J.-M. Guardia. Personnalité dans les rêves. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), XXXIV, 1892, pp. 225-258.
Cité par Freud dans son ouvrage : La Science des rêves (1900).
Joseph-Michel Guardia (1830-1897).Docteur en médecine. – Docteur ès lettres. – Bibliothécaire-adjoint de l’Académie de médecine (1864-1872). – A enseigné l’histoire de la littérature et de la philosophie. Quelques publications :
— Essai sur l’ouvrage de J. Huarte : « Examen des aptitudes diverses pour les sciences. (Examen de ingenios, para las ciencias.) « Thèse pour le doctorat… Paris : A. Durand, 1855 . 1 vol.
— La Colonie agricole de Mettray. Extrait de la « Gazette médicale de Paris » . Tours : impr. de Ladevèze, 1867 . 1 vol.
— Histoire de la médecine, d’Hippocrate à Broussais et ses successeurs. Paris : O. Doin, 1884 1 vol.
— De l’étude de la folie. Paris : J.-B. Baillière et fils, 1861. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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PERSONNALITÉ DANS LES RÊVES
I
Si les ouvrages qui traitent des rêves laissent beaucoup à désirer, c’est que dans les meilleurs la curiosité prévaut sur l’esprit d’observation, tandis que les autres présentent des faits entassés pêle-mêle, ou groupés d’après des idées préconçues, à l’appui d’une thèse. En un pareil sujet, il n’est possible d’obtenir quelque certitude que par l’enquête personnelle; et bien des obstacles s’opposent à ce que cette enquête soit entièrement satisfaisante dans ses moyens et ses résultats difficultés d’observation et d’information. La mémoire simplement représentative est sujette à caution, et bien plus encore la mémoire imaginative. L’amnésie est fréquente, et l’anamnésie peut altérer la réalité du rêve, soit par une reproduction insuffisante, soit par une représentation imaginaire dans les deux cas, la reconstruction est infidèle.
Une autre cause d’erreur, c’est la confusion des temps et des sujets : pour que les rêves fussent bien distincts, il faudrait en écrire l’histoire chronologique, de manière que la distance ne nuisît point à la perspective. En les classant d’après ce système, il serait aisé de tenir compte de l’âge et des circonstances diverses, qui ne sauraient être indifférentes. Qui tiendrait ainsi registre de ces scènes nocturnes pourrait se connaître dans ses divers états de conscience, non pas toutefois sans lacunes; car ces moments d’arrêt qui constituent l’attention nous dérobent bien des phénomènes sensibles, forcément soustraits à notre connaissance, puisqu’ils nous échappent complètement. Or, si ces lacunes ne manquent point dans la vie diurne, elles abondent dans la vie nocturne. Combien de songes dont il ne reste qu’un vague souvenir ! Combien d’autres sont [p. 226] péniblement et imparfaitement reconstitués d’après des données confuses ou inexacte ! Combien encore dont tout vestige disparaît. Les sensations les plus vives comme les plus intenses peuvent s’effacer sans retour. Dans nombre d’opérations pratiquées pendant l’anesthésie, le patient ne se souvient de rien, et cependant il jetait les hauts cris au moment où le couteau entamait la peau et le périoste. Beaucoup d’opérés qui ont évidemment souffert ne gardent aucun souvenir, pour ne rien dire de ceux qui, imparfaitement anesthésiés, joignent aux cris de douleur des mouvements brusques et énergiques. Dans certains cas d’intoxication, au contraire, la sensibilité demeure intacte, tandis que le mouvement est impossible. De même dans certaines léthargies la sensibilité veille, et ne se manifeste par aucun mouvement. Dans un cas d’apoplexie séreuse, compliquée de désordres du cœur et d’anasarque consécutive, le malade raisonnait juste, parlait à propos et avec esprit, se rendait compte de son état, en vieux médecin expérimenté, délirait par intervalles ; et à la suite d’une crise qui semblait annoncer le retour à la santé, il ne se souvenait de rien et s’étonnait fort de ce que lui racontait son entourage. Il en est ainsi de bien des gens qui, rêvant tout haut, crient et gesticulent, et qui, de même que les somnambules, une fois réveillés, ne se souviennent point. Combien d’ivrognes agissent absolument sans conscience et obtiennent l’absolution de leurs méfaits ou des circonstances atténuantes. Ils ne gardent aucun souvenir de ce qu’ils ont fait et dit étant ivres.
D’un autre côté, beaucoup d’aliénés, après la guérison, se rappellent très bien un état dont ils n’avaient point conscience. En présence de ces faits bien acquis, il est permis de demander s’il y a vraiment des personnes qui ne rêvent jamais. Il se pourrait que ces personnes, d’ailleurs en petit nombre, n’eussent point le souvenir de leurs rêves. Il en est d’autres qui ne rêvent que dans un âge relativement avancé, peut-être parce que le souvenir ne commence qu’à cet âge, les songes antérieurs n’ayant pas été retenus; ce qui n’implique point l’inconscience, puisque tous ceux dont le souvenir se conserve sont conscients.
Il serait curieux de savoir si les animaux se souviennent de leurs hallucinations nocturnes c’est un point qu’ont négligé d’éclaircir les auteurs qui ont écrit pour ou contre l’esprit des bêtes ; et pourtant les rêves des animaux témoignent de leur sensibilité ; car il ne peut y avoir de rêves sans les sensations ; or, chacun sait que les partisans de l’automatisme refusent toute sensibilité à l’animal-machine. Ils faisaient pourtant, à leur manière, de la psychologie comparative. [p. 227]
En somme, c’est la mémoire qui rend témoignage des songes ; c’est elle qui dépose, qui dresse, pour mieux dire, le procès-verbal ; et les songes qu’elle n’enregistre point sont comme s’ils n’étaient pas. Reste à savoir si la mémoire, dans ces dépositions, est servie ou desservie par ses auxiliaires la réponse à cette question serait prématurée pour le moment. En un pareil sujet, les détails ne sont guère de mise l’essentiel est que les observations portent sur des faits nombreux et divers, dont les ressemblances et les différences puissent autoriser par la comparaison des conclusions raisonnables ou du moins des propositions plausibles dans la méthode inductive, la sélection intervient pour empêcher la confusion et le désordre. Philosopher n’est pas conjecturer en vue donc de réduire le champ des conjectures, il sera prudent de rejeter à la fin de cette étude, en les signalant seulement, les questions de psychologie pure, consécutives ‘aux phénomènes de sensibilité externe et interne qui se produisent dans les rêves, selon qu’ils se rapportent plus spécialement à la vie de relation ou à la vie de nutrition, sans perdre de vue que les uns et les autres sont de l’ordre organique.
II
Si l’aphorisme fondamental d’Aristote est vrai comme un axiome, c’est particulièrement dans les rêves qu’on peut constater la prépondérance de la sensibilité dans le déterminisme psychologique. Un individu privé des cinq sens et du sens génésique, s’il était possible de le concevoir, ne communiquerait avec le monde extérieur que par le toucher général réduit à ce sens vague et aux sensations viscérales, il ne rêverait qu’imparfaitement, faute d’images, et ne se souviendrait de rien, tel que le fœtus dans le sein de sa mère. Qu’on songe à quoi se réduirait l’action des réflexes; qu’on se rappelle la fiction de Voltaire Les aveugles, juges des couleurs, et les sourds juges des sons. Point de songes érotiques, de visions ou apparitions analogues à celles qui remplissent l’histoire du mysticisme, laquelle ne fait mention d’aucun eunuque naturel.
Zhang-Linhai (1963)
La vie purement végétative et plastique parait incompatible avec le rêve, lequel suppose nécessairement la cellule nerveuse, l’agent du mouvement et du sentiment, facteurs de la vie organique et animale. Sans elle, le polyzoïsme ne serait qu’un amas de microbes, et l’action réflexe qu’une obscure irritation. Or, il n’y a point de rêves sans réflexes, tout rêve étant une série de réactions. Donc tout rêve [p. 228] est de nature sensorielle ; et les songes se divisent naturellement d’après les sens, qui sont externes ou internes les songes mixtes participent des deux. Les plus abstraits peuvent se ramener à ces trois groupes.
Il est donc inutile de subdiviser en ayant égard aux entités dites facultés de l’âme, et de subtiliser à propos des sentiments et des opérations de l’intellect. L’abus de l’analyse témoigne généralement plus d’amour-propre que de respect pour la vérité; les sophistes ressemblent fort aux jongleurs.
Les sens externes n’étant que des variétés du toucher, la vue est celui qui nous met le plu0s en rapport avec le monde extérieur, autant dire, celui qui nous procure le plus de sensations, et les plus variées Les sensations visuelles répondent à l’état de l’appareil visuel, conformément au principe physiologique : « L’organe détermine la fonction ». Pendant la veille, la vision est en rapport avec la vue les impressions, les perceptions sont plus ou moins vives, plus ou moins nettes, selon que l’œil est pur ou trouble, indépendamment du milieu le myope voit en myope, le presbyte en presbyte quiconque est affecté de daltonisme voit en conséquence les verres optiques créent une vue artificielle, qui devient normale par l’habitude et l’accommodation.
Il n’en va pas toujours de même dans le rêve dans les scènes rétrospectives de l’enfance, de la jeunesse, la vue a la force, l’acuité, la portée qu’elle avait à l’âge de dix, quinze ou vingt ans. Cette particularité remarquable peut aider à expliquer la merveilleuse netteté des souvenirs représentatifs de la dixième, de la quinzième, de la vingtième année la limpidité des images est en rapport avec la vivacité des impressions et des sentiments qu’elles rappellent ; c’est une évocation fidèle et exacte. Ce qui mérite aussi d’être noté, c’est que malgré l’usage fréquent du binocle, le myope par dégénérescence voit et perçoit les objets aussi nettement que si ses yeux étaient armés de l’instrument auxiliaire. L’affaiblissement de la vue par les progrès de l’âge ne parait pas troubler la vision dans les scènes nocturnes, ni influer d’une manière sensible sur l’impression et la perception des objets de sorte que les indications qui pourraient être fournies de ce chef aux médecins oculistes ne sont pas à comparer aux explications de l’ophtalmoscope, bien que cet instrument ne puisse constater que l’état de l’appareil.
Dans ces faits complexes, l’analyse ne peut se faire exactement sans le secours de l’expérience, avec de nombreux éléments de comparaison. [p. 229]
Une autre remarque importante, c’est que, malgré la longue habitude de l’effort d’une vision qui s’opère avec des verres au-dessous du numéro indiqué, de peur de trop fatiguer la vue, les yeux voient et regardent sans fatigue, comme dans la vision naturelle et normale, sans que les paupières s’écartent démesurément ou se closent presque pour recevoir largement la lumière ou pour en concentrer les rayons.
Que la représentation fantastique ait lieu le jour ou la nuit, elle est généralement éclairée par une lumière douce, plus rarement par un éclat intense. Le plus souvent, le jour est une sorte de pénombre assez semblable à celle que répand une bonne lampe coiffée d’un abat-jour. Rarement le rêve se passe dans l’obscurité, dans cette obscurité dont les ténèbres sont visibles, ou sillonnées d’éclairs. Il est probable que l’amour de la clarté se retrouve dans les songes l’illumination de ces scènes fantastiques ne va pas apparemment avec des habitudes cauteleuses, comme celles des conspirateurs et des solitaires qui se recueillent dans l’ombre. Le demi-jour ne suffit point à ceux qui aiment à y voir clair les visions de la nuit se ressentent inévitablement des habitudes de l’esprit. Les natures sombres et ténébreuses ne rêvent point en pleine lumière.
Le lieu de la scène est d’autant plus distinct qu’il y a moins de personnages dans ce cas, le souvenir demeure plus net et la représentation est plus vive; tandis que le grand nombre des acteurs ou des comparses rend la topographie plus confuse, sans doute parce que la vue se concentre sur les formes vivantes et néglige le reste.
On prétend que le rêve présente quelquefois des personnes ni vues ni connues sous leurs traits véritables, ce qui paraît difficile à croire; mais il se peut que cette sorte de divination de la ressemblance se produise par réminiscence d’un portrait oublié, d’un simple crayon ou d’une description équivalant à un portrait. Une ressemblance fortuite, une comparaison de la personne inconnue à une personne connue pourrait expliquer cette espèce de miracle, digne de figurer dans un traité d’oniromancie. Combien de prétendus cas de prescience qui ne sont que des faits confus de réminiscence. C’est ainsi que la mémoire, réduite au rôle d’une servante chargée des commissions, se joue de sa trop confiante maîtresse l’imagination. Dans le rêve comme dans la veille, la mémoire représentative est sujette à de fréquentes infidélités. C’est ainsi qu’il arrive de voir en songe des personnes familièrement connues, sous des traits qui ne sont pas les leurs, avec des particularités de taille, de costume, de formes et de manières qui s’éloignent beaucoup de la réalité. Ces anomalies s’appliquent aussi bien aux morts qu’aux vivants évoqués [p. 230] par l’imagination du dormeur, sans qu’il y ait pour cela confusion ni méprise, sans préjudice par conséquent de la personnalité, de l’identité. Ces altérations singulières qui se rapportent généralement à l’extérieur, à la figure et à l’âge, peuvent aller jusqu’à la transfiguration.
Il est probable que ces métamorphoses de l’imagination nocturne ont accrédité bien des chimères touchant la vie future et les habitants du pays d’Utopie, vulgairement appelé l’autre monde. C’est de l’évocation de ces revenants qu’on peut dire, avec le poète, quisque suos patimur manes. Les spirites en sont obsédés jusque dans la veille. C’est ainsi que les dieux immortels sont nés de l’alliance du sommeil et de la mort. Voilà le sujet d’un chapitre unique pour les sages profonds qui composent de beaux livres sur les idées de substance, de cause et de Dieu, fondues ou confondues en une indissoluble trinité.
Lorsque des groupes de personnes apparaissent en ces féeries théâtrales, les figures sont nettement distinctes, mais elles ne rappellent aucun souvenir, pas plus que les spectateurs ou les auditeurs inconnus qui assistent à une représentation ou à une démonstration publique. On ne saurait affirmer cependant qu’elles soient tout à fait nouvelles, à cause des images en nombre infini qui peuvent passer de la rétine dans le cerveau, sans que l’attention les confie à la mémoire. Ce qui rend cette interprétation probable, c’est que ces groupes anonymes représentent des types contemporains, et que les évocations du dormeur qui rêve diffèrent notablement de celles des spirites, dont les interlocuteurs ordinaires sont des morts illustres du temps passé.
En général, ces types ne sont pas vulgaires comme ceux des gens qui passent dans les rues, des habitués des clubs et des cabarets, peut-être par une sorte de sélection inconsciente, involontaire, résultant du goût ou d’habitudes esthétiques. Évidemment ces deux facteurs doivent influer sur l’aspect des apparitions.
Quant aux objets, ils se présentent généralement sous les apparences de la réalité concrète, avec moins de relief que les personnes et les bêtes, comme les meubles peints sur les toiles de fond au théâtre, qui trompent l’œil par la perspective une sorte d’illusion se mêle à l’apparente réalité.
Ces objets divers peuvent changer à vue d’œil, en se déformant sans se transformer tout à fait, par exemple les livres et les manuscrits semblables d’abord à ceux qui se conservent dans les dépôts publics, ils changent bientôt d’aspect et de format; les pages s’allongent, les lignes se brouillent, les caractères indistincts se confondent, [p. 231] et la confusion peut aller jusqu’à l’incohérence, en attendant que l’image s’évanouisse.
Ce n’est point dans ces apparitions éphémères que les livres et les manuscrits sont des instruments de travail les rêves vont trop vite pour permettre même le simulacre d’une occupation qui demande du temps. Dans les songes, comme dans la vie active, les transitions ne sont guère apparentes ; les nuances, encore moins quoi qu’en dise le philosophe, la nature va très volontiers par sauts et par bonds, sans suite ni logique, à la manière de ces auteurs primesautiers qui semblent jouer à cache-cache avec le lecteur ahuri. Et malgré ce désordre sans art, le spectacle n’a rien de trop étrange, de semblable, par exemple, aux scènes sublimes et décousues d’Eschyle, de Dante, de Shakespeare ; ou, dans un autre genre, aux visions baroques de Lucien dans les histoires véritables, et de Cyrano de Bergerac, dans ses relations imaginaires des empires du Soleil et de la Lune.
C’est moins l’imprévu que le bizarre qui domine dans ces visions, le plus souvent sans suite et sans plan. Puissance d’imagination à part, l’invention à l’état de veille pourrait bien être supérieure à la fantaisie déréglée des songes; ce qui revient à dire que tel poète a plus rêvé en composant qu’en rêvant tout endormi. Le mystique Calderon de la Barca, homme positif s’il en fut, et d’un réalisme prosaïque dans la vie ordinaire, d’après son autobiographie, devait se reposer en dormant des créations singulières d’une imagination déchaînée. Les critiques scrutateurs, qui sondent les cœurs et les reins, n’ont pas songé à s’enquérir des rêves de leurs justiciables. C’est un chapitre tout neuf dans la monographie de la personnalité psychologique des écrivains et des artistes, et dont le fond n’est pas sans analogie avec le sujet de cette étude.
En résumé, la vision s’exerce librement et dans sa plénitude, sans la moindre apparition de ces phénomènes intercurrents à l’état de veille, tels que bluettes, mouches volantes, cercles lumineux ou phosphènes, clignotement des paupières, sensation de froid, larmoiement, sentiment de tension et de fatigue, et autres symptômes plus ou moins graves d’un état pathologique de l’organe visuel. Ce qu’il faut noter, c’est que des images vainement évoquées durant la veille, le plus souvent en fermant les yeux, se présentent pendant le sommeil, soit grossies, soit diminuées; il en est de même des images qui répugnent et qu’on chasse quand elles se présentent.
Autre observation le dormeur ne doute pas un seul instant que la vision ne s’opère avec les yeux ouverts, comme lorsqu’il voit et [p. 232] regarde étant éveillé. De là vient peut-être l’impossibilité de rêver que l’on dort ou que l’on rêve; ce qui paraît démontrer que le moi au moment où il agit ou réagit, ne peut simultanément se replier sur lui-même, en autres termes, être à la fois sujet et objet, observateur et livré à l’observation. Dans le mystère de la Trinité, l’unité de Dieu n’implique point la confusion des personnes.
III
De la vue à l’ouïe, la transition est aisée ; le plus souvent les deux sens s’exercent ensemble. Virgile a peint leur coopération dans le premier vers du second chant de l’Énéide, qui nous montre les convives de Didon, attentifs et bouche close, au moment où le héros va parler; et dans la comparaison classique du premier chant, la foule ameutée s’arrête en silence à l’aspect de celui qui va la calmer et vers lequel elle tend l’oreille. Enfin l’amante abandonnée voit et entend l’infidèle : Illum absens absentem auditque videtque. C’est bien cela l’illusion du cœur ne diffère point de l’hallucination des songes.
Les langues témoignent de la solidarité des deux sens on dit encore l’éclat du tonnerre comme l’éclat du jour, un son éclatant, une lumière éclatante. Si la métaphore « dresser l’oreille » ne peut plus s’appliquer à l’homme, elle était juste au temps où l’homme pouvait remuer le pavillon ou l’oreille externe. Il en est encore dont les muscles moteurs conservent quelque énergie fait d’atavisme indéniable.
L’ouïe est par excellence le sens sociable et s’il paraît subordonné à la vue dans les rêves, il y joue néanmoins un rôle capital. Les aveugles rêvent, et c’est le sens qu’ils exercent le plus qui domine tous les autres dans les hallucinations du sommeil. On sait que la légende privait de la vue les devins et les poètes ils entendaient mieux les voix intérieures ou extérieures dont ils s’inspiraient. C’est apparemment à cause de ses vers harmonieux qu’Homère passait pour être aveugle, bien qu’il excelle surtout dans les descriptions. Les rossignols aveugles chantent, dit-on, mieux que les autres, et ce préjugé cruel tient toujours bon. Ce qui parait ridicule, c’est d’avoir étendu la légende aux philosophes pour voir les choses comme elles sont, il faut des yeux perçants et bien exercés. A force de regarder en dedans, sous prétexte de se mieux connaître, on se prive bonnement des plus précieux moyens de connaissance les voix intérieures appellent les hallucinations les moins faciles à guérir. Combien de philosophes, et non des moindres, se sont condamnés [p. 233] à ce régime mental ! Est-ce que Socrate et Pascal avaient besoin d’être hallucinés?? Si l’hallucination n’est pas la folie, elle en est un élément.
Les rêves des auditifs ne diffèrent pas foncièrement de ceux des visuels, sauf la prépondérance du sens qui les caractérise. Il y a grande apparence que les hallucinations des uns et des autres sont en rapport avec la nature du sens qu’ils exercent le plus. Si les médecins d’aliénés, y compris ceux qui s’intitulent doctement psychiâtres, daignaient philosopher un peu, les psychologues purs devraient à leur condescendance quelques éclaircissements à ce sujet et, en vérité, ils ne seraient pas moins utiles à la psychologie qu’à la médecine légale. Faudra-t-il donc compter sur les promesses du roman psychologique ?
Ce qu’il est permis de penser, en associant prudemment l’observation personnelle à l’histoire des hallucinations, c’est que dans celles-ci, comme dans les rêves, les visions prédominent sur les voix, chez les clairvoyants s’entend. On remarquera que dans son opuscule sur les songes et ailleurs, Aristote décrit les caprices de la fantaisie du dormeur avec des termes qui s’appliquent bien mieux à la vue qu’à l’ouïe, bien que les deux sens soient si étroitement liés qu’on peut dire qu’ils sont connexes. Au demeurant, l’exercice simultané de l’œil et de l’oreille ne complique pas tellement l’analyse des sensations qu’on ne puisse les distinguer l’une de l’autre et reconnaître leur indépendance respective ou relative. Si le plus souvent ils coopèrent à une même fin, ils peuvent aussi se séparer et ne pas agir de concert.
Quand l’œil est attentif à un objet qui accapare la vue, par exemple, l’écriture, le dessin, l’observation minutieuse par la loupe ou le microscope, l’oreille se repose, devient sourde. De même, dans l’audition musicale ou durant l’exposition d’un sujet difficile, les yeux se ferment pour laisser toute liberté à l’oreille ; et souvent dans le pénible travail de la pensée, dans les laborieuses opérations de la logique, la vue chôme pendant que l’oreille écoute, et perçoit parfaitement, chez les auditifs, le bruit de la pensée.
Ces variétés de l’attention concentrée déterminent des habitudes différentes d’esprit et de travail, et ne sont pas sans influence sur la mémoire elle ne s’exerce pas de même chez les visuels et chez les auditifs; et il n’est point téméraire d’avancer que les variétés de la mémoire dépendent beaucoup de l’exercice des sens. Rien ne serait plus intéressant que d’étudier curieusement les tempéraments psychologiques en vue de déterminer l’idiosyncrasie mentale de [p. 234] chacun, d’après la méthode historique et comparative. Les médecins ont montré la voie aux philosophes ; mais ils se sont arrêtés en chemin, et les philosophes ne les ont pas suivis, parce qu’ils sont plus enclins à généraliser par déduction, qu’à observer et à induire ; sans compter que la plupart dédaignent la sensibilité, et pensent que pour pénétrer jusqu’au salon il n’est pas indispensable de passer par l’antichambre ; pareils aux docteurs du moyen âge qui faisaient pratiquer les opérations et les autopsies par les chirurgiens-barbiers. Quand ces humbles servants eurent appris pratiquement l’anatomie et la pathologie, ils régénérèrent la médecine, compromise par les docteurs-régents.
Pour revenir, l’attention intense, concentrée de l’œil, commande l’inattention de l’oreille, et réciproquement. L’observateur attentif, qui regarde de tout son pouvoir, est tout yeux, il devient sourd; celui qui écoute avec recueillement est tout oreilles il fermé les yeux pour mieux entendre. Rien n’est plus juste que le profond aphorisme hippocratique : « Deux sensations simultanées, se produisant en des points distincts, la plus forte éclipse l’autre ». La proposition est rigoureusement exacte en physiologie, et conséquemment en pathologie et en psychologie.
Si les deux sens concourent, dans la vie diurne comme dans la vie nocturne, l’un des deux peut faire tort à l’autre ou s’exercer à ses dépens. Dans les rêves les plus complets, rien n’est plus rare que l’exercice simultané de tous les sens ; aussi arrive-t-il rarement que le rêve soit l’image de la vie réelle dans sa plénitude. Ce qui paraît acquis à l’observation, c’est que dans la plupart des cas où le spectacle absorbe la curiosité des yeux, l’oreille se repose; tandis que si l’ouïe est fortement sollicitée, c’est la vue qui se relâche. Dans ce cas, l’œil voit plutôt qu’il ne regarde; et le souvenir du lieu est confus, surtout lorsque c’est la parole qui sollicite l’attention. La mémoire est bien plus fidèle et tenace lorsqu’elle évoque des scènes où les sens ont concouru également.
Quand le dormeur se trouve parfaitement isolé, de manière que les rumeurs du dehors ne puissent arriver jusqu’à lui, il ne peut entendre en rêvant que les bruits de la nature ou de la vie active, les cris des animaux, les chants des oiseaux, la musique vocale et instrumentale, et la parole humaine. Que le soldat entende le roulement cadencé du tambour, l’éclat du clairon ou la fanfare militaire ; que le chanteur et le musicien perçoivent des chants ou des sons d’instruments; que le forgeron dorme aux coups alternants du marteau sur l’enclume, rien d’étonnant les songes sont l’écho, le reflet de la vie, la répétition après le drame. Le chien ne rêve-t-il pas qu’il [p. 235] chasse, ainsi que le révèlent ses aboiements ? On connaît les vers de Lucrèce le poète a négligé de dire si l’animal perçoit en dormant les cris dont il poursuit la proie convoitée, ou si c’est la vue du gibier qui l’absorbe et la recherche de la piste; car il crie furieusement, sans bouger ni remuer, comme il donne de la voix en forêt, en poursuivant la bête qui détale. De même le cheval qui hennit fièrement en disputant le prix d’une course imaginaire, perçoit-il ces hennissements de fureur ou de triomphe ?
La question n’est pas indifférente; elle se complique, si le dormeur est un auditif, lorsque la parole domine dans ses rêves. Sans étrangler le sujet, qui comporte d’amples développements, il convient de le resserrer, en éloignant tous les bruits et sons autres que la parole. Voici un auditif qui s’entend penser dans le profond silence du recueillement studieux, et qui ne saurait lire sans entendre la lecture qu’il fait, à la vérité sans ouvrir la bouche, sinon sans remuer les lèvres, comme la dévote qui marmotte ses oraisons habitude de vieille date, et point du tout contractée en vue de fixer, de forcer l’attention.
Comment se fait-il que quelqu’un qui, depuis bien des années, ne suit ni les assemblées, ni les cours publics, ni les conférences, ni les lieux de réunion où l’on cause et pérore, se mette en frais de discours, sinon d’éloquence ? Avec un tempérament de tribun, de Gascon ou de Normand, ou tant soit peu de goût pour la faconde, cette particularité s’expliquerait aisément. Peut-être bien que l’habitude de l’enseignement y est pour quelque chose; mais c’est plutôt l’autre habitude de la parole intérieure qui paraît être le facteur principal. Ce qui rend la conjecture probable, c’est que la discussion n’a pas toujours lieu en français, bien que ce soit le cas habituel. Quelquefois le latin remplace le français, comme dans les anciennes disputes d’école et les soutenances de thèse du temps jadis ; et l’orateur se réveille au bruit harmonieux d’une belle période latine qui semble irréprochable, prononcée à la manière des Italiens, avec l’accent et la quantité. Où le discours latin va-t-il se réfugier ? Molière qui s’est tant moqué de la latinité moderne, ne nous a pas dit si ses docteurs grotesques rêvaient dans les langues mortes qui les rendaient imbéciles et parfaitement sots. Les spirites devraient aussi nous apprendre en quelle langue s’expriment les grands hommes de l’antiquité qu’ils citent à comparaître la conversation avec ces morts illustres ne doit pas être aisée. Pour le grec sauf quelques formes nominales ou verbales, il ne figure point dans ces rêves auditifs ; et, ce qui paraît plus étrange, jamais un mot d’espagnol, et rarement, très rarement, du catalan. [p. 236]
A la rigueur, l’absence du castillan pourrait s’expliquer par une répugnance insurmontable à parler une langue démonétisée, sans doute par une profonde antipathie de race. Mais le catalan, la langue maternelle, cultivée avec amour, écrite avec respect, puisée aux sources pures, pourquoi ne fait-elle pas entendre ces accents qui ont inspiré le vers homérique de l’enthousiaste Aribau :
O llengua ámos sentis mes dolsa que la mel.
Peut-être parce qu’elle a été profanée ou avilie par des catalanistes ignares, ou livrée aux entreprises pédantesques de quelque sot romaniste; à moins que ce ne soit parce que, même dans les rêves, c’est la langue usuelle qui interprète les sentiments et les idées. Rien n’est plus malaisé, paraît-il, que de penser en trois langues différentes, même congénères. Les occasions de parler castillan ne manquent point à Paris ; tandis que le catalan y est si peu compris, qu’on peut se permettre de l’enseigner sans le savoir.
S’il est parfaitement vrai que la langue natale s’impose dans les grandes crises de la passion ou dans les calculs rapides, cette prévalence ne dure pas au delà d’un certain âge, une fois que la langue de la patrie d’adoption a pénétré dans les circonvolutions cérébrales, dans les replis du cœur, et s’est insinuée dans les moelles remplissant l’oreille et la pensée, elle s’impose à la longue et domine souverainement, comme une maîtresse absolue, impérieuse et jalouse. Il n’est point d’esprit, si robuste et énergique qu’il soit, qui puisse se soustraire à ce despotisme de l’habitude sur la pensée. Reste à savoir si les visuels subissent cette tyrannie fatale aussi docilement que les auditifs question intéressante dans l’examen du pouvoir des signes. La pensée se coule dans le moule habituel, et la langue maternelle dépossédée cède le pas à l’usurpatrice.
Dans une histoire comparée des syntaxes grecque et latine, il y aurait beaucoup à dire sur les Latins qui ont écrit en grec, et particulièrement sur les Grecs qui ont écrit en latin. La langue de Marc-Aurèle, dans ses pensées intimes, paraît étrange, même en tenant compte de la forme stoïcienne et du vocabulaire technique. Dans l’histoire d’Ammien Marcellin, la phraséologie grecque transparaît sous le latin. En revanche, chez quelques auteurs grecs qui vécurent à Rome, au milieu de la société romaine, l’atmosphère latine a pénétré, altéré, transformé la phraséologie grecque. Plutarque a beau protester qu’il ne possède pas suffisamment le latin pour en pouvoir apprécier le génie, sa phrase tourmentée est bien plus latine que grecque, notamment dans les biographies des Romains illustres, où [p. 237] les nombreux documents en langue latine ont laissé des traces visibles.
Sans insister davantage, il est bon de rappeler ici que la misère intellectuelle de l’Espagne contemporaine a condamné ce pays au régime débilitant des traductions ; et la langue nationale en a été profondément altérée, le génie étranger ayant fini par dominer le génie indigène. II n’y a point de transfusion du sang qui puisse remédier à cette incurable anémie.
Pour avoir subi le même régime durant trois siècles, la Catalogne, hispanisée d’un côté, et francisée de l’autre, fait depuis bientôt cinquante ans de vains efforts pour donner suite à une littérature robuste et florissante, dont la fin coïncida avec la renaissance classique. A force de le vouloir, les Catalans ont fabriqué de toutes pièces une littérature factice, modelée sur les littératures voisines ; mais c’est moins le talent qui leur manque —ils en ont un très grand d’imitation — que l’instrument de précision, l’idiome la vraie langue catalane, pure, correcte, autonome, indépendante, nationale en un mot, ne se trouve que dans les vieux livres et les poudreux manuscrits qui renferment le trésor des lettres catalanes. Tout idiome étant un organisme vivant, il ne peut vivre sans se nourrir conformément à sa nature. Que si la nutrition est atteinte, la diathèse pathologique prépare la cachexie finale, comme dans ces affections organiques graves que les médecins appelaient constitutionnelles (morbi totius substantiæ), avant les microbes et la bactériologie.
Pour revenir à l’observation, il semble qu’il y ait plus de cohérence dans les discours que dans les images des songes. Généralement les propos sont suivis et bien liés toute logique n’est pas absente des conversations ou des monologues; tandis que le plus souvent les espèces se brouillent, se confondent et s’effacent, à peu près comme les images que reflète le miroir d’une eau limpide, lorsque la surface se ride ou s’agite, sous le vent qui souffle ou la pluie qui tombe.
Quand tout se passe en visions, si le sommeil n’est pas brusquement interrompu par quelque incident imprévu, par quelque bruit insolite, le retour à la vie de relation a lieu en pleine confusion d’images, dans une sorte d’effacement qui supprime à la fois la perspective et les objets. C’est comme la fin d’un spectacle au théâtre, lorsque le rideau s’abaisse; les lumières éteintes, une pénombre épaisse envahit la salle, naguère si brillante des feux de la rampe, de l’illumination du lustre et des candélabres. Dans les cas ordinaires, ce n’est que lorsque la conscience réagit, immédiatement après la fantasmagorie, par exemple, dans les rêves de tabagie, qui [p. 238] ont été l’objet d’une note spéciale, que le réveil est brusque. Il a lieu aussi sans transition appréciable, dans les cas de monologue le dormeur se réveille au son de sa parole: tandis que la parole d’autrui, très clairement perçue d’ailleurs, n’a point le même effet.
Ce fait étant constaté, la question est de savoir si les sons articulés sont réels ou illusoires. On sait que les personnes qui ronflent en dormant peuvent être réveillées par leur propre ronflement elles en perçoivent très distinctement les dernières notes, s’il est permis de parler ainsi de la musique produite par la pénétration de l’air dans les tuyaux d’orgue des fosses nasales on ne ronfle pas bruyamment la bouche ouverte. Ce qui semble acquis par l’observation personnelle, c’est que si le ronflement n’empêche point le rêve, jamais la parole du dormeur, même muette, ne s’accompagne de pareille musique, la parole illusoire s’entend; car parler et ronfler en même temps est chose impossible, bien que le ronflement, ainsi que le sifflement, puisse se produire également durant l’expiration et l’inspiration. Mais comment s’assurer que la voix articulée dont le dernier écho est perçu ou paraît l’être au réveil, est réelle ou illusoire ?
La réponse est facile, si le dormeur sait pertinemment par le témoignage d’autrui, qu’il n’a point l’habitude, assez fréquente d’ailleurs, de crier, de parler en dormant. Mais il y a une autre preuve, évidente et certaine, que la parole est muette, si le dormeur perçoit distinctement, non seulement les derniers mots, mais toute une série de phrases de sa harangue, de manière à pouvoir en apprécier le nombre, la cadence et l’harmonie; car quiconque parle s’écoute parler, même en rêve, l’amour-propre n’étant jamais endormi ni assoupi; et rien ne flatte autant l’oreille d’un humaniste que les exordes ou les péroraisons latines débitées en dormant, peut-être par le souvenir lointain des exercices de la classe de rhétorique, des compositions de licence ou de thèses de Sorbonne, d’une de ces thèses latines composées avec amour et soutenues avec conviction.
Il convient de remarquer ici que jamais les vers latins, exercice infiniment plus sot que l’autre, n’ont figuré dans les rêves les plus scolaires ; et, remarque plus importante, la parole en a banni, exclu l’écriture. Ne rêver jamais que l’on écrit, lorsqu’il n’y a point de jour ou l’on n’écrive, c’est là vraiment une singularité à noter. Il est vrai qu’on rêve plus rarement de ce qui est habituel que de ce qui le fut autrefois. Dans la conversion de Mlle Gautier, conservée par Duclos, on voit que la célèbre actrice ne fut sujette à des rêves galants qu’assez longtemps après avoir renoncé à la galanterie pour [p. 239] embrasser la vie dévote. Ces retours involontaires de l’ancien érotisme devaient être périodiques; ils étaient suivis d’un redoublement de mortification mais, malgré tout, l’aiguillon de la chair poignait la pénitente : agnosco veteris vestigia flammæ. Tel fumeur affranchi n’a rêvé de tabagie qu’à la suite du renoncement à l’habitude invétérée de sorte que dans l’étiologie des songes, la désuétude mérite d’être considérée, en même temps que l’habitude. On sait que les habitudes changent avec l’âge; et ce sont les plus anciennes qui laissent d’ordinaire les traces les plus profondes.
Dans l’observation de Sénèque le père, la plus complète que nous devions aux anciens, on voit que ce sont les souvenirs de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse, qui ont le plus de force et de durée, et plus particulièrement les souvenirs de la vie scolaire l’excellent rhéteur se souvenait très exactement, en sa vieillesse, de tout ce qu’il avait entendu dans les écoles de déclamation, soit comme élève, soit comme maître. Jamais secrétaire-rédacteur ne fut si fidèle conservateur de la parole d’autrui; c’est proprement un instrument enregistreur, précis comme le phonographe de là l’intérêt de son curieux recueil. La personnalité de l’auteur se réduirait à rien sans ces préfaces extrêmement intéressantes qui relèvent singulièrement cette compilation de morceaux choisis, et qui se recommandent à l’attention des psychologues.
Pour revenir à l’observation, le réveil est-il causé par la parole muette du dormeur, ainsi que le laisseraient supposer les apparences, ou ne serait-ce pas plutôt l’arrêt du monologue qui réveille l’orateur endormi ? On dort très bien au bruit monotone d’une eau courante, du tic tac d’une pendule; mais si l’eau cesse de couler, si le balancier s’arrête, le sommeil finit avec le murmure et le son mesuré. Chacun sait par expérience qu’un prédicateur traînant, qu’un professeur ennuyeux endorment l’auditoire, et le réveillent aussi doucement qu’ils l’ont endormi, en terminant le prêche ou la leçon. L’inattention et le sommeil sont deux remèdes spécifiques contre cette maladie classique du surmenage, éclose des programmes scolaires.
Vous sommeillez aux mesures régulières d’un métronome, et si l’instrument s’arrête, vous vous éveillez aussitôt. Les poètes bucoliques, entre autres, nous montrent leurs bergers sommeillant sous l’arbre doucement agité par la brise, près d’une source murmurante, au bord d’un ruisseau babillard. Ce qui montre bien que le réveil suit l’arrêt de la parole imaginaire, c’est que l’orateur ne s’arrête point au milieu de la phrase commencée, mais à la fin, avec l’illusion qui succède à l’hallucination, croyant entendre ce qui n’a pas été dit, percevant le dernier écho de sa parole. [p. 240]
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le timbre, la tonalité, les variations de la voix qu’il suffise de remarquer que la voix des personnages qui figurent dans la scène nocturne n’est pas moins variable que leur physionomie, dont les nuances sont, il est vrai, plus faciles à saisir que celles de la voix, bien que celle-ci constitue un des caractères de la personnalité.
IV
Quoique l’odorat et le goût soient des sens moins psychologiques, pour ainsi dire, que la vue et l’ouïe, le rôle qu’ils jouent dans les songes n’est pas sans intérêt. Comme la vision et l’audition, l’olfaction et le goût s’exercent le plus souvent ensemble, et généralement les rapports sont intimes entre l’odeur et la saveur, l’odeur faisant pressentir le goût. Van Helmont le père a trouvé la formule de cette étroite corrélation, en disant d’une matière dont il avait goûté courageusement par curiosité scientifique Sapit ut olet. Les plantes vireuses et les viandes faisandées en montrent l’excellence. Néanmoins, bien que le nez soit préposé en quelque sorte à l’inspection des choses qui passent par la bouche, ces deux sens peuvent agir séparément, comme s’ils étaient absolument indépendants, soit du fait de l’objet, soit du fait du sujet. Un proverbe arabe compare l’hypocrite à la coloquinte : « Point d’odeur, mais saveur amère ».
D’autre part, des gens privés d’odorat peuvent avoir le goût très fin un gourmet des plus délicats, quoique pourvu d’un nez largement ouvert, ne percevait point l’âcre sensation de l’ammoniaque; et il dégustait supérieurement les mets exquis et les vins généreux. Le flair existe-t-il sans le goût ? C’est à l’expérience qu’il appartient de répondre. Il est probable que les gens peu difficiles, à peu près indifférents sur le boire et le manger, ou n’ont point de goût, ou sont très mal partagés de ce côté. Cervantès cite l’exemple de deux dégustateurs, qui goûtant d’un vin supérieur, remarquèrent, l’un qu’il sentait le cuir, et l’autre qu’il sentait le fer; et l’on trouva, en effet, au fond du tonneau, une clef minuscule attachée à une petite courroie. Ce qu’il a négligé de dire, c’est si ces deux maîtres en l’art de déguster avaient autant de flair que de goût.
Quoi qu’il en soit, si ces deux sens s’exercent simultanément dans les rêves, ils n’ont pas à beaucoup près la même intensité. Si la mémoire des sensations est en rapport avec leur énergie, il faut reconnaître que le goût l’emporte notablement sur l’odorat le souvenir des odeurs est beaucoup plus confus et bien moins durable [p. 241] que celui des saveurs. Il se peut que cette différence tienne à l’inégalité des deux sens, soit dans leur essence même, soit dans leur emploi. II en est généralement de même à l’état de veille. Apparemment que la mémoire des sensations de l’odorat et du goût dépend de la finesse et de l’exercice de ces deux sens; mais peut-être y at-il une autre raison pour expliquer ces différences. L’odorat est ordinairement passif, et ne va pas toujours jusqu’au flair, tandis que le goût, qui préside au choix des aliments et des boissons, devient facilement dégustation. En outre, bien que le siège du goût soit moins nettement déterminé que celui de l’odorat, le contact des particules sapides avec la langue et le palais est plus immédiat et plus intime que celui des molécules odorantes qui chatouillent la membrane pituitaire la salive facilite la dégustation, en agissant comme diluant. Il est vrai que la vue, l’odeur et le contact de l’objet convoité peuvent en provoquer la sécrétion. Enfin, le sens du goût est infiniment plus utile que l’autre à la nutrition, à la vie animale. Cela étant, la mémoire des saveurs doit être plus tenace et plus présente que celle des odeurs, particulièrement dans les rêves où le goût s’exerce en général sans le concours de l’odorat ; mais de telle façon que tout se passe dans la cavité buccale, sans mastication perceptible ni les mouvements consécutifs de déglutition.
Apparemment qu’il en est de même du nourrisson qui remue les lèvres en dormant, comme s’il tenait le sein de sa nourrice ; il est probable que ce mouvement extérieur n’est qu’un simulacre de succion qui ne s’étend pas au delà la déglutition n’a lieu que si l’enfant avale sa salive; car si l’on mâche à vide, on ne déglutit pas de même la présence d’un corps liquide ou solide est nécessaire pour solliciter les mouvements d’absorption du pharynx et del’œsophage. La condition est de rigueur pour les mouvements mécaniques qui se préparent par continuité ou même par contiguïté, tels que les contractions vermiculaires, péristaltiques ou antipéristaltiques de l’estomac et des intestins nombre de purgatifs n’agissent pas autrement, par exemple, les graines de moutarde blanche et le sous-nitrate de bismuth.
Si l’odorat et le goût ne fonctionnent pas pleinement dans les rêves, et même dans ceux où ils s’exercent le plus, la raison en est probablement que leur action, très souvent indépendante, est à peu près isolée, comme on le constate même à l’état de veille sans doute parce que, d’une manière générale, l’éducation de l’odorat et du goût est assez négligée. On sait d’ailleurs que la plénitude de ces deux sens dépend beaucoup du secours que leur prêtent les autres, qui sont plutôt des sens de relation que de nutrition. De curieuses [p. 242] expériences ont montré que le goût et l’odorat seraient assez imparfaits et fort insuffisants, au double point de vue de la sensibilité et de l’esthétique, sans l’aide du toucher et de la vue.
Sans insister sur la solidarité des sens, n’est-il pas vrai que les délices d’un festin seraient infiniment restreintes pour un aveugle-sourd-muet, même en le supposant doué du plus fin odorat et du goût le plus exquis, en comparaison de celles d’un convive sans infirmités ? Cette solidarité des sens, qui forme comme un concert de jouissances chez le voluptueux, ne se rencontre guère qu’à l’état rudimentaire et passif chez le dormeur qui rêve, surtout s’il est de ceux qui exercent les sens de la vie de relation tout autrement que les héros de Fenimore Cooper, tels que Bas-de-Cuir et Œil de Faucon. Les impressions des songes dînèrent non seulement d’après la nature, mais encore d’après l’éducation des sens; et c’est ici qu’il convient de noter le pouvoir tyrannique des vieilles habitudes. L’homme sédentaire, pacifique, studieux, devient rarement chasseur, cavalier ou soldat dans ses rêves. Comment un végétarien-abstème, membre convaincu d’une société de tempérance, rêverait-il de festins plantureux, de bombances et d’orgies ? Les rêves du chevalier de la Manche ne ressemblaient point à ceux de son massif écuyer. Ni Brillat-Savarin ni Berchoux ne devaient être coutumiers de rêves de carême, de mortification et de pénitence, comme les anachorètes de la Thébaide ou les religieux de la Chartreuse ou de la Trappe. Le rustre ne rêve pas de la même manière que l’homme du monde, ni l’ignorant a la manière du savant, ni le politique à la manière du poète; de sorte que, pour composer un bon traité des rêves, il faudrait un certain nombre de monographies rédigées sur de bons mémoires résumant des milliers d’observations.
On verrait, si ce travail pouvait se faire, que la matière des rêves varie avec les siècles, comme la matière des aliénations mentales, parce que les circonstances de milieu varient avec les temps, et que les rêves sont le reflet des circonstances extérieures, de même que les diverses espèces de folie. Avec les documents que nous a transmis l’antiquité et les données de l’histoire moderne, ce parallèle pourrait être entrepris avec quelque profit pour la psychologie, trop portée à se renfermer dans le subjectif, comme si la connaissance du monde extérieur devait la distraire de ses méditations. C’est dans une histoire de la folie que ce parallèle trouverait sa place, et l’histoire de la folie est encore à faire. De là l’infériorité relative de la théorie des sensations dans les meilleurs systèmes de philosophie, et l’insuffisance notoire de la doctrine des hallucinations dans la pathologie mentale. Ce n’est pas que les observations fassent [p. 243] défaut, les médecins d’aliénés en ont recueilli un très grand nombre, mais en traitant des sensations en général et des hallucinations en particulier, la plupart des auteurs ont négligé les rapports de la physiologie et de la pathologie ; si bien que le chapitre de la sensibilité, dans les traités usuels de physiologie et de médecine, est incohérent et incomplet. On dirait que la statique a fait oublier la dynamique, et que l’impulsion cartésienne agissant plus que jamais sur les esprits, le problème si complexe de la vie soit réduit à une question de pure mécanique.
Eh bien ! il faut avouer, au risque d’aller contre le courant, car l’histoire doit servir à quelque chose, que les doctrines animistes et vitalistes, même en accordant qu’elles ont trop sacrifié à la métaphysique et à l’ontologie, étaient infiniment plus près de la nature que celles qui prétendent la prétention n’est pas nouvelle asservir à la physique et à la chimie la science foncièrement organique des fonctions vitales. Il n’est peur plus sotte que celle des mots. Faudra-t-il donc proscrire les mots âme, vie, vitalité, fonction, parce que nous les entendons autrement, sinon mieux, que les anciens tenants du vitalisme et de l’animisme ? Si la science a pour objet ce qui est, l’histoire s’inquiète de ce qui fut or l’enquête du passé prouve que le sens physiologique ou le sentiment de la vitalité, qui fait les médecins, existait au plus haut degré chez les physiologistes et les naturalistes philosophes qui ont frayé le chemin aux investigateurs de l’organisme animal.
La philosophie de la médecine peut citer une douzaine de noms comparables aux plus illustres de la science cette élite a fondé la médecine philosophique sur des bases solides en élargissant la méthode inductive par la combinaison des procédés d’observation et d’expérimentation. Tous les grands médecins ont fait comme Sydenham, l’ami et le confrère de Locke guidés par l’expérience, ils ont réduit l’art de guérir à la médecine clinique, hors de laquelle il n’y a que conjectures et hypothèses, c’est-à-dire incertitude et arbitraire. Si le jugement est difficile, selon la sentence du vieux médecin grec, c’est que l’expérience elle-même n’est point infaillible. Si donc l’expérience fait défaut, il est prudent de s’arrêter et d’attendre de peur de perdre pied en avançant à tâtons dans les ténèbres. Ainsi faisait Sydenham en présence de l’inconnu.
V
Jusqu’ici il a été question des sens spéciaux; il est temps de parler du sens général du toucher. C’est le toucher plutôt que le tact [p. 244] proprement dit qui s’exerce dans les songes, peut-être à cause de l’état relativement passif du dormeur. Les sensations de contact sont moins fréquentes, sans doute à cause des vêtements dont le corps est couvert pendant le jour, et des draps et des couvertures qui l’enveloppent la nuit. Comme le tronc et les membres apparaissent rarement à l’état de nudité, il n’est pas étonnant que le corps ne soit pas senti ; d’autant plus qu’à l’état ordinaire, les sensations de la peau se peuvent réduire à celles de la température, c’est-à-dire du chaud et du froid, avec des nuances infiniment moins nombreuses que les degrés du thermomètre. Le frisson et la chaleur de la fièvre marquent les points extrêmes de cette échelle sensorielle, dont les degrés sont plus sensibles lorsque le corps est plongé dans un bain chaud, tiède, froid, ou baigné de sueur.
La sensation de température peut se localiser la bise glaciale produit l’onglée et cette douleur atroce qui paralyse le mouvement des extrémités et gagne le nez et les oreilles. De même la chaleur intense, brûlante, se concentre à la tête, au visage, aux oreilles, aux doigts et aux orteils, à la plante des pieds et à la paume des mains, le plus souvent par réaction contre le froid, à la suite d’un long et violent exercice, ou d’un bain froid prolongé. C’est sous l’influence de la température, que certaines parties, ordinairement exposées à l’air, deviennent plus sensibles, par exemple les yeux, les oreilles, le nez et les lèvres.
Sans doute, ces variétés de la sensation générale de la surface cutanée peuvent se produire dans l’hallucination du rêve ; mais, en général, les impressions de température sont insignifiantes, très secondaires, sans profondeur ni relief ; de sorte qu’elles laissent à peine des traces dans le souvenir, bien entendu, dans les circonstances ordinaires et normales ; tandis que les sensations produites par la circulation du sang dans les réseaux superficiels, ou par l’atmosphère ambiante, lorsque le dormeur se découvre, ou qu’il est trop couvert; ces sensations, qui accompagnent le rêve, sont réelles et non pas illusoires la réalité, soit dit en passant, n’est pas incompatible avec la fantasmagorie.
Il est à peine besoin de dire que les circonstances extérieures de tout ordre peuvent concourir avec les circonstances individuelles, telles que la position du corps, l’état des viscères, la digestion, la circulation, les sécrétions et les excrétions, à déterminer les rêves. Ce déterminisme n’a rien de commun avec celui de l’oniromancie, laquelle faisait descendre les songes du ciel, et ne diffère-pas beaucoup de l’onirocritique médicale. [p. 245]
Comme dans la veille, les sensations du toucher général sont obscures, confuses et en nombre relativement restreint. Ici se place une remarque opportune. Entre les deux pôles de la sensibilité, le plaisir et la douleur, il y a beaucoup de degrés et de nuances dont l’appréciation n’est point aisée, à moins que la sensation ne se localise la notion de lieu ou de siège rend l’impression moins fugace; sans elle, le souvenir ne pourrait représenter la différence caractéristique qu’il est facile de constater entre l’ophtalmie cuisante, l’otite pongitive, l’odontalgie, les élancements du panaris, les pulsations douloureuses d’un abcès, la brûlure de l’érysipèle et du phlegmon. Les sensations de plaisir et de douleur ne sont pas toujours tellement distinctes qu’il soit possible de les percevoir nettement. Il y a des sensations mixtes dont les éléments semblent se combiner en proportions inégales il suffit de rappeler les engelures, les démangeaisons, les chatouillements, les fourmillements, sensations mal définies, qui provoquent une réaction énergique, poussée parfois jusqu’à la douleur, ainsi que le constate le proverbe : « Trop gratter cuit ».
Un médecin philosophe, familier avec les problèmes les plus ardus de la science de l’homme, sur laquelle il a écrit un livre admirable, P.-J. Barthez, a cru voir dans ces réactions violentes de l’instinct, l’origine de la méthode substitutive, d’un si fréquent usage en thérapeutique, par laquelle on efface une douleur par une autre. Il est vrai que les méthodes dérivative et révulsive pourraient réclamer.
A ces sensations locales ou localisées il convient de joindre celles qui se produisent par répercussion, ou contre-coup, lorsque, par exemple, une sensation voulue, provoquée, en produit une autre à distance, en un endroit différent. Ces sensations concomitantes, simultanées, dont l’une est comme l’écho de l’autre, n’ont pas attiré l’attention des observateurs, bien qu’il ne faille rien dédaigner en sémiotique, particulièrement lorsqu’il s’agit de ces phénomènes sensoriels qui attestent la sympathie et la synergie des organes de l’économie animale. C’est par un bon diagnostic qu’on dégage les signes que fournissent les symptômes et qu’on saisit les indications à remplir. Il importe d’autant plus de constater ces corrélations sensorielles, qu’on ne peut toujours en rendre compte par des raisons anatomiques la correspondance des nerfs, la ressemblance ou l’analogie des tissus, la contiguïté ou le voisinage des parties; d’ou l’extrême difficulté d’expliquer avec vraisemblance les métastases ou déplacements de l’élément morbide par une sorte d’élection de lieu, le mal changeant pour ainsi dire de domicile. [p. 246]
Quant aux organes doubles, parallèles, symétriques, antagonistes, qui ne sait que l’influence qu’ils exercent les uns sur les autres n’est pas moins certaine et évidente que la solidarité de l’estomac et des membres, laquelle a donné lieu à un ingénieux apologue ? Par cela même que ces sensations diverses sont possibles à l’état de veille, elles le sont aussi pendant le sommeil. Néanmoins elles sont assez rares dans le rêve, probablement à cause de la prédominance à peu près exclusive des hallucinations des sens spéciaux. En général l’anesthésie prévaut sur l’hyperestésie ou sensibilité exagérée et d’ailleurs tous les points du derme et de l’épiderme ne sont pas également sensibles, l’innervation n’étant pas partout égale et uniforme. Au demeurant, les points susceptibles de douleur semblent être infiniment plus nombreux que les points accessibles à la sensation agréable ; en autres termes, les sensations pénibles l’emportent en nombre sur les sensations contraires, en dépit du système optimiste des compensations. Donc la douleur a plus de variétés que le plaisir, et le mal physique est plus considérable que le bien, à moins de porter au compte du plaisir toute privation de douleur, ce qui rétablirait peut-être l’équilibre entre les deux formes de la sensibilité, sans rendre la définition des deux plus facile ; car qui dit absence ou privation ne définit rien. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si la même proportion existe entre le bien et le mal moral.
VI
Le chapitre de la sensibilité étant inépuisable, il est prudent de se borner et de passer au mouvement, sans autre transition. Ce sont les deux facteurs de la vie animale, les deux éléments inséparables de la fonction fondamentale en psychologie, à savoir l’acte réflexe. Quoiqu’il ait quelque analogie, voire quelque ressemblance avec certains phénomènes du règne végétal, observés chez des plantes réputées sensibles, c’est uniquement de l’animalité qu’il est ici question, de l’animalité pourvue d’un système nerveux central, logé dans les vertèbres, avec des embranchements symétriques et des ramifications conjuguées.
Le mécanisme primordial est d’une extrême simplicité point de départ de la circonférence au centre, et retour du centre à la circonférence en tout, trois temps qui se résument ainsi action et réaction consécutive, dans cet ordre régulier sensation, mouvement, sensation, mouvement, l’une provoquant l’autre. Le mouvement succède à la sensation, et non la sensation au mouvement. Dans [p. 247] l’anesthésie locale, il n’y a point de mouvement, faute de sensation ; l’inflammation de la membrane pituitaire supprime l’odorat ; le goût disparaît dans certaines conditions des muqueuses de la bouche et des papilles de la langue. Si le fil conducteur est rompu, la dépêche n’arrive point à destination; si c’est du côté du retour que le fil est coupé, il n’y a point de réponse. La comparaison du télégraphe électrique est de toute justesse.
Sensibilité et mouvement sont corrélatifs, mais distincts, ainsi que le prouve l’analyse, soit physiologique, soit pathologique, et l’expérimentation.
Sans insister davantage, ni rappeler les faits de paralysie générale ou partielle, d’hémiplégie, de paraplégie, d’ataxie locomotrice, d’atrophie musculaire progressive, d’aphasie et d’agraphie, il est bon de rappeler en bloc les lésions du système nerveux de la vie animale, dont il faut bien tenir compte pour comprendre autant que possible les rapports de l’innervation et de la volonté ; rapports essentiels, si l’on considère que la volonté sans l’activité ou le pouvoir d’agir, n’est rien ou presque rien, puisqu’elle est comme la transition de la puissance à l’acte, de sorte que vouloir, pouvoir et agir sont trois verbes inséparables.
La volonté, la puissance d’agir et l’activité dépendent de l’état du système nerveux; elles varient chez le même individu avec l’âge, sans parler des modifications produites par la maladie, par l’usage et l’abus de certaines drogues. Ce n’est point aux psychologues de cabinet qu’il appartient de traiter ces questions de physiologie et de pathologie qui demandent l’expérience des faits cliniques et les lumières de l’expérimentation. Les prêtres d’Esculape ne comptaient que des guérisons, parce qu’ils ne permettaient à aucun consultant de trépasser dans leurs temples; tandis que les médecins apprennent des morts à reconnaître leurs erreurs ou leurs fautes. Quand on se réclame de Descartes, au lieu de philosopher au coin du feu, comme il faisait en sa jeunesse, il faudrait imiter sa curiosité, et se rappeler le passage mémorable où il déclare très nettement que l’avenir de la science de l’homme dépend de la médecine nombre de médecins, moins excusables que les philosophes spéculatifs, ont oublié cette déclaration capitale.
A quoi se réduit l’activité dans les songes ? A peu de chose, en vérité, si l’on compare le sommeil à la vie active. La volonté perd son caractère propre, et devient passive; ce qui n’aurait pas lieu apparemment, si l’autorité souveraine appartenait de fait à une substance supérieure, distincte du corps, maîtresse absolue de l’économie, d’après la formule virgilienne, mens agitat molem, corrigée [p. 248] toutefois par le second hémistiche, et toto se colore miscet, où l’on retrouve le sectateur d’Épicure. L’autocratie de l’âme une et indivisible comme la première République, paraît gravement compromise par l’observation des phénomènes psychologiques du rêve. Le pouvoir appartient aux sens externes, aux instincts, aux désirs, aux habitudes. au menu peuple en un mot qui triomphe et se moque de la discipline infligée aux petits par le triumvirat aristocratique raison, conscience, volonté. Réduite à rien ou presque rien par la haute psychologie, la sensibilité proteste et prend sa revanche en reprenant ses droits, en réduisant le domaine de l’inconscient.
Si la volonté veut plus qu’elle ne peut, durant la veille, pendant le sommeil, au rebours, le rêve réalise en apparence l’impossible par des mouvements inconnus. Non seulement le dormeur peut marcher sans vertige au bord d’un abîme, le long d’une corniche sans rampe, ou courir avec la vélocité du cerf, bondir comme le chamois, sans se heurter à aucun obstacle, sans s’inquiéter du danger; mais encore il se sent aller ou courir sans toucher terre, comme s’il glissait sur des patins à glace, comme s’il était emporté par un vélocipède invisible ou lancé à grande vitesse sur une ligne ferrée. Cette sensation étrange et délicieuse, qui paraît naturelle, tant elle semble douce, ne se peut comparer qu’au vol des oiseaux ou à l’ascension d’un aérostat ainsi devaient glisser dans l’océan de l’air Icare et Mercure soutenus par des ailes et des talonnières. Pas la moindre résistance du sol ni de l’air, pas le moindre étonnement, aucune inquiétude rien ne vient troubler cette impression d’un mouvement intense, rapide et sans effort.
D’autres fois, le vieil homme, alourdi et pesant, marche de ce pas pressé, élastique et ferme de la jeunesse, dans toute la force et la plénitude de la vie, sans ombre de fatigue. Cette sensation de vigueur et de vitesse est du moins une réminiscence du passé, un retour illusoire de l’âge fleuri; mais ces mouvements de progression dans l’espace, sans effort ni résistance, à quelle réalité peut-on les rapporter ?
Le fait est d’autant plus curieux, qu’il n’y a point de dédoublement de la personne; de sorte que ce n’est point l’âme qui s’envole, puisque la sensation de mouvement est générale, comme celle de la locomotion ordinaire, bien que les fortes convictions doctrinales puissent réaliser des miracles pendant le sommeil on cite des dormeurs ayant rêvé qu’ils étaient morts; on en cite d’autres qui rapportèrent ce qu’ils avaient vu dans l’autre monde la Légende dorée est remplie de ces voyages imaginaires, aussi vraisemblables que celui de Her l’Arménien, longuement conté par le divin Platon. Les sorcières [p. 249] croyaient que l’âme abandonnait le corps pendant qu’elles assistaient en esprit au sabbat.
Encore une fois, dans l’histoire des songes, comme dans celle de la folie, il est essentiel de connaître à fond le milieu social. Au demeurant, l’analyse des hallucinations nocturnes semble plus favorable à la thèse du monisme qu’à celle du dualisme on pourrait le soutenir, s’il était permis d’ajouter les hallucinations du rêve aux illusions des spéculatifs qui rêvent tout éveillés : in silvam ne ligna feras.
Les songes de mouvement sont-ils plus pénibles que les autres ? A priori la réponse ne paraît pas difficile, si l’on accorde que la fatigue est en raison directe de l’exercice, ou, ce qui dans l’espèce revient au même, de l’effort. Or la loi du moindre effort, admise même par les linguistes, ne trouve point d’application dans les rêves si violent que soit l’exercice, la volonté n’intervient pas pour le régler, le modérer, comme dans la veille, lorsque le pas est réglé d’après les forces à dépenser, ou la distance à parcourir; ou encore, lorsque l’élan qui précède le saut est calculé d’après la largeur du fossé, la hauteur de la haie ; ou enfin, lorsque l’œil et le sens musculaire proportionnent l’effort à la densité et au volume du poids à soulever, du fardeau à porter.
Il serait bon de savoir si les coureurs, les jongleurs, les forts de la halle se livrent dans leurs rêves à ces combinaisons rapides de la mécanique animale, dont ils ont l’habitude.
S’il n’y a point d’effort sensible, il n’y a pas non plus de lassitude appréciable. Il est vrai que généralement, l’effort apparent est si rapide, qu’il ne laisse aucune trace, ou passe inaperçu. Rien ne dure dans le rêve ; tout change rapidement ou brusquement, tout passe vite et sans retour. Quand il y a lutte, antagonisme, résistance prolongée, la crise se termine par le réveil.
Mais, dira-t-on, à la suite de certains rêves tumultueux, agités, pénibles, le dormeur se réveille dans un état évident d’abattement et de fatigue, moulu, harassé, fourbu, tout en sueur, et en des dispositions morales conformes à cet état de malaise. On ne saurait le nier; mais ce ne sont pas là les suites ordinaires du rêve. L’agitation inquiète, la résistance outrée, la frayeur et l’épouvante sont l’accompagnement habituel, ou mieux, la suite de ces mauvaises hallucinations nocturnes vulgairement appelées cauchemars. Les sensations désagréables qu’éprouve le dormeur ont le plus souvent pour origine des troubles de la vie nutritive, par exemple des digestions difficiles, des embarras de la grande ou de la petite circulation, une respiration haletante, stertoreuse, soit à cause de [p. 250] l’état des voies respiratoires, trachée, bronches, poumons, soit à cause de l’atmosphère ambiante. Une chambre mal aérée, des couvertures trop épaisses ou trop pesantes, la position du dormeur, des écarts de régime, des excès de boisson, la plénitude de l’estomac et de l’intestin, des parfums capiteux, certains narcotiques introduits par les voies digestives ou par la méthode endermique (piqûres de morphine, inhalations d’éther ou de chloroforme), tels sont les agents ordinaires de ces fantasmagories sinistres.
Le plus souvent, le point de départ est profond; c’est de l’intérieur que viennent ces manifestations effrayantes. Les viscères ne chôment point dans la nuit c’est durant le sommeil que s’opère le grand œuvre de la nutrition ; c’est alors que travaillent à l’envi des organes sécréteurs et excréteurs à la transformation et à l’épuration des matières nutritives, à l’assimilation et à la dissimilation. Tout est en travail dans le laboratoire de la vie, et ce travail incessant est silencieux dans les circonstances normales. Quand tous les instruments de l’usine fonctionnent de concert, l’élaboration est parfaite, inconsciente ; mais, dans le cas contraire, ces travailleurs paisibles crient et protestent c’est tantôt l’estomac, tantôt le foie ou les reins, tantôt le système intestinal ; la présence des vers dans l’intestin d’un enfant peut provoquer les convulsions et le délire; le délire peut encore être l’effet de la congestion, de l’inanition, de la pléthore.
Dans un bon traité des sensations internes ou viscérales, il faudrait reprendre la tradition des grands médecins cliniques de l’école d’Asclépiade, d’Arétée, de Van Helmont, de Stahl, de Bordeu, de Broussais, de ceux qui ont essayé de réhabiliter les viscères en ramenant la médecine clinique à l’observation des entrailles où s’élabore la vie, où se préparent ces affections générales et chroniques qui altèrent et détruisent l’organisme, en empoisonnant l’existence. Si les maladies du cœur et des gros vaisseaux, de l’estomac et des intestins, du pancréas et du foie, des reins et de la vessie pouvaient se supprimer, le système nerveux pourrait durer cent ans et plus, car il souffre beaucoup plus que tous les autres des vices de la nutrition nombre de maladies dites mentales n’ont point d’autre origine ; voilà pourquoi les psychologues purs sont aussi impuissants à les traiter, sinon incapables de les connaître, que les enchanteurs et les exorcistes. Leuret n’était pas un sot parmi les psychiatres, et il a misérablement échoué avec sa psychologie mystique pour ramener l’attention des malades sur leur état, il les douchait libéralement, et par l’horrible supplice de la douche, il prétendait réveiller la conscience endormie. [p. 251]
C’est à Charles Estienne, anatomiste, botaniste, agronome, médecin et imprimeur célèbre, victime de l’intolérance religieuse, que revient l’honneur d’avoir découvert et proclamé l’autonomie du grand sympathique ; c’est lui qui, en plein XVIe siècle, a fait le premier l’anatomie du système nerveux de la vie dénutrition, et depuis, il faut le reconnaître, la physiologie de ce système n’a point fait les progrès qu’on devait attendre des recherches combinées des médecins et des physiologistes. Les psychiâtres en particulier semblent avoir oublié que le grand philosophe naturaliste, Démocrite, le précurseur d’Aristote, ouvrait des animaux et cherchait dans les viscères les causes de la folie; c’est dans les viscères que plongent profondément les racines de la sensibilité les centres nerveux cérébral et médullaire sont aussi tributaires de la nutrition.
Un disciple de Virchow a dit excellemment le médecin, c’est la cellule, et le pharmacien, c’est le sang. Cette heureuse formule clôt la vieille querelle des solidistes et des humoristes en réhabilitant à la fois les solides et les humeurs, la chair et le liquide nourricier de la chair, le sang qu’un grand médecin appelle la chair fondue et coulante.
En attendant que cette vérité triomphe, le microbe travaille à détrôner la cellule, et les bactéries, en bataillons serrés, menacent le polyzoïsme. Des aliénistes aliénés cherchent les bacilles spécifiques du délire, de la mélancolie, de la manie, de l’hypocondrie, de la démence, comme s’il s’agissait de la gale ou d’une affection parasitaire de la peau. C’est aux médecins cliniques qu’appartiennent ces rêves d’origine viscérale, qui montent des entrailles au cerveau leurs ancêtres s’en aidaient utilement pour contrôler le diagnostic et éclairer le pronostic des maladies aiguës et des affections chroniques. Des individus sains en apparence sont avertis en rêve, par des hallucinations d’origine viscérale, du travail pathologique qui se prépare ou s’accomplit lentement dans les tissus organiques. Le retour périodique de ces hallucinations est l’indice révélateur d’un état pathologique; l’inconscient devient conscient, le mal caché se révèle. Dans la théorie des réflexes, le cerveau et la moelle sont comme les miroirs réflecteurs de l’économie ; ils représentent un merveilleux appareil de réaction.
S’il importe au médecin de savoir ce que le malade pense de son propre état ; à plus forte raison doit-il s’enquérir de ces révélations de la sensibilité interne, qui peuvent lui fournir de précieuses indications. A vrai dire, ces rêves sont caractéristiques et distincts de ceux qui fournissent des symptômes dépendant d’une diathèse, par exemple, les douleurs lancinantes du cancer, aiguës et prolongées [p. 252] du rhumatisme, fulgurantes de la myélite, térébrantes de certaines affections des os, vagues et erratiques de certaines affections spécifiques. Tous ces symptômes sensoriels peuvent accompagner les rêves parce qu’ils procèdent d’un état pathologique nulle indication à en tirer.
VII
Ce qui est commun et habituel dans les rêves dépend beaucoup de l’ensemble des éléments organiques et dynamiques qui concourent à former la personnalité. C’est ce fonds de la personne qui fait la différence des hallucinations, des songes entre individus différents. Le moi, comme on dit, c’est la somme des facteurs du tempérament, du caractère, de l’idiosyncrasie des anciens médecins humoristes, dont la doctrine reposait sur la quadrilogie des éléments et des qualités correspondantes. En combinant les quatre humeurs en proportions différentes, on obtenait un nombre infini de variétés individuelles, réductibles à quelques types ; de sorte qu’il était possible de se reconnaître, au milieu des multiples produits de la combinaison quaternaire, en appliquant la méthode comparative, laquelle consiste à induire ou généraliser d’après la connaissance des ressemblances et des dissemblances, et communia et propria intuentem, dit excellemment Celse, interprète de la pensée d’Hippocrate.
Cette induction déduite de la comparaison était aussi la méthode du grand réformateur Asclépiade, fondateur du méthodisme. L’invention en appartient aux médecins et aux naturalistes qui l’imposèrent à la philosophie.
Trois choses sont à considérer dans l’individu, en dehors des circonstances extérieures l’organisation, le sexe et l’âge. L’enfant n’a pas encore de sexe, et pourtant il y a déjà quelque différence entre le jeune garçon et la fillette différence d’habitudes, d’exercices, d’éducation, qui prépare celle des mœurs et du caractère. L’âge sépare moins que le sexe, essentiellement individuel, et rapproche les sexes par analogie ; mais l’idiosyncrasie du sexe est absolue : les femmelins sont du genre masculin après tout, et les viragos du genre féminin. Quant au genre neutre des grammairiens, la nature ne le connaît pas : quelques cas tératologiques ne prouvent rien, et la castration met l’individu hors la loi naturelle.
Quiconque a lu beaucoup de mémoires, genre de littérature foncièrement personnel, a pu remarquer combien ils diffèrent selon Je sexe de l’auteur. Il en est de même des effusions et confidences des mystiques les hommes sont les chevaliers servants de la Vierge [p. 253]
Mère ; les femmes languissent aux portes du Sacré Cœur. Même différence entre les ascètes les faveurs célestes qu’ils reçoivent en échange de leurs macérations sont déterminées par la sexualité les tentations de saint Pacôme ou de saint Antoine diffèrent forcément de celles de Marie de Magdala ou de sainte Marie d’Égypte. Les rêves en général, et plus particulièrement les rêves érotiques et galants, subissent l’inévitable influence. Quelles que soient la perversion humaine et la dépravation des mœurs, l’individu rêve conformément à son sexe s’il y a des androgynes dans la nature, il n’y en a point au pays des songes. L’imagination du dormeur, si dépravé qu’il soit, est moins dévergondée que durant la veille, parce qu’elle est contenue, modérée en quelque sorte par l’organisme, dont l’empire est fatal.
Si les hallucinations diurnes n’excluent pas les hallucinations nocturnes, il est probable que les unes et les autres se ressemblent peut-être se confondent-elles dans l’esprit du patient. Nombre de visions et de révélations des prophètes, des voyants, des saints extatiques, rappellent la fantasmagorie du rêve Maïmonide considère les songes comme le prélude de la prophétie. C’est apparemment un rêve qui a servi de canevas à l’auteur halluciné de l’Apocalypse tel se croyait éveillé en recevant les confidences du ciel, qui était profondément endormi, et le souvenir a prolongé le rêve après le réveil le croyant n’analyse point, n’examine guère; il croit comme un témoin ce qu’il a vu et entendu. Jamais un homme de foi profonde ne se reconnaîtra halluciné. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire affirma un beau matin, à son réveil, avoir vu Dieu face à face. Beaucoup de prophéties apocalyptiques, par exemple celles de Swedenborg, représentent une série de songes bizarres plutôt qu’un ramassis de conceptions délirantes elles ne doivent pas être confondues avec les pieuses allégories qui étaient en usage dans les premiers siècles du christianisme, telles que le pasteur d’Hermas, le modèle du genre.
On remarquera que la mémoire des songes est généralement plus fidèle et plus tenace que celle des hallucinations proprement dites. Le Dr P.-J. Falret se plaisait à raconter l’histoire d’un professeur distingué d’humanités, son pensionnaire, qui du haut d’une tour où il se croyait monté, décrivait avec un enthousiasme poétique et une rare éloquence le spectacle de la création du monde une fois la fantasmagorie disparue, la mémoire de l’halluciné n’en conservait pas le moindre souvenir. Les cas de ce genre ne sont pas rares. Il est reçu que la plupart des fous, rendus à la santé, se souviennent [p. 254] de leur état antérieur. Comment s’en souviennent-ils précisément ? Dans le délire qui accompagne certaines maladies, le souvenir de l’hallucination peut se conserver très net, très exact, et persister indéfiniment. Tel se souvient après cinquante ans et plus de ce qu’il a vu et de ce qu’il a dit étant en délire c’est là un fait d’expérience mais se souvient-il également de son état de conscience, de ce qu’il pensait ou sentait seulement au moment où la vision sinistre lui arrachait des paroles qui retentissent encore à son oreille ?
Dans les cas pareils, si vive que soit l’impression, elle n’est point suivie d’aperception il ne reste que le souvenir des images et des sons il est probable que la perception elle-même n’existe que rétrospectivement, par un choc en retour. Le plus souvent c’est l’esprit qui complète la scène évoquée par la mémoire, quand l’imagination ne la dénature pas, comme le photographe qui retouche ses épreuves pour les embellir.
Ces inexactitudes de la réminiscence rendent suspects bien des récits romanesques que l’on croit sincères, et qui sont arrangés à plaisir, avec un art en quelque sorte inconscient, de sorte que l’illusion fausse l’hallucination. Aussi n’y a-t-il rien de moins exact que les narrations fantastiques de ces auteurs volontairement hallucinés par des drogues narcotiques, méthodiquement obstinés à donner la cohérence et l’ordre logique à des scènes incohérentes et fragmentées, la préoccupation constante de l’art étant d’atteindre à la vraisemblance par l’unité de composition, autant dire d’action. Or, ce n’est point aux songes en général que s’applique l’hémistiche Simplex duntaxat et unum. Rien n’est plus rare que la suite et l’ensemble d’un tout où l’on voit le commencement, le milieu et la fin, dans ces apparitions nocturnes. La scène n’est une qu’à force de brièveté la durée change, transforme et déforme : d’où vient la difficulté de se rappeler et de reproduire des épisodes confus, sans lien ni suite; la mémoire par association se trouve déroutée, impuissante. Il n’en est point de ces scènes ébauchées comme des tronçons du serpent que le paysan a mis à mal en deux coups de sa faux.
On a déjà vu, à propos des mouvements dans le rêve, que ceux-là sont les plus rares qui exigent des combinaisons compliquées, tels que la lecture, l’écriture, la vision, l’audition, l’olfaction et la dégustation attentives, actives et volontaires. L’aperception et l’attention étant corrélatives, solidaires, comment ces scènes fantasmagoriques pourraient-elles se développer avec ampleur et dans un ordre méthodique ? L’absence ordinaire de ces deux éléments exclut, ou peu s’en faut, les opérations logiques les plus rapides et les moins compliquées. [p. 255]
S’ils sont rares, pour ne pas dire rarissimes, les hommes qui pensent qu’ils pensent, combien plus rares doivent être les dormeurs qui rêvent qu’ils rêvent ! Serait-il téméraire d’affirmer qu’il n’y en a point ? Celui qui rêverait cela croirait rêver et s’abuserait ; il serait dupe d’une illusion.
Si l’inconscient peut devenir conscient dans le rêve, ce qui est vrai surtout des sensations viscérales en particulier, et de la conscience organique en général, d’où l’utilité des indications fournies par les songes d’un autre côté, la conscience proprement dite telle qu’on l’entend en psychologie et en morale paraît sommeiller, sinon dormir profondément. Ce fait ne sera point contesté par les observateurs scrupuleux qui savent séparer l’observation pure et simple des réflexions rétrospectives, et qui ne confondent point le commentaire avec le texte vierge de toute glose.
Les hallucinations des rêves ne ressemblent guère à ces fictions classiques de la littérature ancienne, telles que le songe de Scipion et les deux songes de Lucien ; inventions de l’art sans équivalent dans la nature, s’il est vrai que la logique et la morale ne se montrent guère dans ces représentations imaginaires. Ainsi des récits de ce genre qui ornent les romans et les pièces de théâtre qui tiendrait pour réel et véritable le songe d’Athalie, dans la tragédie de Racine, pourrait aussi bien regarder comme authentique la narration bien connue du crédule Valère-Maxime sur les deux compagnons arcadiens. C’est particulièrement en ces jours de psychologie mystique, où la superstition du surnaturel reçoit la consécration de la science expérimentale et de la philosophie émancipée, séduites par le merveilleux, qu’il importe de se prémunir contre les chimères de l’oniromancie et de l’onirocritique. Quand aurons-nous des rêves de commande et des songes par suggestion?
Les anciens interprètes des songes ne manquaient point d’esprit ; comme les devins, les augures et les marchands d’oracles, ils étaient artistes expérimentés ; mais toute leur habileté dans l’art suspect des conjectures ne les empêchait point d’être d’effrontés charlatans. Il n’y a point de philosophie en dehors de ce qui est ; et si la philosophie consiste à voir les choses comme elles sont, il est clair que le philosophe ne doit pas protester contre l’adage : Ignoti nulla cupido. Il est vrai que tout ce qui est inconnu peut n’être pas inconnaissable mais la méthode d’observation rigoureuse ne peut se permettre d’ajouter à la réalité, sous peine de fausser l’observation. Or, au sortir de ce spectacle de la nuit, dès que le dormeur se retrouve et reprend possession de sa personne, la raison et la conscience interviennent naturellement, et la représentation nocturne, [p. 256] plus ou moins fidèlement reproduite par la mémoire, reçoit leur empreinte c’est la censure après la pièce. Cette intervention a pour effet d’altérer peu ou prou la vérité réelle, par une assimilation forcée de la fantasmagorie du rêve aux scènes analogues de la vie active. Après les infidélités de la mémoire représentative, il n’y a rien de plus dangereux dans l’interprétation des songes que la transition du sommeil à la veille, avec son caractère incertain et crépusculaire, si favorable à la confusion, à l’erreur, aux illusions de la perspective. Bien moins dangereuses en leurs conséquences sont les erreurs des sens, parce que la raison et la conscience fortement disciplinées répugnent au désordre et à l’incohérence, redressant et rectifiant tout ce qui n’est pas régulier et logique.
Par nature ou par habitude, ces opérations se font si rapidement, à l’état normal, qu’elles deviennent quasi inconscientes, tant elles sont spontanées chez les individus familiers avec l’analyse mentale; c’est ainsi que le médecin expérimenté diagnostique et prognostique en un clin d’œil et à coup sûr. Or, si tout est difficile dans cette partie de la science de l’homme qui embrasse les fonctions supérieures, la difficulté s’accroît avec la complication des problèmes; et la complication est ordinairement du fait de ceux qui abordent la solution avec un luxe de données qui rappelle l’hémistiche d’Ovide Materiem superabat opus ; le propre des psychologues étant d’appliquer le grand appareil à tous les cas indistinctement, sans tenir compte de la loi du moindre effort, suivant laquelle un poids de cinquante livres exige la moitié moins de tension musculaire qu’un poids de cent. Cette vanité dynamométrique est aussi sotte que misérable; les tours de force en ce genre ne valent pas mieux que les tours d’adresse.
La psychologie transcendante, qui touche de très près à la métaphysique, n’a rien à voir aux questions de sensibilité pure. Or, tel est le cas de la plupart des songes qui ne dépassent point le réveil, qui ne se confondent point, par conséquent, avec les états psychologiques de la veille, c’est-à-dire de la vie psychologique dans sa plénitude.
S’il est permis de conclure d’après l’observation personnelle, l’aperception doit être extrêmement rare dans les rêves, ou à peine ébauchée. Il en est ainsi généralement, même durant la veille, toutes les fois que la sensibilité domine elle tient le rôle principal, et le garde sans partage. Duclos, qui analysait avec la sagacité d’un très fin observateur, a dit excellemment : « Plus on sent, moins on pense, et l’on ne réfléchit que de mémoire ». Cet aphorisme bref et net résume très bien la psychologie des songes. [p. 257]
L’artiste sent infiniment plus qu’il ne pense. La musique est un langage que le cœur entend, et que la raison ne connaît pas. Le dessin et la couleur provoquent des sensations par les images, éveillent des sentiments, mais sans produire les impressions de l’architecture, fondée sur les principes de la géométrie et du calcul. L’usage du tabac endort la pensée et provoque la rêverie. La vue prolongée d’un bon feu qui flambe, avec une flamme claire et mobile, paralyse l’activité mentale.
Ce sont là des phénomènes d’hypnotisme, de somnambulisme ébauché, une sorte d’invitation au rêve.
Tel se croit grand peintre de sentiments, qui ne décrit que des sensations ou des impressions; et c’est avec ces aptitudes et ces habitudes qu’on aborde le roman dit psychologique, en se donnant pour collaborateurs les médecins du corps et de l’âme, la dévotion, l’érotomanie, le sadisme, la nymphomanie, le satyriasis, le haschisch, l’opium, la morphine, l’éther, le chloroforme et autres drogues anesthésiques ou hyperesthésiques, avec d’autres ingrédients de la cuisine littéraire que ne connurent point les romanciers de haut vol, Cervantès, Le Sage, Manzoni, Ch. Dickens, peintres et interprètes de la nature, philosophes pleins de sagesse, véritables artistes, qui, sans parti pris, fixaient la vérité en observant la réalité. Ils se recommandent d’eux-mêmes, sans épithètes convenues, sans étiquette, ni estampille, ni formules d’école.
Les ressorts du drame manquent aux rêves des scènes, des tableaux, des épisodes, des monologues, et c’est tout. La règle des trois unités n’est pas à l’usage des songeurs. Les notions de temps et de lieu sont brouillées. Faute de suite et d’ordre, l’unité d’action fait totalement défaut; par conséquent, point d’indications révélatrices du caractère et du tempérament, c’est-à-dire de ce qui semble stable et permanent, au milieu des variations incessantes de l’économie. Par conséquent personnalité diminuée, écourtée, incomplète, essentiellement passive, sans réaction. Tout au plus trouve-t-on dans cette fantasmagorie mobile, quand on peut les saisir au passage, des indices vagues et fugaces de cette sensibilité inférieure qui embrasse les penchants, les instincts, les désirs impulsifs, les volitions indistinctes, les mouvements tumultueux de la chair et du sang, les passions infimes, et plus rarement les sympathies, les émotions affectives.
Il semble que les rêves ne puissent pas servir à la théorie des sentiments moraux, et encore moins à l’esthétique des métaphysiciens. En résumant les observations les plus précises, on n’y trouve généralement qu’une image de la vie toute de sensations, telle que [p. 258] devait être celle de l’humanité primitive, avec le reflet des choses et des habitudes de la vie courante.
La plupart de ces scènes ont plus de surface que de fond, et se succèdent rapidement et sans suite. Toutefois dans cette variabilité prodigieuse, il y a quelque chose de permanent, où l’individu se retrouve ou croit se retrouver ; mais il est malaisé de discerner les éléments confus qui concourent à l’unité de ce tout fondamental, savoir ce qui vient de l’organisme, des habitudes, de l’âge, de l’atavisme, du milieu.
L’hérédité a établi la solidarité des générations ; mais qui s’est jamais inquiété de la solidarité des rêves, considérés au point de vue de l’hérédité ? L’idée même de cette solidarité n’est-elle pas une chimère comparable aux illusions des songes ?
L’histoire des songes n’a point été faite, et peut-être ne le sera-t-elle jamais, si les matériaux manquent, et ils manqueront tant que les observateurs laisseront périr leurs observations, en négligeant de les recueillir et de les classer. Cette histoire, qui serait sans doute aussi utile qu’intéressante, ne peut être le produit que d’un travail collectif, soit d’un nombre considérable de monographies, qui exigeraient seulement une patience infinie, une mémoire fidèle et sûre, une sincérité absolue, une extrême sobriété de réflexions. On n’aura jamais sans ce travail préalable la physiologie des rêves, et la psychologie présentera toujours une véritable lacune. Si elle était comblée, la sensibilité, qui est la source de la vitalité mentale, s’enrichirait d’un chapitre tout neuf sur les sensations externes et internes. En attendant qu’il en soit ainsi, il faut prendre patience et ne point se hâter de conclure d’après un nombre insuffisant de faits pour la plupart suspects ou controuvés, ou interprétés à faux, ou rangés de manière à justifier quelque théorie préconçue ou une doctrine spécieuse. La rigueur de la méthode inductive impose la plus grande réserve. Observer, expérimenter, chercher avec persévérance, avec ardeur, avec l’espérance d’aboutir; mais en y mettant le temps, sans vous presser, et ne vous hâtez pas de crier : « J’ai trouvé », car il s’agit d’un problème dont la solution ne dépend pas du génie d’un seul homme, cet homme fût-il Aristote ou Archimède. Il s’agit d’une œuvre collective qui réclame la coopération des philosophes, des médecins, des hommes de sens qui savent observer. C’est la nature du sujet qui le veut ainsi,
Tanta est mobilitas, et rerum copia tanta,
comme dit le grand poète qui a le mieux parlé du sommeil et des rêves.
J.-M. GUARDIA.
Mictorn – Le rêve de Munch 2010
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