Jacques Lacan. La psychiatrie anglaise et la guerre. Extrait de la revue « L’Évolution Psychiatrique », fascicule III, 1947, pp. 293-312.
Jacques-Marie Emile Lacan (1901-1981). Nous ne présenterons pas Lacan, bien connue de tous les analystes, les philosophes et polémistes de toutes tendances.
— René Targowla & Jacques Lacan. Paralysie générale prolongée. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), vingt-cinquièe année, 1930, pp. 83-85.
— (avec Michel Cénac). Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie. Extrait de la « Revue Française de Psychanalyse », (Paris), tome XV, n°1, janvier-février 1951, pp. 7-29. [Lacan en ligne sur notre site]
— La psychanalyse et son enseignement. Communication faite à la Société française de Philosophie. Suivie d’une discussion avec MM. Berger, Lagache, Wahl, Alquié, Merleau-Ponty et Hyppolite. Parut dans le « Bulletin de la Société française de Philosophie », (Paris), 51e année, n°2, Avril-Juin 1957, pp. 66-101. [Lacan en ligne sur notre site]
— Conférence sur le psychanalyse et la formation du psychiatre à Sainte-Anne le 10 novembre 1967. [Lacan en ligne sur notre site]
— Télévision. 1973. Diffusé sur la Première chaîne de la télévision française les 9 et 16 mars 1974. [Lacan en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. –Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 293]
LA PSYCHIATRIE ANGLAISE ET LA GUERRE
par le Dr Jacques LACAN
Lorsque en septembre 1945 je fus à Londres, les feux venaient à peine de tomber pour la Ville, du Jour : V-Day, où elle avait célébré sa victoire.
La guerre m’avait laissé un vif sentiment du mode d’irréalité sous lequel la collectivité des Français l’avait vécue de bout en bout. Je ne vise pas ici ces idéologies foraines qui nous avaient balancés de fantasmagories sur notre grandeur, parentes des radotages de la sénilité, voire du délire agonique à des fabulations compensatoires propres à l’enfance. Je veux plutôt dire chez chacun cette méconnaissance systématique du monde, ces refuges imaginaires, où, psychanalyste, je ne pouvais qu’identifier pour le groupe, alors en proie à une dissolution vraiment panique de son statut moral, ces mêmes modes de défense que l’individu utilise dans la névrose contre son angoisse, et avec un succès non moins ambigu, aussi paradoxalement efficace, et scellant de même hélas ! un destin qui se transmet à des générations.
Je pensais donc sortir du cercle de cet enchantement délétère pour entrer dans un autre règne : là où après le refus crucial d’un compromis qui eût été la défaite, l’on avait pu sans perdre prise à travers les pires épreuves, mener la lutte jusqu’à ce terme triomphant, qui maintenant faisait paraître aux nations la vague énorme qu’elles avaient vue près de les engloutir, n’avoir été qu’une illusion de l’histoire, et des plus vite rompues.[p. 294)]
Dès cet abord ni jusqu’à la fin de mon séjour qui dura 5 semaines, cette attente d’un autre air ne fut déçue. Et c’est sous forme d’évidence psychologique que je touchai cette vérité que la victoire de l’Angleterre est du ressort moral, – je veux dire que l’intrépidité de son peuple repose sur un rapport véridique au réel, que son idéologie utilitariste fait mal comprendre, que spécialement le terme d’adaptation trahit tout à fait, et pour quoi même le beau mot de réalisme nous est interdit en raison de l’usage infamant où les « clercs de la Trahison » ont avili sa vertu, par une profanation du verbe qui pour longtemps prive les hommes des valeurs offensées.
Nous devons donc aller à parler d’héroïsme, et en évoquer les marques, dès les premières apparues à notre débotté, dans cette Ville grêlée tous les deux cents mètres de rue, d’une destruction verticale, au reste curée au net, et s’accommodant mal du terme de ruine, dont le prestige funèbre, même joint par une intention flatteuse au souvenir grandiose de la Rome antique dans les propos de bienvenue tenus la veille par un de nos envoyés les plus éminents, avait été médiocrement goûté par des gens qui ne se reposent pas sur leur histoire.
Aussi sévères et sans plus de romantisme les autres signes qui, à mesure du progrès du visiteur, à lui se découvraient par hasard ou destination, – depuis la dépression que lui décrivait en métaphores somnambuliques, au gré d’une de ces conjonctions, de la rue favorisée par l’entr’aide perpétuée des temps difficiles, telle jeune femme de la classe aisée qui allait fêter sa libération du service agricole, où comme célibataire, elle venait d’être mobilisée pendant quatre ans, – jusqu’à cet épuisement intime des forces créatrices que, par leurs aveux ou par leurs personnes, médecins ou hommes de science, peintres ou poètes, érudit voire sinologues, qui furent ses interlocuteurs, trahissaient par un effet aussi général que l’avait été leur astreinte à tous, et jusqu’à l’extrême de leur énergie, aux services cérébraux de la guerre moderne : organisation de la production, appareils de la détection ou du camouflage scientifiques, propagande politique ou renseignements.
Quelque forme que depuis ait pu prendre cette dépression réactionnelle à l’échelle collective, je témoigne qu’il s’en dégageait alors un facteur tonique qu’aussi bien je tairais[p. 295] comme trop subjectif, (295)s’il n’avait trouvé pour moi son sens dans ce qui me fut révélé du secteur de l’effort anglais que j’étais qualifié pour juger.
Il faut centrer le champ de ce qu’ont réalisé les psychiatres en Angleterre pour la guerre et par elle, de l’usage qu’ils ont fait de leur science au singulier et de leurs techniques au pluriel, et de ce que l’une comme les autres ont reçu de cette expérience. Tel est, en effet, le sens du titre que porte le livre du brigadier général Rees auquel nous nous référerons sans cesse : The shaping of psychiatry by the war.
Il est clair qu’à partir du principe de la mobilisation totale des forces de la nation qu’exige la guerre moderne, le problème des effectifs dépend de l’échelle de la population, ce pour quoi, dans un groupe réduit comme celui de l’Angleterre métropolitaine, tous, hommes et femmes durent être mobilisés. Mais il se double d’un problème de l’efficience, qui requiert autant un rigoureux emploi de chaque individu que la meilleure circulation des conceptions les plus audacieuses des responsables jusqu’aux derniers des exécutants. Problème où une rationalisation psychologique aura toujours plus à dire son mot, mais auquel les qualifications du temps de paix, la haute éducation politique des Anglais et une propagande déjà experte pouvaient suffire.
Toute autre était la question qui se posait de constituer de toutes pièces une armée à l’échelle nationale, du type des armées continentales, dans un pays qui n’avait qu’une petite armée de métier, pour s’être opposé obstinément à la conscription jusqu’à la veille du conflit. Il faut considérer dans tout son relief ce fait qu’on recourut à une science psychologique toute jeune encore, pour opérer ce qu’on peut appeler la création synthétique d’une armée, alors qu’à peine venait cette science de mettre au jour de la pensée rationnelle la notion d’un tel corps, comme groupe social d’une structure originale.
C’est bien en effet dans les écrits de Freud que pour la première fois dans les termes scientifiques de la relation d’identification, venaient d’être posés le problème du commandement et le problème du moral, c’est-à-dire toute cette incantation destinée à résorber entièrement les angoisses et les peurs de chacun dans une solidarité du groupe à la vie et à la mort, dont les praticiens de l’art militaire avaient jusqu’alors le monopole. conquête de la raison qui [p. 296] vient à intégrer la tradition elle-même en l’allégeant et la portant à une puissance seconde.
On a pu voir lors des deux foudroyantes victoires du débarquement en France et du passage du Rhin, qu’à niveau égal dans la technique du matériel, et la tradition militaire étant toute du côté de l’armée qui l’avait portée au degré le plus haut qu’ait connu le monde et venait encore de la renforcer de l’appoint moral d’une démocratisation des rapports hiérarchiques, dont la valeur angoissante comme facteur de supériorité avait été signalée par nous lors de notre retour de l’Olympiade de Berlin en 1936, toute la puissance de cette tradition ne pesa pas une once contre les conceptions tactiques et stratégiques supérieures, produits des calculs d’ingénieurs et de marchands.
Ainsi a achevé sans doute de se dissiper la mystification de cette formation de caste et d’école, où l’officier conservait l’ombre du caractère sacré qui revêtait le guerrier antique. On sait au reste par l’exemple de l’autre des vainqueurs qu’il n’est pas de corps constitué où il soit plus salutaire au peuple qu’on porte la hache, et que c’est à l’échelle d’un fétichisme qui donne ses plus hauts fruits dans l’Afrique centrale qu’il faut estimer l’usage encore florissant de s’en servir comme de magasin d’idoles nationales.
Quoiqu’il en soit, il est reconnu que la position traditionnelle du commandement ne va pas dans le sens de l’initiative intelligente. C’est pourquoi en Angleterre, quand au début de 1939 les événements se précipitaient, on vit repousser par les autorités supérieures, un projet présenté par le Service de santé de l’Armée, aux fins d’organiser l’instruction non seulement physique, mais mentale des recrues. Le principe en avait pourtant été appliqué dès la guerre précédente aux États-Unis sous l’impulsion du docteur Thomas W. Salmon.
Quand la guerre éclata en septembre, l’Angleterre ne disposait donc que d’une douzaine de spécialistes sous les ordres de Rees à Londres ; deux consultants étaient attachés aucorps expéditionnaire en France et deux aux Indes. En 1940, les cas affluèrent dans les hôpitaux sous la rubrique d’inadaptation, de délinquances diverses, de réactions psychonévrotiques, et c’est sous la pression de cette urgence que fut organisée, au moyen des quelques deux cent cinquante psychiatres intégrés par la conscription, l’action dont nous [p. 297] allons montrer l’ampleur et la souplesse. Un esprit animateur les avait précédés : le colonel Hargreaves, en mettant au point un premier essai de tests de Spearman, dont on était parti déjà au Canada pour donner forme aux tests de Penrose-Raven.
Le système qu’on adoptera dès lors est celui dit Pulhems, déjà éprouvé dans l’armée canadienne, dans lequel une cote de 1 à 5 est affectée à chacune des sept lettres symboliques qui répondent respectivement à la capacité Physique générale, aux fonctions des membres supérieurs (Upper limbs), inférieurs (Lower limbs), à l’audition (Hear), à la vue (Eyes), à la capacité Mentale (soit à l’intelligence), à la Stabilité affective enfin, où donc deux cotes sur sept sont d’ordre psychologique.
Une première sélection est faite sur les recrues (1), qui en détache le décile inférieur.
Cette sélection, soulignons-le, ne vise pas les qualités critiques et techniques, que requiert la prévalence des fonctions de transmission dans la guerre moderne, non moins que la subordination du groupe de combat au service d’armes qui ne sont plus des instruments, mais des machines. Ce qu’il s’agit d’obtenir dans la troupe c’est une certaine homogénéité qu’on tient pour un facteur essentiel de son moral.
Tout déficit physique ou intellectuel en effet prend pour le sujet à l’intérieur du groupe une portée affective, en fonction du processus d’identification horizontale que le travail de Freud, évoqué plus haut, suggère peut-être, mais néglige au profit de l’identification, si l’on peut dire, verticale, au chef.
Traînards à l’instruction, ravagés par le sentiment de leur infériorité, inadaptés et facilement délinquants, moins encore par manque de compréhension qu’en raison d’impulsions d’ordre compensatoire, terrains dès lors élus des raptus dépressifs ou anxieux ou des états confusionnels sous le coup des émotions ou commotions de la ligne de feu, conducteurs naturels de toutes les formes de contagion mentale, les sujets affectés d’un trop grand déficit doivent être isolés comme [p. 298] dullards, ce dont notre ami le docteur Turquet ici présent, donne l’équivalent français non pas dans le terme d’arriéré, mais dans celui de lourdaud. C’est autrement dit ce que notre langage familier appelle du mot de débilard, qui exprime moins un niveau mental qu’une évaluation de la personnalité.
Aussi bien, d’être groupés entre eux, ces sujets se montrent-ils aussitôt infiniment plus efficaces, par une libération de leur bonne volonté, corrélative d’une sociabilité dès lors assortie ; il n’est pas jusqu’aux motifs sexuels de leurs délits qui ne se réduisent, comme pour démontrer qu’ils dépendent moins chez eux d’une prétendue prévalence des instincts, qu’ils ne représentent la compensation de leur solitude sociale. Tel est du moins ce qui s’est manifesté dans l’utilisation, en Angleterre, de ce résidu que l’Amérique pouvait s’offrir le luxe d’éliminer. Après les avoir employés aux travaux agricoles, on dut plus tard en faire des pionniers, mais qu’on maintint à l’arrière du front.
Pour les unités ainsi épurées de leurs éléments inférieurs, elles virent baisser les phénomènes de choc et de névrose, les effets de fléchissement collectif, dans une proportion qu’on peut dire géométrique.
Cette expérience fondamentale, le général major Rees en voit l’application à un problème social de notre civilisation, immédiatement accessible à la pratique, sans qu’elle accorde rien aux scabreuses théories de l’eugénisme, et tout à l’opposé, on le voit, du mythe anticipatoire du Brave New World, de Huxley (2).
Ici trouvent leur lieu de coopération plusieurs disciplines dont, pour si théoriques que les tiennent certains d’entre nous, il faudra bien que tous s’en informent. Car c’est à cette condition que nous pouvons et devons justifier la prééminence qui nous revient dans l’usage à l’échelle collective des sciences psychologiques. Si les psychiatres anglais en effet l’ont fait reconnaître, avec un succès [p. 299] sur lequel j’aurai à revenir, au cours de l’expérience de la guerre, ceci est dû, nous le verrons, non seulement au grand nombre des psychanalystes parmi eux, mais à ce que tous ont été pénétré par la diffusion des concepts et des mode opératoires de la psychanalyse. C’est, en outre, que des disciplines à peine apparues à notre horizon, telles que la psychologiedite de groupe, sont parvenues dans le monde anglo-saxon à une élaboration suffisante pour, dans l’œuvre d’un Kurt Lewin, ne s’exprimer en rien de moins qu’au niveau mathématique de l’analyse vectorielle.
Ainsi dans un long entretien que j’eus avec deux des médecins que je vais vous présenter comme des pionniers de cette révolution qui transporte tous nos problèmes à l’échelle collective, j’entendis l’un d’eux m’exposer froidement que, pour la psychologie de groupe, le complexe d’Œdipe était l’équivalent de ce qu’on appelle en physique le problème des trois corps, problème dont on sait d’ailleurs qu’il n’a pas reçu de solution complète.
Mais il est de bon ton chez nous de sourire de ces sortes de spéculations, sans qu’on en soit pour autant plus prudent dans le dogmatisme.
Aussi je vais essayer de vous présenter au naturel ces deux hommes dont on peut dire que brille en eux la flamme de la création, chez l’un comme glacée dans un masque immobile et lunaire, qu’accentuent les fines virgules d’une moustache noire, et qui non moins que la haute stature et le thorax de nageur qui le supportent, donne un démenti aux formules kretschmériennes, quand tout nous avertit d’être en présence d’un de ces êtres solitaires jusque dans leurs plus hauts dévouements, et tel que nous le confirme chez celui- ci l’exploit dans les Flandres d’avoir suivi la badine à la main son tank à l’assaut et paradoxalement forcé ainsi les mailles du destin, – chez l’autre, scintillante, cette flamme, derrière le lorgnon au rythme d’un verbe brûlant d’adhérer encore à l’action, l’homme, dans un sourire qui retrousse une brosse fauve, se recommandant volontiers de compléter son expérience d’analyste d’un maniement des hommes, éprouvé au feu d’octobre 17 à Pétrograd. Celui-là Bion, celui-ci Rickmann, ont publié ensemble dans le numéro du 27 nov. 43 de The Lancetqui équivaut pour sa destination comme pour son format à notre Presse médicale, un article qui se réduit à six [p. 300] colonnes de journal, mais qui fera date dans l’histoire de la psychiatrie.
Sous le titre significatif de « Intra-group tensions in therapy, Their Study as the task of the group», c’est-à-dire : « Les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique. Leur étude proposée comme tâche du groupe », les auteurs nous apportent de leur activité dans un hôpital militaire un exemple concret, qui, pour en éclairer avec un dépouillement et, dirais- je, une humilité parfaite, l’occasion en même temps que les principes, prend la valeur d’une démonstration de méthode. J’y retrouve l’impression du miracle des premières démarches freudiennes : trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention. Voici Bionen proie aux quelques 400 « oiseaux », d’un service dit de rééducation.
Les importunités anarchiques de leurs besoins occasionnels : requêtes d’autorisations exceptionnelles, irrégularités chroniques de leur situation, vont lui apparaître dès l’abord comme destinées à paralyser son travail en lui soustrayant des heures, déjà arithmétiquement insuffisantes pour résoudre le problème de fonds que pose chacun de ces cas, si on les prend un par un. C’est de cette difficulté même que Bionva partir pour franchir le Rubicon d’une innovation méthodique.
Ces hommes, en effet, comment les considérer dans leur situation présente ? Sinon comme des soldats qui ne peuvent se soumettre à la discipline, et qui resteront fermés aux bienfaits thérapeutiques qui en dépendent, pour la raison que c’est là le même qui les a réunis ici.
Or, sur un théâtre de guerre que faut-il pour faire une troupe marchante de cet agrégat d’irréductibles qu’on appelle une compagnie de discipline ? Deux éléments : la présence de l’ennemi qui soude le groupe devant une menace commune, – et un chef, à qui son expérience des hommes permet de fixer au plus près la marge à accorder à leurs faiblesses, et qui peut en maintenir le terme par son autorité, c’est-à-dire par ceci que chacun sait qu’une responsabilité une fois prise, il ne se « dégonfle » pas. L’auteur est un tel chef chez qui le respect de l’homme est conscience de soi-même, et capable de soutenir quiconque où qu’il l’engage.
Quant au danger commun n’est-il pas dans ces extravagances ([p. 301] mêmes qui font s’évanouir toute raison du séjour ici de ces hommes en s’opposant aux conditions premières de leur guérison ? Mais il faut leur en faire prendre conscience.
Et c’est ici qu’intervient l’esprit du psychanalyste, qui va traiter la somme des obstacles qui s’oppose à cette prise de conscience comme cette résistance ou cette méconnaissance systématique, dont il a appris la manœuvre dans la cure des individus névrosés. Mais ici il va la traiter au niveau du groupe.
Dans la situation prescrite Biona même plus de prise sur le groupe que le psychanalyste n’en a sur l’individu, puisqu’en droit au moins et comme chef, il fait partie du groupe. Mais c’est justement ce que le groupe réalise mal. Aussi, le médecin devra-t-il en passer par la feinte inertie du psychanalyste et s’appuyer sur la seule prise de fait qui lui est donnée, de tenir le groupe à portée de son verbe.
Sur cette donnée, il se proposera d’organiser la situation de façon à forcer le groupe à prendre conscience de ses difficultés d’existence en tant que groupe, – puis à le rendre de plus en plus transparent à lui-même, au point que chacun de ses membres puisse juger de façon adéquate des progrès de l’ensemble, – l’idéal d’une telle organisation étant pour le médecin dans sa lisibilité parfaite et telle qu’il puisse apprécier à tout instant vers quelle porte de sortie s’achemine chaque « cas » confié à ses soins : retour à son unité, renvoi à la vie civile, ou persévération dans la névrose.
Voici donc en bref le règlement qu’il promulgue en un meeting inaugural de tous les hommes : il va être formé un certain nombre de groupes qui se définiront chacun par un objet d’occupation, mais ils seront entièrement remis à l’initiative des hommes, c’est-à-dire que chacun non seulement s’y agrégera à son gré, mais pourra en promouvoir un nouveau selon son idée, avec cette seule limitation que l’objet en soit lui-même nouveau, autrement dit ne fasse pas double emploi avec celui d’un autre groupe. Étant entendu qu’il reste loisible à chacun, à tout instant, de retrouver le repos de la chambrée ad hoc, sans qu’il en résulte d’autre obligation pour lui que de le déclarer à la surveillante-chef.
L’examen de la marche des choses ainsi établies, fera l’objet d’un rassemblement général qui aura lieu tous les jours à midi moins dix et durera une demi-heure.[p. 302]
L’article nous fait suivre en un progrès captivant la première oscillation des hommes à l’annonce de ces mesures qui, eu égard aux habitudes régnantes en un tel lieu, engendrent le vertige (et j’imagine l’effet qu’elles eussent produit dans le service qui fut le mien au Val de Grâce), puis les premières molles formations qui se présentent plutôt comme une mise à l’épreuve de la bonne foi du médecin ; bientôt les hommes se prenant au jeu, un atelier de charpenterie, un cours préparatoire pour agents de liaison, un cours de pratique cartographique, un atelier d’entretien des voitures se constituent, et même un groupe se consacre à la tâche de tenir à jour un diagramme clair des activités en cours et de la participation de chacun, – réciproquement le médecin, prenant les hommes à l’œuvre comme eux-mêmes l’ont pris au mot, a vite l’occasion de leur dénoncer dans leurs propres actes cette inefficacité, dont il leur entend sans cesse faire grief au fonctionnement del’armée, – et soudain la cristallisation s’opère d’une autocritique dans le groupe, marquée entre autres par l’apparition d’une corvée bénévole, qui, d’un jour à l’autre, change l’aspect des salles, désormais balayées et nettes, par les premiers appels à l’autorité, la protestation collective contre les tire-au-flanc, profiteurs de l’effort des autres, et quelle ne fut pas l’indignation du groupe lésé (cet épisode n’est pas dans l’article), le jour ou les ciseaux à cuir eurent disparu ! Mais chaque fois qu’on fait appel à son intervention, Bionavec la patience ferme du psychanalyste renvoie la balle aux intéressés: pas de punition, pas de remplacement des ciseaux. Les tire-au-flanc sont un problème proposé à leur réflexion, non moins que la sauvegarde des ciseaux de travail ; faute de pouvoir les résoudre, les plus actifs continueront à travailler pour les autres et l’achat de nouveaux ciseaux se fera aux frais de tous.
Les choses étant ainsi, Bionne manque pas d’« estomac » et quand un malin propose d’instituer un cours de danse, loin de répondre par un rappel aux convenances que sans doute le promoteur lui-même de l’idée croit provoquer, il sait faire fonds sur une motivation plus secrète, qu’il devine dans le sentiment d’infériorité propre à tout homme écarté de l’honneur du combat : et passant outre aux risques de critique, voire de scandale, il y prend appui pour une stimulation sociale, en décidant que les cours seront donnés le soir après le service par les gradées des ATS de l’hôpital (ces [p. 303] initiales désignent en Angleterre les femmes mobilisées) et qu’ils seront réservées à ceux qui, ignorants de la danse, ont encore à l’apprendre. Effectivement le cours qui a lieu en présence de l’officier faisant fonction de directeur de l’hôpital, réalise pour ces hommes une initiation à un style de comportement, qui par son prestige relève en eux le sentiment de leur dignité.
En quelques semaines, le service dit de rééducation étant devenu le siège d’un nouvel esprit que les officiers reconnaissaient chez les hommes lors des manifestations collectives, d’ordre musical par exemple, où ils entraient avec eux dans un rapport plus familier : esprit de corps propre au service qui s’imposait aux nouveaux venus, à mesure du départ de ceux qu’il avait marqués de son bienfait. Maintenu par l’action constante du médecin animateur, le sentiment des conditions propres à l’existence du groupe, en faisant le fonds.
Il y a là le principe d’une cure de groupe, fondée sur l’épreuve et la prise de conscience des facteurs nécessaires à un bon esprit de groupe. Cure qui prend sa valeur originale, auprès des diverses tentatives faites dans le même registre, mais par des voies différentes, dans les pays anglo-saxons.
Rickmannapplique la même méthode dans la salle d’observation où il a affaire à un nombre plus réduit de malades, mais aussi à un groupement de cas moins homogène. Il doit alors la combiner avec des entretiens individuels, mais c’est toujours sous le même angle qu’y sont abordés les problèmes des malades. Il fait à ce propos cette remarque, qui a plus d’un apparaîtra fulgurante, que, si l’on peut dire que le névrosé est égocentrique et a horreur de tout effort pour coopérer c’est peut-être parce qu’il est rarement placé dans un milieu ou tout membre soit sur le même pied que lui en ce qui concerne les rapports avec son semblable.
Je défie la formule à ceux de mes auditeurs qui voient la condition de toute cure rationnelle des troubles mentaux dans la création d’une néo-société, où le malade maintienne ou restaure un échange humain, dont la disparition à elle seule double la tare de la maladie.
Je me suis attardé à reproduire les détails si vivants de cette expérience, parce qu’ils me paraissent gros de cette sorte de naissance qu’est un regard nouveau qui s’ouvre sur le monde. Que si certains y objectent le caractère spécifiquement anglais de certains traits, je leur répondrai que c’est là un des problèmes qu’il faut soumettre au nouveau point de vue : comment se détermine la part mobilisable des effets psychiques du groupe ? et son taux spécifique varie-t-il selon l’aire de culture ? Une fois que l’esprit a conçu un nouveau registre de détermination, il ne peut s’y soustraire si facilement.
Par contre un tel registre donne un sens plus clair à des observations qui s’exprimaient moins bien dans les systèmes de référence déjà en usage : telle la formule qui court sans plus de réserve dans les propos du psychanalyste qui est mon ami Turquet, quand il me parle de la structure homosexuelle de la profession militaire en Angleterre, et qu’il me demande si cette formule est applicable à l’armée française.
Quoi d’étonnant certes pour nous de constater que tout organisme social spécialisé trouve un élément favorable dans une déformation spécifique du type individuel, quand toute notre expérience de l’homme nous indique que ce sont les insuffisances même de sa physiologie qui soutiennent la plus grande fécondité de son psychisme.
Me référant donc aux indications que j’ai pu retirer d’une expérience parcellaire, je lui réponds que la valeur virile, qu’exprime le type le plus poussé de la formation traditionnelle de l’officier chez nous, m’est apparue à plusieurs reprises comme une compensation de ce que nos ancêtres auraient appelé une certaine faiblesse au déduit.
Assurément moins décisive est cette expérience que celle que j’eus en 40 d’un phénomène moléculaire à l’échelle de la nation : je veux dire l’effet macérant pour l’homme d’une prédominance psychique des satisfactions familiales, et cet inoubliable défilé, dans le service spécial où j’étais attaché, de sujets mal réveillés de la chaleur des jupes de la mère et de l’épouse, qui, par la grâce des évasions qui les menaient plus ou moins assidûment à leurs périodes d’instruction militaire, sans qu’ils y fussent l’objet d’aucune sélection psychologique, s’étaient trouvés promus aux grades qui sont les nerfs du combat : du chef de section au capitaine. Le mien ne me permettait pas d’accéder autrement que par ouï-dire aux échantillons que nous avions de l’inaptitude à la guerre des cadres supérieurs. [p. 305] J’indiquerai seulement que je retrouvais à l’échelle collective l’effet de dégradation du type viril que j’avais rapporté à la décadence sociale de l’imagopaternelle dans une publication sur la famille en 1938.
Ceci n’est pas une digression, car ce problème du recrutement des officiers est celui où l’initiative psychiatrique a montré son résultat le plus brillant en Angleterre. Au début de la guerre, le recrutement empirique par le rang s’avérant absurde, en ceci d’abord qu’on s’aperçut très vite qu’on est loin de pouvoir tirer de tout excellent sous-officier un officier, fût-il médiocre, et que lorsqu’un excellent sous-officier a manifesté son échec comme aspirant-officier, il retourne à son corps à l’état de mauvais sous-officier. En outre, un tel recrutement ne pouvait répondre à l’énormité de la demande d’une armée nationale, toute à faire sortir du néant. La question fut résolue de façon satisfaisante par un appareil de sélection psychologique dont c’est merveille qu’il ait pu s’égaler d’emblée à ce qu’on ne réalisait auparavant qu’au bout d’années d’écoles.
L’épreuve de sélection majeure pour les officiers était la première et la plus large, préliminaire à toute instruction spéciale, elle se passait au cours d’un stage de 3 jours dans un centre où les candidats étaient hébergés et, dans les rapports familiers d’une vie commune avec les membres de leur jury, s’offraient d’autant mieux à leur observation.
Ils devaient subir durant ces 3 jours une série d’examens qui visaient moins à dégager leurs capacités techniques, leur quotient d’intelligence, ni plus précisément ce que l’analyse de Spearmannous a appris a isoler dans le fameux facteur g comme le pivot de la fonction intellectuelle, mais bien plutôt leur personnalité, soit spécialement cet équilibre des rapports avec autrui qui commande la disposition des capacités elles-mêmes, leur taux utilisable dans le rôle du chef et dans les conditions du combat. Toutes les épreuves ont donc été centrées sur la détection des facteurs de la personnalité.
Et d’abord les épreuves écrites, qui comportent un questionnaire des antécédents personnels et familiaux du candidat, – des tests d’association verbale qui s’ordonnent pour l’examinateur en un certain nombre de séries que définit leur ordre émotionnel – des tests dit « d’aperception thématique » dus à Murray, qui portent sur la signification attribuée par le sujet à des images qui évoquent [p. 306] de façon ambiguë un scénario et des thèmes de tension affective élevée (nous faisons circuler ces images, très expressives au reste de traitsspécifiques de la psychologie américaine, plus encore que de l’anglaise), enfin par la rédaction de deux portraits du sujet tels qu’il peut les concevoir produits respectivement par un ami et par un critique sévère.
Puis une série d’épreuves où le sujet est placé dans des situations quasi-réelles, dont les obstacles et les difficultés ont varié avec l’esprit inventif des examinateurs et qui révèlent ses attitudes fondamentales quand il est aux prises avec les choses et avec les hommes.
Je signalerai pour sa portée théorique l’épreuve dite du groupe sans chefqu’on doit encore aux réflexions doctrinales de Bion. On constitue des équipes de dix sujets environ, dont aucun n’est investi d’une autorité préétablie : une tâche leur est proposée qu’ils doivent résoudre en collaboration et dont les difficultés échelonnée intéressent l’imagination constructive, le don d’improvisation, les qualités de prévision, le sens du rendement, – par exemple : le groupe doit franchir une rivière au moyen d’un certain matériel qui exige d’être utilisé avec le maximum d’ingéniosité, sans négliger de prévoir sa récupération après usage, etc. Au cours de l’épreuve certains sujets se dégageront par leurs qualités d’initiative et par les dons impératifs qui leur auront permis de les faire prévaloir. Mais ce que notera l’observateur, c’est moins ce qui apparaît chez chacun de capacités de meneur, que la mesure dans laquelle il sait subordonner le souci de se faire valoir à l’objectif commun, que poursuit l’équipe et où elle doit trouver son unité.
La cotation de cette épreuve n’est retenue que pour un premier triage. Un entretien avec le psychiatre, sur le mode libre et confidentiel propre à l’analyse, était proposé à chacun des candidats dans les débuts du fonctionnement de l’appareil ; par la suite il fut, pour des raisons d’économie de temps, réservé aux seuls sujets qui s’étaient signalés aux épreuves précédentes par des réactions douteuses.
Deux points méritent d’être retenus : d’une part le fair-playqui répondait chez les candidats au postulat d’authenticité que suppose de faire intervenir en dernier ressort l’entretien psychanalytique, et le témoignage le plus habituellement recueilli, fût-ce de ceux- là qui s’y étaient vus reconnaître inaptes, que l’épreuve se soldait pour eux par le sentiment d’avoir vécu une épreuve des plus intéressantes ; [p. 307] d’autre part le rôle qui revient ici au psychiatre, sur quoi nous allons nous arrêter un instant.
Bien que ce soient des psychiatres Wiltkaver, Rodger, Sutherland, Bion, qui aient conçu, mis sur pied, perfectionné l’appareil, le psychiatre n’a en principe dans les décisions du jury qu’une voix particulière. Le président et le vice-président sont des officiers chevronnés choisis pour leur expérience militaire. Il est à égalité avec le psychologist que nous appelons ici psychotechnicien, spécialiste(3)bien plus abondamment représenté dans les pays anglo- saxons que chez nous en raison de l’emploi bien plus large qu’on en fait dans les fonctions d’assistance publique, d’enquête sociale, d’orientation professionnelle, voire de sélection d’initiative privée à des fins de rendement industriel. Il n’est pas enfin jusqu’au sergent auquel était confiée la surveillance et la collaboration des épreuves, qui ne participasse à une partie au moins des délibérations.
On voit donc qu’on s’en remet pour conclure à un jugement sur le sujet dont l’objectivité cherche sa garantie dans des motivations largement humaines, bien plus que dans des opérations mécaniques.
Or l’autorité que la voix du psychiatre prend dans un tel concert lui démontre quelle charge sociale lui impose sa fonction. Cette seule découverte par les intéressés qui en témoignent tous de façon univoque, et parfois à leur propre étonnement, contraint ceux-là même qui ne veulent concevoir cette fonction que sous l’angle borné que définit jusqu’à présent le mot d’aliéniste à reconnaître qu’ils sont en fait voués à une défense de l’homme qui les promeut, quoiqu’ils en aient à une éminente fonction dans la société. À un tel élargissement de leurs devoirs qui répond selon nous à une définition authentique de lapsychiatrie comme science, comme à sa vraie position comme art humain, l’opposition chez les psychiatres eux-mêmes n’est pas moindre, croyez-le, en Angleterre qu’en France. Seulement en Angleterre, elle a dû céder chez tous ceux qui ont participé à l’activité de guerre, comme est tombée aussi cette opposition à traiter [p. 308] d’égal à égal avec les psychologues non médecins, dont on peut voir à l’analyse qu’elle ressortit à un noli me tangerequ’on retrouve bien plus que fréquemment à la base de la vocation médicale, non moins que dans celle de l’homme d’église et de l’homme de loi. Ce sont là en effet les trois professions qui assurent un homme de se trouver, à l’endroit de son interlocuteur, dans une position où la supériorité lui est garantie à l’avance. Par bonheur la formation que nous apporte notre pratique peut nous porter à être moins ombrageux, du moins ceux d’entre nous qui sont assez peu obérés personnellement pour pouvoir en tirer profit pour leur propre catharsis. Ceux-là accéderont à cette sensibilité des profondeurs humaines qui n’est certes pas notre privilège, mais qui doit être notre qualification.
Ainsi le psychiatre n’aura pas seulement une place honorable et dominante dans des fonctions consultatives, telles que celles que nous venons d’évoquer, mais à lui s’offrirent les voies nouvelles qu’ouvrent des expériences comme celles de l’area psychiatrist. Cette fonction, inaugurée elle aussi dans l’armée anglaise, peu se traduire comme celle du psychiatre attaché à la région militaire. Libéré de toute astreinte de service et rattaché aux seules autorités supérieures, il a pour fonction d’enquêter, de prévoir et d’intervenir pour tout ce qui, dans les règlements et les conditions de vie, intéresse la santé mentale des mobilisés dans un district déterminé. C’est ainsi que les facteurs de certaines épidémies psychiques, névroses de masses, délinquances diverses, désertions, suicides, ont pu être définis et entravés, et que tout un ordre de prophylaxie sociale apparaît possible pour l’avenir.
Une telle fonction aura sans doute sa place dans l’application du plan Beveridgequi préconise, signalons-le, une proportion de l’espace qualifié pour le traitement des cas de névrose égale à 5% de l’hospitalisation générale, chiffre qui dépasse tout ce qui a été prévu jusqu’ici pour la prophylaxie mentale. Rees, dans le livre auquel nous nous référons sans cesse, voit la fonction de l’area psychiatrist en temps de paix couvrir une région de 50 à 75000 habitants. Serait de son ressort tout ce qui, dans les conditions de subsistance et les rapports sociaux d’une telle population, peut être reconnu pour influer sur soit hygiène mentale. Peut-on, en effet, ergoter encore sur la psychogénèse des troubles mentaux, quand la statistique une fois de plus a manifesté l’étonnant phénomène de la [p. 309] réduction avec la guerre des cas de maladies mentales tant dans le civil qu’à l’armée. Phénomène qui n’a pas été moins net en Angleterre où il s’est manifesté envers et à l’encontre des effets présumés des bombardements sur la population civile. On sait que les corrélations statistiques du phénomène ne permettent pas, même à l’examen le moins prévenu, de le rapporter à aucune cause contingente telle que restriction d’alcool, régime alimentaire, effet même psychologique de l’occupation étrangère, etc.
Le livre Reesouvre par ailleurs une curieuse perspective sur le pronostic sensiblement meilleur des psychoses quand elles sont traitées dans les conditions sensiblement moins isolantes que constitue le milieu militaire(4).
Pour revenir à la contribution de la psychiatrie à la guerre, je ne m’étendrai pas sur les sélections spéciales dont étaient l’objet les troupes de choc (Commandos), les unités blindées, la R. A. F., le Royal Navy. Celles qui avaient été organisées dans une époque antérieure sur la base des mesures d’acuité sensorielle et d’habileté technique, durent se compléter aussi des qualifications de la personnalité qui sont la part du psychiatre. Car lorsqu’il s’agit par exemple de confier à un pilote un appareil à l’ordre du million de livres, les réactions typiques comme celle de la « fuite en avant » prennent toute leur portée quantaux risques, et les exclusives doctrinales portées par les Allemands ne les ont pas empêchés de recourir, pour y parer, aux investigations psychanalytiques qui avaient fait leurs preuves.
De même, le psychiatre s’est trouvé partout présent sur la ligne de feu, en Birmanie, en Italie, auprès des Commandos, comme sur les bases aériennes et navales, et partout sa critique s’est exercée sur les nœuds significatifs que révélaient les symptômes et les comportements.
Les épisodes de dépression collective apparaissaient très éclectivement dans les Commandos qui avaient fait l’objet d’une sélection insuffisante, et je ne ferai qu’évoquer ce jeune psychiatre qui, pour rejoindre les unités parachutées qu’il devait suivre sur le front d’Italie, emportait dans son bagage réduit d’aviateur le livre de Melanie Klein, qui l’avait initié à la notion des « mauvais [p. 310] objets », introjectés à la période des intérêts extrémentiels et à celle, plus précoce encore, du sadisme oral: vue qui s’avéra très féconde pour la compréhension de sujets, déjà situés psychologiquement par leur recrutement volontaire.
Les vues psychanalytiques ne furent pas moins à l’honneur, la guerre passée, pour l’œuvre du reclassement dans la vie civile des prisonniers de guerre et des combattants d’outremer.
On destina à cette œuvre un certain nombre de centres spéciaux, dont l’un installé dans la demeure seigneuriale de Hartfield, résidence encore du marquis de Salisbury, et restée pure en son architecture originale de n’être pas sortie depuis sa construction au XVIe siècle de la famille des Cecil, fut par moi visité par une de ces radieuses journées qu’offre souvent, et cette année-là avec une générosité particulière, l’octobre londonien. On m’y laissa m’y promener à mon aise assez longtemps pour que je fusse convaincu de l’entière liberté dont jouissaient les hébergés, liberté qui s’avérait compatible avec le maintien de tableaux anciens dans une salle grande comme la Galerie des Glaces, qui servait de dortoir, – non moins qu’avec le respect de l’ordre dans le réfectoire où, moi-même invité, je pus constater qu’hommes et officiers se groupaient selon leur choix à l’ombre d’une impressionnante garde d’armures.
Je pus m’entretenir avec le major Doylepar lequel je me fis reconnaître d’abord et avec son team médical je rapporterai de lui ces deux seuls propos que le problème essentiel ici était celui de la réduction des fantasmes qui ont pris un rôle prévalent dans le psychisme des sujets pendant les années d’éloignement ou de réclusion, – que la méthode de traitement animant le centre, s’inspirait toute des principes du psychodramede Moreno, c’est- à-dire d’une thérapeutique instaurée en Amérique et qu’il faut ranger aussi dans les psychothérapies de groupe, de filiation psychanalytique. Indiquons seulement que la catharsis y est obtenue chez les sujets, même et particulièrement chez les psychotiques, en leur permettant d’abréagir dans un rôle qu’on leur fait assumer dans un scénario partiellement livré à leur improvisation.
De même ici meetings de discussion, libres ou dirigés, ateliers d’essai de toutes sortes, liberté absolue dans l’emploi de leur temps (ma première découverte des lieux m’avait fait admirer que certains se complussent à flâner entre les cheminées et les arêtes aiguës d’une [p. 311] toiture digne de l’imagination de Gustave Doré), visites d’usines ou causeries sur les problèmes sociaux et techniques du temps présent, – seront la voie qui permettra à tant de sujets de revenir d’évasions imaginaires vers le métier de tenancier de « pub » ou vers quelque profession errante et de reprendre le chemin de l’emploi intérieur. Les conseils qualifiés d’assistantes sociales et de conseillers juridiques ne leur manqueront pas pour régler les difficultés professionnelles et familiales. Pour juger de l’importance de l’œuvre, qu’il suffise de dire que 80% des catégories sus-visées choisissent librement de passer par cet éclusage, où leur séjour, abrégé ou prolongé sur leur demande est en moyenne de six semaines.
À la fin de la visite, le retour du directeur, le Colonel Wilson, me donna la satisfaction d’entendre des propos qui me firent sentir que sur le plan social la guerre ne laisse pas l’Angleterre dans cet état, dont parle l’Évangile, du Royaume divisé.
Ainsi la psychiatrie a servi à forger l’instrument par quoi l’Angleterre a gagné la guerre. Inversement, la guerre a transformé la psychiatrie en Angleterre. En ceci comme en d’autres domaines, la guerre s’est avérée accoucheuse de progrès dans la dialectique essentiellement conflictuelle qui paraît bien caractériser notre civilisation. Mon exposé s’arrête au point où se découvrent les horizons qui nous projettent dans la vie publique, voire, ô horreur dans la politique. Sans doute y trouverons-nous des objets d’intérêt qui nous dédommageront de ces passionnants travaux du type « dosage des produits de désintégration uréique dans la paraphrénie fabulante », produits eux-mêmes intarissables de ce snobisme d’une science postiche, où se compensait le sentiment d’infériorité qui dominait devant les préjugés de la médecine une psychiatrie d’ores et déjà révolue.
Dès lors qu’on entre dans la voie des grandes sélections sociales, et que, devançant les pouvoirs publics, de puissantes organisations privées comme la Hawthorne Western Electricaux États-Unis les ont déjà mises en œuvre à leur profit, comment ne voit-on pas que l’État devra y pourvoir au bénéfice de tous et que déjà sur le plan d’une juste répartition des sujets supérieurs autant que des dullards, on peut évaluer à l’ordre des 200 000 travailleurs les unités sur lesquelles devront porter les sélections ?
Comment ne voit-on pas que notre association au fonctionnaire, [p. 312] à l’administrateur et au psychotechnicien, est déjà inscrite dans des organisations comme celles dites de child guidanceaux États-Unis et en Angleterre ?
Qu’on ne confonde pas notre assentiment à ceci avec un pseudo réalisme toujours en quête d’une dégradation qualitative.
À aucun moment des réalisations que nous proposons en exemple, nous n’avons pu oublier la haute tradition morale dont elles sont restées ici empreintes. À toutes a présidé un esprit de sympathie pour les personnes, qui n’est pas plus absent de cette ségrégation des dullards, où n’apparaît nulle déchéance du respect dû à tous les hommes.
Qu’il nous suffise de rappeler qu’à travers les plus étreignantes exigences d’une guerre vitale pour la collectivité, et le développement même d’un appareil d’intervention psychologique qui d’ores et déjà est une tentation pour la puissance, le principe a été maintenu en Grande-Bretagne du respect de l’objection de conscience.
À vrai dire les risques que comporte un tel respect pour les intérêts collectifs, sont apparus à l’expérience se réduire à des proportions infimes, et cette guerre a, je pense, suffisamment démontré que ce n’est pas d’une trop grande indocilité des individus que viendront les dangers de l’avenir humain. Il est clair désormais que les puissances sombres du surmoi se coalisent avec les abandons les plus veules de la conscience pour mener les hommes à une mort acceptée pour les causes les moins humaines, et que tout ce qui apparaît comme sacrifice n’est pas pour autant héroïque.
Par contre le développement qui va croître en ce siècle des moyens d’agir sur le psychisme(5), un maniement concerté des images et des passions dont on a déjà fait usage avec succès contre notre jugement, notre résolution, notre unité morale, seront l’occasion de nouveaux abus du pouvoir.
Il nous semblerait digne de la psychiatrie française qu’à travers les tâches mêmes que lui propose un pays démoralisé, elle sache formuler ses devoirs dans des termes qui sauvegardent les principes de la vérité.
Intervention conclusive de la conférence sur « La psychiatrie anglaise et la guerre », paru dans L’Évolution Psychiatrique, 1947, fascicule I, pp. 317-318.
Discussion: […]
- le Docteur LACAN – Je remercie, ceux qui on bien voulu donner leur assentiment,comme ceux qui ont été mes contradicteurs, de leurs remarques et objections. Je tiens aaffirmer à nouveau, la conception unitaire, qui est la mienne, en Anthropologie. Aux objections de principe, qui ont été soulevées contre le rôle qui a été celui de la Psychiatrie pendant la guerre, je réponds par un « E pur si muove » déclinant qu’on ne donne à mon exposé d’autre sens, ni d’autre mérite.
Notes
(1)Remarquons au passage, qu’en Angleterre de même que le policeman précède, en tant que représentant de l’autorité civile, tout défilé de troupes sur la voie publique, c’est le Ministère du Travail qui tient le rôle de notre conseil de révision et décide de ceux des citoyens qui seront recrues pour l’armée.
(2)Ainsi sommes-nous portés sur un terrain où mille recherches de détail font apparaître rigoureusement grâce à un usage de la statistique qui n’a, il faut le dire, rien à faire avec ce que le médecin désigne de ce nom dans ses « communicationsscientifiques », toutes sortes de corrélations psychogénétiques qui sont déjà intéressantes au niveau des plus simples, comme la courbe de corrélation croissante et continue de la gale et des poux avec la décroissance du niveau mental, mais qui prennent une portée doctrinale quand elles permettent de rapporter précisément à une inadéquation du sujet à sa fonction, à un mauvais placement social, une affection gastro-intestinale, que le langage là-bas désigne à peu près comme « dyspepsie du rengagé ».
(3) Ces Social Workers, comme on les désigne encore, qui ont un statut social bien défini en Angleterre, y étaient pourtant moins nombreux qu’aux États-Unis. Leur multiplication, dans les conditions de formation abrégée, imposées par la guerre, doit poser maintenant le problème de leur résorption.
(4) Signalons en passant les statistiques où deux praticiens anglais non psychiatres ont manifesté la corrélation entre les ulcères peptiques et duodénaux et les aires de bombardement aérien.
(5) Il est un dossier du Psychological Warfarequi, pensons-nous, ne sera pas publié de sitôt.
[p. 293]
LA PSYCHIATRIE ANGLAISE ET LA GUERRE
par le Dr Jacques LACAN
Lorsque en septembre 1945 je fus à Londres, les feux venaient à peine de tomber pour la Ville, du Jour : V-Day, où elle avait célébré sa victoire.
La guerre m’avait laissé un vif sentiment du mode d’irréalité sous lequel la collectivité des Français l’avait vécue de bout en bout. Je ne vise pas ici ces idéologies foraines qui nous avaient balancés de fantasmagories sur notre grandeur, parentes des radotages de la sénilité, voire du délire agonique à des fabulations compensatoires propres à l’enfance. Je veux plutôt dire chez chacun cette méconnaissance systématique du monde, ces refuges imaginaires, où, psychanalyste, je ne pouvais qu’identifier pour le groupe, alors en proie à une dissolution vraiment panique de son statut moral, ces mêmes modes de défense que l’individu utilise dans la névrose contre son angoisse, et avec un succès non moins ambigu, aussi paradoxalement efficace, et scellant de même hélas ! un destin qui se transmet à des générations.
Je pensais donc sortir du cercle de cet enchantement délétère pour entrer dans un autre règne : là où après le refus crucial d’un compromis qui eût été la défaite, l’on avait pu sans perdre prise à travers les pires épreuves, mener la lutte jusqu’à ce terme triomphant, qui maintenant faisait paraître aux nations la vague énorme qu’elles avaient vue près de les engloutir, n’avoir été qu’une illusion de l’histoire, et des plus vite rompues.[p. 294)]
Dès cet abord ni jusqu’à la fin de mon séjour qui dura 5 semaines, cette attente d’un autre air ne fut déçue. Et c’est sous forme d’évidence psychologique que je touchai cette vérité que la victoire de l’Angleterre est du ressort moral, – je veux dire que l’intrépidité de son peuple repose sur un rapport véridique au réel, que son idéologie utilitariste fait mal comprendre, que spécialement le terme d’adaptation trahit tout à fait, et pour quoi même le beau mot de réalisme nous est interdit en raison de l’usage infamant où les « clercs de la Trahison » ont avili sa vertu, par une profanation du verbe qui pour longtemps prive les hommes des valeurs offensées.
Nous devons donc aller à parler d’héroïsme, et en évoquer les marques, dès les premières apparues à notre débotté, dans cette Ville grêlée tous les deux cents mètres de rue, d’une destruction verticale, au reste curée au net, et s’accommodant mal du terme de ruine, dont le prestige funèbre, même joint par une intention flatteuse au souvenir grandiose de la Rome antique dans les propos de bienvenue tenus la veille par un de nos envoyés les plus éminents, avait été médiocrement goûté par des gens qui ne se reposent pas sur leur histoire.
Aussi sévères et sans plus de romantisme les autres signes qui, à mesure du progrès du visiteur, à lui se découvraient par hasard ou destination, – depuis la dépression que lui décrivait en métaphores somnambuliques, au gré d’une de ces conjonctions, de la rue favorisée par l’entr’aide perpétuée des temps difficiles, telle jeune femme de la classe aisée qui allait fêter sa libération du service agricole, où comme célibataire, elle venait d’être mobilisée pendant quatre ans, – jusqu’à cet épuisement intime des forces créatrices que, par leurs aveux ou par leurs personnes, médecins ou hommes de science, peintres ou poètes, érudit voire sinologues, qui furent ses interlocuteurs, trahissaient par un effet aussi général que l’avait été leur astreinte à tous, et jusqu’à l’extrême de leur énergie, aux services cérébraux de la guerre moderne : organisation de la production, appareils de la détection ou du camouflage scientifiques, propagande politique ou renseignements.
Quelque forme que depuis ait pu prendre cette dépression réactionnelle à l’échelle collective, je témoigne qu’il s’en dégageait alors un facteur tonique qu’aussi bien je tairais[p. 295] comme trop subjectif, (295)s’il n’avait trouvé pour moi son sens dans ce qui me fut révélé du secteur de l’effort anglais que j’étais qualifié pour juger.
Il faut centrer le champ de ce qu’ont réalisé les psychiatres en Angleterre pour la guerre et par elle, de l’usage qu’ils ont fait de leur science au singulier et de leurs techniques au pluriel, et de ce que l’une comme les autres ont reçu de cette expérience. Tel est, en effet, le sens du titre que porte le livre du brigadier général Rees auquel nous nous référerons sans cesse : The shaping of psychiatry by the war.
Il est clair qu’à partir du principe de la mobilisation totale des forces de la nation qu’exige la guerre moderne, le problème des effectifs dépend de l’échelle de la population, ce pour quoi, dans un groupe réduit comme celui de l’Angleterre métropolitaine, tous, hommes et femmes durent être mobilisés. Mais il se double d’un problème de l’efficience, qui requiert autant un rigoureux emploi de chaque individu que la meilleure circulation des conceptions les plus audacieuses des responsables jusqu’aux derniers des exécutants. Problème où une rationalisation psychologique aura toujours plus à dire son mot, mais auquel les qualifications du temps de paix, la haute éducation politique des Anglais et une propagande déjà experte pouvaient suffire.
Toute autre était la question qui se posait de constituer de toutes pièces une armée à l’échelle nationale, du type des armées continentales, dans un pays qui n’avait qu’une petite armée de métier, pour s’être opposé obstinément à la conscription jusqu’à la veille du conflit. Il faut considérer dans tout son relief ce fait qu’on recourut à une science psychologique toute jeune encore, pour opérer ce qu’on peut appeler la création synthétique d’une armée, alors qu’à peine venait cette science de mettre au jour de la pensée rationnelle la notion d’un tel corps, comme groupe social d’une structure originale.
C’est bien en effet dans les écrits de Freud que pour la première fois dans les termes scientifiques de la relation d’identification, venaient d’être posés le problème du commandement et le problème du moral, c’est-à-dire toute cette incantation destinée à résorber entièrement les angoisses et les peurs de chacun dans une solidarité du groupe à la vie et à la mort, dont les praticiens de l’art militaire avaient jusqu’alors le monopole. conquête de la raison qui [p. 296] vient à intégrer la tradition elle-même en l’allégeant et la portant à une puissance seconde.
On a pu voir lors des deux foudroyantes victoires du débarquement en France et du passage du Rhin, qu’à niveau égal dans la technique du matériel, et la tradition militaire étant toute du côté de l’armée qui l’avait portée au degré le plus haut qu’ait connu le monde et venait encore de la renforcer de l’appoint moral d’une démocratisation des rapports hiérarchiques, dont la valeur angoissante comme facteur de supériorité avait été signalée par nous lors de notre retour de l’Olympiade de Berlin en 1936, toute la puissance de cette tradition ne pesa pas une once contre les conceptions tactiques et stratégiques supérieures, produits des calculs d’ingénieurs et de marchands.
Ainsi a achevé sans doute de se dissiper la mystification de cette formation de caste et d’école, où l’officier conservait l’ombre du caractère sacré qui revêtait le guerrier antique. On sait au reste par l’exemple de l’autre des vainqueurs qu’il n’est pas de corps constitué où il soit plus salutaire au peuple qu’on porte la hache, et que c’est à l’échelle d’un fétichisme qui donne ses plus hauts fruits dans l’Afrique centrale qu’il faut estimer l’usage encore florissant de s’en servir comme de magasin d’idoles nationales.
Quoiqu’il en soit, il est reconnu que la position traditionnelle du commandement ne va pas dans le sens de l’initiative intelligente. C’est pourquoi en Angleterre, quand au début de 1939 les événements se précipitaient, on vit repousser par les autorités supérieures, un projet présenté par le Service de santé de l’Armée, aux fins d’organiser l’instruction non seulement physique, mais mentale des recrues. Le principe en avait pourtant été appliqué dès la guerre précédente aux États-Unis sous l’impulsion du docteur Thomas W. Salmon.
Quand la guerre éclata en septembre, l’Angleterre ne disposait donc que d’une douzaine de spécialistes sous les ordres de Rees à Londres ; deux consultants étaient attachés aucorps expéditionnaire en France et deux aux Indes. En 1940, les cas affluèrent dans les hôpitaux sous la rubrique d’inadaptation, de délinquances diverses, de réactions psychonévrotiques, et c’est sous la pression de cette urgence que fut organisée, au moyen des quelques deux cent cinquante psychiatres intégrés par la conscription, l’action dont nous [p. 297] allons montrer l’ampleur et la souplesse. Un esprit animateur les avait précédés : le colonel Hargreaves, en mettant au point un premier essai de tests de Spearman, dont on était parti déjà au Canada pour donner forme aux tests de Penrose-Raven.
Le système qu’on adoptera dès lors est celui dit Pulhems, déjà éprouvé dans l’armée canadienne, dans lequel une cote de 1 à 5 est affectée à chacune des sept lettres symboliques qui répondent respectivement à la capacité Physique générale, aux fonctions des membres supérieurs (Upper limbs), inférieurs (Lower limbs), à l’audition (Hear), à la vue (Eyes), à la capacité Mentale (soit à l’intelligence), à la Stabilité affective enfin, où donc deux cotes sur sept sont d’ordre psychologique.
Une première sélection est faite sur les recrues(1), qui en détache le décile inférieur.
Cette sélection, soulignons-le, ne vise pas les qualités critiques et techniques, que requiert la prévalence des fonctions de transmission dans la guerre moderne, non moins que la subordination du groupe de combat au service d’armes qui ne sont plus des instruments, mais des machines. Ce qu’il s’agit d’obtenir dans la troupe c’est une certaine homogénéité qu’on tient pour un facteur essentiel de son moral.
Tout déficit physique ou intellectuel en effet prend pour le sujet à l’intérieur du groupe une portée affective, en fonction du processus d’identification horizontale que le travail de Freud, évoqué plus haut, suggère peut-être, mais néglige au profit de l’identification, si l’on peut dire, verticale, au chef.
Traînards à l’instruction, ravagés par le sentiment de leur infériorité, inadaptés et facilement délinquants, moins encore par manque de compréhension qu’en raison d’impulsions d’ordre compensatoire, terrains dès lors élus des raptus dépressifs ou anxieux ou des états confusionnels sous le coup des émotions ou commotions de la ligne de feu, conducteurs naturels de toutes les formes de contagion mentale, les sujets affectés d’un trop grand déficit doivent être isolés comme [p. 298] dullards, ce dont notre ami le docteur Turquet ici présent, donne l’équivalent français non pas dans le terme d’arriéré, mais dans celui de lourdaud. C’est autrement dit ce que notre langage familier appelle du mot de débilard, qui exprime moins un niveau mental qu’une évaluation de la personnalité.
Aussi bien, d’être groupés entre eux, ces sujets se montrent-ils aussitôt infiniment plus efficaces, par une libération de leur bonne volonté, corrélative d’une sociabilité dès lors assortie ; il n’est pas jusqu’aux motifs sexuels de leurs délits qui ne se réduisent, comme pour démontrer qu’ils dépendent moins chez eux d’une prétendue prévalence des instincts, qu’ils ne représentent la compensation de leur solitude sociale. Tel est du moins ce qui s’est manifesté dans l’utilisation, en Angleterre, de ce résidu que l’Amérique pouvait s’offrir le luxe d’éliminer. Après les avoir employés aux travaux agricoles, on dut plus tard en faire des pionniers, mais qu’on maintint à l’arrière du front.
Pour les unités ainsi épurées de leurs éléments inférieurs, elles virent baisser les phénomènes de choc et de névrose, les effets de fléchissement collectif, dans une proportion qu’on peut dire géométrique.
Cette expérience fondamentale, le général major Rees en voit l’application à un problème social de notre civilisation, immédiatement accessible à la pratique, sans qu’elle accorde rien aux scabreuses théories de l’eugénisme, et tout à l’opposé, on le voit, du mythe anticipatoire du Brave New World, de Huxley(2).
Ici trouvent leur lieu de coopération plusieurs disciplines dont, pour si théoriques que les tiennent certains d’entre nous, il faudra bien que tous s’en informent. Car c’est à cette condition que nous pouvons et devons justifier la prééminence qui nous revient dans l’usage à l’échelle collective des sciences psychologiques. Si les psychiatres anglais en effet l’ont fait reconnaître, avec un succès [p. 299] sur lequel j’aurai à revenir, au cours de l’expérience de la guerre, ceci est dû, nous le verrons, non seulement au grand nombre des psychanalystes parmi eux, mais à ce que tous ont été pénétré par la diffusion des concepts et des mode opératoires de la psychanalyse. C’est, en outre, que des disciplines à peine apparues à notre horizon, telles que la psychologiedite de groupe, sont parvenues dans le monde anglo-saxon à une élaboration suffisante pour, dans l’œuvre d’un Kurt Lewin, ne s’exprimer en rien de moins qu’au niveau mathématique de l’analyse vectorielle.
Ainsi dans un long entretien que j’eus avec deux des médecins que je vais vous présenter comme des pionniers de cette révolution qui transporte tous nos problèmes à l’échelle collective, j’entendis l’un d’eux m’exposer froidement que, pour la psychologie de groupe, le complexe d’Œdipe était l’équivalent de ce qu’on appelle en physique le problème des trois corps, problème dont on sait d’ailleurs qu’il n’a pas reçu de solution complète.
Mais il est de bon ton chez nous de sourire de ces sortes de spéculations, sans qu’on en soit pour autant plus prudent dans le dogmatisme.
Aussi je vais essayer de vous présenter au naturel ces deux hommes dont on peut dire que brille en eux la flamme de la création, chez l’un comme glacée dans un masque immobile et lunaire, qu’accentuent les fines virgules d’une moustache noire, et qui non moins que la haute stature et le thorax de nageur qui le supportent, donne un démenti aux formules kretschmériennes, quand tout nous avertit d’être en présence d’un de ces êtres solitaires jusque dans leurs plus hauts dévouements, et tel que nous le confirme chez celui- ci l’exploit dans les Flandres d’avoir suivi la badine à la main son tank à l’assaut et paradoxalement forcé ainsi les mailles du destin, – chez l’autre, scintillante, cette flamme, derrière le lorgnon au rythme d’un verbe brûlant d’adhérer encore à l’action, l’homme, dans un sourire qui retrousse une brosse fauve, se recommandant volontiers de compléter son expérience d’analyste d’un maniement des hommes, éprouvé au feu d’octobre 17 à Pétrograd. Celui-là Bion, celui-ci Rickmann, ont publié ensemble dans le numéro du 27 nov. 43 de The Lancetqui équivaut pour sa destination comme pour son format à notre Presse médicale, un article qui se réduit à six [p. 300] colonnes de journal, mais qui fera date dans l’histoire de la psychiatrie.
Sous le titre significatif de « Intra-group tensions in therapy, Their Study as the task of the group», c’est-à-dire : « Les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique. Leur étude proposée comme tâche du groupe », les auteurs nous apportent de leur activité dans un hôpital militaire un exemple concret, qui, pour en éclairer avec un dépouillement et, dirais- je, une humilité parfaite, l’occasion en même temps que les principes, prend la valeur d’une démonstration de méthode. J’y retrouve l’impression du miracle des premières démarches freudiennes : trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention. Voici Bionen proie aux quelques 400 « oiseaux », d’un service dit de rééducation.
Les importunités anarchiques de leurs besoins occasionnels : requêtes d’autorisations exceptionnelles, irrégularités chroniques de leur situation, vont lui apparaître dès l’abord comme destinées à paralyser son travail en lui soustrayant des heures, déjà arithmétiquement insuffisantes pour résoudre le problème de fonds que pose chacun de ces cas, si on les prend un par un. C’est de cette difficulté même que Bionva partir pour franchir le Rubicon d’une innovation méthodique.
Ces hommes, en effet, comment les considérer dans leur situation présente ? Sinon comme des soldats qui ne peuvent se soumettre à la discipline, et qui resteront fermés aux bienfaits thérapeutiques qui en dépendent, pour la raison que c’est là le même qui les a réunis ici.
Or, sur un théâtre de guerre que faut-il pour faire une troupe marchante de cet agrégat d’irréductibles qu’on appelle une compagnie de discipline ? Deux éléments : la présence de l’ennemi qui soude le groupe devant une menace commune, – et un chef, à qui son expérience des hommes permet de fixer au plus près la marge à accorder à leurs faiblesses, et qui peut en maintenir le terme par son autorité, c’est-à-dire par ceci que chacun sait qu’une responsabilité une fois prise, il ne se « dégonfle » pas. L’auteur est un tel chef chez qui le respect de l’homme est conscience de soi-même, et capable de soutenir quiconque où qu’il l’engage.
Quant au danger commun n’est-il pas dans ces extravagances ([p. 301] mêmes qui font s’évanouir toute raison du séjour ici de ces hommes en s’opposant aux conditions premières de leur guérison ? Mais il faut leur en faire prendre conscience.
Et c’est ici qu’intervient l’esprit du psychanalyste, qui va traiter la somme des obstacles qui s’oppose à cette prise de conscience comme cette résistance ou cette méconnaissance systématique, dont il a appris la manœuvre dans la cure des individus névrosés. Mais ici il va la traiter au niveau du groupe.
Dans la situation prescrite Biona même plus de prise sur le groupe que le psychanalyste n’en a sur l’individu, puisqu’en droit au moins et comme chef, il fait partie du groupe. Mais c’est justement ce que le groupe réalise mal. Aussi, le médecin devra-t-il en passer par la feinte inertie du psychanalyste et s’appuyer sur la seule prise de fait qui lui est donnée, de tenir le groupe à portée de son verbe.
Sur cette donnée, il se proposera d’organiser la situation de façon à forcer le groupe à prendre conscience de ses difficultés d’existence en tant que groupe, – puis à le rendre de plus en plus transparent à lui-même, au point que chacun de ses membres puisse juger de façon adéquate des progrès de l’ensemble, – l’idéal d’une telle organisation étant pour le médecin dans sa lisibilité parfaite et telle qu’il puisse apprécier à tout instant vers quelle porte de sortie s’achemine chaque « cas » confié à ses soins : retour à son unité, renvoi à la vie civile, ou persévération dans la névrose.
Voici donc en bref le règlement qu’il promulgue en un meeting inaugural de tous les hommes : il va être formé un certain nombre de groupes qui se définiront chacun par un objet d’occupation, mais ils seront entièrement remis à l’initiative des hommes, c’est-à-dire que chacun non seulement s’y agrégera à son gré, mais pourra en promouvoir un nouveau selon son idée, avec cette seule limitation que l’objet en soit lui-même nouveau, autrement dit ne fasse pas double emploi avec celui d’un autre groupe. Étant entendu qu’il reste loisible à chacun, à tout instant, de retrouver le repos de la chambrée ad hoc, sans qu’il en résulte d’autre obligation pour lui que de le déclarer à la surveillante-chef.
L’examen de la marche des choses ainsi établies, fera l’objet d’un rassemblement général qui aura lieu tous les jours à midi moins dix et durera une demi-heure.[p. 302]
L’article nous fait suivre en un progrès captivant la première oscillation des hommes à l’annonce de ces mesures qui, eu égard aux habitudes régnantes en un tel lieu, engendrent le vertige (et j’imagine l’effet qu’elles eussent produit dans le service qui fut le mien au Val de Grâce), puis les premières molles formations qui se présentent plutôt comme une mise à l’épreuve de la bonne foi du médecin ; bientôt les hommes se prenant au jeu, un atelier de charpenterie, un cours préparatoire pour agents de liaison, un cours de pratique cartographique, un atelier d’entretien des voitures se constituent, et même un groupe se consacre à la tâche de tenir à jour un diagramme clair des activités en cours et de la participation de chacun, – réciproquement le médecin, prenant les hommes à l’œuvre comme eux-mêmes l’ont pris au mot, a vite l’occasion de leur dénoncer dans leurs propres actes cette inefficacité, dont il leur entend sans cesse faire grief au fonctionnement del’armée, – et soudain la cristallisation s’opère d’une autocritique dans le groupe, marquée entre autres par l’apparition d’une corvée bénévole, qui, d’un jour à l’autre, change l’aspect des salles, désormais balayées et nettes, par les premiers appels à l’autorité, la protestation collective contre les tire-au-flanc, profiteurs de l’effort des autres, et quelle ne fut pas l’indignation du groupe lésé (cet épisode n’est pas dans l’article), le jour ou les ciseaux à cuir eurent disparu ! Mais chaque fois qu’on fait appel à son intervention, Bionavec la patience ferme du psychanalyste renvoie la balle aux intéressés: pas de punition, pas de remplacement des ciseaux. Les tire-au-flanc sont un problème proposé à leur réflexion, non moins que la sauvegarde des ciseaux de travail ; faute de pouvoir les résoudre, les plus actifs continueront à travailler pour les autres et l’achat de nouveaux ciseaux se fera aux frais de tous.
Les choses étant ainsi, Bionne manque pas d’« estomac » et quand un malin propose d’instituer un cours de danse, loin de répondre par un rappel aux convenances que sans doute le promoteur lui-même de l’idée croit provoquer, il sait faire fonds sur une motivation plus secrète, qu’il devine dans le sentiment d’infériorité propre à tout homme écarté de l’honneur du combat : et passant outre aux risques de critique, voire de scandale, il y prend appui pour une stimulation sociale, en décidant que les cours seront donnés le soir après le service par les gradées des ATS de l’hôpital (ces [p. 303] initiales désignent en Angleterre les femmes mobilisées) et qu’ils seront réservées à ceux qui, ignorants de la danse, ont encore à l’apprendre. Effectivement le cours qui a lieu en présence de l’officier faisant fonction de directeur de l’hôpital, réalise pour ces hommes une initiation à un style de comportement, qui par son prestige relève en eux le sentiment de leur dignité.
En quelques semaines, le service dit de rééducation étant devenu le siège d’un nouvel esprit que les officiers reconnaissaient chez les hommes lors des manifestations collectives, d’ordre musical par exemple, où ils entraient avec eux dans un rapport plus familier : esprit de corps propre au service qui s’imposait aux nouveaux venus, à mesure du départ de ceux qu’il avait marqués de son bienfait. Maintenu par l’action constante du médecin animateur, le sentiment des conditions propres à l’existence du groupe, en faisant le fonds.
Il y a là le principe d’une cure de groupe, fondée sur l’épreuve et la prise de conscience des facteurs nécessaires à un bon esprit de groupe. Cure qui prend sa valeur originale, auprès des diverses tentatives faites dans le même registre, mais par des voies différentes, dans les pays anglo-saxons.
Rickmannapplique la même méthode dans la salle d’observation où il a affaire à un nombre plus réduit de malades, mais aussi à un groupement de cas moins homogène. Il doit alors la combiner avec des entretiens individuels, mais c’est toujours sous le même angle qu’y sont abordés les problèmes des malades. Il fait à ce propos cette remarque, qui a plus d’un apparaîtra fulgurante, que, si l’on peut dire que le névrosé est égocentrique et a horreur de tout effort pour coopérer c’est peut-être parce qu’il est rarement placé dans un milieu ou tout membre soit sur le même pied que lui en ce qui concerne les rapports avec son semblable.
Je défie la formule à ceux de mes auditeurs qui voient la condition de toute cure rationnelle des troubles mentaux dans la création d’une néo-société, où le malade maintienne ou restaure un échange humain, dont la disparition à elle seule double la tare de la maladie.
Je me suis attardé à reproduire les détails si vivants de cette expérience, parce qu’ils me paraissent gros de cette sorte de naissance qu’est un regard nouveau qui s’ouvre sur le monde. Que si certains y objectent le caractère spécifiquement anglais de certains traits, je leur répondrai que c’est là un des problèmes qu’il faut soumettre au nouveau point de vue : comment se détermine la part mobilisable des effets psychiques du groupe ? et son taux spécifique varie-t-il selon l’aire de culture ? Une fois que l’esprit a conçu un nouveau registre de détermination, il ne peut s’y soustraire si facilement.
Par contre un tel registre donne un sens plus clair à des observations qui s’exprimaient moins bien dans les systèmes de référence déjà en usage : telle la formule qui court sans plus de réserve dans les propos du psychanalyste qui est mon ami Turquet, quand il me parle de la structure homosexuelle de la profession militaire en Angleterre, et qu’il me demande si cette formule est applicable à l’armée française.
Quoi d’étonnant certes pour nous de constater que tout organisme social spécialisé trouve un élément favorable dans une déformation spécifique du type individuel, quand toute notre expérience de l’homme nous indique que ce sont les insuffisances même de sa physiologie qui soutiennent la plus grande fécondité de son psychisme.
Me référant donc aux indications que j’ai pu retirer d’une expérience parcellaire, je lui réponds que la valeur virile, qu’exprime le type le plus poussé de la formation traditionnelle de l’officier chez nous, m’est apparue à plusieurs reprises comme une compensation de ce que nos ancêtres auraient appelé une certaine faiblesse au déduit.
Assurément moins décisive est cette expérience que celle que j’eus en 40 d’un phénomène moléculaire à l’échelle de la nation : je veux dire l’effet macérant pour l’homme d’une prédominance psychique des satisfactions familiales, et cet inoubliable défilé, dans le service spécial où j’étais attaché, de sujets mal réveillés de la chaleur des jupes de la mère et de l’épouse, qui, par la grâce des évasions qui les menaient plus ou moins assidûment à leurs périodes d’instruction militaire, sans qu’ils y fussent l’objet d’aucune sélection psychologique, s’étaient trouvés promus aux grades qui sont les nerfs du combat : du chef de section au capitaine. Le mien ne me permettait pas d’accéder autrement que par ouï-dire aux échantillons que nous avions de l’inaptitude à la guerre des cadres supérieurs. [p. 305] J’indiquerai seulement que je retrouvais à l’échelle collective l’effet de dégradation du type viril que j’avais rapporté à la décadence sociale de l’imagopaternelle dans une publication sur la famille en 1938.
Ceci n’est pas une digression, car ce problème du recrutement des officiers est celui où l’initiative psychiatrique a montré son résultat le plus brillant en Angleterre. Au début de la guerre, le recrutement empirique par le rang s’avérant absurde, en ceci d’abord qu’on s’aperçut très vite qu’on est loin de pouvoir tirer de tout excellent sous-officier un officier, fût-il médiocre, et que lorsqu’un excellent sous-officier a manifesté son échec comme aspirant-officier, il retourne à son corps à l’état de mauvais sous-officier. En outre, un tel recrutement ne pouvait répondre à l’énormité de la demande d’une armée nationale, toute à faire sortir du néant. La question fut résolue de façon satisfaisante par un appareil de sélection psychologique dont c’est merveille qu’il ait pu s’égaler d’emblée à ce qu’on ne réalisait auparavant qu’au bout d’années d’écoles.
L’épreuve de sélection majeure pour les officiers était la première et la plus large, préliminaire à toute instruction spéciale, elle se passait au cours d’un stage de 3 jours dans un centre où les candidats étaient hébergés et, dans les rapports familiers d’une vie commune avec les membres de leur jury, s’offraient d’autant mieux à leur observation.
Ils devaient subir durant ces 3 jours une série d’examens qui visaient moins à dégager leurs capacités techniques, leur quotient d’intelligence, ni plus précisément ce que l’analyse de Spearmannous a appris a isoler dans le fameux facteur g comme le pivot de la fonction intellectuelle, mais bien plutôt leur personnalité, soit spécialement cet équilibre des rapports avec autrui qui commande la disposition des capacités elles-mêmes, leur taux utilisable dans le rôle du chef et dans les conditions du combat. Toutes les épreuves ont donc été centrées sur la détection des facteurs de la personnalité.
Et d’abord les épreuves écrites, qui comportent un questionnaire des antécédents personnels et familiaux du candidat, – des tests d’association verbale qui s’ordonnent pour l’examinateur en un certain nombre de séries que définit leur ordre émotionnel – des tests dit « d’aperception thématique » dus à Murray, qui portent sur la signification attribuée par le sujet à des images qui évoquent [p. 306] de façon ambiguë un scénario et des thèmes de tension affective élevée (nous faisons circuler ces images, très expressives au reste de traitsspécifiques de la psychologie américaine, plus encore que de l’anglaise), enfin par la rédaction de deux portraits du sujet tels qu’il peut les concevoir produits respectivement par un ami et par un critique sévère.
Puis une série d’épreuves où le sujet est placé dans des situations quasi-réelles, dont les obstacles et les difficultés ont varié avec l’esprit inventif des examinateurs et qui révèlent ses attitudes fondamentales quand il est aux prises avec les choses et avec les hommes.
Je signalerai pour sa portée théorique l’épreuve dite du groupe sans chefqu’on doit encore aux réflexions doctrinales de Bion. On constitue des équipes de dix sujets environ, dont aucun n’est investi d’une autorité préétablie : une tâche leur est proposée qu’ils doivent résoudre en collaboration et dont les difficultés échelonnée intéressent l’imagination constructive, le don d’improvisation, les qualités de prévision, le sens du rendement, – par exemple : le groupe doit franchir une rivière au moyen d’un certain matériel qui exige d’être utilisé avec le maximum d’ingéniosité, sans négliger de prévoir sa récupération après usage, etc. Au cours de l’épreuve certains sujets se dégageront par leurs qualités d’initiative et par les dons impératifs qui leur auront permis de les faire prévaloir. Mais ce que notera l’observateur, c’est moins ce qui apparaît chez chacun de capacités de meneur, que la mesure dans laquelle il sait subordonner le souci de se faire valoir à l’objectif commun, que poursuit l’équipe et où elle doit trouver son unité.
La cotation de cette épreuve n’est retenue que pour un premier triage. Un entretien avec le psychiatre, sur le mode libre et confidentiel propre à l’analyse, était proposé à chacun des candidats dans les débuts du fonctionnement de l’appareil ; par la suite il fut, pour des raisons d’économie de temps, réservé aux seuls sujets qui s’étaient signalés aux épreuves précédentes par des réactions douteuses.
Deux points méritent d’être retenus : d’une part le fair-playqui répondait chez les candidats au postulat d’authenticité que suppose de faire intervenir en dernier ressort l’entretien psychanalytique, et le témoignage le plus habituellement recueilli, fût-ce de ceux- là qui s’y étaient vus reconnaître inaptes, que l’épreuve se soldait pour eux par le sentiment d’avoir vécu une épreuve des plus intéressantes ; [p. 307] d’autre part le rôle qui revient ici au psychiatre, sur quoi nous allons nous arrêter un instant.
Bien que ce soient des psychiatres Wiltkaver, Rodger, Sutherland, Bion, qui aient conçu, mis sur pied, perfectionné l’appareil, le psychiatre n’a en principe dans les décisions du jury qu’une voix particulière. Le président et le vice-président sont des officiers chevronnés choisis pour leur expérience militaire. Il est à égalité avec le psychologist que nous appelons ici psychotechnicien, spécialiste(3)bien plus abondamment représenté dans les pays anglo- saxons que chez nous en raison de l’emploi bien plus large qu’on en fait dans les fonctions d’assistance publique, d’enquête sociale, d’orientation professionnelle, voire de sélection d’initiative privée à des fins de rendement industriel. Il n’est pas enfin jusqu’au sergent auquel était confiée la surveillance et la collaboration des épreuves, qui ne participasse à une partie au moins des délibérations.
On voit donc qu’on s’en remet pour conclure à un jugement sur le sujet dont l’objectivité cherche sa garantie dans des motivations largement humaines, bien plus que dans des opérations mécaniques.
Or l’autorité que la voix du psychiatre prend dans un tel concert lui démontre quelle charge sociale lui impose sa fonction. Cette seule découverte par les intéressés qui en témoignent tous de façon univoque, et parfois à leur propre étonnement, contraint ceux-là même qui ne veulent concevoir cette fonction que sous l’angle borné que définit jusqu’à présent le mot d’aliéniste à reconnaître qu’ils sont en fait voués à une défense de l’homme qui les promeut, quoiqu’ils en aient à une éminente fonction dans la société. À un tel élargissement de leurs devoirs qui répond selon nous à une définition authentique de lapsychiatrie comme science, comme à sa vraie position comme art humain, l’opposition chez les psychiatres eux-mêmes n’est pas moindre, croyez-le, en Angleterre qu’en France. Seulement en Angleterre, elle a dû céder chez tous ceux qui ont participé à l’activité de guerre, comme est tombée aussi cette opposition à traiter [p. 308] d’égal à égal avec les psychologues non médecins, dont on peut voir à l’analyse qu’elle ressortit à un noli me tangerequ’on retrouve bien plus que fréquemment à la base de la vocation médicale, non moins que dans celle de l’homme d’église et de l’homme de loi. Ce sont là en effet les trois professions qui assurent un homme de se trouver, à l’endroit de son interlocuteur, dans une position où la supériorité lui est garantie à l’avance. Par bonheur la formation que nous apporte notre pratique peut nous porter à être moins ombrageux, du moins ceux d’entre nous qui sont assez peu obérés personnellement pour pouvoir en tirer profit pour leur propre catharsis. Ceux-là accéderont à cette sensibilité des profondeurs humaines qui n’est certes pas notre privilège, mais qui doit être notre qualification.
Ainsi le psychiatre n’aura pas seulement une place honorable et dominante dans des fonctions consultatives, telles que celles que nous venons d’évoquer, mais à lui s’offrirent les voies nouvelles qu’ouvrent des expériences comme celles de l’area psychiatrist. Cette fonction, inaugurée elle aussi dans l’armée anglaise, peu se traduire comme celle du psychiatre attaché à la région militaire. Libéré de toute astreinte de service et rattaché aux seules autorités supérieures, il a pour fonction d’enquêter, de prévoir et d’intervenir pour tout ce qui, dans les règlements et les conditions de vie, intéresse la santé mentale des mobilisés dans un district déterminé. C’est ainsi que les facteurs de certaines épidémies psychiques, névroses de masses, délinquances diverses, désertions, suicides, ont pu être définis et entravés, et que tout un ordre de prophylaxie sociale apparaît possible pour l’avenir.
Une telle fonction aura sans doute sa place dans l’application du plan Beveridgequi préconise, signalons-le, une proportion de l’espace qualifié pour le traitement des cas de névrose égale à 5% de l’hospitalisation générale, chiffre qui dépasse tout ce qui a été prévu jusqu’ici pour la prophylaxie mentale. Rees, dans le livre auquel nous nous référons sans cesse, voit la fonction de l’area psychiatrist en temps de paix couvrir une région de 50 à 75000 habitants. Serait de son ressort tout ce qui, dans les conditions de subsistance et les rapports sociaux d’une telle population, peut être reconnu pour influer sur soit hygiène mentale. Peut-on, en effet, ergoter encore sur la psychogénèse des troubles mentaux, quand la statistique une fois de plus a manifesté l’étonnant phénomène de la [p. 309] réduction avec la guerre des cas de maladies mentales tant dans le civil qu’à l’armée. Phénomène qui n’a pas été moins net en Angleterre où il s’est manifesté envers et à l’encontre des effets présumés des bombardements sur la population civile. On sait que les corrélations statistiques du phénomène ne permettent pas, même à l’examen le moins prévenu, de le rapporter à aucune cause contingente telle que restriction d’alcool, régime alimentaire, effet même psychologique de l’occupation étrangère, etc.
Le livre Reesouvre par ailleurs une curieuse perspective sur le pronostic sensiblement meilleur des psychoses quand elles sont traitées dans les conditions sensiblement moins isolantes que constitue le milieu militaire(4).
Pour revenir à la contribution de la psychiatrie à la guerre, je ne m’étendrai pas sur les sélections spéciales dont étaient l’objet les troupes de choc (Commandos), les unités blindées, la R. A. F., le Royal Navy. Celles qui avaient été organisées dans une époque antérieure sur la base des mesures d’acuité sensorielle et d’habileté technique, durent se compléter aussi des qualifications de la personnalité qui sont la part du psychiatre. Car lorsqu’il s’agit par exemple de confier à un pilote un appareil à l’ordre du million de livres, les réactions typiques comme celle de la « fuite en avant » prennent toute leur portée quantaux risques, et les exclusives doctrinales portées par les Allemands ne les ont pas empêchés de recourir, pour y parer, aux investigations psychanalytiques qui avaient fait leurs preuves.
De même, le psychiatre s’est trouvé partout présent sur la ligne de feu, en Birmanie, en Italie, auprès des Commandos, comme sur les bases aériennes et navales, et partout sa critique s’est exercée sur les nœuds significatifs que révélaient les symptômes et les comportements.
Les épisodes de dépression collective apparaissaient très éclectivement dans les Commandos qui avaient fait l’objet d’une sélection insuffisante, et je ne ferai qu’évoquer ce jeune psychiatre qui, pour rejoindre les unités parachutées qu’il devait suivre sur le front d’Italie, emportait dans son bagage réduit d’aviateur le livre de Melanie Klein, qui l’avait initié à la notion des « mauvais [p. 310] objets », introjectés à la période des intérêts extrémentiels et à celle, plus précoce encore, du sadisme oral: vue qui s’avéra très féconde pour la compréhension de sujets, déjà situés psychologiquement par leur recrutement volontaire.
Les vues psychanalytiques ne furent pas moins à l’honneur, la guerre passée, pour l’œuvre du reclassement dans la vie civile des prisonniers de guerre et des combattants d’outremer.
On destina à cette œuvre un certain nombre de centres spéciaux, dont l’un installé dans la demeure seigneuriale de Hartfield, résidence encore du marquis de Salisbury, et restée pure en son architecture originale de n’être pas sortie depuis sa construction au XVIe siècle de la famille des Cecil, fut par moi visité par une de ces radieuses journées qu’offre souvent, et cette année-là avec une générosité particulière, l’octobre londonien. On m’y laissa m’y promener à mon aise assez longtemps pour que je fusse convaincu de l’entière liberté dont jouissaient les hébergés, liberté qui s’avérait compatible avec le maintien de tableaux anciens dans une salle grande comme la Galerie des Glaces, qui servait de dortoir, – non moins qu’avec le respect de l’ordre dans le réfectoire où, moi-même invité, je pus constater qu’hommes et officiers se groupaient selon leur choix à l’ombre d’une impressionnante garde d’armures.
Je pus m’entretenir avec le major Doylepar lequel je me fis reconnaître d’abord et avec son team médical je rapporterai de lui ces deux seuls propos que le problème essentiel ici était celui de la réduction des fantasmes qui ont pris un rôle prévalent dans le psychisme des sujets pendant les années d’éloignement ou de réclusion, – que la méthode de traitement animant le centre, s’inspirait toute des principes du psychodramede Moreno, c’est- à-dire d’une thérapeutique instaurée en Amérique et qu’il faut ranger aussi dans les psychothérapies de groupe, de filiation psychanalytique. Indiquons seulement que la catharsis y est obtenue chez les sujets, même et particulièrement chez les psychotiques, en leur permettant d’abréagir dans un rôle qu’on leur fait assumer dans un scénario partiellement livré à leur improvisation.
De même ici meetings de discussion, libres ou dirigés, ateliers d’essai de toutes sortes, liberté absolue dans l’emploi de leur temps (ma première découverte des lieux m’avait fait admirer que certains se complussent à flâner entre les cheminées et les arêtes aiguës d’une [p. 311] toiture digne de l’imagination de Gustave Doré), visites d’usines ou causeries sur les problèmes sociaux et techniques du temps présent, – seront la voie qui permettra à tant de sujets de revenir d’évasions imaginaires vers le métier de tenancier de « pub » ou vers quelque profession errante et de reprendre le chemin de l’emploi intérieur. Les conseils qualifiés d’assistantes sociales et de conseillers juridiques ne leur manqueront pas pour régler les difficultés professionnelles et familiales. Pour juger de l’importance de l’œuvre, qu’il suffise de dire que 80% des catégories sus-visées choisissent librement de passer par cet éclusage, où leur séjour, abrégé ou prolongé sur leur demande est en moyenne de six semaines.
À la fin de la visite, le retour du directeur, le Colonel Wilson, me donna la satisfaction d’entendre des propos qui me firent sentir que sur le plan social la guerre ne laisse pas l’Angleterre dans cet état, dont parle l’Évangile, du Royaume divisé.
Ainsi la psychiatrie a servi à forger l’instrument par quoi l’Angleterre a gagné la guerre. Inversement, la guerre a transformé la psychiatrie en Angleterre. En ceci comme en d’autres domaines, la guerre s’est avérée accoucheuse de progrès dans la dialectique essentiellement conflictuelle qui paraît bien caractériser notre civilisation. Mon exposé s’arrête au point où se découvrent les horizons qui nous projettent dans la vie publique, voire, ô horreur dans la politique. Sans doute y trouverons-nous des objets d’intérêt qui nous dédommageront de ces passionnants travaux du type « dosage des produits de désintégration uréique dans la paraphrénie fabulante », produits eux-mêmes intarissables de ce snobisme d’une science postiche, où se compensait le sentiment d’infériorité qui dominait devant les préjugés de la médecine une psychiatrie d’ores et déjà révolue.
Dès lors qu’on entre dans la voie des grandes sélections sociales, et que, devançant les pouvoirs publics, de puissantes organisations privées comme la Hawthorne Western Electricaux États-Unis les ont déjà mises en œuvre à leur profit, comment ne voit-on pas que l’État devra y pourvoir au bénéfice de tous et que déjà sur le plan d’une juste répartition des sujets supérieurs autant que des dullards, on peut évaluer à l’ordre des 200 000 travailleurs les unités sur lesquelles devront porter les sélections ?
Comment ne voit-on pas que notre association au fonctionnaire, [p. 312] à l’administrateur et au psychotechnicien, est déjà inscrite dans des organisations comme celles dites de child guidanceaux États-Unis et en Angleterre ?
Qu’on ne confonde pas notre assentiment à ceci avec un pseudo réalisme toujours en quête d’une dégradation qualitative.
À aucun moment des réalisations que nous proposons en exemple, nous n’avons pu oublier la haute tradition morale dont elles sont restées ici empreintes. À toutes a présidé un esprit de sympathie pour les personnes, qui n’est pas plus absent de cette ségrégation des dullards, où n’apparaît nulle déchéance du respect dû à tous les hommes.
Qu’il nous suffise de rappeler qu’à travers les plus étreignantes exigences d’une guerre vitale pour la collectivité, et le développement même d’un appareil d’intervention psychologique qui d’ores et déjà est une tentation pour la puissance, le principe a été maintenu en Grande-Bretagne du respect de l’objection de conscience.
À vrai dire les risques que comporte un tel respect pour les intérêts collectifs, sont apparus à l’expérience se réduire à des proportions infimes, et cette guerre a, je pense, suffisamment démontré que ce n’est pas d’une trop grande indocilité des individus que viendront les dangers de l’avenir humain. Il est clair désormais que les puissances sombres du surmoi se coalisent avec les abandons les plus veules de la conscience pour mener les hommes à une mort acceptée pour les causes les moins humaines, et que tout ce qui apparaît comme sacrifice n’est pas pour autant héroïque.
Par contre le développement qui va croître en ce siècle des moyens d’agir sur le psychisme(5), un maniement concerté des images et des passions dont on a déjà fait usage avec succès contre notre jugement, notre résolution, notre unité morale, seront l’occasion de nouveaux abus du pouvoir.
Il nous semblerait digne de la psychiatrie française qu’à travers les tâches mêmes que lui propose un pays démoralisé, elle sache formuler ses devoirs dans des termes qui sauvegardent les principes de la vérité.
Intervention conclusive de la conférence sur « La psychiatrie anglaise et la guerre », paru dans L’Évolution Psychiatrique, 1947, fascicule I, pp. 317-318.
Discussion: […]
M. le Docteur LACAN – Je remercie, ceux qui on bien voulu donner leur assentiment,comme ceux qui ont été mes contradicteurs, de leurs remarques et objections. Je tiens aaffirmer à nouveau, la conception unitaire, qui est la mienne, en Anthropologie. Aux objections de principe, qui ont été soulevées contre le rôle qui a été celui de la Psychiatrie pendant la guerre, je réponds par un « E pur si muove » déclinant qu’on ne donne à mon exposé d’autre sens, ni d’autre mérite.
Notes
(1)Remarquons au passage, qu’en Angleterre de même que le policeman précède, en tant que représentant de l’autorité civile, tout défilé de troupes sur la voie publique, c’est le Ministère du Travail qui tient le rôle de notre conseil de révision et décide de ceux des citoyens qui seront recrues pour l’armée.
(2)Ainsi sommes-nous portés sur un terrain où mille recherches de détail font apparaître rigoureusement grâce à un usage de la statistique qui n’a, il faut le dire, rien à faire avec ce que le médecin désigne de ce nom dans ses « communicationsscientifiques », toutes sortes de corrélations psychogénétiques qui sont déjà intéressantes au niveau des plus simples, comme la courbe de corrélation croissante et continue de la gale et des poux avec la décroissance du niveau mental, mais qui prennent une portée doctrinale quand elles permettent de rapporter précisément à une inadéquation du sujet à sa fonction, à un mauvais placement social, une affection gastro-intestinale, que le langage là-bas désigne à peu près comme « dyspepsie du rengagé ».
(3) Ces Social Workers, comme on les désigne encore, qui ont un statut social bien défini en Angleterre, y étaient pourtant moins nombreux qu’aux États-Unis. Leur multiplication, dans les conditions de formation abrégée, imposées par la guerre, doit poser maintenant le problème de leur résorption.
(4) Signalons en passant les statistiques où deux praticiens anglais non psychiatres ont manifesté la corrélation entre les ulcères peptiques et duodénaux et les aires de bombardement aérien.
(5) Il est un dossier du Psychological Warfarequi, pensons-nous, ne sera pas publié de sitôt.
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