étonnait d’avoir pu pousser la saoulerie à un tel degré de perfection. »
Mais cette satisfaction bête ne tarde pas à faire place à un débordement d’émotion et de sensiblerie, à l’adresse de Lidoire. « … r’ci, Lidouère… t’ remercie beaucoup… merci bien !… T’ sais, mon ’ieux, s’ me l’ rappellerai… qu’est-ce que tu as fait pour moi… S’ me T rappellerai toute ma vie… q’ t’es venu me sercher à la porte… q’tu m’as er’tiré mon falzar, mon s’ako et mes tartines… q’ tu m’as fourré au pieu, kif-kif eun’ maman ! Pour sûr… que s’ me le rappellerai… S’ai q’ toi d’ami à l’escadron. » Sa voix se mouille à mesure qu’il parle, puis il pleure et montre un visage baigné de grosses larmes. L’émotion dé- génère en crise de désespoir. La Biscotte laisse éclater « la tempête des remords » et se répand en lamentations sur l’indignité de sa conduite. « Emu, jusqua l’âme cette fois, convaincu de son infamie, il entama le chapitre des remords et le prolongea à l’infini, ravalant ses sanglots, se traitant de sale cochon, disant qu’il souhaitait être mort, qu’il déshonorait l’armée… et qu’il voulait aller au magasin rendre à l’officier d’habillement son galon de premier soldat. » [p. 53]
Cette ivresse diffère donc profondément de celle de Théodore. La réaction psychique varie suivant le, degré de culture intellectuelle du sujet. De plus la qualité et la quantité du toxique sont des facteurs importants. Théodore a absorbé des vins et des liqueurs de qualité supérieure, qui n’ont déterminé qu’une ivresse passagère. Chez La Biscotte, au contraire, le vin frelaté et les alcools grossiers ont produit une intoxication profonde et durable, une « saoulerie immonde », qui le tiendra « huit jours hébété, dormant debout, avec des yeux couleur faïence d’où le regard est parti ».
Il nous reste à exposer un simple épisode, intéressant par ce fait qu’il met bien en relief certains points de la psychologie de l’ivrogne.
Le Gasteux de la Roche-Tarpéienne (19) a négligé d’assister à la messe de bout de l’an de son oncle, célébrée le jour de la Mi-Carême. Il se propose en effet de se déguiser en roi nègre et d’aller faire la fête avec des amis.
Contrairement à son attente, l’alcool ne détermine chez lui nulle gaieté, nul sentiment d’euphorie. Plus il boit, plus il devient triste et sombre : les remords le hantent. « Devant mes yeux se dressa le fantôme de mon oncle me reprochant d’avoir négligé ses mânes, et de lui avoir posé un lapin. » Puis il verse des larmes, « des torrents de larmes » et se résout à racheter ses torts en faisant dire tout exprès une messe « payée de ses deniers ». [p. 54]
Avec cette prompte décision qui caractérise les ivrognes dans leurs projets les plus saugrenus, il court immédiatement commander une messe à 4 heures de l’après-midi, « comme on entre chez le pharmacien acheter de l’antipyrine ». Le jugement et le sentiment des convenances sont à ce point obnubilés qu’il n’hésite pas à pénétrer dans l’église de la Trinité, affublé de son déguisement. Invité à sortir, il entre dans une grande fureur, injurie le suisse et cause du scandale jusqu’à ce que les agents mettent fin à la scène.
Nous ne ferons que citer le capitaine Marjavel (20) qui passe son temps à boire de « grandes verrées d’absinthe dans lesquelles il vide des topettes de cognac », mais ne dépasse pas la première phase de l’ivresse, retenu par le respect de son métier qu’il conserve jusqu’au bout. « Il restait digne, marchait droit et vite dans les rues. » Tout ce qu’on peut remarquer, c’est « l’œil sans regard », « le feu aux joues ». Seul le caractère se transforme et devient irritable. « A jeun il était doux et humble, parlait peu et à demi- voix, se montrait timide et presque craintif avec ses hommes. » Lorsqu’il a bu au contraire, c’est « une ivresse bruyante, tapageuse, dont les éclats révolutionnent le quartier » et qui lui fait distribuer les punitions à tort et à travers. [p 55]
Les quatre exemples (21) qui précèdent font bien ressortir la variété, la mobilité et la multiplicité des manifestations psychiques dans l’intoxication alcoolique aiguë. L’aspect clinique dépend avant tout de l étal d’équilibre et de développement des facultés intellectuelles de chaque sujet, mais peut toujours se ramener en fin de compte à de simples troubles d’excitation ou de paralysie des centres cérébraux.
[p. 56]
HUMOUR ET PSYCHIATRIE
Nous venons de passer en revue les différents cas de maladies mentales contenus dans les œuvres de Courteline et nous éprouvons un peu de surprise à les rencontrer en si grand nombre chez un auteur gai. Dès lors une question se pose. Y-a-t-il donc des rapports, des points communs entre la psychiatrie et la littérature humoristique ? En quoi et pourquoi les aliénés prêtent-ils à rire ? En un mot les mentaux sont-ils des personnages comiques.
De prime abord il semble bien que non et M. Bergson affirme avec autorité que « ni la folie en général ni l’idée fixe ne nous feront jamais rire, car ce sont des maladies » (22). Évidemment la représentation de la maladie ou de la mort ne peut donner lieu chez le spectateur qu’à une impression de tristesse et de mélancolie, « l’art étant par excellence un phénomène de sociabilité, puisqu’il est fondé tout entier sur les lois de la sympathie et de la transmission des émotions » (23). La dissolution lente d’une intelligence, la déchéance profonde des sentiments moraux doivent donc déterminer une émotion douloureuse plus en rapport avec les exigences de la tragédie. La folie d’Oreste devait tenter le génie d’un Euripide, non d’un Aristophane.
Nous voici donc aux limites de la comédie et du drame, où le rire devient incompatible avec l’émotion, où la difficulté consiste à accorder la fondamentale triste avec des harmoniques gaies. Plutôt que de dissiper l’émotion pénible, l’humoriste s’efforce de prévenir son apparition, en affectant cette indifférence allègre, cette philosophie souriante, qui consiste en « une certaine gaieté d’esprit confite en mépris des choses fortuites » (Rabelais.) Ce n’est pas tout. L’insensibilité du spectateur est, pour emprunter le langage des mathématiques, une condition nécessaire ; elle n’est pas une condition suffisante. Le génie comique consiste essentiellement à dégager et à mettre en relief la gaieté latente contenue dans chaque type et dans chaque situation.
Nous n’avons point à étudier ici les théories psychologiques ou physiologiques du rire, puisqu’aussi bien les philosophes n’ont jamais pu déterminer son essence (24). Nous nous contenterons d’indiquer les conclusions de deux auteurs contemporains. [p. 58]
Pour M. Bergson, il y a trois conditions essentielles : l’insensibilité du personnage déjà indiquée, l’insociabilité et l’automatisme du personnage. Pour M. Mélinaud, la loi du rire est la suivante : « Ce qui fait rire, c’est ce qui est à la fois, d’un côté, absurde, et de l’autre, familier (25). » Ces conclusions trouvent une application particulièrement favorable aux personnages de Courteline.
L’insociabilité varie parallèlement à l’atteinte des facultés mentales. Le déséquilibré est incapable de s’adapter aux conditions normales de l’existence ; La Brige est « un personnage de commerce presque impossible ». L’aliéné devient vite un élément de trouble et de discorde, un véritable fléau. Qu’un expéditionnaire fasse de la paralysie générale et la [p. 59] Direction entière est bouleversée. « Rien ou à peu près rien ne survivait du beau fonctionnement d’une maison sagement ordonnée naguère, tombée entre des mains furieuses, et devenue comparable à ces horloges détraquées dont s’immobilisent les rouages autour d’un cylindre affolé qui tourne, tourne sans cesse, atteint de rotation frénétique (26). » Mieux encore, Courteline réunit à la Direction des Dons et Legs un paralytique général, Letondu ; un neurasthénique, Lahrier ; et un dément sénile, Soupe. De ce dernier nous ne possédons que le portrait suivant : « Stupide, de cette stupidité hurlante qui exaspère à l’égal d’une insulte, il passait les trois quarts du temps à faire la sieste en son fauteuil, le reste à ricaner tout seul sans que l’on pût savoir pourquoi, à se frotter les mains, à pouffer bruyamment, la tête secouée des hochements approbatifs d’un petit gâteux content de vivre. » Rien d’étonnant à ce que Lahrier, « cet être tout nerfs », tienne la société du père Soupe « pour aggravation de peine ». Leur présence dans le même bureau donne lieu à des échanges de grossièretés et de mauvais procédés, à des « scènes de famille », dans lesquelles intervient Letondu, en cognant les murs à coups d’haltères et en hurlant : « Honneur aux hommes de grand âge ! Je tire mon chapeau à Homère, en la personne de M. Soupe, vénérable et digne. » L’opposition, le contraste entre des types si différents rendent la [p. 60] situation intenable et constituent le caractère d’insociabilité réclamé par M. Bergson.
La seconde condition du comique est également remplie. L’automatisme existe au maximum chez Floche, qui ne fait pas un pas sans manœuvrer les bras en criant : Une, deux ; chez Panais, qui se prend pour un disque, etc. ; car les fonctions psychiques supérieures sont annihilées. « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. » (Bergson.)
Enfin le caractère d’absurdité éclate dans toutes les manifestations de ces mentaux, qu’il s’agisse de paroles, de gestes ou d’actes volontaires ; non seulement elle constitue le trait essentiel de la psychologie des ivrognes, Théodore et La Biscotte ; mais encore elle a une valeur séméiologique propre dans les conceptions délirantes et les réactions impulsives du paralytique général Letondu.
Mais il ne suffit pas que les aliénés de Courteline prêtent à rire : il faut encore qu’ils soient conformes à la réalité. La vérité est nécessaire à l’art comique, sinon il tombe dans la fantaisie, l’extravagance, la bouffonnerie. « Pas de vérité, sans comique, pas de comique sans vérité voilà la formule de Molière », a écrit M. Lanson (27). On pourrait ajouter que c’est également la formule de Courteline (28). [p. 61]
La profondeur du comique suppose non seulement une observation de la vie et de la nature, mais encore une manière personnelle de les comprendre, une philosophie « tenant le milieu entre l’optimisme qui trouve tout beau et le pessimisme qui trouve tout laid. L’école de l’ironie, qui… a joué un rôle dans l’esthétique allemande… avait pour principe fondamental de l’interprétation des choses, l’humour, négatif et destructif dans sa forme, positif et constructif dans sa réalité » (2). [p. 62]
[p. 63]
CONCLUSIONS
I
Courteline a fait dans ses œuvres d’importants emprunts à la psychiatrie ; il a mis en scène des pesonnages présentant des troubles mentaux que l’on peut classer de la façon suivante :
Paralysie générale | 1 cas |
Démence précoce | 2 cas |
Démence sénile | 1 cas |
Persécutés persécuteurs | 2 cas |
Neurasthénie (état mental) | 2 cas |
Ivresse alcoolique | 4 cas |
II
Les exigences du roman et de la scène sont incompatibles avec une étude médicale complète ; les symptômes physiques font défaut ; mais les symptômes psychiques sont très exactement observés et reproduits. [p. 64]
III
Les personnages ne sont pas des « types généraux », plus ou moins vagues ; mais des « types médicaux », nets et précis, par conséquent faciles à identifier et à classer dans la pathologie mentale.
IV
Le plus grand mérite de l’auteur — au point de vue médical — est d’avoir rendu ses personnages comiques, sans les agrandir ni les déformer ; en mettant simplement en relief l’insociabilité, l’automatisme et l’absurdité qui caractérisent les aliénés et les déséquilibrés.
[p. 65]
BIBLIOGRAPHIE
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— Article Psychoses, in Traité de Médecine Charcot-Bouchard- Brissaud .
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[p. 66]
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Notes
(1) Messieurs les Ronds-de-Cuir.
(2) Le coup de marteau .
(3) Cité par Hoppe. Beitrag zur Kermtnis der progressive. Paralyse. Allg. Zeitschr. f. Psychiatrie, t. LVIII, fasc. 6.
(4) Morel. « Mémoire sur le délire émotif ». Arch. gén. de Médecine, 1866. [en ligne sur notre site]
(5) Freud. « Obsessions et phobies ». Revue neur., 1859.
(6) Cité par von Muralt. Katanoniche Krankeitsbilde nach Kopferletzüngen. Allg. Zeitschr f. Psychiatrie.
(7) Le Commissaire est bon enfant. (Gymnase, 19 déc. 1899).
(8) Voici un exemple de confusion mentale traité trop brièvement pour faire l’objet d’un article spécial. Il consiste en chaos des idées (obtusion et désorientation de l’esprit) et en délire onirique (associations fortuites d’idées, hallucinations d’images, visions pénibles). Il s’agit d’un vieillard atteint de fracture de jambe. « Un beau matin, la fièvre s’en mêla, le délire, tout le diable et son train ; l’oncle commença de discourir à la manière d’une femme soûle, disant que ma tante s’amusait à le faire cuire à petit feu après l’avoir lardé tout vif, qu’elle avait suspendu des lampions allumés aux quatre coins de sa table de nuit et qu’en signe de réjouissance elle tirait des feux d’artifice à travers l’appartement.’ (L’escalier )
(9) Le mauvais cocher.
La correspondance cassée.
L’article 338. (Théâtre Antoine, 11 décembre 1900.)
(10) Le gendarme est sans pitié. (Théâtre Antoine, 27 janvier 1899.)
(11) Messieurs les Ronds-de-Cuirs.
(12) La Conversion d’ Alceste. (Théâtre-Français, 15 janv. 1907.)
(13) Théodore cherche des allumettes.
Théodore cherche des allumettes (Grand Guignol. 18 septembre 1897).
(14) Féré. La famille névropathique.
(18) Lidoire (Lidoire et Potiron).
Lidoire. (Théâtre libre, 8 juin 1891.)
(19) Le bout de l’an. (Ombres parisiennes.)
(20) Jusqu’à La gauche. (Les gaietés de l’ Escadron.)
Alias Hurluret in Jusqu’à la gauche. (Le 51e chasseurs.)
(21) CF. encore deux exemples d’ivresse in Blancheton père et fils. (Théâtre des Capucines, 26 octobre 1S99.)
a) Jomard présente d’abord une phase d’euphorie (assis au pied d’un réverbère, il pleure de rire en lisant le Journal Officiel) ; puis une phase d’irritabilité (il injurie un agent). La diplopie est mentionnée.
b) Un homme « soûl à tuer », montre bien l’entêtement, l’absurdité et l’irritabilité qui caractérisent l’ivrogne ; il s’obstine à découvrir dans le télescope d’un astronome en plein vent la nouvelle lune et une comète partie depuis un mois, et fait du scandale sur la voie publique parce qu’il ne peut y réussir.
Cf. également in Un homme qui boit (Potiron) : Les troubles de la vue : « J’aurais juré qu’un pivot invisible imprimait à la table une rotation folle, et, sur les épaules des dîneurs, les visages se dédoublaient, dansaient… » L’agitation euphorique : « Je me voyais, exécutant avec des chaises des tours variés de gymnastique, puis rossant le piano à coups de poing… » La céphalalgie et l’amnésie : « … Ma pauvre tête meurtrie comme si tous les cantonniers de Louviers l’eussent tambourinée de leurs maillets… (Cette nuit) apparaissait à ma mémoire comme une de ces épreuves photographiques ratées, où seulement par-ci par-là, surgit un détail précis « .
(22) Bergson. Le rire.
(23) Guyau. L’art au point de vue sociologique.
(24) Bergson. Le rire.
« Les plus grands penseurs depuis Aristote se sont attaqués à ce petit problème, qui toujours se dérobe sous l’effort, glisse, s’échappe, se redresse, impertinent défi jeté à la spéculation philosophique. »
(25) Mélinaud. « Pourquoi rit-on ? Étude sur la cause psychologique du rire ». Revue des Deux-Mondes, février 1895.
« Quelle est donc la nature psychologique du rire ? Notre esprit est une activité dont la fonction est unique : faire rentrer les objets nouveaux dans des catégories connues. L’intelligence humaine ne fait jamais autre chose. — Quand un objet ne trouve place dans aucune catégorie, il échappe entièrement à notre pensée : par exemple, les mots d’une langue que nous ne savons pas ; c’est l’incompréhensible. — Quand un objet trouve place à la fois dans deux catégories qui s’excluent, il choque notre pensée : par exemple un triangle qui aurait quatre côtés : c’est l’absurde. — Quand un objet entre franchement dans une catégorie, nous éprouvons la satisfaction calme de penser, de connaître : c’est le rationnel. — Quand tin objet, d’un côté est absurde, et de l’autre trouve une place toute marquée dans une catégorie familière, la pensée éprouve comme une secousse spasmodique : c’est le rire. »
(26) Messieurs les Ronds-de-Cuir.
(27) Lanson. Histoire de la littérature française.
(28) Ce rapprochement est d’autant plus légitime que [p. 61] Courteline a écrit La Conversion d’ Alceste, suite du Misanthrope de Molière.
« La Conversion d’Alceste est un petit chef-d’œuvre. Nous savions déjà que M. G. Courteline, en qui trop de gens ne voient qu’un auteur gai, est aussi l’un de nos écrivains les plus purs : il restera classique en ses meilleures pages. » (Guy Launay. Le Matin.)
« La Conversion d’ Alceste n’est pas un aimable pastiche moliéresque ; c’est le génie même de Molière évoqué.
(Catulle Mendès. Le Journal.)
(29) Ribot. Psychologie des sentiments.
Cf. encore : « Höffding définit (l’humour) « le sentiment du risible ayant pour base la sympathie ». Cet état consiste à voir simultanément et indissolublement le petit côté des grands événements et le grand côté des choses les plus triviales. Il est la synthèse des deux éléments antithétiques : le rire destructeur, méprisant, qui nous érige en supérieurs ; l’indulgence, la pitié, la compassion, qui nous met sur un pied d’égalité avec les autres.
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