James Sully. Etude sur les rêves. Article extrait de la « Revue scientifique de la France et de l’Etranger – Revue des cours scientifiques », (Paris), 3e série, 3e année (deuxième semestre), n°13, 23 septembre 1882, pp. 385-395.
Cité par Freud dans son ouvrage La Science des rêves. On peut dire que Sully fut un précurseur de Freud dans l’interprétation des rêves. En analysant ses propres rêves, il a, avec une entière franchise, nommé, par exemple, les facteurs pulsionnels infantiles régressifs, proches de la psychose, de la formation du rêve. Il s’est approché dans certaines formulations de la théorie de l’accomplissement de désir. Etc…
James Sully (1842-1923). Psychologue anglais. Fondateur du Laboratoire de psychologie expérimentale au University College de londrès en 1869, et l’un des fondateurs de la British Psychological Society en 1901.
Quelques publications :
— Les illusions des sens et de l’esprit. Paris, Félix Alcan, 1882. 1 vol. Nombreuses rééditions.
— Le pessimisme (Histoire et critique). Traduit de l’anglais par MM. Alexis Bertrand et Paul Gérard. Paris, Germer Baillière et Cie, 1882. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— The Teacher’s Handbook of Psychology. On the basis of « Outlines of psychology ». London, Longmans, Green & Co, 1886. 1 vol.
— Etudes sur l’enfance. Traduit de l’anglais par A. Monod. Précédé d’une préface de G. Compayré. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol.
Les [p. colonne] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. –Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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PSYCHOLOGIE
Étude sur les rêves (1).
Influence des excitants extérieurs. — Pendant le sommeil, les yeux sont fermés, et, par suite, l’action de la lumière extérieure sur la rétine est empêchée. Pourtant on trouve que, même dans ces circonstances, toute lumière très vive brusquement introduite est capable d’exciter les fibres optiques et d’affecter la conscience. La forme la plus commune de ce phénomène, c’est l’effet produit par un brillant clair de lune ou par les rayons du soleil levant. Krauss raconte à ce sujet une histoire amusante : à l’âge de vingt-six ans, en se réveillant un matin, il se serait surpris à étendre les bras vers ce que son rêve lui faisait voir comme l’image de sa maîtresse. Quand il se fut tout à fait éveillé, il trouva que cette image se confondait avec la pleine lune. Il est fort possible, comme le fait remarquer Radestock, que les rayons du soleil ou de la lune soient responsables, dans plus d’un cas, de ces rêves de gloire céleste auxquels les personnes d’un tempérament fortement religieux passent pour être sujettes.
Les sons extérieurs, quand ils ne suffisent pas à réveiller le dormeur, s’incorporent facilement dans ses rêves. Le tic-tac d’une montre, la sonnerie d’une pendule, le bourdonnement d’un insecte, le chant d’un oiseau, le bruit de la pluie, sont des excitants ordinaires de la fantaisie dans le rêve. M. Alf. Maury nous dit, dans son intéressante exposition des expériences auxquelles il se soumit pour déterminer les effets de [p. 385, colonne 2] l’excitation extérieure sur l’esprit pendant le sommeil, que, quand on faisait vibrer une paire de pincettes à son oreille, il rêvait de cloches, de tocsin et des événements de juin 1848 (2). Il est probablement arrivé à la plupart d’entre nous de s’endormir, non sans impolitesse, pendant que quelqu’un lisait, et d’apercevoir en rêve des images suggérées par les sons, qui sont encore distinctement entendus. Scherner cite l’histoire amusante d’un jeune homme à qui l’on permettait de murmurer son nom à l’oreille d’une maîtresse cruelle, pendant qu’elle dormait : celle-ci en contracta l’habitude de rêver à lui ; d’où résulta, dans les sentiments de la dame, un heureux changement (3).
Les deux sens inférieurs, l’odorat et le goût, semblent jouer un rôle moins important dans la production des illusions du rêve. Radestock dit que l’odeur des fleurs, dans une chambre, conduit facilement à des images visuelles de serres chaudes, de boutiques de parfumerie, et ainsi de suite ; et il est probable que le contenu de la bouche peut parfois exciter l’organe du goût et donner ainsi naissance aux rêves correspondants. Comme le fait remarquer Radestock, ces sensations inférieures ne font généralement pas connaître leur qualité à l’esprit du dormeur. Elles se transforment tout de suite en perceptions visuelles, au lieu de perceptions d’odorat ou de goût. En d’autres termes, le rêveur ne s’imagine pas qu’il sent ou goûte un objet, mais qu’elle voit.
Le contact des objets avec l’organe du tact est une des causes les mieux reconnues du rêve. M. Maury trouva que, quand on lui chatouillait les lèvres, sa fantaisie lui faisait interpréter cette impression comme celle d’un emplâtre qu’on lui arracherait de la figure. Une pression inusitée sur une partie quelconque du corps, par exemple le contact d’une [p. 386, colonne 1] personne qui dort avec vous, donne lieu à une variété bien déterminée de rêve. Nos propres membres peuvent produire sur notre imagination, dans le rêve, l’effet de corps étrangers, lorsque, par suite d’une pression, ils se trouvent partiellement paralysés. Ainsi je me réveillai un jour au milieu d’un rêve désagréable, où je me sentais serrant la main d’une personne dans mon lit, et je me demandais avec angoisse, dans les conjectures les plus effrayantes, qui cela pouvait être. Quand je me trouvai complètement éveillé, je découvris que j’étais resté couché sur le côté droit, serrant avec la main gauche le poignet du bras droit que la pression du corps avait rendu insensible.
Il faut rapprocher de ces excitations par pression celles du mouvement musculaire, empêché ou non. Nous n’avons pas besoin d’entamer la difficile question de savoir jusqu’à quel point le « sens musculaire » est lie à l’activité des nerfs moteurs, et dans quelle mesure il dépend des fibres sensitives attachées aux tissus musculaires ou adjacents. Nous nous contenterons de dire qu’un mouvement réel, la résistance opposée à une tentative de mouvement, une simple disposition au mouvement, résultant d’un excédent d’énergie motrice ou d’une sensation de malaise, et de fatigue dans la partie à mouvoir, tout cela se fait connaitre à l’esprit d’une manière ou d’une autre, alors même que nous sommes privés du secours de la vision. El ces sentiments de mouvement, empêché ou non, sont les points de départ fréquents de nos rêves. Ce serait une grave erreur de croire que les rêves sont construits avec les sensations purement passives de la vue et de l’ouïe. Une observation minutieuse montrera que dans presque chaque rêve nous croyons nous mouvoir au milieu des objets que nous percevons, ou faire effort, pour nous mouvoir, contre quelque pesant obstacle qui nous arrête. Nous connaissons toutes les formes ordinaires du cauchemar, où nous faisons des efforts désespérés pour échapper à un mal qui nous menace ; et ces effets de rêve viennent souvent, à ce qu’on peut supposer, d’une sensation d’effort dans les muscles, laquelle tient à un arrangement maladroit des membres pendant le sommeil. L’illusion, commune dans le rêve, qui consiste à se sentir tomber dans au fond d’un abime immense, est attribuée par Wundt, non sans raison, à une extension involontaire du pied du dormeur.
Action des excitants internes. — Passons maintenant des excitants situés au dehors de l’organisme aux excitants situés à l’intérieur des régions périphériques des organes des sens. J’ai déjà parlé de l’influence des sensations subjectives de la vue, de l’ouïe, etc., sur les illusions de la veille ; il faut maintenant ajouter que ces sensations jouent un rôle important dans le rêve. Jean Müller insiste beaucoup sur la part que prennent les spectres oculaires à la production des rêves. Comme il le fait observer, les apparences de rayons lumineux, surfaces lumineuses, nuages lumineux, etc., dues à des changements dans la pression du sang de la rétine, ne se manifestent clairement que quand les yeux sont fermés et que se trouve supprimé l’effet plus puissant du stimulus extérieur. [p. 386], colonne 2] Ces spectres subjectifs arrivent au premier rôle dans le sommeil et donnent naissance à ce que M. Maury appelle des « hallucinations hypnagogiques » ; c’est là ce qu’il considère (après Gruithuisen) comme le chaos d’où émerge le monde du rêve (4). Il est à peu près certain que c’est le point de départ de ces rêves pittoresques où figurent une multitude d’objets brillants, tels que des oiseaux magnifiques, des papillons, des fleurs ou des anges.
Que les images visuelles du rêve impliquent souvent l’action des régions périphériques de l’organe de la vue, c’est ce que semble prouver un fait singulier : elles persistent parfois après qu’on s’est éveillé. Spinoza et Jean-Paul Hichter ont tous deux fait l’expérience de ce phénomène. Un fait plus probant encore, c’est que les images du rêve peuvent produire sur la rétine un effet de fatigue. Le physiologiste Gruithuisen eut un rêve où figurait surtout une flamme violette ; celle-ci laissa derrière elle, aprés qu’il se fut éveillé et pendant un temps appréciable, l’image complémentaire d’une tache-jaune (5).
Les sensations subjectives de l’ouïe paraissent causer bien moins fréquemment les illusions du rêve que les sensations visuelles correspondantes. Pourtant le grondement précipité que produit à l’oreille la circulation du sang est probablement un point de départ assez fréquent pour le rêve. Pour les sensations subjectives d’odeur et de goût, il y a peu de chose à dire. D’autre part, les sensations subjectives dues à des changements dans la condition de la peau sont très souvent la cause excitatrice du rêve. Les variations dans l’état de tension de la peau amenées par un changement de position, les troubles de la circulation, le rayonnement de la chaleur sur la peau, les pertes de chaleur, les altérations chimiques, voilà ries causes qui donnent lieu à une multitude de sensations familières, en y comprenant celles de chatouillement, de démangeaison, de brûlure, etc. ; et les effets de ces sensations se retrouvent facilement dans nos rêves. C’est ainsi qu’un changement des draps du lit, qui laisse à découvert une partie du corps, provoque fréquemment des rêves désolants. Le dormeur qui a froid aux pieds croit marcher sur la neige ou la glace. D’autre part, si le pied froid touche par hasard une partie chaude du corps, nous nous représentons à nous-mêmes, dans la fantaisie du rêve, marchant sur la lave brûlante, et ainsi de suite.
Ces sensations de la peau nous amènent naturellement aux sensations organiques en général, c’est-à-dire aux sensations qui tiennent à des changements dans la condition des organes du corps. Nous y comprenons celles qui naissent à propos des processus de la digestion, de la respiration el de la circulation, ainsi que de la condition où se trouvent les divers organes selon leur état de nutrition, etc. Pendant la veille, ces sensations organiques se fondent pour la plupart ensemble, formant, comme sens vital, un arrière-fond [p. 387, colonne 1] obscur pour la conscience claire et discriminative, et ne s’avançant jusqu’à cette région de la conscience claire que lorsqu’elles sont d’une nature très exceptionnelle, quand elles résultent, par exemple, d’un trouble de la respiration ou de la digestion, ou encore quand nous faisons un effort spécial d’attention pour les distinguer (6). Mais quand nous sommes endormis, et que les fenêtres de la perception extérieure sont fermées, elles deviennent plus nettes et jouent un plus grand rôle. Les centres qui ne sont plus appelés à réagir sur des excitations venues du dehors de l’organisme sont libres de réagir sur celles qui viennent de ces replis secrets. Et même ces sensations organiques jouent un rôle si important dans le drame du rêve, que quelques auteurs sont disposés à les considérer comme la grande cause du rêve, sinon la seule. C’est ainsi que pour Schopenhauer les rêves sont provoqués par des impressions des régions internes de l’organisme que reçoit le système nerveux sympathique (7).
Il n’est guère nécessaire de multiplier les exemples des effets de ces sensations organiques sur nos rêves, Parmi les excitants les plus habituels du rêve, il faut compter les sensations qui tiennent à une difficulté de la respiration, laquelle est due à l’air renfermé de la chambre ou à la pression des draps du lit sur la bouche. J. Börner a recherché l’influence de ces circonstances en recouvrant des draps du lit la bouche et une partie des narines de personnes profondément endormies. Il en résultait un ralentissement de la respiration, une congestion de la face, des efforts pour rejeter les draps, etc. Réveillé, le dormeur déclarait qu’il avait eu un cauchemar, où un animal horrible semblait peser sur lui (8). L’irrégularité des mouvements du cœur doit être une cause fréquente de rêves. Il est assez probable que l’illusion du vol, commune dans le rêve, provient de désordres dans les mouvements de la respiration et de la circulation.
De même, les effets de l’indigestion, et plus particulièrement des troubles stomachiques sur les rêves, sont trop bien connus pour qu’il soit nécessaire d’en donner des exemples. Il suffira de faire allusion au rêve fameux dont Hood retrouve l’origine dans un souper un peu trop prolongé. On sait que les variations dans l’état des organes de la sécrétion influencent nos rêves d’une infinité de manières.
Enfin, il faut remarquer que le mal dont souffre une partie quelconque de l’organisme est sujet à engendrer, dans le rêve, les images appropriées. C’est ainsi que de légers désordres qui arriveraient à peine à la conscience à l’état de veille, se font sentir pendant le sommeil. Un commencement [p. 387, colonne 2] de mal de dents, par exemple, a pu vous faire croire qu’on vous les arrachait (9).
Les exagérations du rêve. — Cette- interprétation de la sensation pendant le rêve est toujours une exagération (10). Les causes excitatrices de la sensation de malaise, par exemple, sont toujours absurdement exagérées. La raison en parait être que, par suite de l’état de l’esprit pendant le sommeil, la nature de la sensation n’est pas clairement reconnaissable. Même dans le cas d’impressions extérieures familières, comme la sonnerie d’une pendule, il semble qu’il faille renoncer à cette simple réaction par laquelle l’attention, à l’état de veille, distingue et classe instantanément une impression sensible. Dans le sommeil comme dans l’état hypnotique artificiellement produit, les différences légères de qualité entre les sensations ne sont pas clairement reconnues. L’activité des centres supérieurs qui prennent part aux opérations délicates de la distinction et de la classification se trouvant singulièrement réduite, l’impression, on peut le dire, parait devant la conscience comme quelque chose de nouveau et d’étranger. Et de même que, dans la veille, les sensations nouvelles agitent l’esprit, comme nous l’avons vu, et conduisent ainsi à une exagération dans la façon de les Interpréter, ainsi nous voyons ici que ce qui est peu familier trouble l’esprit et le rend incapable d’attention calme et d’interprétation exacte.
Cette impuissance à reconnaitre la nature réelle d’une impression paraît surtout dans le cas des sensations organiques. Comme je l’ai fait remarquer, celles-ci constituent pour la plupart, pendant la veille, une masse indistincte de sentiment obscur, que nous percevons seulement comme l’état mental du moment. Et dans les cas fort rares où nous faisons attention à l’une d’elles séparément, que ce soit à cause de son intensité exceptionnelle ou par suite d’un effort extraordinaire d’attention discriminative, nous ne la percevons, nous n’en reconnaissons l’origine locale que fort vaguement. De là vient que, pendant le sommeil, ces sensations provoquent des erreurs bizarres d’interprétation.
La localisation d’une sensation corporelle pendant la veille revient à la combinaison d’une image visuelle et tactile avec la sensation. Ainsi lorsque, ayant mal aux dents, je reconnais un élancement comme venant d’une certaine dent, c’est que je me représente les sensations actives et passives que me donneraient le toucher et la vue de cette dent. En d’autres termes, la sensation évoque instantanément une image mentale composée, qui correspond exactement à une perception visuelle. Ceci s’applique aussi à l’interprétation dans le rêve ; l’interprétation s’effectue à l’aide d’une image visuelle. Mais, comme la sensation n’est que très vaguement reconnue, cette image visuelle ne correspond pas à la partie du corps [p. 388, colonne 1] dont il s’agit. Au lieu de cela, la fantaisie du rêveur construit quelque image visuelle qui ressemble vaguement à la vraie, et qui se trouve être généralement, sinon toujours, une exagération de celle-ci au point de vue de la grandeur extensive, etc. Par exemple, une sensation qui naît d’une pression sur la vessie, se rattachant vaguement à la présence d’un liquide, évoque l’image d’un déluge.
Ce mode d’interprétation propre au rêve a été érigé par quelques auteurs en mode typique, sous le nom de « symbolisme du rêve ». C’est ainsi que Scherner, dans son ouvrage intéressant, quoique un peu fantaisiste, Das Leben des Traumes, soutient que les diverses régions du corps se présentent régulièrement à l’imagination dans le rêve sous la forme symbolique d’une construction ou d’un groupe de constructions ; le mal de tête, par exemple, suscite l’image d’araignées sur le plafond ; les sensations intestinales évoquent l’image d’une allée étroite, et ainsi de suite. Les théories de ce genre sont évidemment l’exagération de ce fait, que la localisation de nos sensations corporelles pendant le sommeil est nécessairement imparfaite.
Dans bien des cas, l’image évoquée ne présente, du côté objectif, aucune ressemblance avec celle de la région du corps ou de la cause excitatrice de la sensation. Il faut alors en chercher l’explication dans l’aspect subjectif de la sensation et de l’image mentale, c’est-à-dire dans leur qualité émotionnelle, en tant que produisant le plaisir ou la douleur, l’inquiétude ou le repos, etc. Il faut même remarquer que, dans le sommeil naturel, tout comme dans l’état qu’on con nait sous le nom d’hypnotisme, si les différences de qualité spécifique dans les impressions des sens échappent, du moins la distinction en gros du plaisir et de la douleur ne s’efface jamais. A vrai dire, c’est le côté émotionnel et subjectif de la sensation qui s’impose uniformément à la conscience. Dès lors il s’ensuit d’une manière générale que les sensations du sommeil, soit externes ou internes, soit organiques, s’interpréteront par ce que G.-H. Lewes a appelé une « analogie de sentiment », c’est-à-dire par une image mentale ayant un caractère, une couleur de parenté émotionnelle.
Les hallucinations du rêve. — Du côté physique, ces hallucinations répondent à des excitations cérébrales, centrales ou automatiques, qui ne tiennent pas à des mouvements transmis de la périphérie au système nerveux. Parmi ces excitations, quelques-unes paraissent directes et dues à des influences inconnues exercées par l’état de nutrition des éléments cérébraux, ou par l’action, sur ces éléments, du contenu des vaisseaux sanguins.
Effets de l’excitation centrale et directe. — Qu’une influence de ce genre suscite un grand nombre de rêves, c’est ce qu’on peut considérer comme à peu près certain. Tout d’abord, il semble impossible d’expliquer toutes les images du rêve comme des phénomènes secondaires enchaînés par les liens de l’association aux sensations dont nous venons de parler. Quelque fins, quelque invisibles que puissent être [p. 388, colonne 2] les fils qui tiennent réunies nos idées, ils nous expliqueront difficilement l’abondance et la variété pittoresque des images du rêve. Ensuite, nous pouvons dans certains cas conclure avec une presque certitude que l’image du rêve est due à une excitation centrale de ce genre. L’habitude que nous avons de rêver aux événements les plus émouvants, aux peines et aux plaisirs du jour précédent, paraît montrer que quand les éléments cérébraux sont prédisposés à un certain genre d’activité, comme ils le sont après avoir été occupés quelque temps à ce travail particulier, ils se trouvent sujets à être excités par un stimulus agissant directement sur eux pendant le sommeil. S’il en est ainsi, il est assez probable que beaucoup de ces images, en apparence effacées, de lieux et de personnes, qui reviennent avec tant de netteté dans les rêves, sont suscitées par un genre de stimulation qui est, pour la plus grande partie, particulier au sommeil. Je dis « pour la plus grande partie », parce que, même pendant la veille, il nous arrive parfois, dans nos beures de nonchalance et de paresse, de voir revenir, comme par un mouvement spontané de leur part, et sans qu’on puisse découvrir un jeu quelconque d’association, des idées qu’on croyait ensevelies dans l’oubli.
Il sera peut-être bon d’ajouter que cette résurrection subite d’impressions antérieurement reçues par le cerveau comprend non seulement les perceptions réelles de la veille, mais aussi les idées fournies par autrui, les fantaisies de la fiction, et même les images que notre propre fantaisie, à l’état de veille, a coutume de créer elle-même. Nos conjectures de tous les jours sur l’avenir, la communication que nous font les autres de leurs pensées, de leurs espérances et de leurs craintes, tout cela donne naissance à une multitude d’images vagues et fugitives, dont l’une quelconque peut se représenter distinctement pendant le sommeil (11). Ceci jette de la lumière sur ce fait curieux que nous rêvons souvent à des situations et à des événements tout à fait différents de ceux de notre vie individuelle. Ainsi, par exemple, une des fantaisies habituelles du rêve, ridée que nous volons au milieu des airs, la création de ces formes monstrueuses que la terreur du cauchemar amène à sa suite, tout cela semble se rapporter à l’action passée de l’imagination à l’état de veille. Imaginer, en regardant un oiseau, qu’on vole soi même, c’est là une fantaisie qui doit être assez ordinaire, surtout dans l’enfance, et les images de monstres horribles et surnaturels nous ont toujours été fournies, à un moment de notre existence, par les nourrices ou par les livres.
Excitation centrale et indirecte. — A côté de ces excitations centrales et directes, il y en a d’autres qui peuvent s’appeler, par opposition, indirectes, et qui tiennent à [p. 389, colonne 1] quelque influence antérieure. C’est là, sans aucun doute, le cas d’un très grand nombre d’images dans le rêve. Il doit naturellement y avoir quelque excitation primordiale du cerveau, que ce soit le résultat d’une stimulation présente et périphérique ou de celle qu’on a appelée centrale et spontanée ; mais, une fois donné ce premier anneau de la chaine imaginative, tous les autres peuvent venir s’y ajouter en foule sous l’influence des forces de l’association ; on peut même avancer sans crainte que c’est là, pour la plus grande partie, l’origine de la matière de nos rêves.
Incohérence des rêves. — Tout d’abord, considérons le rêve par le côté où il paraît sans règle et sans loi, et voyons si nous pouvons trouver dans ce labyrinthe un fil conducteur. Dans tous les rêves moins laborieusement ordonnés, où les visions et les sons paraissent se succéder dans la course la plus désordonnée (genre de rêve qui appartient sans doute aux moments de plus profond sommeil), l’esprit peut être considéré avec certitude comme purement passif, et le mode de succession peut être rapporté à l’influence de l’association, embrouillée par l’intervention toujours répétée d’impulsions initiales nouvelles, à la fois périphériques et centrales. Ce sont les rêves où nous avons conscience d’être absolument passifs, soit que nous nous trouvions spectateurs de quelque scène étrange, soit que nous nous sentions emportés, par quelque force en apparence extérieure, à travers une série d’événements les plus divers. La succession des images, dans ces rêves, ressemble beaucoup à celle dont nous faisons l’expérience à l’état de veille, lorsque nous nous relâchons de notre attention, externe ou interne, et que nous nous abandonnons entièrement au jeu spontané de la mémoire et de la fantaisie.
Il est clair, à première vue. que le concours simultané d’impressions initiales, sans aucun lien entre elles, introduira dans nos rêves un certain désordre. Des parties les plus éloignées de l’organisme arrivent des impressions qui suscitent chacune leur image propre, visuelle ou autre, selon que c’est leur origine locale ou leur couleur émotionnelle qui est le plus distinctement présente à la conscience. Maintenant c’est une vision oculaire subjective qui nous suggère l’image d’un bouquet de fleurs délicieuses ; puis, voilà qu’à sa suite arrive une impression venue des organes de la digestion et qui nous suggère toute sorte d’obstacles, et alors notre fantaisie passe d’une vision de fleurs à une vision de démons horribles.
Voyons maintenant comment les lois de l’association, travaillant sur les éléments hétérogènes ainsi jetés au milieu de la conscience dans le rêve, donneront à nos combinaisons une apparence de confusion et de désordre plus grands encore. D’après ces lois, une idée quelconque peut, dans certaines circonstances, en appeler une autre, pourvu que les impressions correspondantes se soient présentées une fois simultanément, ou que ces deux idées aient entre elles une certaine ressemblance, ou enfin qu’elles soient en contraste marqué l’une avec l’autre. Toute coïncidence accidentelle, telle que la rencontre d’une personne en pays étranger, [p. 389, colonne 2] toute ressemblance, même insignifiante, entre les objets, les sons, etc., peut, dans le rêve, ouvrir une voie, pour ainsi dire, de la réalité à la fantaisie.
A l’état de veille, ces innombrables chemins ouverts à l’association sont en réalité barrés par l’extrême énergie de ces groupes d’impressions bien liées que nous fournit le monde par l’intermédiaire des organes des sens, et aussi par le contrôle volontaire de la pensée intérieure qui obéit à l’influence des besoins et des désirs de la vie pratique. Pendant le rêve, ces deux influences disparaissent, de sorte que les fils délicats de l’association, qui n’ont aucune chance de produire jamais une secousse, pour ainsi dire, pendant la veille, font maintenant connaître leur force cachée. Il ne faut guère s’étonner alors que les réseaux tendus sous ces successions du rêve échappent à l’attention, puisque, même dans la veille, nous échouons si souvent à apercevoir le rapport qui nous fait passer, par la mémoire, d’un nom et une scène visible, et peut-être à une vibration émotionnelle.
Il est bon de remarquer que l’origine d’une association doit souvent être cherché dans un de ces actes de l’imagination à l’état de veille, à demi conscients, momentanés, auxquels nous avons déjà fait allusion. Un ami, par exemple, nous a parlé de quelque ami commun, faisant allusion à sa mauvaise santé. Ce langage suscite vaguement une représentation visuelle de cette personne dépérissant peu à peu et mourant. Une association se forme ainsi entre l’idée de la personne et celle de la mort. Une nuit ou deux après, l’image de celle personne nous revient à l’imagination, d’une manière ou d’une autre, dans le rêve, et aussitôt nous rêvons que nous regardons son cadavre, que nous assistons à son enterrement et ainsi de suite. Les anneaux de la chaine qui retient ensemble ces diverses images ont été en réalité forgés par nous en partie pendant la veille, bien que l’opération ait été assez rapide pour échapper à notre attention. On peut ajouter que, dans beaucoup de cas où la juxtaposition des images du rêve ne paraît avoir aucun fondement dans la veille, une réflexion approfondie amènera à la lumière une conjonction réelle d’impressions, si passagère que le souvenir s’en est évanoui.
Nous pouvons d’ailleurs nous figurer le désordre apparent qui envahira notre vie imaginative dans le rêve, quand l’association par ressemblance pourra se donner libre carrière. Pendant la veille, notre pensée associe les choses selon leurs ressemblances essentielles, classant les objets et les événements pour les besoins de la connaissance ou de l’action, selon leurs analogies les plus étendues et les plus importantes. Dans le sommeil, au contraire, la ressemblance la plus légère, à peine indiquée, peut engager l’esprit et influer sur la direction de la fantaisie. En un sens, on peut dire que nous découvrons, pendant le rêve, des affinités mentales entre les impressions et les sentiments, en y comprenant ces liens délicats d’analogie émotionnelle dont j’ai déjà parlé. Cet effet parait clairement dans un rêve rapporté par M. Maury et dans lequel il passait d’un groupe d’images à un autre par suite d’une similitude de noms, comme celle [p. 390, colonne 1] de corps et de cor. Ces mouvements de la fantaisie seraient naturellement tout de suite arrêtés, dans la pleine conscience de la veille, par une ferme attention au sens des sons.
On pourra, je crois, si l’on prend l’habitude d’analyser ses rêves à la lumière de l’expérience antérieure, découvrir dans un grand nombre de cas quelque force d’association cachée qui détermine le congrès, en apparence fortuit, des atomes du rêve. Il ne serait pas raisonnable d’être aussi exigeant dans tous les cas, puisque, par suite du nombre incalculable de fines ramifications qui appartiennent à nos images familières, beaucoup des chemins que suit notre fantaisie dans l’association du rêve ne peuvent se retrouver dans la suite.
Pour montrer la façon bizarre dont nos images s’embrouillent sous l’influence des forces occultes de l’association, je raconterai un rêve que j’ai eu. Je me figurais dans la maison d’une personne de ma connaissance, distinguée dans le monde des lettres, à son heure de réception habituelle. Je m’attendais à voir les amis que j’avais coutume de rencontrer. A leur place, je trouvai une multitude de gens pauvrement habillés, qui prenaient le thé. Mon hôtesse monta et s’excusa de m’avoir fait introduire dans cette chambre. C’était, disait-elle, un thé qu’elle avait organisé pour les pauvres gens, à six pence par tête. Après m’être creusé la tête au sujet de ce rêve, j’arrivai à la conclusion que le lien absent était un lien verbal. Une dame qui est parente de mon amie, et porte le même nom, aide sa sœur dans une importante entreprise de charité. Je puis ajouter que je ne me rappelais pas avoir eu occasion de penser dans les derniers temps à cette amie charitable, mais que j’avais justement pensé à l’autre dame, à propos de son prochain retour à la ville.
En cherchant ainsi à retrouver, sous le chaos superficiel de la fantaisie du rêve, des liens cachés, je ne prétends pas expliquer pourquoi, dans un cas donné, ce sont ces voies d’associations particulières qui se trouvent suivies plutôt que d’autres, ni surtout pourquoi un fil d’association aussi mince arrive à produire la secousse là où un fil plus fort échoue. Pour expliquer ceci, il faudrait faire appel à l’hypothèse physiologique suivant laquelle, parmi les éléments nerveux qui sont en relation avec un certain élément a déjà excité, quelques-uns, comme m et n, se trouvent à un certain moment, vu leur état de nutrition ou les influences environnantes, plus puissamment prédisposés à l’activité que d’autres éléments, tels que b et c.
Le sujet de l’association nous conduit naturellement au second grand problème de la théorie des rêves : l’explication de l’ordre où se groupent les diverses images dans tous ceux de nos rêves qui se suivent mieux.
Cohérence des rêves. — Un rêve complètement développé est un composé de beaucoup d’illusions des sens distinctes ; sous ce rapport, il diffère des illusions de la vie normale à l’état de veille, qui sont pour la plupart simples et isolées. Et ce composé d’illusions paraît d’une manière ou d’une autre se fondre en une seule scène ou série totale d’événements, [p. 390, colonne 2] qui, bien qu’elle puisse paraître décousue et absurde au point de vue de la veille, constitue néanmoins un objet unique pour la vision interne du rêveur et possède à un certain degré l’unité artistique. Cette force plastique, qui choisit et unit ces images décousues du rêve, a souvent été considérée comme une faculté spirituelle et mystérieuse, qu’on appelait la « fantaisie créatrice ». C’est ainsi que Cudworth fait remarquer, dans son Traité sur la moralité éternelle et immuable, que « les rêves sont souvent engendrés par le pouvoir fantastique de l’âme elle-même ; c’est ce qui ressort de l’enchaînement suivi et de la cohérence des images qui forment souvent une longue chaîne, une série continue ». On pourrait trouver une assez jolie quantité de pages mystiques, touchant la nature et le genre d’action de cette faculté, surtout dans la littérature allemande. L’explication de cet élément d’unité organique dans le rêve est, on peut l’affirmer sans danger, le nœud de la science du rêve. Que les lois de la psychologie nous aident à comprendre la suite des images dans le rêve, c’est ce que nous avons déjà vu. Nous avons maintenant à nous demander si ces lois jettent quelque lumière sur le groupement régulier qui arrive ainsi à la conscience sous la forme d’une expérience bien suivie.
Il faut remarquer, tout d’abord, que les combinaisons du rêve reçoivent quelquefois une unité d’un genre tout particulier par suite de la fusion partielle ou totale des différentes images. On a déjà fait allusion aux conditions de cette fusion. Des impressions ou des images simultanées tendront toujours à se fondre avec une force qui est en raison directe du degré de ressemblance. Quelquefois cette fusion est instantanée et ne se fait pas connaître à la conscience. Ainsi Radestock fait observer que, si l’esprit du dormeur est envahi simultanément par une sensation désagréable naissant de quelque désordre dans les fonctions de la peau et par une sensation visuelle subjective, l’image mentale résultante peut être une combinaison des deux, laquelle prendra la forme d’une chenille rampant sur la surface du corps. Cette fusion peut même avoir été préparée par des opérations sousconscientes de l’imagination à l’état de veille. Par exemple, je parlais un jour à un membre de ma famille du bas prix des lièvres ; celui-ci me suggéra cette idée, quelque peu alarmante, que c’étaient peut-être des chats de la ville de Londres. Je ne m’appesantis point sur cette idée, mais la nuit suivante je rêvai que je voyais une énorme créature hybride, moitié lièvre, moitié chat, flairant autour d’un cottage. Comme elle se tenait sur ses pattes de derrière pour prendre de la nourriture déposée sur le rebord de la fenêtre, j’arrivai à la conviction que c’était un chat, Ici, il est clair que l’observation cynique de mon parent avait, sur le moment même, suscité partiellement l’image de ce lièvre félin. De même, dans certains rêves, nous pouvons avoir connaissance de celte opération de fusion, lorsque, par exemple, nous voyons deux personnes, d’abord distinctes, venir se fondre dans la fantaisie du rêve en une personne unique.
Un genre très analogue d’unification se produit entre des images consécutives par voie de transformation. Quand deux [p. 391, colonne 1] images se suivent de très près et ont quelque chose de commun, il se produit aisément une sorte de transmutation. Les images mentales se recouvrent, pour ainsi dire, et il en résulte une apparence de continuité assez analogue à celle qui se produit dans les illusions des sens dues au thaumatrope. Ceci semblerait expliquer les transformations bizarres de personnalité qui se produisent assez fréquemment dans les rêves où une personne parait, par une espèce de métempsycose, transporter son moi physique à autrui, et où le fantôme corporel du rêveur lui-même s’amuse à des tours du même genre. Et c’est probablement ce même principe qui explique les effets de fantasmagorie qui sont l’accompagnement ordinaire des décors du rêve (12).
Laissant de côté ce genre exceptionnel d’unité dans le rêve, nous nous demanderons comment les éléments hétérogènes de notre fantaisie s’y coordonnent et s’y arrangent, quand ils conservent leur individualité propre. Si nous regardons de près à la structure de nos rêves les plus parfaits, nous trouvons que l’apparence d’harmonie, de suite ou d’ordre peut être produite de deux manières. Il peut tout d’abord y avoir une harmonie subjective, les diverses images étant retenues ensemble par un fil émotionnel. Mais, d’autre part, il peut y avoir une harmonie objective, les parties du rêve présentant une certaine ressemblance avec les effets habituels de notre expérience, bien qu’elles ne répondent à aucune situation particulière de la veille. Voyons comment se produisent ces deux genres d’harmonie.
L’élément lyrique du rêve. — La seule unité qui appartienne à beaucoup de nos rêves est une unité subjective et émotionnelle. C’est le fondement de l’harmonie dans la poésie lyrique, où la succession des images ne s’explique guère que par l’identité de couleur émotionnelle. Ainsi les images qui flottent devant l’esprit du poète lauréat (13) dans sa pièce In memoriam trouvent leur enchaînement dans le ton émotionnel qui leur est commun, bien plutôt que, dans une continuité logique. Le rêve a été comparé à la composition poétique, et certes beaucoup de nos rêves ont pour fondement un sentiment lyrique. On pourrait les distinguer peut-être sous le nom de « rêves lyriques »,
La manière dont cette force émotionnelle agit en pareil cas a déjà été indiquée. Nous avons vu que l’analogie de sentiment est le lien commun qui unit les images du rêve. Maintenant, si une certaine nuance de sentiment se fixe dans l’esprit et le domine, elle tendra à contrôler toutes les images du moment, laissant entrer celles qui conviennent, excluant les autres (14). Si, par exemple, c’est un sentiment de désolation qui occupe l’esprit, ce sont les images désolantes qui l’emporteront, dans cette concurrence vitale qui se produit dans le monde de l’intelligence comme dans celui de la matière. Nous pouvons dire que l’attention, qui est ici une [p. 391, colonne 2] opération purement passive, se trouve contrôlée par l’émotion du moment et dirigée vers les images qui concordent et s’harmonisent avec celle-ci.
Maintenant, une certaine nuance générale de sentiment, répondant à la somme des sensations qui naissent des divers processus organiques du moment, voilà très fréquemment le fondement de la charpente de nos rêves. A vrai dire, il en est si souvent ainsi qu’on pourrait presque soutenir qu’il n’y a point de rêve dont ce ne soit là le facteur déterminant. L’analyse d’un très grand nombre de rêves m’a amené à la conviction que les traces de cette influence se rencontrent dans la plupart d’entre eux.
Je citerai un exemple fort simple de ces rêves lyriques. Une petite fille d’environ quatre ans et neuf mois se rendit avec ses parents en Suisse. En route, elle fut conduite à la cathédrale de Strasbourg, entendit sonner la fameuse horloge, en vit sortir les apôtres, etc. En Suisse, elle demeura à Gimmelwald, près de Mürren, en face d’une belle masse de montagnes neigeuses. Un matin, elle raconta à son père qu’elle avait eu un « rêve délicieux ». Elle était avec sa bonne sur les pics de neige et marchait vers le. ciel. Et, du ciel sortaient de « magnifiques choses », tout à fait semblables aux personnages de l’horloge. Cette vision de choses célestes tenait évidemment à ce fait que l’horloge et les pics de neige contigus au ciel bleu avaient tout à la fois puissamment excité son imagination, lui inspirant des émotions analogues, l’étonnement, l’admiration et le désir d’atteindre une hauteur inaccessible.
Nos sentiments passent ordinairement par. des phases graduelles de grandeur et de décadence, et les sensations organiques qui constituent si souvent la base émotionnelle de nos rêves lyriques ont des périodes d’intensité croissante. En outre, cet arrière-plan permanent se trouve renforcé par les images conscientes qui s’y viennent peindre. De là un certain crescendo dans nos rêves émotionnels, une ascension graduelle vers un point culminant.
Un exemple de cette phase du rêve nous est fourni par la même petite fille. A l’âge de cinq ans, elle demeurait à Hampstead, tout près d’une église qui sonnait les heures un peu fort. Un matin elle raconta à son père le rêve suivant (je me sers de ses propres paroles) : Les cloches les plus grandes du monde sonnaient ; quand ce fut fini, la terre et les maisons commencèrent à tomber en pièces ; toutes les mers, les rivières et les pièces d’eau vinrent couler ensemble et couvrir la terre entière d’eau noire, aussi profonde que la mer où voguent les vaisseaux ; les gens étaient noyés ; elle-même, elle volait au-dessus de l’eau, montant et descendant, craignant de tomber dedans ; elle vit alors sa maman noyée et courut enfin à la maison pour tout raconter à son papa. L’accroissement graduel de détresse et d’alarme que ce rêve manifeste, et dont la cause était probablement l’effet accumulé du son troublant des cloches d’église, n’échappera à personne.
Le rêve suivant, quelque peu comique, manifeste tout aussi clairement la croissance d’un sentiment d’irritation et de contrariété, qui se rattachait sans doute au développement [p. 392, colonne 1] de quelque sensation organique légèrement troublante. Je rêvai qu’on me demandait à l’improviste de faire des conférences sur Herder à une classe de jeunes filles. Je commençai, d’une manière hésitante, par des généralités vagues sur le siècle d’or de la littérature allemande, en citant les noms bien connus de Lessing, Schiller et Gœthe. Aussitôt ma sœur, qui avait brusquement paru dans la classe, me reprit, disant qu’il y avait un quatrième nom illustre, appartenant à la même période. Cette interruption me vexa ; mais je répondis avec un sentiment de triomphe : « Vous faites sans doute allusion à Wieland » ; et j’en appelai alors à la classe, demandant s’il n’y avait pas vingt personnes qui connussent les noms précédemment cités, pour une qui connût Wieland. Il s’ensuivit dans la classe un désordre général. Mon sentiment d’embarras gagnait en profondeur. Enfin, comme comble, plusieurs petites filles toutes jeunes, d’environ dix ans et au-dessous, vinrent se joindre à la classe. Le rêve s’interrompit brusquement, au moment où je menais ces enfants à la femme d’un vieux répétiteur de collège, pour protester contre leur admission.
La construction rationnelle dans le rêve. — L’association, même au sens le plus étendu du mot, ne peut expliquer la production de toutes les images du rêve. Le « pouvoir fantastique » dont parle Cudworth suppose certainement quelque chose de plus. On aurait tort de croire que, pendant le rêve, il y ait suspension complète de toute volonté, et, par suite, absence complète de direction dans les opérations intellectuelles. Cette hypothèse, soutenue par de nombreux auteurs, depuis Dugald-Stewart jusqu’à nos jours, parait fondée sur ce fait que nous nous surprenions souvent à faire de vains efforts, en rêve, pour mouvoir notre corps tout entier ou un seul membre. Mais ceci montre simplement, comme le fait remarquer M. Maury dans l’ouvrage déjà cité, que nos volitions viennent échouer contre l’inertie de nos organes corporels : cela ne prouve point que ces volitions n’aient pas lieu. En fait, le rêveur (pour ne point parler du somnambule) a souvent conscience de passer volontairement par une série d’actions. Cet exercice de la volonté parait clairement dans les exemples bien connus de travaux intellectuels extraordinaires accomplis pendant le rêve : c’est ainsi que Condillac composa en rêve une partie de son Cours d’études. Personne ne soutiendra qu’un résultat de ce genre soit possible en l’absence totale d’une action intellectuelle soigneusement guidée par la volonté. Ce même contrôle s’exerce dans ceux de nos rêves qui se tiennent le mieux.
On trouve déjà une manifestation de cette activité volontaire pendant le sommeil dans les efforts d’attention auxquels nous nous livrons assez souvent. J’ai fait remarquer que, à considérer les choses en gros et relativement à l’état de veille, l’état de sommeil est caractérisé par la soumission des puissances de l’attention il la force des images mentales présentes à la conscience. Pourtant, il se produit quelquefois pendant le sommeil quelque chose qui ressemble beaucoup à un effort d’attention volontaire. Les travaux intellectuels dont nous venons de parler, à moins qu’on ne veuille [p. 392, colonne 2] les rapporter à quelque opération mentale mystérieuse et inconsciente, supposent évidemment une certaine direction volontairement imprimée. Tous ceux qui rêvent fréquemment, ont eu occasion de se rappeler, à leur réveil, qu’ils avaient vivement appliqué leur attention aux images qui leur étaient présentées pendant le sommeil. Moi-même, je me rappelle souvent, à mon réveil, un effort pour apercevoir de beaux objets qui menaçaient de disparaitre du champ de ma vision, ou pour saisir dans le lointain de légers accents d’une douceur surnaturelle : et certains rêveurs soutiennent qu’ils peuvent conserver le souvenir du sentiment d’effort qui se lie à cet exercice de l’attention pendant le sommeil.
La principale fonction de cette attention volontaire, c’est celle qui parait dans le choix des images qui doivent franchir le seuil de la conscience claire. J’ai déjà parlé de l’action sélective produite par l’émotion dominante. Dans ce cas, l’attention est tenue captive par le sentiment particulier du moment. C’est aussi une opération sélective qui se produit quand agissent les dispositions associatives auxquelles nous venons de faire allusion. Mais dans chacun de ces cas l’action de l’attention sélective est relativement involontaire, passive, et même inconsciente : elle n’a rien de ce qui caractérise l’effort conscient à atteindre un but. A côté de ce jeu relativement passif de l’attention sélective, il y a un jeu actif, où se manifeste le désir d’arriver à une certaine fin, ou, en d’autres termes, l’action d’un motif déterminé. Ce motif pourrait se définir un instinct intellectuel nous poussant à enchaîner et à harmoniser ce qui est présent à l’esprit. Ce genre de sélection volontaire comprend, en les surpassant, tous les genres de sélection involontaire. Il a pour résultat une imitation de l’ordre qui est produit par ce que j’ai appelé les dispositions associatives, mais c’est avec conscience qu’il vise à ce but. C’est une opération qui est contrôlée par un sentiment, à savoir le sentiment intellectuel de la suite logique, lequel n’est pas un motif émotionnel, assujettissant la volonté, mais un motif calme, dirigeant l’activité de l’attention. Il se trouve ainsi avoir avec la sélection émotionnelle dont nous avons déjà parlé le même rapport que la création dramatique avec la composition lyrique.
Cet effort pour saisir un lien de parenté, un fil conducteur, se manifeste pendant la veille toutes les fois que nous nous trouvons subitement face à face avec une scène peu familière. Si nous entrons dans une fabrique, nous faisons effort pour limiter le chaos tourbillonnant des impressions visuelles à quelque schème, au moyen duquel on peut dire que nous comprenons la scène. De même, si, entrant dans une chambre, nous nous trouvons plongés au beau milieu d’une conversation animée, nous faisons effort pour retrouver le fil de la discussion. Toutes les fois que la signification d’une scène n’est pas d’une clarté qui saute aux yeux, toutes les fois surtout qu’il y a dans cette scène une apparence de confusion, nous éprouvons un sentiment pé nible de perplexité, qui nous invite, ainsi qu’un motif puissant, à une attention toujours renouvelée (15). [p. 393, colonne 1]
En faisant allusion à cet instinct intellectuel qui nous pousse à lier ce qui est sans lien, nous touchons, il est clair, à la question du fondement même de notre structure intellectuelle. Que cet instinct soit profondément enraciné dans l’esprit une fois mûr, personne n’en peut douter ; qu’il se manifeste dès les premières années dans l’éternel « pourquoi » de l’enfant, c’est ce qui est également clair. Mais comment faut-il en rendre compte ? Doit-il être considéré comme le simple résultat du jeu de l’association, travaillant sur les fragments de l’expérience, ou comme impliqué dans l’opération même de l’association des idées ? C’est là une question dans laquelle je ne puis entrer.
Ce que rai à montrer ici, c’est que celte recherche d’unité et de suite logique dans les impressions multiples du moment est une habitude de l’esprit profondément enracinée, et une habitude que nous conservons dans une certaine mesure pendant le sommeil. Lorsque, dans ce dernier état, notre esprit se trouve envahi par une foule mélangée d’images sans rapport, il en résulte un sentiment désagréable de confusion, et ce sentiment agit comme motif sur l’attention et la pousse à choisir, dans les produits de la fantaisie du rêve, ceux qui peuvent être amenés à l’unité. Une fois posés, dans le rêve, les fondements de l’action, de nouvelles images doivent, dans une certaine mesure, venir s’intercaler dans ce plan ; et c’est ici qu’il y a place pour le jeu d’un instinct spécial qui coordonne en certaines formes les éléments chaotiques de la fantaisie du rêve. Étant donnée une image nouvelle dans la foule de celles qui s’élèvent sans cesse au-dessus du niveau de la conscience obscure, c’est parce qu’on aperçoit la possibilité d’un rapport entre celle ci et l’ancien groupe qu’on la conserve. La concentration de l’attention sur elle, sous l’impulsion de cet instinct qui nous pousse à chercher un ordre intelligible, lui donne tout de suite de l’intensité et de la fixité, l’incorporant dans la série des images du rêve.
Voici un rêve qui semble bien mettre en lumière cet instinct à chercher un ordre intelligible, dans le confus et le décousu. Après m’être trouvé occupé par la correction des épreuves de mon volume sur le Pessimisme, je rêvai que mon éditeur me présentait mon livre, illustré, d’un bout à l’autre, de gravures enluminées. Le frontispice représentait la figure fantastique d’un homme gesticulant devant un vaisseau, d’où il venait de descendre. Mon éditeur me dit que cela représentait Hamlet, et je me fis tout de suite la réflexion qu’on avait choisi ce personnage comme exemple concret de la tendance pessimiste. Je puis ajouter qu’en me réveillant je me rappelai fort bien m’être trouvé embarrassé pendant mon rêve et avoir fait effort pour y découvrir un sens.
L’explication de ce rêve me parait être la suivante. L’image du volume complet tenait naturellement au retour d’une image anticipée, produite pendant la veille. Les gravures enluminées étaient probablement dues à des sensations optiques subjectives excitées en même temps et qui avaient [p. 393, colonne 2] été amenées (avec ou sans un effort d’attention volontaire) à s’adapter à l’image du livre, sous forme d’illustrations. Mais ce degré de cohérence n’avait pas encore satisfait l’esprit qui, choqué de cette intrusion de gravures enluminées dans un ouvrage philosophique, avait cherché un lien plus étroit. L’image d’Hamlet se trouva naturellement suggérée par ses rapports avec le pessimisme. L’effort pour trouver un sens aux gravures amena la fusion de cette image avec un des spectres subjectifs, et ainsi naquit sans doute ridée d’un frontispice représentant Hamlet.
Le processus complet de la construction dans le rêve paraît clairement dans un rêve curieux raconté par Wundt (16). Devant la maison du rêveur passe un convoi funèbre : c’est l’enterrement d’un ami, qui est en réalité déjà mort depuis quelque temps. La femme du défunt l’invite, en même temps qu’un de ses amis qui se trouve là, à passer de l’autre côté de la rue et à suivre le convoi. Dès qu’elle est partie, son. compagnon fait la remarque suivante : « Elle nous a dit cela, uniquement parce que le choléra sévit là-bas de l’autre côté et qu’elle veut garder pour elle seule ce côté-ci de la rue. » Alors tentative pour fuir la région du choléra. En revenant chez lui, il trouve que le convoi a disparu, mais que la rue est jonchée de riches bouquets ; et il remarque de plus des gens qui paraissent être des employés aux pompes funèbres et qui se pressent, comme lui, pour rejoindre le cortège. Ceux-ci, par une anomalie bizarre, sont habillés en rouge. Pendant qu’il court, il se rappelle brusquement qu’il a oublié d’emporter une couronne pour le cercueil. Il se réveille alors, avec des battements de cœur.
Voici, selon Wundt, les sources de ce rêve. Tout d’abord, le personnage en question avait rencontré, la veille, le convoi funèbre d’un ami. D’autre part, il avait lu que le choléra avait éclaté dans une certaine ville. Puis il avait parlé de la dame en question à cet ami, et celui-ci lui avait raconté des faits qui mettaient en évidence son égoïsme. La précipitation à fuir le quartier infecté et à rejoindre le cortège avait été suggérée par la sensation de battement du cœur. Enfin, la foule de croque-morts en rouge et la profusion de bouquets devaient leur origine à des sensations visuelles subjectives, au « chaos lumineux » qui apparaît souvent dans les ténèbres.
Voyons maintenant un instant comment ces divers éléments se sont fondus en une chaine suivie d’événements. Tout d’abord, il est clair que ce rêve se dessine tout entier sur un fond sombre, un sentiment mélancolique, naissant, à ce qu’il semble, d’une irrégularité dans l’action du cœur. En second lieu, il doit sa structure spéciale, et son enchaînement suivi d’événements, à ces tendances, passives et actives, dont nous avons déjà parlé, et qui nous poussent à mettre de l’ordre dans ce qui est désordonné. Essayons de suivre ceci dans le détail.
Pour commencer, nous pouvons supposer que l’image du convoi funèbre occupe l’esprit du rêveur. D’une source toute différente arrive à la conscience l’image de la dame, amenant [p. 394, colonne 1] avec elle l’image de son défunt mari et celle de l’ami qui a récemment parlé d’elle. Ces nouveaux éléments s’adaptent à la scène, en partie par le mécanisme passif des dispositions associatives, et en partie aussi, peut-être, par l’activité de la sélection volontaire. C’est ainsi que l’idée du mari de la dame rappelle naturellement le fait de sa mort, et que ceci vient se fondre dans la scène précédente par la supposition que c’est lui qu’on enterre. La seconde phase est fort intéressante. L’image de la dame est associée à l’idée de mobiles égoïstes. Ceci tendrait à suggérer une multitude d’actions diverses ; mais celle qui devient facteur du rêve est celle qui s’adapte spécialement aux représentations préexistantes, le convoi de l’autre côté de la rue, et le choléra (cette dernière image, comme celle du convoi, est due, à ce qu’on peut supposer, à une excitation centrale indépendante). En d’autres termes, la demande de la dame ct l’interprétation qu’on en a fait sont la résultante d’une multitude d’actions adaptatives ou assimilatives, sous l’influence d’un vif désir de lier ce qui est sans lien, et grâce à l’activité de l’attention en éveil. Enfin, le sentiment d’oppression du cœur et l’excitation subjective du nerf optique pourraient suggérer une multitude d’images à côté de celles d’une course précipitée, de gens habillés en rouge, et de bouquets : ils suggèrent celles-ci, et non point d’autres, dans ce cas particulier, par suite de la coopération de l’instinct d’unification, lequel, parlant des images préexistantes, choisit, parmi les différentes images qui aspirent à la vie, celles qui ont le bonheur de s’accorder avec la scène.
L’intelligence du rêve, sa nature. — Il ne faut pas croire que cette opération par laquelle nous lions les matériaux décousus de nos rêves soit jamais conduite avec cette suite d’idées claire et logique dont nous avons conscience quand nous cherchons, pendant la veille, à comprendre un spectacle troublant. C’est tout au plus une aspiration vague, et cette aspiration, peut-on ajouter, est bientôt satisfaite. Il y a même quelque chose de douloureux, pour ainsi dire, dans cette facilité avec laquelle l’esprit du rêveur se contente de la plus légère apparence d’une suite logique. De même que l’enfant, avec son « pourquoi » importun, est souvent réduit au silence par la caricature, ridicule d’une explication, ainsi l’intelligence du rêveur est tirée d’embarras par le plus léger simulacre d’ordre et d’unité.
On peut donc encore maintenir, même en ce qui concerne nos rêves les mieux suivis, qu’il y a suspension complète, ou du moins ralentissement considérable des opérations supérieures du jugement et de la pensée, ainsi qu’un affaiblissement, pour ne pas dire davantage, de certains sentiments, tels que le sentiment de l’harmonie logique et celui de l’absurde, qui sont si intimement liés à ces opérations intellectuelles supérieures.
Pour bien montrer avec quelle bizarrerie nos rêves, en apparence raisonnables, caricaturent les opérations de la pensée à l’état de veille, je me permettrai de raconter deux de mes propres rêves, dont j’ai soigneusement pris note à l’époque où ils ont eu lieu. [p. 394, colonne 2]
Dans le premier de ces rêves, je me rendais aux stores [magasins) pendant le mois d’août, et je trouvais la place vide. Un commis de boutique m’apporta de gros poulets. J’en demandai le prix ; il me répondit : « Dix pence la livre. » J’en demandai alors le poids, pour me faire une idée du prix total ; il me répondit : « Quarante livres. » Sans en être le moins du monde surpris, je me mis à calculer le prix de chaque poulet en pence, réduisant ensuite les pence en shillings : 40 X 10 = 400 ; 400 : 12 = 33 1/3. Mais, par une bizarrerie singulière, ce dernier nombre, qui représentait des shillings, je le considérai comme représentant des pence, tout comme si je n’avais pas déjà divisé par 12. Divisant donc 33 shil, 1/3 par 12, je trouvai, pour prix total du poulet, 2 shillings et 9 pence, ce qui me parut d’ailleurs un prix fort convenable.
Dans le second rêve, je me trouvais à Cambridge au milieu d’une bande d’étudiants. Une voiture s’avança, traînée par six chevaux : trois étudiants en sortirent. Je leur demandai pourquoi ils avaient tant de chevaux ; ils me répondirent : « A cause du bagage ». Je leur dis alors : Le bagage compte pour bien plus que. les étudiants. Pouvez-vous me dire comment on exprimerait cela mathématiquement ? Voici la manière. Soit x le poids d’un étudiant : x + xn représentera le poids total d’un étudiant et de son bagage. » Je remarquai que cette saillie provoquait une gaieté générale (17).
Nous pouvons donc dire que la structure de nos rêves, jointe à leur caractère complètement illusoire, conduit à la conclusion que, pendant le sommeil, tout comme dans les moments d’illusion de la veille, il y a dégénérescence de la vie intellectuelle. Les facultés intellectuelles supérieures, correspondant aux connexions nerveuses les moins stables, se trouvent paralysées, et ce qui reste de l’intelligence correspond aux connexions le plus profondément enracinées.
De cette manière, notre état dans le rêve touche à cette condition enfantine de l’intelligence qui marque la décadence de la vieillesse et les envahissements de la maladie mentale. Le parallélisme du rêve et de la folie a été indiqué par la plupart de ceux qui ont traité du sujet. Kant faisait observer que le fou est un rêveur éveillé, et plus récemment Wundt a fait cette remarque que dans le sommeil : « nous pouvons faire l’expérience de presque tous les phénomènes que nous rencontrons dans les maisons d’aliénés ». [p. 395, colonne 1] La bizarrerie des combinaisons, le défaut de tout jugement en ce qui concerne la suite, la convenance, la probabilité, ce sont là des traits caractéristiques communs au rêve bien court de l’esprit sain pendant la nuit, et au long rêve du fou en plein jour (18).
Il y a pourtant une grande différence qui sépare ces deux domaines. Dans le rêve, notre esprit est encore sain ; il le montrera bientôt. Après tout, le rêve du dormeur est bien vite corrigé, quoique moins vite, il est vrai, que l’illusion d’un esprit sain à l’état de veille. Aussitôt que les excitants familiers, la lumière et le son, ont remis en activité les organes périphériques des sens et rappelé le système nerveux à ses combinaisons complètes, l’illusion disparaît, et nous sourions à nos tourments, à nos alarmes, disant : « C’était un rêve ! »
JAMES SULLY.
NOTES
(1) Cet article est extrait d’un livre de M. James Sully, qui parait aujourd’hui dans la Bibliothèque scientifique internationale : les Illusions des sens et de l’esprit. — Paris, librairie Germer Baillière et cie.
(2) Le sommeil et les rêves, p. 132 et suiv.
(3) Das Leben des Traumes, p. 369. D’autres cas sont rapportés par Beattie ct Abercrombie.
(4) Le sommeil et les rêves, p. 42 et suiv.
(5) Beiträge zur Physiognosie und Heautognosie, p. 256. Pour d’autres exemples, voyez H. Meyer, Physiologie der Neroenfaser, p. 309, et Strümpell, Die Natur und Entstehung der Träume, p. 125.
(6) Un exposé très clair et fort complet de ces sensations organiques a été récemment publié par A. Horwicz dans le Viertcliahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, IV. Jahrgang, 3les Heft,
(7) Schopenhauer se sert de cette hypothèse pour expliquer l’apparente réalité des illusions du rêve. Il croit que ces sensations internes peuvent être transformées, par la « fonction intuitive » du cerveau au moyen des « formes » d’espace, de temps, etc., en quasi-réalités, tout comme les sensations subjectives de lumière, de son, etc., qui naissent dans les organes des sens en l’absence d’excitants extérieurs (voy. Versuch über das Geistersehen : Werke, vol. V, p. 244 et suiv.
(8) Das Alpdrücken., p. 8, 9, 27.
(9) C’est ce fait qui autorise les auteurs à attribuer au rêve la valeur d’un présage.
(10) Une partie de l’exagération apparente des objets de nos rêves peut être considérée comme rétrospective et due à l’impression d’étonnement qu’ils laissent derrière eux (voy. Strümpell, Die Natur und Entstehung der Träume).
(11) Les « impressions inconscientes » des heures de la veille, c’est à-dire les impressions trop fugitives pour laisser derrière elles une trace psychique, peuvent elles-mêmes arriver à la claire lumière de la conscience pendant le sommeil. Maury raconte un rêve de lui fort intéressant, où figurait un visage qui lui parut complètement étranger : il reconnut ensuite qu’il avait dû rencontrer habituellement la personne dans une rue où il avait coutume ne passer (loc. cit., p. 124).
(12) Voy. Maury, loc. cit., p. 146.
(13) Tennyson.
(14) Voyez ce qui a été dit de l’influence d’une agitation émotionnelle dominante sur l’interprétation des impressions réelles des sens.
(15) Sur la nature de cet instinct, telle qu’elle apparaît dans la veille [p. 393, colonne 1] et dans le sommeil, voy. l’article de M. Delbœuf, le Sommeil et les rêves, dans la Revue philosophique, juin 1880, p. 636.
(16) Physiologische Psychologie, p. 660.
(17) Je ferai observer, après ces deux exemples de rêves où entrent des opérations mathématiques, que, bien que j’en fusse grand amateur pendant mes années de collège, j’ai depuis longtemps cessé de m’en occuper. J’ajouterai, pour épargner à mon intelligence, dans le rêve, une accusation, d’ailleurs méritée, de sottise, qu’il m’est arrivé d’exécuter pendant mon sommeil un tour de force intellectuel assez remarquable. Je posai en anglais l’énigme suivante : « Que pourrait dire un vaisseau de bois dont on aurait enfoncé une paroi ? »Et je répondais par ce jeu de mots anglais, d’ailleurs intraduisible : « Tremendous » (Tree mend us). — Je me rappelai avoir essayé de perfectionner la forme de ce calembour. Je suis heureux de dire que je ne suis pas adonné au calembour pendant la veille, bien que j’en aie eu un accès jadis. Je trouve que le calembour, qui consiste dans un sacrifice du sens au son, est bien une dégénération de l’activité intellectuelle, comme on peut s’attendre à en trouver dans le sommeil.
(18) Radestock, op. cit., chap. IX ; Vergleichung des Traumes mit dem Wahnsinn.
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