Jean Finot. Parmi les saints et les possédés. Extrait de la « Revue des Revues », (Paris), 15 septembre 1895, pp. 483-491.
Jean Finot [Jean Finckelhaus] (1858-1922). Journaliste et sociologue. Connu par ses positions radiales opposées à toutes formes de théories racistes, mais aussi par son militantisme dans la lutte anti-alcoolique. Quelques publications :
— Le Préjugé des races, Paris, L’alarme, 1906.
— L’Union sacrée contre l’alcoolisme, Paris, L’Alarme, 1910, 227 p.
— La Charte de la femme… suivie d’une enquête sur le vote politique des femmes en France, Paris, Publications de l’union française pour le suffrage des femmes, Paris, 1910
— L’Agonie et la Mort des races, Paris, La Revue, 1911, 141 p.
— Préjugé et Problème des sexes, Paris, F. Alcan, 1912, 524 p.
— Le Roi-alcol, Paris, 1915, L’alarme, 70 p.
— Saints, initiés et possédés modernes, Paris, E. Fasquelle, 1918, 345 p.
— L’Agonie et la Naissance d’un monde, Paris, Ernest Flammarion, 1918, 291 p.
— L’Atelier des gens heureux, Paris, La Revue Mondiale, 1922, 211 p.
— Sa Majesté l’Alcool, Paris, Plon-Nourrit, 1922, 86 p.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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PARMI LES SAINTS ET LES POSSÉDÉS
A mort si émouvante du Tsar Alexandre III a révélé à l’opinion européenne quelques faits touchants de la vie pieuse de la sainte Russie. On en a parlé depuis longtemps, on venait de la voir à l’œuvre. Les prières remplissant les églises, le peuple agenouillé invoquant la protection des saints de l’Évangile et, par-dessus tout, la personne imposante du thaumaturge, le père Ivan de Cronstadt, appelé près du lit du Tsar, afin de prolonger par ses prières la vie de l’auguste malade, quel spectacle de foi grandiose dans notre siècle réputé pour n’en avoir aucune !
Comment expliquer cette survivance du passé religieux, que certains nous présentent comme devant être l’état de l’Europe de demain ? Les uns n’y voient que les effets tout puissants d’une sorte de névrose populaire, les autres les bienfaits de la vieille culture russe, qui ne se laisse point entraîner par la civilisation pourrie de l’Occident. Il y en a enfin qui attribuent ce fonds de piété intacte à un manque d’instruction populaire.
Car si aucun peuple européen ne montre autant d’amour pour l’instruction publique, aucun aussi ne semble, sous ce rapport, plus arriéré que le paysan russe. Il suffit de dire que, d’après les calculs statistiques faits par M. Strannolioubsky, un pédagogue russe, la Russie n’aura une population sachant lire et écrire que dans deux cent cinquante ans. Mais, ajoute l’ingénieux auteur, pour que la Russie arrive à cet état bienheureux, il lui faudra fonder 3259 nouvelles écoles par an. Constatons du reste que ce chiffre n’est jamais, en réalité, atteint, et que par conséquent la Russie serait destinée à goûter les délices-du royaume des ténèbres, d’après la si pittoresque expression du comte Tolstoï, encore pendant plusieurs siècles (1). [p. 484]
Cet état de choses contribue sans doute pour beaucoup à l’éclosion et à la floraison des sectes religieuses en Russie. Ajoutons-y la misère extrême de la population, le bon sens admirable du peuple russe qui lui permet, sans l’aide des théoriciens, de découvrir ce qu’il y a d’injuste et de révoltant dans la vie ; la désillusion, causée par les lois et leurs exécuteurs et surtout cette tendance à sonder, à creuser les choses humaines jusqu’au point d’en découvrir toute la déception, toute l’amertume. Voilà les éléments de la culture du bacille sectaire qui monte et grandit au risque d’englober des millions d’âmes simples et sincères. La Russie a, à l’heure qu’il est, plus de sectes et surtout plus de saints et de thaumaturges que les autres pays réunis. Le schisme anglais, émietté en 250 sectes, ne peut point servir de comparaison. Les sectes anglaises ne diffèrent que de nom et disparaissent aussi vite qu’elles sont venues au monde. L’« Armée au ruban bleu » ou celle au « ruban rouge » ou <<- blanc M, l’« armée de l’Hosanna» ou celle « du roi Jésus » ne font en somme que mordre dans les flancs de l’Église établie. Les nuances qui les séparent se réduisent aux nuances des rubans figurant dans leurs bannières, à des tendances plus ou moins vagues et indéfinies, à peines perceptibles pour les fidèles de la chapelle séparatiste.
Il en est autrement avec le schisme russe. Commencé pour des subtilités formelles de religion, il a dégénéré avec le temps en une série de systèmes de plus en plus disparates. Les premiers raskolniks (les sectaires) ne demandaient qu’à faire le signe de la croix de gauche à droite et à ne se servir pour ce but que de l’index et du doigt du milieu (les adeptes de la religion orthodoxe le font avec trois doigts) ; leurs successeurs au XIXe siècle ont déjà échafaudé toute une série de systèmes moraux et religieux, qui bouleversent toutes nos doctrines éthiques et philosophiques.
Sur le terrain de la persécution religieuse, les révoltés primitifs ont singulièrement grandi. Il ne s’agit plus des mesquineries du signe de la croix ou de la place à accorder aux saintes images, mais des conceptions révolutionnaires de la, propriété, de la vertu, de la [p. 485] façon de vivre, des relations de l’individu avec l’État, de l’indépendance de la conscience, de la sainteté du mariage, des liens de paternité et de l’existence de la famille. Les sectaires russes sont devenus des millions et leurs systèmes embrassent toute la gamme de nos conceptions morales et religieuses, où le grotesque coudoie souvent le sublime.
Ajoutons que les longs siècles du christianisme ont glissé sur l’âme d’une partie de la population comme l’eau sur le marbre. Leur conscience primitive s’accorde toujours avec les vieux restes du polythéisme. Dans certaines campagnes russes, comme nous l’a appris une revue russe la Niediela, les paysans adorent encore plusieurs dieux : le père Mikolas, à côté du père Jésus, le père Christ à côté de la déesse Marie, etc. Dans une autre, comme nous le verrons plus loin, on apporte des offrandes au dieu du bétail et on implore la grâce du dieu des bonnes récoltes.
La variété disparate et les étrangetés des sectes échappent à toute analyse. Il ne rentre pas non plus dans le cadre de cette élude de refaire leur historique ou de rapporter leurs dogmes. Notre ambition vise moins haut. Nous voudrions tout simplement jeter quelques rayons de lumière sur les manifestations toutes récentes et complètement inconnues de cette piété populaire, qui intrigue au même degré les admirateurs et les détracteurs du peuple russe. Nous nous arrêterons surtout sur les doctrines qui ont eu une certaine répercussion sur la vie populaire et nous aident à mieux saisir la psychologie du peuple russe et l’origine de certaines théories tolstoïstes et autres, qui font des recrues dans le monde entier. Je me baserai sur des données que j’ai eu l’occasion de recueillir lors de mon dernier voyage en Russie, sur des protocoles et des procès judiciaires, des rapports de gouverneurs et des petits opuscules sectaires, inabordables au grand public.
Nous travaillerons en somme avec des matériaux et des données qui inspireront sans doute à un psychologue ou à un historien de demain un de ces volumes, plus fascinants et plus étranges que ne saurait l’être le roman le plus fantaisiste. Avant cependant d’étudier les vraies sectes avec leurs milliers ou centaines de milliers de croyants, observons de plus près les illuminés d’à côté, les apôtres sans disciples, les simples chercheurs de la vérité, en dehors de toute ambition et de toute préoccupation d’écoles.
I. — LES ILLUMINÉS EN DEHORS DES SECTES ET LEURS
EXPLOITEURS !
Car, à côté des sectes ayant leurs prophètes et une certaine organisation, presque chaque année voit éclore en Russie des schismes particuliers de courte durée. Là, un petit village se sent pris tout à coup d’ardeur religieuse, quitte les travaux des champs et passe ses journées à prier ou à suivre les commentaires de l’Évangile, que lui présente un paysan illuminé. Ailleurs, les femmes quittent leurs maris ; s’en vont [p. 486] dans les forêts avoisinantes où, dans le costume de la mère Ève, elles se livrent à des réflexions sur la bonté divine et sur les péchés humains.
Il y a à peine quelques mois qu’un garde forestier fut attiré vers une cabane située derrière le village de Schiriaïevka (gouvernement de Samara) par des cris et des gémissements qui remplissaient les alentours. Il s’approcha et un spectacle étrange s’offrit à ses yeux : trois femmes complètement nues pleuraient et priaient ! Leur maigreur les faisait semblables à des squelettes déjà entamés par les vers. On les amena par force dans le village, où une des femmes mourut.
Malgré les instances des paysans de la localité, la moribonde refusa d’admettre auprès d’elle le pope orthodoxe et ne voulut pas qu’on plaçât une croix à côté d’elle.
La police fit des recherches dans la forêt et finit par retrouver encore plusieurs autres femmes agonisant dans les mêmes conditions. L’enquête a relevé que toutes ces femmes avaient quitté le gouvernement de Viatka (arrondissement de Velikorietzk) afin d’aller expier les péchés de leurs semblables dans les montagnes de Zigoulaëf. Elles ne se nourrissaient que d’herbes et de fraises et ne faisaient que prier. Leur intention inébranlable était de mourir pour la plas grande gloire de Jésus-Christ !
Icône russe.
Toutes ces femmes ne faisaient partie d’aucune secte, n’admettaient pas d’ikones (images des saints) ni de popes. Elles se mettaient en rapport avec le Christ d’une façon plus directe, en se débarrassant de leurs vêtements, en vivant à l’état de nature, et en se nourrissant exclusivement des objets qu’on trouve sous ses pieds. De 30 à 40, femmes furent ainsi recueillies et renvoyées à leur domicile.
Les paysans des provinces baltiques, qui paraissent plus instruits que les paysans du midi russe, sont également victimes de cette aberration religieuse. C’est ainsi qu’on a découvert, il n’y a pas de cela bien longtemps, dans l’arrondissement de Pernov, le culte du dieu Tonn. Le dieu en question a pour mission de garantir le bétail de toutes sortes de maladies et les paysans, afin de gagner ses faveurs, allaient lui porter deux fois par an leurs offrandes. Une petite statuette du dieu Tonn se trouvait dans une écurie et là, les paysans réunis s’agenouillaient et priaient pour la santé de leurs vaches et de leurs chevaux. La police a-fini par découvrir ce culte prohibé, et a confisqué le bon dieu, au grand désespoir des habitants de la localité.
Dans l’arrondissement de Zourieff se promenait encore, il y a quelques semaines, un thaumaturge qui guérissait toutes les maladies à l’aide des sixième et septième livres de Moïse !
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Le tribunal de Kaschine (gouvernement de Tver) a jugé tout récemment un paysan, nommé Tvorojnikof, qui était arrivé grâce à ses propres réflexions, à se créer une religion pour soi et ses intimes. Après avoir travaillé six mois à Saint-Pétersbourg en qualité [p. 487] d’ouvrier et étudié la vanité des choses humaines, il est arrivé à la conclusion que la religion n’est qu’une invention des popes et qu’il suffit de croire pour gagner le salut éternel.
On lui intente un procès criminel. Sa mère et sa femme, appelées comme témoins, refusèrent de prêter serment, car le « serment n’est qu’une invention des hommes ». Tvorojnikof raconta d’une façon touchante le drame intérieur qui se passa dans son âme, ses doutes, ses souffrances et enfin, comment étant arrivé à la conclusion que « la foi seule guérit », il se sentit apaisé et heureux.
— Qu’ai-je fait, a-t-il demandé aux juges, pour être puni ? Que me voulez-vous ? Au lieu de m’envoyer en prison, expliquez-moi en quoi consistent mes erreurs. Commentez avec moi l’Évangile.
Mais ses vœux ne furent point exaucés. « L’expert religieux », qui n’est autre qu’un délégué du pouvoir ecclésiastique, M. Skvortzof, n’a pas cru digne de lui de discuter avec le paysan Tvorojnikof les bases de sa foi et le tribunal s’est vu forcé de condamner ce dernier à la prison.
Les annales criminelles russes sont pleines des méfaits de toutes sortes de Tvorojnikoff ! Ames simples et candides, ils rêvent le perfectionnement de l’homme sur terre, malgré les punitions rigoureuses dont la loi russe menace l’affranchissement de leurs consciences obscures, ou peut-être à cause de ces châtiments.
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De temps en temps, la soif de l’idéal, le mécontentement du présent dégénèrent en une série de suicides collectifs. Rappelons-nous la fameuse propagande du moine nommé Falaley, qui prêchait que l’homme n’a pas d’autre moyen de salut que la mort. C’était dans une forêt qu’il accueillait tous les malheureux et leur dévoilait le vide de la vie et le moyen de s’en débarrasser. La propagande porta ses fruits et les simples d’esprit qui entouraient le père Falaley décidèrent un jour d’en finir avec la « vie des péchés ».
Une nuit, quatre-vingt-quatre personne se réunirent dans un souterrain situé près de la rivière Pérévozinka et se mirent à jeûner et à prier. Les paysans entourèrent leur camp improvisé de paille et de morceaux de bois, prêts à mourir au premier signal donné. Une femme prend cependant peur de cette mort atroce, et se sauve pour prévenir l’autorité. La police arrive, mais un des croyants l’ayant aperçue de loin, se met à crier que l’Antéchrist en personne approche. Les pauvres illuminés mettent alors le feu autour de leur camp et meurent pour le Christ.
Une partie des fanatiques sauvés furent punis d’emprisonnement et de déportation. Un d’entre eux, Souchkoff, parvint à s’échapper et continua à propager la « vérité de Dieu ». Est-ce son éloquence, est-ce tout simplement le malheur et le désespoir du peuple, le fait est là : sa doctrine portait de tels fruits que, peu de temps après, une localité composée d’une soixantaine de familles se décide à mourir [p. 488] en masse. Cette fois-ci, le meurtre simple, le meurtre des croyants par t les croyants devait hâter la délivrance suprême. Le paysan Pétroff pénètre dans la maison de son voisin Nikitine, tue sa femme et ses enfants, et à partir de ce moment, promène sa hache sanglante à travers le village. Dans la grange de Ivane Botok, une douzaine de paysans attendent avec leurs épouses. Tour à tour, les hommes et les femmes mettent leurs tètes sur le billot et Pétroff poursuit l’œuvre de la délivrance. De là, il se rend dans une cabane paysanne où la mère avec trois enfants attendent les coups de hache de l’exécuteur divin. Brisé de fatigue, Pétroff met sa tête sur le billot et c’est Souchkoff qui lui rend le service de la lui enlever pour sa gloire éternelle.
La mort, telle que la rêvait Chadkine aux abords de l’année 1860, est sans doute encore plus stupéfiante. Il ne s’agit plus d’un coup de folie collective d’une durée passagère, mais des souffrances prolongées d’une mort atroce par les privations et la faim volontaire.
Chadkine prêchait dans le gouvernement de Permque, l’Antéchrist étant déjà arrivé, il ne restait plus qu’à s’enfuir dans les forêts et à mourir de faim. Arrivé dans un endroit perdu avec ses adhérents, il ordonna aux femmes de préparer les vêtements mortuaires et, lorsque tout le monde fut convenablement habillé pour recevoir dignement la mort, Chadkine leur indiqua que, pour obtenir cette grâce du ciel, il fallait rester douze jours et douze nuits sans eau et sans nourriture.
Les souffrances les plus terribles commencèrent alors pour cette assemblée d’illuminés. Les enfants, se tordant de douleur , remplissaient l’air de leur cris déchirants. Ils demandaient à manger, à boire. L’assistance et surtout Chadkine se montrèrent intraitables.
Un des malheureux, ne pouvant résister à toutes ces tortures, s’enfuit et Chadkine craignant l’arrivée de la police, décida de mourir sur le champ. On commença par tuer les enfants, puis on procéda au meurtre des femmes et des hommes. Lorsque la police accourut, elle ne put mettre la main que sur Chadkine et deux de ses apôtres, qui, en proie à leur paroxysme religieux, avaient oublié de mettre fin à leurs jours.
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Il suffit qu’une âme simple soit touchée par une idée plus ou moins lumineuse pour que la contagion gagne son entourage. La facilité suggestive du peuple russe tient du prodige. Il trahit sans doute ainsi sa préférence pour la vie intérieure, pour la vie des rêves. Qu’importe le contenu des visions qu’on fait miroiter devant ses yeux, pourvu qu’elles lui permettent de s’envoler vers un meilleur monde ; pourvu qu’il trouve quelque lien qui puisse le rattacher d’une façon plus tangible à la divinité ! Voilà sans doute aussi la raison pour laquelle tous ceux qui prêchent quelque apparition divine sur notre terre de larmes sont presque sûrs d’être suivis.
Une femme illettrée, nommée Klipikoff, s’est mise à annoncer, comme nous l’apprend la Petersbourskaia Gazeta (Juin 1895), la bonne [p. 489] parole : la divinité du père Ivan de Cronstadt. Les sourires incrédules de l’assistance se sont changés sous peu en une foi enthousiaste.
Mme Klipikoff a fait école. Une vingtaine de femmes prêchent ouvertement à Crônstadt la divinité du père Ivan, le thaumaturge, qui a beau se défendre des honneurs divins que les femmes affolées lui offrent à chaque occasion. D’après les prêtresses de ce culte « non reconnu », le père Ivan n’est autre que le Sauveur lui-même qui se cache devant les « antichristi » (antichrétiens), c’est-à-dire devant les popes et les autorités. Les « converties » à la nouvelle doctrine s’agenouillent et prient devant le portrait du père Ivan qu’elles placent à côté de celui de la Mère divine. Les « fidèles » tombent à genoux devant les objets lui appartenant et rendent des honneurs divins à ses fourrures, à ses chapeaux. Le vieux thaumaturge, tout en manifestant son désespoir devant l’idolâtrie dont il est l’objet, se laisse faire quand même. Un des journaux locaux raconte ainsi une pieuse cérémonie qui a eu lieu tout récemment dans une des maisons meublées où se logent à Cronstadt les pèlerines, qui y affluent de tous les coins de la Russie. Le père Ivan, qui y est arrivé pour faire le service divin, a daigné donner sa bénédiction aux trois verres de thé que la patronne lui a présentés. Le thaumaturge partie la patronne de l’établissement a eu soin de répartir, contre de modestes offrandes, le contenu du liquide entre toutes les fidèles.
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Il y a cependant des cas où, au lieu de s’agenouiller devant les chapeaux des thaumaturges ou de se suicider, les illuminés travaillent pour leur salut éternel en apportant comme offrande le corps de leur prochain.
Le tribunal de Kazan a eu à juger, au commencement de l’année, 1895, un cas terrible de l’un de ces meurtres religieux. Les habitants du village Stara-Moultana ont suspendu par les pieds un nommé Matiounine qui, en qualité de mendiant, traversait souvent leur village et, après l’avoir saigné, ils ont bu et mangé son sang.
Les tribunaux russes ont du reste enregistré une série de procès ayant pour objet les meurtres religieux. Rappelons les procès si tragiques d’Anna Kloukine, qui a offert à Dieu le corps de sa fille unique, jeté préalablement dans un four allumé et celui de Kourtine, qui tua son fils de sept ans afin de se faire pardonner ses péchés mortels.
Le vague souvenir d’Abraham, qui a fait une offrande de son fils unique, enfin la conviction que l’Antéchrist, « né d’une fille dépravée juive de naissance », traverse le monde à la recherche des âmes chrétiennes, voilà, les motifs les plus palpables de ces meurtres dont les causes réelles gisent dans le mécontentement de la vie et l’obscurité v d’âme des pauvres paysans russes.
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Les sentiments religieux, vrais ou faux, sont tellement dans l’air que [p. 490] toute une classe nombreuse de la société arrive facilement à gagner sa vie, rien qu’en faisant appel à la piété du peuple.
C’est ainsi que les pèlerins et les thaumaturges qui traversent la Russie trouvent toujours, non seulement un gîte gratuit, mais aussi de quoi faire fortune. Leur nombre devient de plus en plus imposant et le chiffre de leurs gains se solde par des sommes tout à fait invraisemblables.
La piété et la croyance aux miracles, qu’ils répandent à travers la Russie, ont quelquefois leurs bons et leurs mauvais côtés. Il y a des villes comme Cronstadt. qui, peuplée jadis d’ivrognes, s’est transformée en une sorte de ville sainte où on ne jure que par les faiseurs de miracles. Outre le père Ivan, qui a su se créer une réputation à part et qui est vénéré par toute la Russie pieuse, il y a des centaines d’autres pèlerins qui, venus à Cronstadt presque inconnus, ont pu s’y créer une réputation universelle.
Relevons avant tout le nom du staretz (vieillard) Antoine. Établi à peine depuis trois à quatre ans, Antoine y a déjà gagné une fortune considérable. Dans une interview que le staretz a eue, en 1894, avec un correspondant d’un grand journal de Saint-Pétersbourg, il a avoué avoir pu envoyer à son fils environ 70.000 roubles (200.000 francs.) Sa popularité attire vers lui des représentants de toutes les classes sociales. On s’inscrit d’avance, et on prend des numéros comme chez un médecin en vogue. On attend quelquefois de dix à quinze jours avant d’arriver à voir le saint visage du staretz. A St-Pétersbourg, dont une partie de la population est moitié xxe et moitié XVIe siècle, le staretz a eu un succès fou. Les salons se le sont formellement arraché. Cajolé et dorloté, le staretz étalait ses haillons dans les voitures des femmes mondaines et le peuple, attendri devant le spectacle de sa sainteté reconnue, lui faisait des ovations enthousiastes. Son voyage de St-Pétersbourg à Cronstadt fut une procession triomphale. La foule se pressait autour de lui et le staretz poussa la hardiesse jusqu’à se promener les pieds nus, malgré la défense expresse de la police. Il finit cependant par exaspérer les gardiens de la loi et, un beau jour, il fut expédié aux frais du gouvernement, dans les pays lointains.
Cronstadt, cette ville sainte entre toutes, compte à l’heure qu’il est environ 200 staretz. Les plus connus parmi eux sont les quatre frères : Ilarion, Jacques, Ivane et Wasia Triasogolovy (Triasogolovy veut dire : celui qui fait constamment des mouvements de tête).
La clientèle, qui ne venait jadis à Cronstadt que pour le père Ivan, est devenue de beaucoup plus considérable. Seulement, elle est partagée entre les nombreux saints de la ville. Tel le père Wasily, dont les miracles deviennent de plus en plus glorieux. Une célébrité dans son genre est le frère Jacques, qui exorcise les démons.
Voici qui jette une curieuse lumière sur ses procédés.
Une femme s’est présentée chez le frère Jacques, en le priant de la débarrasser de nombreux esprits qui auraient, paraît-il, pris possession de son âme. En présence de leur nombre, le frère Jacques [p. 491] a cru nécessaire d’avoir recours à des moyens plus énergiques. Il s’est mis donc à cribler de coups la pauvre femme. La victime du thaumaturge poussa des plaintes féroces. La chose se passant dans un hôtel où le frère Jacques avait établi sa résidence, les domestiques veulent intervenir pour mettre fin aux souffrances de la pauvre « possédée ». Mais le frère Jacques, tout entier à son inspiration, continue l’abatage des démons. La femme, au bout de ses forces, casse les vitres et saute par la fenêtre. Les voisins accourent de tous les côtés et le frère Jacques, se tournant vers le peuple qui entoure l’hôtel, prophétise qu’on viendra. le chercher sous peu. En réalité, la police arrive et met au violon le saint exorciseur ! La foule émue se disperse à travers la ville, pleine d’admiration pour le frère Jacques qui, non seulement tient tête aux mauvais esprits, mais prévoit d’avance le mal dont ils le frapperont !
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A côté des vrais illuminés, il y a quantité d’escrocs qui exploitent la crédulité populaire. Tel le fameux pèlerin Nikodimus, qui traversa la Russie l’année dernière, semant sur sa route de nombreux miracles. La police a fini cependant par découvrir que le staretz Nikodimus n’était autre que le célèbre malfaiteur Kevork-Ivan-Ogla, qui avait su s’échapper de sa prison.
Nikodimus était du reste meilleur que sa réputation. Doux et clément, il pratiquait l’absolution des péchés en gros pour des sommes relativement minimes. Pour 20 à 100 roubles (50 à 250 francs) il assurait le pardon éternel à des villages entiers. Il n’y avait, en somme, qu’un épicier qui eût eu à se plaindre de Nikodimus. Celui-ci lui a payé jusqu’à 125 francs pour l’absolution de ses péchés personnels. Disons, en faveur de Nikodimus, que les épiciers ne comptent pas en Russie, de même que chez nous, parmi les industriels les plus populaires.
Tel cordonnier sans clientèle quitte son village natal et s’en va à travers le pays en qualité de staretz, tel « officier de santé », à qui la médecine ne procure pas de quoi vivre, s’établit thaumaturge, et en cette qualité, s’enrichit bien vite.
Le gouvernement russe fait son possible pour combattre cette sorte d’hystérie populaire. Lorsqu’un staretzdevient trop célèbre ou plutôt trop inquiétant, on se débarrasse de lui en l’expédiant tout simplement dans des gouvernements plus éloignés. Mais à la place d’un staretz disparu, il y en a de suite dix nouveaux. Le flot monte et l’énergie de la police devient impuissante pour l’arrêter. Sous l’auréole des persécutions, les sectaires et les staretz agissent d’une façon enivrante sur l’imagination populaire. Le gouvernement finira sans doute par revenir sur son système de persécutions et laissera le soin de les combattre au bon sens populaire et à l’instruction de l’avenir.
JEAN FINOT.
Notes
(1) Certains faits empruntés à la vie russe tendraient à donner raison à M. Strannolioubsky. Le nombre des bibliothèques publiques, par exemple, est relativement, en Russie, bien au-dessous de ce qu’il est dans tous les pays civilisés.
D’après la curieuse étude de Roubakine sur le « public russe qui lit » (Saint-Petersbourg, Popoff. 1895), la Russie n’a que 600 bibliothèques pour ses 80 millions d’habitants européens. La Suède en avait en 1879. 1880, la Suisse plus de. 2.000. La Nouvelle-Zélande, où l’anthropophagie fleurissait encore il y a quarante ans, avait en 1891 environ 400 bibliothèques pour 650.000 habitants
L’avenir pourra cependant donner un démenti éclatant à toutes les prévisions pessimistes. Le peuple russe a, au point de vue de la diffusion de la civilisation, un avantage imposant : c’est son amour pour les livres et pour l’instruction. C’est, du reste, un des phénomènes les plus curieux et les plus sympathiques de la vie russe. Là où le gouvernement a autorisé l’organisation de conférences ou de bibliothèques populaires, les paysans, faute d’argent, apportent, [p. 484] qui quelques mesures de blé, qui des œufs ou quelques chemises faites par leurs femmes, au profit de la bibliothèque ou des salles de conférence. Les communautés paysannes (47, par exemple, dans le gouvernement de Samara) décident à souhait la fondation de bibliothèques au prix des plus grands sacrifices. Les riches particuliers prennent à cœur d’aider le peuple dans cette direction et les dotations affluent. A. Tamboff, un philanthrope, Narischkine, amis 200.000 roubles au service des conférences populaires et des milliers d’auditeurs se pressent dans la salle pour apprendre la valeur des poésies de Koltzoff ou le mal que les Tatars ont fait à la Russie. Les conférenciers populaires signalent du reste de partout l’empressement du peuple à suivre les « cours », indépendamment de leur contenu, Ce qui pourra être utile à cette tâche, c’est sans doute l’édition des livres populaires à bon marché. On publie en Russie tous les ans environ 20 millions de livres à 5 copek (12 1/2 centimes). On conçoit facilement que, le gouvernement aidant, la Russie pourra, au bout d’un certain nombre d’années, arriver à un degré de civilisation que ne soupçonnent point ses détracteurs d’aujourd’hui.
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