Jean Hering. La Représentation et le rêve. Remarque sur un problème phénoménologique. Extrait de la « Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses », (Paris), 27, 1947, pp. 193–206.
Jean Hering (1890-1966). Licencié en théologie. Co-directeur de la « Revue d’histoire et de philosophie religieuses ». Spécialiste de Husserl. Parmi ses nombreux travaux, surtou théologiues, nous avons retenu :
— Phénoménologie et philosophie religieuse. Etude sur la théorie de la connaissance religieuse / Strasbourg : [s.n.] , 1923
— Étude sur la doctrine de la chute et de la préexistence des âmes chez Clément d’Alexandrie [Texte imprimé] / par Jean Hering,.. / Paris : E. Leroux , 1923.
— Héring Jean – Husserl, Edmund. « Le sujet du rêve [Lettre de Héring à Husserl Alter. (après 1930?)
— Quelques thèmes d’une phénoménologie du rêve / La Haye : M. Nijhoff , [1959]
[p. 193]
La Représentation et le rêve
Remarques sur un problème
phénoménologique
Les analyses descriptives phénoménologiques sur l’essence de la représentation (1) produisent parfois sur le lecteur qui se place au point de vue d’un certain réalisme, l’effet d’une nourriture assez triviale présumée sur un plateau prétentieux. Pourquoi en effet nous expliquer gravement que dans la représentation l’objet intentionnel ne se donne pas comme présent lui-même (auto-présent). lorsque chacun sait que l’absence physique de l’objet représenté empêche la naissance de toute image sur la rétine et par conséquent de toute sensation ? Ne sommes-nous pas en présence d’une de ces vérités chère à M. de La. Palice ?
Pour répondre à cette question. il ne suffit pas de rappeler que les choses Ies plus triviales peuvent exciter l’étonnement par lequel, selon Aristote, débute toute philosophie. Il faut souligner que la sécurité fournie par une théorie réaliste de la conscience, la phénoménologie y renonce expressément. Non qu’elle ait des raisons de douter de la réalité du monde extérieur, mais soucieuse de construire sur la seule donnée reconnue absolue depuis Descartes, à savoir la conscience elle-même, elle évitera toute présupposition sur l’existence du monde ainsi que des philosophes eux-mêmes [p. 194] en tant qu’entités psychophysiques. Mieux que cela, elle avouera ne même pas savoir ce que signifie « existence du monde », ce terme pouvant recevoir un sens précis seulement au cours des études entreprises sur le terrain phénoménologique, c’est-à-dire sur le terrain de l’étude de la conscience (et de tout ce qui se présente à elle, envisagé comme phénomène).
Ce n’est pas le monde qui peut expliquer la conscience, c’est au contraire l’analyse de la conscience qui peut, s’il y a lieu, justifier et préciser l’idée de la réalité du monde.
Envisagées sous cet angle, les investigations phénoménologiques sont pleines d’imprévu. Nul ne peut dire d’avance, si et pourquoi la conscience accuse telle structure et non pas telle autre, ni quels sont les rapports essentiels qui relient ses actes.
Si nous examinons phénoménologiquement la représentation en la comparant à la perception, la théorie de D. Hume, d’après laquelle la représentation (idea) dérive génétiquement, en bloc ou dans chacune de ses parties envisagées séparément, d’une perception (impression), ne nous intéresse pas ; car elle suppose résolue la description préalable des différences essentielles entre les deux phénomènes. Or, à ce sujet, la remarque du même auteur, d’après laquelle l’idée se distinguerait de l’expression par une moins grande force, par quelque chose de plus pâle et de moins vivace, ne peut nous satisfaire. Nous nous demandons même si la corrélation entre la représentation (ou les éléments de représentation) et la perception (ou ses éléments), que Hume admet, ne présuppose pas une autre loi d’essence qu’il ne voit pas.
Ce qui nous frappe en effet, c’est que toute représentation imite une perception (peu importe que celle-ci ait précédemment existé dans la conscience ou non) et en accuse les traits. Si étant à Strasbourg je me représente la cathédrale de Clermont (non pas sur une image ou sur une carte postale, mais elle-même), ce sera la cathédrale vue à une certaine distance et sous un certain angle, avec un entourage qui sera plus ou moins nourri de détails, selon que mes souvenirs visuels seront plus ou moins précis. Si je me donne la peine de laisser s’épanouir la représentation, je me verrai avec mon corps placé dans une rue avoisinante le nez en l’air, ou sur une hauteur des environs, regardant par exemple par la fenêtre d’un wagon de chemin de fer.
La situation ne sera pas différente, si je me représente un [p. 195] objet jamais aperçu, par exemple la barque de Charon. Dans ce cas je me trouverais au rivage, ou sur la barque, ou au-dessus d’elle, contemplant la scène « à vol d’oiseau », en tout cas dans la situation exacte de quelqu’un qui la percevrait, comme l’a déjà très bien, montré l’article de M. Théodore Conrad (cité plus haut note 1).
Seulement nous constatons dans chacun des deux exemples, que notre effort est, dans un certain sens. entaché d’insuccès. L’objet, comme dit très bien Jean-Paul Sartre (loc. cit., p. 25). est présent seulement dans le mode de l’absence. Cela ne veut pas dire : « il est ·réellement absent ». Cette remarque n’aurait pas de sens sur le terrain phénoménologique. Nous voulons dire qu’il se donne comme n’étant pas présent, encore que ce soit l’objet lui-même qui soit donné. Car il faut insister avec force sur le fait qu’iI ne s’agit pas d’une image flottante entre l’objet et le sujet ; c’est toujours la cathédrale elle-même que je vois (2).
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Pouvons-nous préciser ce curieux mode de présence dans la représentation ? Dans aucun cas on ne verra dans l’objet représenté un élément intérieur ou immanent à la conscience ; la représentation comme la perception, est conscience de quelque chose, à savoir, de quelque chose qui se donne comme transcendant à la conscience, c’est-à-dire ne faisant pas partie de l’étoffe même de la conscience comme par exemple la sensation. D’ailleurs la similitude de structure (intentionnelle, comme disent les phénoménologues), de la représentation et de la perception, exclut cette interprétation. Une cathédrale représentée est une cathédrale en pierre, et non pas quelque chose comme une cathédrale psychique.
Cependant la représentation est dépourvue de valeur cognitive en ce sens qu’elle ne nous apprend jamais rien de neuf sur l’objet intentionnel. C’est ce qui’ fait dire à Sartre que l’objet représenté n’est susceptible que d’une « quasi-observation » (loc. cit, p. 14). En effet, l’observation de Ia cathédrale ou de la [p. 196] barque représentée ne révèle rien que nous ne connaissions déjà soit par la perception (perception directe ou par l’intermédiaire de l’image), soit pour en avoir entendu parler, soit d’une autre manière.
Seule la perception permet des découvertes. Je puis naturellement, en imagination, enrichir l’objet de nombreux détails inventés. Mais cette faculté ne fait que mieux ressortir l’impossibilité de heurter ici du réel inconnu (3).
D’autre part, le monde des représentations permet l’exercice d’une certaine spontanéité de la conscience. Elle peut, dans certaines limites (comme Hume l’a fort bien remarqué), agencer la série des représentations selon son goût, lorsqu’elle désire s’évader du contact avec la réalité pour s’abandonner à l’imagination. Libre à moi de me représenter un Centaure galopant dans la vallée du Tempé où même sur la Place de la Concorde.
La perception au contraire résiste à tout modelage de ce genre. Nous pouvons la faire disparaître en fermant les yeux, ou d’une manière générale les organes sensoriels, mais nous ne saurions la modifier à notre gré. Seule la conscience représentante est libre de sauter d’un sujet à l’autre, les obstacles de l’espace et du temps n’existant plus.
Ceux-ci sont généralement franchis par le libre jeu des représentations, lorsque nous renonçons à les influencer pour leur laisser la liberté de s’associer selon leurs préférences intimes. Ce phénomène a depuis longtemps été étudié par les psychologues, quoique souvent sans souci de précision phénoménologique.
Mais nous nous empressons de rappeler un autre problème déjà étudié par Hedwig Conrad-Martius (4) et signalé également par Jean-Paul Sartre. Il s’agit de savoir quels sont les rapports de l’espace représenté avec mon espace perçu. L’objet présenté [p. 197] n’appartient-il pas à un espace qui est sans contact phénoménologique avec mon espace « vécu » ?
Comme l’a démontré Mme Conrad-Martius, il faut évidemment distinguer ici deux cas : si, installé à mon bureau, je me représente un ami assis sur une chaise vide de la chambre, cette représentation s’emboîte parfaitement dans le monde perçu. Il en est en principe de même si je me le représente entrant par la porte cochère, ou montant l’escalier, quoique celui-ci me soit caché par les murs : car c’est toujours mon entourage vécu dans lequel s’insère l’apparition mentale.
Il n’en est absolument pas de même si je me représente la vue que nous avons en entrant dans le port de New-York sur un paquebot. Dans ce cas, je me sens sur le bateau et de là je crois apercevoir la statue de Bartholdy, les gratte-ciel de Manhattan. etc. La situation phénoménale pourrait paradoxalement s’exprimer ainsi : « Mon corps s’est déplacé mentalement tout en restant effectivement dans ma chambre. » En effet, si je laisse se développer la représentation dans tous ses détails, j’arriverai facilement à vivre la scène comme si je me trouvais corporellement sur le bateau, causant avec d’autres voyageurs, voyant la statue s’approcher et grandir, etc. C’est un véritable transfert « mental » que je suis obligé d’opérer et qui justifie dans ce cas, mais dans ce cas seulement, Ia thèse de Sartre d’après laquelle la représentation se joue forcément dans un autre espace que la perception.
Mais d’autre part on voit combien serait fallacieuse la locution d’un déplacement de mon esprit seul. Car dans ce transfert, mon corps aussi se déplace ; c’est tout mon être qui se trouve là-bas, mais en imagination seulement. Cela veut dire que je ne perds pas la conscience de mon contact avec mon entourage phénoménal effectivement perçu (mon bureau, ma chambre. etc… ). C’est cette qualité, inhérente à la situation, qui permet de parler de deux espaces donnés simultanément à la conscience.
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Mais ne peut-il pas arriver que le sujet lâche pied dans son entourage perçu pour se perdre complètement dans la contemplation des réalités représentées dans un autre espace ? Nous pensons que ce cas se présente fréquemment et qu’il caractérise un [p. 198] phénomène, en vue de l’étude duquel nous avons un peu entrepris ces études : nous voulons parler du rêve.
Il va sans dire qu’ici encore nous nous plaçons résolument sur le terrain phénoménologique, laissant de côté le problème de l’origine psychologique du rêve ainsi que celui de son utilisation pour l’explication des mystères du subconscient. Notre but plus modeste, est de donner des éléments de solution à un problème qui divise les phénoménologues. Il s’agit de savoir si le rêve peut être rangé parmi les « perceptions » ou parmi les « représentations ».
Pour le réaliste, le rêve ne saurait en général se composer que de représentations ; mais comme certains éléments du rêve semblent néanmoins s’expliquer par des sensations qui pénètrent malgré tout dans la conscience ou dans le subconscient (tels certains bruits vaguement entendus, des sensations tactiles faibles au contact d’un drap de lit. etc.), on arrive à voir dans les « images » (5) rêvées un mélange de perceptions et de représentations, ce qui, au point de phénoménologique, est une absurdité (6).
Or, tandis que Th. Conrad (loc. cit., p. 55, note 1) voyait dans le rêve une perception, le contraire est évident pour Eugène Fink (loc. cit. § 26), ainsi que pour Jean-Paul Sartre (loc. cit. p. 205-215). Ce dernier est d’ailIeurs le seul qui ait étudié le phénomène d’un peu plus près, mais sans réussir à nous convaincre.
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Il nous semble en effet que l’application au rêve des critères de la représentation que nous venons d’énumérer et qui coïncident en grande partie avec ceux donnés par J.-P. Sartre lui-même, nous amène à des conclusions tout à fait différentes.
Et d’abord il nous paraît incontestable que les données du [p. 199] rêve nous apparaissent comme des ideæ adventicæ indépendantes de notre volonté. Il est vrai que nous pouvons les influencer : mais tant que nous vivons dans le monde du rêve sans douter de sa réalité (et c’est là le cas que nous envisageons pour saisir son caractère propre), cette influence sera involontaire.
Tous les spécialistes ont en effet signalé la facilité avec laquelle, en rêve, une idée ou une représentation se transforme involontairement en une donnée sensible. M’avançant sur les rails à d’un chemin de fer , je n’ai qu’à formuler la pensée : « pourvu que le train ne vienne pas ! » pour que l’express s’amène à toute vitesse. Lorsque je traverse (toujours en rêve) une place de ma ville natale, en me représentant le visage d’un ami qui y habitait jadis, celui-ci peut surgir immédiatement, peut-être en faisant disparaître la vision de la place et des maisons qui l’entouraient. Quand il s’agit de pensées abstraites, elles se transforment volontiers en visions symboliques. Si avant de nous endormir nous pensons à une thèse philosophique que nous nous préparons à combattre, il se peut que nous nous surprenions, une fois endormis, à lancer des pierres dans les vitres d’une maison. Cette image symbolique dérive d’une pensée, mais cette transformation ne peut nous fournir un moyen de diriger les rêves que lorsque nous savons que nous rêvons, et ce n’est que dans ce cas que les méthodes élaborées par Hervey de St-Denis, qui s’appuient sur la loi que nous venons d’énoncer, peuvent porter leurs fruits (7).
Ce qui nous trompe parfois, c’est que ·les lois de la nature rêvée diffèrent de la nature normale. Le rêve me transporte rapidement d’un endroit à un autre. Il me fait circuler librement dans le temps de manière à remonter en arrière et de vivre des scènes d’enfance, non pas à la manière d’un souvenir, mais à la manière [p. 200] de scènes effectivement vécues, la mauvaise conscience entraîne souvent des sanctions d’une promptitude inconnue dans notre monde, etc.
Mais la structure ontologique différente du monde rêvé ne doit pas nous pousser à parler d’une spontanéité du rêveur comparable à celle de l’imaginaire, nous voulons dire de celui qui, éveillé (ou en rêve) se représente un objet sans le voir.
Une autre source d’erreurs est précisément constituée par la facilité déjà signalée avec Iaquelle en rêve une simple représentation se transforme en vision. L’hypnologue est alors facilement amené à prêter à la conscience du rêveur qui voit et qui entend, la même spontanéité qu’à la conscience qui se représente un objet en imagination.
Mais ce qui est le plus instructif dans notre exemple, notamment dans le deuxième (la représentation d’un ami qui se transforme en vision), c’est la différence que dans le rêve même nous sommes obligés de faire entre les représentations et les visions. Cette dernière joue dans le rêve exactement le même rôle que la perception à l’état de veille. Tout d’abord nous ne faisons que nous représenter notre ami, ensuite nous le voyons ; une fois la perception réalisée, elle se présente avec le même belief que la perception normale. Ce n’est pas parce que je veux y croire que j’affirme son existence (comme lorsque je me représente Hamlet, ou le centaure, ou la cathédrale, donnés dans le mode absent), c’est parce que la vision s’impose à moi (8).
Ces constatations font déjà fortement pencher la balance en faveur de la thèse de M. Conrad signalée plus haut. Mais examinons les autres critères de la représentation. Peut-on parler, pour employer les termes de Sartre, d’une « observation vraie » ou d’une c »quasi-observation » dans le rêve ? Il nous semble que l’examen phénoménologique impartial ne laisse pas de doute sur ce point. Je puis en rêve lire dans un livre ou constater des détails [p. 201] dans le monde des objets présents, sans avoir pour le moins du monde conscience de les connaitre déjà ou de les avoir inventés.
Je puis me demander quelle est l’heure indiquée sur ma montre ou sur une horloge, et je reçois une réponse par la voie de la constatation directe. Un pareil cas n’a pas de sens dans le monde de la représentation ; car je me représente ce que ma conscience veut bien me représenter. La différence entre les deux cas est particulièrement nette lorsqu’au moment de m’endormir je passe de la conscience représentante à la conscience voyante ou percevante (comme il est presque impossible de ne pas dire). Je puis, en effet, lorsque le sommeil ne m’a pas encore tout à fait saisi, me représenter le cadran indiquant l’heure que j’ai choisie. Mais au moment où je dors, une transformation curieuse s’est produite dans la conscience et dans la nature de l’objet : je vois alors sur le cadran l’heure que celui-ci veut bien m’indiquer, indépendamment de ma volonté.
Nous ne voyons donc pas ce qui nous empêcherait de reconnaître qu’il y a ici une observation vraie au sens phénoménologique du terme. De même le rêveur étudiera les détails d’une fresque, d’un parterre de fleurs, d’une chaîne de montagnes qui lui ouvrent et lui livrent leurs merveilles. Il y a même des cas où le rêve nous donne par cette voie des réponses restées sans solution à l’état de veille (9).
Enfin en ce qui concerne l’espace dans lequel sont logés les objets du rêve, nous avons déjà vu qu’il comporte d’autres propriétés que l’espace « éveillé ». Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir si le rêveur, comme l’imaginaire, a conscience d’être ailleurs que son corps effectivement perçu. Or ce n’est précisément pas le cas. Il vit « corps et âme » dans son entourage rêvé, son corps gisant dans le lit étant oublié. C’est pourquoi le retour [p. 202] vécu du dormeur dans le corps réel est souvent laborieux et déroutant, si bien qu’il a de la peine à se situer avant d’ouvrir les yeux et de faire, de la lumière. (Le fait que les visions du rêveur sont souvent provoquées par de faibles sensations de son corps endormi, ce qui a permis à Vaschide (10) et à d’autres de provoquer des rêves expérimentalement, ne contredira absolument pas les constatations phénoménologiques que nous venons de faire) (11)
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Toutefois on pourrait encore apporter un argument destiné à invalider notre assimilation phénoménologique du rêve à la perception. C’est ce qu’on pourrait appeler le caractère itératif du rêve qui se retrouve dans la représentation (12).
On sait, en effet, qu’il y a des rêves du second degré. Bien souvent il nous arrive de nous réveiller en rêve et de raisonner ainsi : « Auparavant je rêvais, mais à présent je me sais bien éveillé » — pour nous réveiller ensuite « pour de bon » quelque temps plus tard. Un rêve R2 se trouve donc emboîté dans un rêve R1 (R 1 étant celui qui précède immédiatement le réveil définitif).
Ce phénomène n’est-il pas également caractéristique pour la représentation) ? Ne puis-je pas, me promenant en « pensée » sur un chantier, imaginer ce que sera la bâtisse qui ne s’y trouve pas encore ? Un candidat préparant un examen, ne peut-il pas penser à la salle de l’examen écrit, où il sera assis pensant à un manuel dont il essaiera de se rappeler le contenu ? En effet les représentations s’emboîtent très bien l’une dans une autre. La représentation du manuel sera une représentation du deuxième degré [p. 203] enchassée dans la représentation de l’examen écrit. Mais cette similitude ne saurait nous faire oublier les différences essentielles que nous venons d’énumérer : le manque de spontanéité du rêve, la possibilité d’observation, le phénomène de la présence corporelle phénoménale vue et ressentie, la prétention des objets d’exister réellement, enfin le caractère d’auto-présence des objets rêvés.
Jamais l’objet du rêve n’est donné comme absent, comme celui de la représentation. Quand je vois en rêve la cathédrale de Strasbourg, elle ne se présente pas seulement comme étant elle même (et non pas comme une image d’elle-même). Cette observation s’appliquerait également à la représentation. Mais elle se donne en plus comme présente elle-même, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Cela tient en dernière analyse à une certaine tendance de la représentation dont la constatation fut le point de départ de notre analyse et que le rêve ne partage pas : la tendance de contrefaire la perception dont elle épouse toute la structure intentionnelle. Or, nous ne voyons pas dans quel sens la vision du rêveur pourrait être taxée de simple imitation. La vision du rêveur est une réussite parfaite.
Même lorsque le réveil provoque l’évanouissement du monde du rêveur, celui-ci ne se révèle jamais comme n’ayant pas été perçu, comme cela devrait être si le rêveur avait pris une représentation pour une perception. Pour la conscience du sujet éveillé, le rêve est un ensemble de perceptions annulées par le phénomène du réveil, et non pas une représentation ou un autre phénomène qui aurait à tort réussi à se faire passer pour perception.
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C’est au phénomène du réveil que devra, à notre avis, s’attacher surtout la critique de la connaissance du rêve, dont nous ne pouvons ici que signaler la tâche. Il faudra se demander dans quel sens exactement cette invalidation est prononcée par le déroulement des phénomènes. On constatera avant tout que les deux rêves emboîtés l’un dans l’autre dont nous parlions, se révéleront comme frappés du même degré de nullité. Les choses en effet ne se passent pas du tout comme si le monde du rêve R1, dans lequel R2 était emboîté, se révélait pourvu d’un degré de certitude ou de solidité [p. 204] intermédiaire entre R2 et l’état de veille, comme l’insinuent volontiers les relativistes qui voudraient de cette succession de rêves (et de réveils) tirer un argument en faveur de la relativité de la distinction entre rêve et réalité.
D’autre part le comportement du monde rêvé auquel nous ne pouvons également que faire allusion ici, révèle une structure ontologique radicalement différente du monde éveillé, encore que sa structure n’excite Pas forcément l’étonnement du sujet endormi.
Un grand nombre d’autres problèmes attendent d’ailleurs leur élucidation phénoménologique, et notamment ceux qui se rapportent au changement de conscience intervenant au moment de l’endormissement. De même la manière dont un rêve peut se souvenir d’un ou de plusieurs rêves antérieurs, dont il est séparé par des intervalles plus ou moins longs de veille, souvenirs qui peuvent se répéter assez souvent derrière le dos de la conscience éveillée avant que celle-ci ne s’en aperçoive, enfin la façon dont Je rêve se souvient de la veille et inversement, sont autant de thèmes fondamentaux pour des analyses phénoménologiques.
Un problème particulièrement important sera encore posé par le thème de l’intersubjectivité qui d’après Husserl caractérise la constitution du « Monde ». Il veut dire par là que le Monde, dans son essence phénoménale, ne se manifeste pas comme existant pour moi seul, mais pour une multiplicité de consciences, qui sont en rapport les unes avec les autres, dont chacune peut se mettre à la place des autres et qui ont un « monde » en commun.
On pourrait être tenté d’opposer au monde rêvé le monde tout court, en refusant au premier l’intersubjectivité. Mais il faudrait manier cette arme avec précaution. Car il n’est pas vrai que le rêveur soit un solitaire ou un solipsiste, Lui aussi est en rapport phénoménal avec des consciences autonomes qui l’entourent, peu importe qu’il s’agisse d’hommes ou d’anges ou d’autres êtres. Cependant c’est un fait que la conscience éveillée ne saurait, dans ses rapports avec d’autres consciences, faire état d’un événement rêvé, tandis que l’inverse est fort possible (je puis en rêve continuer un entretien commencé « la veille » avec un collègue, tandis que le dialogue rêvé n’aura pas de suite après le réveil) (13). Seul [p. 205] l’éclaircissement phénoménologique de ces complications pourrait faire ressortir dans quel sens le terme d’intersubjectivité pourrait revêtir une signification précise pour le monde éveillé.
Quoi qu’il en soit, les analyses que nous venons d’esquisser, si incomplètes qu’elles soient, nous semblent avoir démontré la faiblesse de la thèse du caractère représentatif du rêve, sans pour cela effacer les différences ontologiques et transcendantales entre le rêve et la veille : quoi qu’en pense Prospéro, la veille n’est pas faite de la même étoffe que le rêve.
APPENDICE
Image et représentation
Nous avouons ne pas comprendre pourquoi Sartre, après ses excellents points de départ, s’efforce de ranger la représentation parmi les images. Car ce qui caractérise la conscience de l’image, c’est qu’elle nous représente deux objets, l’un étant l’écran à travers lequel I’autre apparaît. C’est ainsi qu’en regardant dans un musée le portrait équestre de Charles-Quint par le Titien, j’aperçois :
- L’illustre empereur dans un paysage qui comporte lui même trois dimensions, mais qui se trouve dans un autre espace que la salle du musée.
- Le tableau comme tel qui se trouve dans le même espace que moi.
- Enfin je puis me rendre compte du rôle d’écran ou de transparent que joue le tableau pour faire apparaître le personnage historique, (description fortement simplifiée, mais suffisante ici).
De même au théâtre, c’est l’acteur qui est l’objet de premier plan, mais que nous oublions au fur et à mesure qu’il réussit à faire apparaître le personnage qu’il joue (14). [p. 206]
Dans la représentation, un seul objet est donné (dans le mode de l’absence). Il n’y a absolument rien qui prétende jouer le rôle de premier plan ou d’écran. L’idée de vouloir rechercher dans le substratum psychique réel quelque chose qui serait destiné à nous faire apparaître l’objet nous paraît se heurter à une impossibilité phénoménologique.
Surtout ne croyons pas que des sensations quelconques pourraient jouer un rôle ici. Car le rapport entre la sensation et la perception est absolument différent de celui entre l’image et l’objet. D’ailleurs les sensations dont il pourrait s’agir ici ne vivraient elles-mêmes leur existence que dans le mode de la pure représentation, et seraient par conséquent dépourvues de réalité psychique.
Le travail de M. Fink, malheureusement resté inconnu en France (comme la plupart des travaux de l’ « Annuaire Phénoménologique ») a du reste déjà très bien dissipé la confusion entre « image » (Bild) et « représentation » (Vorstellung) .
Jean HERING.
NOTES
(1) Consulter surtout : Th. Conrad, Ueber Wahrnehmung und Vorstellung, (in Münchener Philosophishe Abhandlungen. offertes à Tb. Lipp. Leipzig. 191 J. p. 51-76) : Eug. Fiak, Vergegendaätigung und Bild (in Jahrbuch für Philolophie und phünomenologische Forshrung. tome XI. p. 239-309. Halle. 1930) : Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Paria. Gallimard, 1942.
(2) Ce qui caractérise en effet la conscience de l’image, c’est que deux objets lui sont donnés : l’objet présentant (un tableau, un acteur) et l’objet présenté (par exemple un paysage, un personnage de Racine). La représentation, au contraire, ne connaît qu’un seul objet (v. notre Appencice).
(3) Je peux évidemment faire des découvertes sur le chemin des recherches à priori, lorsque certains détails sont nécessairement exigés par d’autres. « Telle que je me représente cette fleur d’après tes description, elle doit être issue d’un oignon. » Mais. alors, ni la représentation, ni la perception ne sont fournisseuses de connaissance. Il s’agit d’une connaissance intellectuelle.
(4) Die erkenntnistheoretichen Grundlagen des Posivismus, (Les fondements épistémologiques du Positivisme), travail couronné en 1912 par l’Université Goettingue (imprimlé comme thèse de doctorat de Munich en 1913). L’auteur a repris cette étude sur une hase plus large dans l’Annuaire cité plus haut, note 1. tome Ill, p. 345-542.
(5) Il va sans dire que nous nous servons de ce terme par commodité seulement (et cum grano salis). Le rêve est tout aussi peu une image que n’importe quelle perception ou représentation. Une cathédrale rêvée es vue directement et non pas par l’intermédiaire d’une image. Je puis naturellement aussi en rêve contempler des imagea (portraits, photographies de paysages, etc.). Mais ce n’est pas le cas que nous envisageons ici : car il se caractérise pas le rêve comme tel.
(6) « Nous ne ppouvons percevoir et imasiner à la fois: il faut que ce soit l’un ou l’autre. » Sartre. c L’Eire el le Néant ~ (Paris, Gallimard, 1943). p. 316.
(7) T Nous profitons de l’occasion pour rappeler le livre paru anonyme de cet auteur, qui porte le titre : « La rêves et les moyens de les diriger » (Paris, 1867). Ce savant, un peu injustement oublié, a, pendant de longues années, décrit et dessiné (souvent en couleurs), ses rêves au moment du réveil, en général à plusieurs reprises durant la nuit. Tous ces matériaux n’ont pas, à notre connaissance, été publiés, mais ces dossiers ont permis à l’auteur d’y puiser des exemples d’un haut intérêt, et d’y exercer ses facultés d’observation et de réflexion qui méritent tout éloge par leur impartialité et leur sagacité. Cet ouvrage est donc d’un haut intérêt phénoménologique ; malheureusement la couverture, assez fantaisiste, ainsi que le choix un peu particulier de· l’unique illustration, l’une et l’autre sans doute imposées par l’éditeur, a peut-être écarté plus d’un lecteur sérieux.
(8) Beaucoup de phénoménologues, et Husserl en premier, parlent ici d’une conscience qui accorde la croyance à l’objet intentionnel (conscience thétique). Nous évitons cette terminologie dangereuse. Nous pensons, en effet, que la description phénoménologique révèle plutôt le contraire : c’est dans l’imagination, c’est-à-dire dans une espèce de représentation, que nous lui accordons son existence. Dans la perception éveillée ou rêvée nous n’avons ni la faculté de la lui donner, ni de la lui refuser.
(9) A. Maury, dans « Le sommeil et les rêves », Paris, 1878, cite entre autres l’exemple suivant. Avant de s’endormir il était demandé où se trouvait la ville de Mussidan, sans trouver de solution. En rêve, il rencontre un voyageur déclarant venir de cet endroit. Saisissant l’occasion de se renseigner, il lui demande dans quel département se trouve cette ville et reçoit la réponse (exacte) : « en Dordogne ». Il se demanda ensuite si la réponse sommeillait dans son subconscient ou non. Si intéressante que soit cette question, elle n’a naturellement rien à voir avec l’analyse phénoménologique des descriptive qui doit fournir elle-même les fondements de toute hypothèse psychologique possible.
(10) « Le sommeil et les rêves », Paris, Flammarion. 1911.
(11) Signalons toutefois, à ceux qui cherchent encore des critères sûrs pour distinguer les rêves de l’état de veille, un cas où le rapport réel avec le corps endormi se manifeste assez curieusement dans le cous des phénomènes rêvés : le rêveur affamé peut manger autant qu’il voudra sans être jamais rassasié ; cela tient évidemment au fait que la cause ontologique de la faim du rêveur (non perçue par lui) ne se trouve pas dans le corps qui l’accompagne dans ses rêves, mais dans celui qui dort. Le rêveur pourrait de ce fait conclure qu’il rêve.
(12) Ou désigne, en langage mathématique, par itération, la répétition d’une opération. L’addition est itérative : car on peut ajouter b à a, ensuite c à (a + b). etc… Au contraire, la solution d’une équation est un exemple d’une opération définitive non renouvelable.
(13) Nous n’ignorons pas que les métapsychistes connaissent de nombre cas, parfaitement authentiques, de « rêves vrais », où le dormeur peut entrer avec des personnes éveillées en des rapports d’intersubjectivité qui résistent à l’épreuve du réveil. Mais nous pensons qu’il y a ici quelque chose de plus qu’un rêve, quel que soit par ailleurs l’état physiologique du sujet (demi sommeil, sommeil normal, sommeil hypnotique, état de transe ou d’extase, etc.). Le fait que dans ce cas le dormeur accuse une tendance à se manifester au loin (fantômatiquement) n’est pas fortuit, mais pourrait se déduire transcendantalement de l’exigence d’une intersubjectivité « vraie ».
(14) Voir les excellentes descriptions sur le portrait, la caricature, le jeu de l’acteur, etc., dans J.-P. Sartre, L’Imaginaire, p. 30 suiv.
Il faut signaler que le phénoménologue polonais, Roman Ingarden très peu traduit en français mais dont la majorité des oeuvres ont paru en allemand, signale également l’apport de « l’alsacienJean Hering » dans un de ses écrits…