James George Frazer. Le trésor légendaire de l’humanité. Feuille détachées du Rameau d’Or par Lady Frazer. Créatures fantastique. Le Sabbat des Sorcières – Les Loups-garous – L’âme extérieure, Paris, 1925, pp. 39-54.

frazersabbat0001James George Frazer. Le trésor légendaire de l’humanité. Feuille détachées du Rameau d’Or par Lady Frazer. Créatures fantastique. Le Sabbat des Sorcières – Les Loups-garous – L’âme extérieure, Paris, 1925, pp. 39-54.

Sir James Georges Frazer (1854-1941). Anthropologue écossais le premier à avoir dressé un inventaire planétaire des mythes et des rites. Les 12 volumes de son The Golden Bough qui paru, étalé sur plusieurs années, de1911 à 1915, et fut traduite en français sous le titre Le Rameau d’or mais ne compta que quelques parties du travail original. Il y est décrit des milliers de faits sociaux et religieux En tentant d’interpréter cette masse de faits sociaux (comportements, croyances…), Frazer fur à l’origine des deux spécialités que sont l’anthropologie religieuse et la mythologie comparée. Nous avons en français :
—  La Crainte des morts dans la religion primitive, avec une préface de L. Lévy-Bruhl, Émile Nourry, 1935.
—  Les Cultes agraires et sylvestres, 1911
—  Les Dieux du ciel, Rieder, 1927, 358 p.
—  Essais et souvenirs (Creation and Evolution in Primitive Cosmogonies and other pieces), Geuther, 1936, XXV-111 p.
—  Le Folklore dans l’Ancien Testament, Paul Geuthner, 1924. Edition abrégée avec notes.
—  L’Homme, Dieu et l’immortalité (Man, God and Immortality), Geuthner, 1928, XIV-335
— Mythes sur l’origine du feu (1930),
—  Les Origines de la famille et du clan, P. Geuthner, 1922.
—  Le Rameau d’or. 2ditio française par Nicole Belmon er Michel Izard, Paris, Robert Laffont, dans la colection « Bouquins ». :
—  Ier volume : Le Roi magicien dans la société primitive ; Tabou et les périls de l’âme, 1981, 1080 p.
—  IIe volume : Le Dieu qui meurt ; Adonis ; Atys et Osiris, 1983, 750 p.
—  IIIe volume : Esprits des blés et des bois ; Le Bouc émissaire, 1983, 880 p.
—  IVe volume : Balder le Magnifique, bibliographie générale, 1984, 740 p
—  Sur les traces de Pausanias. À travers la Grèce ancienne (Pausanias and other Greek sketches), Les Belles Lettres, 1965, X-361 p.
—  La Tâche de Psyché. De l’influence de la superstition sur le développement des institutions (1920), Traduit de l’anglais d’après la 2e édition… (1913), par Georges Roth. Avec une préface de Salomon Reinach.
—  Le trésor légendaire de l’humanité. Feuille détachées du Rameau d’Or par Lady Frazer. Créatures fantastique. Le Sabbat des Sorcières – Les Loups-garous – L’âme extérieure, Paris, 1925, pp. 39-54.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LE SABBAT DES SORCIÈRES

C’était surtout la veille du premier mai, les jours de Saint- Thomas et de Saint-Jean, la veille de Noël et les lundis, que l’on redoutait les sorcières. Elles venaient alors chez un des habitants pour demander, emprunter ou voler quelque chose, n’importe quoi ; mais malheur à l’infortuné qui les laissait emporter ne fût-ce qu’un petit morceau de bois, car elles allaient sûrement s’en servir contre lui. Ces nuits-là, les sorcières se rendaient à leur sabbat à cheval sur des fourches, ou des battes à beurre ; mais si, pendant qu’elles tournoyaient dans l’obscurité, quelqu’un, en bas, appelait l’une d’elles par son nom, elle mourait dans l’année. Pour combattre et détruire les charmes que les sorcières jetaient sur hommes et bêtes, on avait recours à toutes sortes de mesures. C’est ainsi que, les jours indiqués plus haut où on les redoutait, on traçait trois croix sur les portes des étables ou on les protégeait en suspendant, au-dessus de l’entrée, de l’herbe de Saint-Jean, de la marjolaine, ou [p. 40] d’autres talismans tout aussi puissants. Très souvent aussi, les jeunes gens du village portaient la guerre chez l’ennemi ; ils sortaient en troupe, en faisant claquer des fouets, en tirant des coups de fusil, en agitant des balais enflammés, en criant et en faisant un tumulte indescriptible pour effrayer et chasser les sorcières. En Prusse, les sorcières et les magiciens se rassemblaient régulièrement deux fois par an. Ils tenaient leur sabbat en divers endroits. Ils allaient généralement à cheval sur une fourche, mais souvent aussi sur un cheval noir à trois jambes ; ils partaient par la cheminée en s’écriant : « En avant, montons et nul arrêt ! » Quand tous étaient réunis sur la Montagne des Sorcières, ils célébraient de grandes réjouissances ; ils se régalaient tout d’abord, puis dansaient à la façon des gauchers sur une corde tendue, aux accords entraînants qu’un vieux magicien tirait d’un tambour et d’une tête de porc. Les Slaves du Sud croient que, la nuit de la Saint-Jean, une sorcière se glisse jusqu’à la grille de la ferme et dit : « Le fromage pour moi, le saindoux pour moi, le beurre pour moi, le lait pour moi, mais la peau de la vache pour toi ! » Après quoi, la vache mourra misérablement, et il faudra l’enterrer et vendre sa peau. Le seul moyen de prévenir ce désastre est d’aller dans les prés de très bonne [p. 41] heure le matin de la Saint-Jean ; pendant que la rosée est sur l’herbe, de ramasser beaucoup de rosée dans un manteau imperméable, de l’emporter à la ferme, et là, après avoir attaché la vache, de la laver avec la rosée. Vous n’avez plus qu’à la traire aussi fort que vous le pouvez ; la quantité de lait que vous obtiendrez sera tout-à-fait surprenante.

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Merci à Dark and fantastic arts.

LES LOUPS-GAROUS

C’est une croyance fort répandue que certaines personnes peuvent se transformer, grâce à la magie, en loups ou en d’autres animaux, mais que toute blessure infligée à l’animal est infligée en même temps au sorcier ou à la sorcière qui s’est ainsi métamorphosé. Nous trouvons cette croyance en Europe, en Asie, en Afrique. Olaus Magnus nous apprend, par exemple, qu’en Livonie, peu d’années avant la date où il écrit, une dame noble eut une discussion avec son esclave sur le sujet des loups-garous ; elle doutait qu’il en existât, lui y croyait très fermement. Pour la convaincre, il se retira dans une pièce, dont il ressortit bientôt sous la forme d’un loup. Les chiens le chassèrent dans la forêt [p. 42] et le loup aux abois se défendit furieusement ; mais il perdit un œil dans la lutte. Le lendemain, l’esclave retourna vers sa maîtresse sous la forme humaine, mais il était borgne.

En l’an 1588, il arriva aussi qu’un gentilhomme vivant dans un village des montagnes de l’Auvergne, regardant un soir par la fenêtre, vit un de ses amis qui allait à la chasse. Il lui demanda de lui rapporter une partie de son butin ; l’autre accepta. Mais, il n’était pas encore bien loin quand il fit la rencontre d’un loup énorme. Il tira et le manqua ; l’animal attaqua avec furie ; mais le chasseur était sur ses gardes, et d’un coup adroit de son coutelas, il trancha la patte de devant de la bête, qui s’enfuit sur-le-champ ; il ne la revit plus… Il retourna chez son ami et tira de sa gibecière la patte du loup ; il trouva, à sa grande horreur, que c’était une main de femme avec un anneau d’or à l’un des doigts. Son ami reconnut l’anneau comme étant celui de son épouse, et alla la chercher. Il la trouva assise auprès du feu, le bras droit sous son tablier. Comme elle refusait de le sortir, son mari lui montra la main avec l’anneau. Elle confessa alors la vérité : c’était elle, sous la forme d’un loup-garou, que le chasseur avait blessée. Il vérifia ses dires en appliquant la main au reste du bras ; elle s ‘y adaptait en effet parfaitement. [p. 43] Le mari irrité livra à la justice sa mauvaise femme ; elle fut jugée et brûlée comme sorcière. On dit qu’un loup-garou, qui courait dans les rues de Padoue, fut un jour attrapé ; on lui coupa les quatre pattes ; il se changea aussitôt en homme, mais les mains et les pieds lui manquaient. Dans une ferme de la Beauce, il y avait aussi une fois un berger qui ne dormait jamais dans la maison. Ces absences nocturnes éveillèrent naturellement la curiosité et firent parler les gens. En même temps, étrange coïncidence, un loup venait toutes les nuits rôder autour de la ferme, et mettait en furie les chiens, dans la cour, en passant ironiquement son museau par la chatière de la grande porte. Le fermier, qui avait ses soupçons, décida d’ouvrir l’œil. Une nuit où le berger était sorti comme à l’habitude, son maître le suivit sans bruit jusqu’à une cabane, où il le vit, de ses propres yeux, mettre une large ceinture, se changer aussitôt en loup et s’élancer dans les champs. Le fermier sourit d’un mauvais sourire et s’en retourna à la ferme. II se munit d’un solide bâton, et se posta à la chatière, aux aguets. Il n’eut pas longtemps à attendre. Les chiens se mirent à aboyer avec furie, un museau de loup apparut par le trou le gourdin s’abattit, et on entendit une voix dire au-dehors. « Tant mieux. J’avais encore à courir [p. 44] pendant trois ans. » Le lendemain, le berger apparut comme d’habitude, mais il portait une cicatrice au front ; jamais plus il ne sortit la nuit.

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Merci à Denis Dubois.

En Chine, on retrouve la même foi à des transformations de ce genre dans l’histoire suivante. Un homme, à Sungyang, alla dans les montagnes chercher du bois pour se chauffer. La nuit tomba, et il fut poursuivi par deux tigres ; il grimpa sur un arbre pour leur échapper. Un tigre dit alors à l’autre : « Si nous pouvons trouver Chu-Tu-Shi, nous sommes certains d’attraper cet homme sur l’arbre. » L’un d’eux s’en alla donc chercher Chu-Tu-Shi, pendant que l’autre montait la garde au pied de l’arbre. Peu après, un autre tigre, plus maigre et plus long que les deux autres, apparut sur la scène et chercha à saisir la veste de l’homme. Fort heureusement, la lune éclairait l’endroit ; l’homme vit la patte, et, d’un coup de hache, trancha l’une des griffes. Les tigres poussèrent un rugissement et s’enfuirent, l’un après l’autre ; le Chinois dégringola de son arbre et retourna chez lui. Lorsqu’il raconta son histoire dans le village, les soupçons se portèrent naturellement sur le dénommé Chu-Tu-Shi, et des gens allèrent le voir chez lui le lendemain. On leur dit qu’il ne pouvait pas les voir, car il était sorti la nuit [p. 45] précédente, s’était blessé la main, et était maintenant couché. Ils devinèrent tout, et allèrent rapporter l’affaire à la police. La police arriva, cerna la maison et y mit le feu ; mais Chu­Tu-Shi se leva de son lit, se changea en tigre, chargea à travers les policiers, et s’échappa ; on ignore où il a bien pu aller.

Les Toradjas du centre de Célèbes ont très peur des loups-garous, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui ont la faculté de se transformer en animaux, par exemple en chats, en crocodiles, en sangliers, en guenons, en daims, en buffles, qui rôdent partout et s’engraissent de chair humaine, et en particulier de foies humains, pendant qu’hommes et femmes, dans leur forme humaine, dorment tranquillement chez eux dans leur lit. Pour eux, un homme est né loup-garou ou le devient par contagion ; car le simple contact avec un loup-garou, ou même avec quoi que ce soit que sa salive a touché, suffit pour changer en loup-garou la personne la plus innocente ; et même il suffit d’appuyer sa tête là où le loup-garou a appuyé la sienne. Le châtiment de quiconque est un loup-garou est la mort ; mais on ne condamne jamais l’accusé sans un procès en règle, où l’on démontre sa culpabilité par une épreuve qui consiste à tremper dans de la résine bouillante [p. 46] le majeur. Si le doigt n’est pas brûlé, l’homme n’est pas un loup-garou ; mais s’il est brûlé, il en est bien certainement un ; aussi l’emmène-t-on vers un endroit retiré où on le hache en morceaux. Les bourreaux qui le dépècent font naturellement bien attention de ne pas se faire éclabousser par son sang, ce qui les transformerait à leur tour en loups-garous. Ils placent en outre sa tête auprès de son derrière, pour empêcher son âme de revenir à la vie et de continuer ses déprédations. Telle est l’horreur qu’inspirent les loups-garous chez les Toradjas et telle est la peur qu’ont les habitants de recevoir la souillure mortelle, par infection, que beaucoup de personnes assurèrent à un missionnaire qu’elles ne chercheraient pas à épargner leur propre enfant, si elles savaient qu’il était loup-garou. Ces gens, dont la croyance aux loups-garous n’est pas une superstition morte ou en train de mourir, mais une conviction vivante et terrible, racontent sur les loups-garous des histoires qui rentrent dans la catégorie que nous examinons. Ils disent qu’une fois un loup-garou vint, revêtu d’une forme humaine, sous la maison d’un voisin, tandis que son véritable corps restait endormi chez lui comme d’habitude ; il appela doucement la femme du voisin et lui demanda de le rencontrer, le lendemain, dans le champ de [p. 47] tabac. Mais le mari était éveillé ; il entendit tout, et n’en dit rien à personne. Le lendemain se trouva être un jour affairé dans le village ; il fallait mettre un toit à une nouvelle maison et tous les hommes prêtaient leur aide ; parmi eux, il y avait bien sûr le loup-garou lui-même, je veux dire son moi humain : on le voyait sur le toit qui travaillait aussi dur que personne. Mais la femme se rendit au champ de tabac ; et derrière elle, à son insu, allait son mari, qui se glissait à travers les taillis. Quand ils arrivèrent au champ, l’homme vit le loup-garou s’avancer vers sa femme ; il se précipita sur lui et le frappa de son bâton. Rapide comme l’éclair, le loup-garou se changea en feuille ; mais l’homme était agile, il saisit la feuille, la jeta dans le bambou creux où il conservait son tabac et le ferma bien fort. Il retourne alors au village avec sa femme en portant le bambou qui renfermait le loup-garou. Il vit que le corps humain du loup-garou était toujours sur le toit, et travaillait avec les autres. Il mit le bambou dans le feu. Là-dessus, le loup-garou humain, qui regardait du haut de son toit, dit : « Ne fais pas cela. » L’homme retira le bambou du feu, mais l’y remit un moment après ; à nouveau, le loup-garou humain cria du haut de son toit : « Ne fais pas cela. » Mais cette fois, l’autre laissa le bambou dans le feu ; [p. 48] lorsqu’il flamba, le loup-garou humain tomba du toit, raide mort.

On racontait aussi l’histoire suivante, chez les Toradjas, il n’y a pas très longtemps. La chose se passait à Soemara, sur le golfe de Tomori. C’était le soir et des hommes étaient assis, bavardant avec un certain Hadji Mohammad. Quand il fit noir, l’un d’eux sortit de la maison pour telle ou telle raison. Peu après, ils crurent voir les bois d’un cerf se détacher nets et clairs sur le ciel brillant du soir. Hadji Mohammad leva son fusil et tira. Une minute ou deux plus tard, l’homme qui était sorti revient et dit à Hadji Mohammad : « Vous m’avez tiré dessus et touché. Il faut que vous me payiez une amende ». Ils eurent beau chercher, ils ne virent sur lui nulle blessure. Ils devinèrent alors que c’était un loup-garou qui s’était changé en cerf et avait guéri sa blessure en la léchant. La balle avait tout de même rempli son office, car deux jours après il était mort.

Pétrone raconte une ancienne histoire latine. Il la met dans la bouche d’un certain Nicéros. Tard dans la nuit, il avait quitté la ville pour aller rendre visite à l’une de ses amies, une veuve, qui vivait dans une ferme à quelque huit kilomètres de là. Il était accompagné d’un soldat, homme de stature herculéenne, qui logeait dans la [p. 49] même maison. Lorsqu’ils partirent, le jour allait naître, mais la lune brillait très claire. En traversant les faubourgs de la ville, ils passèrent parmi les tombes, qui bordaient la grand’route sur une certaine distance. Le soldat donna alors une excuse pour se retirer derrière un monument ; Nicéros s’assit pour l’attendre ; il chantonnait un air et comptait les tombes pour passer le temps. Après quelque temps, il chercha son compagnon, et vit un spectacle qui le glaça d’horreur. Le soldat avait dépouillé ses vêtements jusqu’au dernier et les avait déposés au bord de la route. Puis il accomplit sur eux une certaine cérémonie ; immédiatement, il fut changé en loup, et se mit à courir et à hurler dans la forêt. Quand Nicéros eut recouvré ses esprits, il alla ramasser les vêtements, mais les trouva changés en pierre. Plus mort que vif, il tira son épée et, frappant toutes les ombres que projetaient les tombes sur la route, au clair de lune, il alla en chancelant jusqu’à la maison de son amie. Il y entra tel un fantôme, à la grande surprise de la veuve, qui s’étonnait de le voir dehors à une heure aussi tardive. « Si vous étiez seulement venu quelques minutes plus tôt, lui dit-elle, vous auriez pu me rendre service. Car un loup s’est précipité dans la cour, a effrayé les bestiaux et les a saignés tel un boucher. Mais il ne s’en est pas [p. 50] tiré à bon compte ; le domestique lui a enfoncé une lance dans le cou. » Nicéros, quand il eut entendu ces mots, sentit qu’il ne pouvait que s’en retourner chez lui en toute hâte. Il faisait maintenant grand jour ; arrivé à l’endroit où les vêtements avaient été changés en pierre, il n’y trouva plus qu’une mare de sang. Il arriva chez lui ; le soldat était couché dans un lit, comme un bœuf égorgé, et le docteur était en train de lui bander le cou. « Alors, je compris, dit Nicéros, que cet homme était un loup-garou, et jamais plus je ne pus rompre le pain avec lui ; on m’aurait tué plutôt qu’on ne m’y eût obligé. »

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L’AME EXTERIEURE

Chez les Ekois de la région d’Oban, dans la Nigéria méridionale, il est très fréquent d’entendre une personne dire d’une autre qu’elle « possède » tel ou tel animal, voulant dire par là qu’elle peut prendre la forme de cet animal. Les gens croient que, par une pratique constante et en vertu de certains secrets héréditaires, un homme peut quitter son corps humain et revêtir celui d’une bête sauvage. D’après eux, outre l’âme qui anime son corps humain, chacun a une [p. 51] « âme de la brousse » qu’il peut de temps en temps envoyer animer le corps de la créature qu’il « possède ». Lorsqu’on désire que son âme de la brousse aille rôder, on boit une potion magique, dont le secret se transmet depuis un temps immémorial, et dont on garde toujours une certaine quantité, prête à être employée, dans un vieux pot de terre mis de côté à cet effet. A peine a-t-il bu le breuvage mystique que l’âme de l’individu s’échappe loin de lui et va flotter invisible à travers la ville pour pénétrer dans la forêt. Là, elle se met à s’enfler et, abritée à l’ombre des arbres, elle prend la forme du double animal de l’homme, qui peut être un· éléphant, un léopard, un buffle, un sanglier ou un crocodile. La potion varie naturellement selon le genre d’animal en qui l’homme se métamorphose momentanément. Il serait absurde de s’imaginer, par exemple, que la dose qui vous transforme en éléphant puisse aussi vous transformer en crocodile ; la chose est manifestement impossible. Un grand avantage de ces transformations provisoires d ‘hommes en bêtes est qu’elles permettent à celui qui a revêtu une forme animale de se venger de ses ennemis sans s’attirer le moindre soupçon. Si vous en voulez par exemple à un fermier aisé, vous n’avez qu’à vous changer, pendant la nuit, en buffle, en éléphant, en [p. 52] sanglier, puis à faire irruption sur ses terres et à les piétiner jusqu’à ce que vous ayez rasé les récoltes qui s’y élevaient. C’est pourquoi, dans le voisinage des grandes fermes bien tenues, les gens préfèrent garder leurs âmes de la brousse dans des buffles, des éléphants et des sangliers, ces animaux fournissant le meilleur moyen de détruire les récoltes du voisin. Là, au contraire, où les fermes sont peu considérables et mal tenues, comme autour d’Oban, il ne vaut guère la peine de se changer en buffle ou en éléphant pour la maigre satisfaction de déraciner quelques misérables ignames ou d’autres récoltes sans importance de ce genre. Aussi les gens d’Oban gardent-ils leur âme dans des léopards et des crocodiles ; si ceux-ci ne servent pas à grand’chose pour détruire les récoltes d’un voisin, ils sont du moins excellents pour tuer l’homme d’abord et le manger ensuite. Mais la faculté de se transformer en animal a ce sérieux inconvénient qu’elle vous expose à être blessé, ou même tué, dans votre peau animale avant que vous ayez le temps de regagner votre enveloppe humaine. Un cas de ce genre s’est produit, il n’y a pas très longtemps, à quelques kilomètres d’Oban, et ne laisse pas d’être assez curieux. Pour bien comprendre, il faut savoir que c’est sous la forme de buffles que les [p. 53] chefs de la trihu Odopop gardent leurs âmes, lorsqu’ils partent en tournée. Or, un jour, le commissaire du district d’Oban aperçut un buffle, venant boire à une rivière qui traversait son jardin. Il tira sur l’animal et le blessa grièvement. A ce moment précis, le chef de la tribu Ododop, à quinze kilomètres de là, porta vivement la main à son côté et dit : « On m’a tué à Oban. » La mort n’avait pas été instantanée, car le buffle traîna encore dans la forêt pendant un ou deux jours ; mais, une heure ou deux avant la découverte du corps de l’animal, le chef avait expiré. Avant sa mort, avec une sollicitude touchante, il avait fait avertir tous ceux qui gardaient leur âme extérieure dans un buffle de profiter de son triste exemple et d’éviter de s’approcher d’Oban, qui n’était pas pour eux un endroit sûr. Il va de soi, quand un homme place de temps en temps son âme extérieure dans un animal, qu’il n’est pas assez sot pour aller tuer un animal de cette espèce, puisqu’il pourrait se tuer lui-même. Mais il peut tuer les animaux dans lesquels d’autres personnes cachent leur âme extérieure. Par exemple, un homme qui met son âme dans une vache sauvage peut sans se gêner tirer sur une antilope ou un sanglier ; mais, s’il le fait, et s’il a des raisons de supposer que l’animal tué est le double de quelqu’un de ses [p. 54] amis, il doit accomplir sur le cadavre certaines cérémonies et revenir chez lui en toute hâte pour administrer un certain remède à l’homme qu’il a blessé sans le vouloir. Il peut ainsi arriver à temps pour préserver la vie de son ami des suites d’un accident déplorable.

 

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