Izydora Dambska. Le problème des songes dans la philosophie des anciens Grecs. Article paru dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), 86e année, tome CLI, n°1, Janv.-Mars 1961, pp. 13-24.

dambskaIzydora Dambska. Le problème des songes dans la philosophie des anciens Grecs. Article paru dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), 86e année, tome CLI, n°1, Janv.-Mars 1961, pp. 13-24.

Isidore Dąmbska (1904-1983 à Cracovie) – Philosophe polonais, logicien, épistémologue. Étudiant et collaborateur Twardowski, un représentant de l’école philosophique Lvov-Varsovie. Très connu en Pologne, l’absence de travaux traduit en français le laisse dans l’ombre chez nous.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Le problème des songes

dans la philosophie des anciens Grecs

Le phénomène des songes est de notre temps l’objet de recherches et de différentes « théories psychologiques du rêve », qui intéressent vivement non seulement les psychologues et les psychopathologues de profession, mais aussi tous ceux qui réfléchissent à la structure de leur propre conscience. De même aujourd’hui encore, le phénomène des songes est à la base des arguments épistémologiques des philosophes qui se penchent sur les problèmes des principes et des limites de notre connaissance. Et enfin aujourd’hui encore, les songes n’ont cessé d’être pour certains hommes l’objet de croyances superstitieuses, de présages et d’espoirs eschatologiques. Il n’a pas été autrement pour les anciens. Que l’homme, plongé dans un profond sommeil, immobile sur sa couche, en même temps — comme dans un espace nouveau — voit, entend, parle, se meut, désire, craint, souffre, se réjouit, apparaît à l’esprit comme une inquiétante énigme. Que se passe-t-il en réalité dans la conscience de la personne endormie, en quoi consiste cette autre vie de l’âme — voilà des questions qui devaient nécessairement se poser aux hommes dès qu’ils commençaient à réfléchir sur les phénomènes de leur propre vie mentale.

L’attitude de la pensée grecque par rapport au problème des songes a un double aspect : irrationnel et rationnel. Le premier s’exprime par des mythes, des croyances, par la poésie, la divination et la magie thérapeutique des asclépiades, le deuxième par des théories psychologiques des songes, par des réflexions épistémologiques et par la doctrine des médecins empiristes. Le conflit entre le μύθος et le λόγος, par rapport au phénomène des songes — contrairement [p. 14] à beaucoup d’autres questions — n’aboutit pas dans l’histoire de la science grecque à une victoire complète de la pensée rationnelle.

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Même à l’époque des lumières grecques, aux Ve et IVe siècles av. J.-C., ces deux attitudes coexistent souvent dans l’esprit des penseurs. On se contente parfois de classer les songes en distinguant ceux qui s’expliquent par des phénomènes naturels de notre vie spirituelle, et par conséquent peuvent être soumis à une interprétation rationnelle, et ceux qui échappent à ce genre de connaissance. La classification des songes en songes de présage auxquels on peut se fier et en songes fallacieux devait être bien ancienne, puisqu’il en est déjà question dans l’Odyssée dans l’image connue des deux portes des songes : une d’ivoire et l’autre de corne polie. Les songes auxquels s’ouvre la porte d’ivoire sont les songes trompeurs ; à travers la porte de corne passent les songes messagers d’avenir (1). Certes, chez Homère tous les deux genres de songes appartiennent « aux pays des rêves » et évidemment toute importance est attribuée à ceux qui sont envoyés par la porte de corne. Ce sont eux qui préoccupent la divination, la théurgie et la magie ancienne. On leur consacra pas mal de livre. Tels le ΙΙερί ϰρίσεως όνείρων d’Antiphon, connu seulement des relations de seconde main (Ve siècle av. J.-C.) ou les Ονείοϰριτιϰά d’Artémidore (Ile siècle).

Les rêves de la porte de corne stimulaient l’imagination des poètes, vivaient dans les mythes et la tragédie grecque. Les humbles rêves de la porte d’ivoire attiraient l’attention des philosophes qui les retrouvaient aussi parmi les fiers passants de la porte de corne. Ils leur attribuaient une nouvelle importance, toute profane, de la clef permettant de pénétrer les mécanismes profonds de la nature [p. 13] humaine. Les recherches philosophiques, visant une théorie rationnelle des songes, se concentrent :

1) Autour des problèmes de la psychologie et j’oserais même dire de la psychanalyse des songes :

2) Autour des problèmes de la psychophysiologie des songes et du diagnostique médical qui s’y rattache ;

3) Autour des aspects épistémologiques des songes.

Quant au premier point, je me bornerai ici à présenter les idées sur l’origine et le rôle psychologique des songes développées par Platon, Démocrite et Aristote ; quant au deuxième, la théorie attribuée à Hippocrate, quant au troisième enfin les théories d’Aristote, des stoïciens, des épicuriens et des néoplatoniciens, concernant le rapport du songe au réel, de même que certains arguments des sceptiques contre le critérium de la vérité, déduits de la réflexion sur les rapports entre éveil et sommeil.

Je m’appuie dans mon exposé surtout sur les écrits des philosophes grecs qui traitent les questions de songes ; je profite aussi des informations doxographiques telles que De divinatione, de Cicéron ; όνειροϰριτιϰά, d’Artémidore et περι  ένυπνίων, de Synésios. L’article de Th. Hoepfner, Traumdeutung, dans l’Encyclopédie Pauly-Wissowa (2 R., 12 Hb,), m’était, pour le problème des songes de présage, un guide et une source bibliographique de valeur.

Dans les Dialogues de Platon, le problème des songes apparaît maintes fois, et différentes remarques sur les songes que l’on trouve dans Phédon, dans la République, la Politique, le Théétète, etc., permettent de reconstruire une théorie psychologique cohérente des songes, Dans certains songes, Platon voit l’expression des désirs refoulés — en devançant par cette idée les théories freudiennes. Il est tout de même bien éloigné de réduire tous nos songes à ce mécanisme de compensation et de voir dans tous les désirs des modifications de l’instinct sexuel refoulé. Il se contente de constater que telle est souvent l’origine des rêves. Il attire l’attention sur le refoulement et la contrainte que nous exerçons par rapport à nos désirs (le cheval noir de Phèdre), qui, libérés de ces freins pendant le sommeil, envahissent avec violence notre âme. Citons ce passage intéressant de la République (IX, 571 b-d), « Parmi les plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires, il y en a qui me paraissent déréglés, II semble bien qu’ils sont innés dans tous les hommes ; mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent, avec [p. 14] l’aide de la raison, être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force ; tandis que chez les autres, ils subsistent plus nombreux et plus forts. Mais enfin, demanda-t-il, quels sont ces désirs dont tu parles ? — Ceux qui s’éveillent pendant le sommeil, répondis-je, quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie [la censure de Freud], et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boissons se démène, et repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état, elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère [complexe d’Œdipe] ou tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne : bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise (2). » Suivent des indications, comment il faut éviter de pareils songes. C’est — on pourrait dire — comme un chapitre de l’hygiène psychique. Il est donc souhaitable d’occuper l’esprit avant le sommeil de belles spéculations et de belles pensées et de s’isoler, pour ainsi dire, intérieurement des activités propres à la partie concupiscente de notre âme. « Alors — soutient Platon — les visions monstrueuses des songes apparaissent le moins » (Rép., IX, 572 b) (3). Plutarque, en parlant, dans ses ‘Hθιϰά 82 F-83 D (πώς άν τις αΐσοιτο έαυτού προχόπτοντο έπ’ άρετή, 12), de l’influence de l’esprit et du corps sur nos songes, attribue des idées pareilles au stoïcien Zénon. Un exemple concret de rêve compensant un désir inassouvi, tel peut paraître le rêve de Socrate, dont il est question dans Criton. Socrate en prison, sa mort toute proche, voit dans un rêve une femme belle et douce qui lui annonce : « Dans trois jours tu seras arrivé à Phthie. » Cette phrase d’Homère (Iliade, IX, 363), dans la bouche pleine de charme, peut être un symbole du désir refoulé de l’évasion. Évidemment, ce rêve peut être aussi envisagé comme un rêve de présage, [p. 15] et c’est ce que fait Socrate en prévoyant sa mort libératrice dans un délai de trois jours. Les champs opulents de Phthie sont, pour lui, un symbole du monde meilleur des morts. C’est peut-être ce passage de Criton ou celui de Phédon, dans lequel Socrate raconte qu’Apollon, dans un rêve, lui ordonna de composer des fables, qui a suggéré à Pfaff l’idée que Platon sous l’influence des prêtres égyptiens a conçu une théorie magique des songes (4). Pfaff le répète d’ailleurs seulement presque mot à mot après l’histoire de la magie de Ennemoser (5). Mais les Dialogues de Platon semblent dire tout autre chose. Ils sont pleins d’idées parfaitement rationalistes sur l’origine et le mécanisme des songes. Ainsi par exemple dans le chapitre 27 de Parménide, Platon attire l’attention sur le manque du contrôle logique des songes de la part de celui qui rêve, ce qui le fait même mépriser le principe de non-contradiction, puisque la même chose lui paraît en même temps une et multiple, minuscule et tout de suite après énorme. Platon s’intéresse aussi vivement aux problèmes épistémologiques impliqués par le phénomène du rêve. Mais nous en parlerons plus tard, quand nous viendrons aux questions de la théorie de connaissance.

Démocrite cherche à expliquer l’origine des songes en s’appuyant sur la psychologie de la perception. D’après cette théorie, des objets extérieurs se détachent leurs images, tissées d’atomes subtils, et parviennent à nos organes sensoriels. Il arrive qu’en route les images s’entremêlent les unes avec les autres, ou subissent des déformations. De telles images faussement interprétées sont une source d’illusions, d’erreurs et de préjugés. Celles parmi les images qui, dans leur forme, intègre ou déformée, sont parvenues à nos organes sensoriels sont à l’origine de nos songes, si l’esprit de l’homme assoupi s’en occupe. Les images parvenues à la veille avant que nous nous sommes endormis, forment le contenu des songes de réminiscence, celles qui survolent pendant notre sommeil produisent des rêves qui transposent dans une fabulation les données actuelles de la sensation. Cette théorie psychophysiologique des songes inventée par Démocrite fut développée par les épicuriens. On en trouve un brillant résumé illustré par divers exemples dans le IVe livre du poème De rerum natura, de Lucrèce. [p. 16]

A la théorie démocritienne des songes s’opposait Aristote dans les deux opuscules des Parva naluralia, consacrés à notre problème, notamment dans περί ένυπίων (des songes) et dans περί τής χαθ’ ύπνου μαντιχής (de la divination dans le sommeil). Le second de ces traités, bien que — comme le titre l’indique — il se penche surtout sur le problème des songes divinatoires, soulève beaucoup d’intéressants problèmes psychologiques. La théorie aristotélicienne des songes, de même que la théorie de Démocrite est étroitement liée à la théorie des sensations et des impressions. Les songes sont un effet du processus de la sensation qui se produit pendant le sommeil. Ce processus repose sur un mouvement des organes sensoriels, causé par un stimulant extérieur. Bien que le stimulant n’agisse plus, le mouvement, quoique affaibli, subsiste. L’impression (πάθος) qu’Aristote semble distinguer ici de la sensation (αΐσθησις) engendrée par les objets sensibles, subsiste ainsi dans les organes même alors que les sensations actuelles ne se produisent plus. (Comp. Parva nat., 459 ab). Pour démontrer cette thèse, Aristote cite différents exemples des images rémanentes visuelles et autres. Pendant la veille, ces faibles mouvements sont écartés par d’autres processus, « ils disparaissent — dit Aristote — comme un petit feu devant un grand, comme des maux et des plaisirs légers par rapport à des maux et des plaisirs intenses » (Parva nat., 461 a) (6). Durant le sommeil, quand le trouble s’est apaisé, rien n’empêche que ces impressions faibles soient perçues et interprétées par l’imagination du dormeur comme la matière des rêves. Car — comme dit Aristote — « le rêve appartient à la sensibilité, en tant qu’elle est douée d’imagination » (Parva nat., 459 a)2 (7). Comme dans la première partie de ses considérations, Aristote fait preuve de la connaissance des images rémanentes, de même ici il vient de formuler la loi qui sera précisée au XIXe siècle, par Weber et Fechner. Dans la suite, Aristote attire l’attention sur le phénomène des rêves démasqués, c’est-à-dire des rêves accompagnés de la conscience de leur caractère illusoire « … si l’on a conscience que l’on dort et si l’on se rend compte de l’état qui révèle la sensation du sommeil il y a l’apparence, mais il y a quelque chose en soi qui dit que c’est l’apparence de Coriscus et non Coriscus [p. 17] lui- même» (Parva nat., 462 a) (8), et sur le phénomène des images vives perçues dans l’obscurité, surtout par les jeunes personnes, ce qui fait penser aux images eidétiques de Jaensch (Parva nat., 462 a).

Sous l’influence d’Aristote, le problème des songes fut l’objet de différentes études dans les cercles des péripatéticiens. Il faut mentionner, parmi ces travaux, deux traités de Straton de Lampsaque

(IIIe siècle av. J.-C.) : περί ύπνου (sur le sommeil) et περί ένυπίω (sur les songes), tous deux disparus. La théorie de Straton est mentionnée dans les Placita philosophorum de Plutarque, dans ses remarques doxographiques sur les origines des songes (V. 2, πώς όνειροι γίνονται). Chez Straton, de même que chez Aristote, il y a une tendance à expliquer le phénomène des songes par des processus de nature physiologique qui se déroulent dans nos organes.

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Cette tendance orientée vers des buts pratiques s’exprime aussi par des théories des songes développées dans l’école des médecins empiristes. On parlait beaucoup, en Grèce, de miraculeuses guérisons qui se produisaient dans les temples d’Asclépios. Les vœux et les inscriptions d’Épidaure le confirment encore. Une des méthodes diagnostiques dont se servaient les prêtres d’Asclépios n’était autre chose que l’analyse des songes. Il n’est donc guère étonnant qu’au cours du développement de la médecine grecque, cet important élément de diagnose devait attirer l’attention des médecins et fut un point de départ des recherches concernant la nature et l’origine des songes. Nous trouvons un important document de cette psychophysiologie et pathologie des songes dans le IVe livre de Diététique attribué à Hippocrate. Qui est l’auteur de ce traité reste incertain. Gomperz l’attribuait à Hippocrate : Jaeger et Nestle nient l’authenticité de cet ouvrage qui, d’après Burnet, a des traits caractéristiques de la pensée des héraclitéens. Sans entrer dans les détails de cette controverse, nous pouvons admettre que nous sommes en présence d’un exemple d’études médicales consacrées aux problèmes des songes. Περί διαίτης — ce n’est pas une diététique dans ce sens restreint du mot, dans lequel il s’agit de l’hygiène de l’alimentation, mais un traité d’hygiène générale et des moyens de conduire un train de vie rationnel convenant aux besoins de l’organisme humain. Le IVe livre de ce Traité intitulé περί ένυπνίων parle des songes comme symptômes et, par conséquent, comme d’un important élément [p. 18] diagnostique pour le médecin. L’auteur divise les songes en divins (θεΐχ) qui font prévoir l’avenir et tels qui expriment seulement l’état de notre organisme. Ces derniers intéressent le médecin. L’auteur ne précise pas les critériums qui permettraient de distinguer les uns des autres. Il s’occupe des seconds pour développer la théorie suivante : Quand l’homme dort, son corps se rep ose et reste indifférent aux agents extérieurs. Alors l’âme — principe actif — procède à l’inspection de ce qui se passe dans l’organisme : όταν δέ τό σώμα ήσυχάση ή ψυχή χινεομένη χαί έγρηγορέουσα τόν έαυτής οΐχον, χαί τάς τού σώματος πρήζιας άπασας αύτή διαπρήσσαται (IV, 86). L’homme ressent, dans son sommeil, certaines sensations organiques qui s’expriment par le contenu de nos songes. D’après l’auteur, les songes qui expriment d’une manière régulière les expériences de la veille sont un symptôme de bonne santé. Au contraire, les songes angoissants et ceux qui contredisent le cours normal des événements de la veille témoignent d’un désordre dans l’organisme. Dans la suite, l’auteur dresse comme un catalogue par matière de divers songes, auxquels il ajoute des diagnoses médicales. Parmi les songes pathologiques, les uns indiquent des insuffisances de l’organisme, les autres une surcharge. La diagnose doit être toujours relativisée par rapport à la personne du dormeur. C’est-à-dire qu’un songe pareil a une signification différente s’il est rêvé par exemple par un malade déclaré, et s’il apparaît à un homme qui semble encore bien portant. Si quelqu’un qui paraît jouir d’une bonne santé rêvé d’un naufrage, c’est — d’après notre auteur —un symptôme du superflu d’humidité dans son organisme. Le même rêve chez un malade exténué par une longue fièvre peut être un symptôme favorable comme signe d’un rétablissement d’humidité nécessaire pour l’organisme. Une analyse minutieuse des songes permet au médecin de prescrire au malade un train de vie salutaire : promenade, diète, etc. Parmi ces différentes diagnoses et ordonnances, bien peu convaincantes, il est intéressant de retrouver des remarques semblables à celles de Platon sur les songes qui expriment les désirs refoulés, dictés par l’instinct sexuel ou le besoin de nutrition, ainsi que sur des rêves angoissants et les cauchemars exprimant le désir de fuir ce qui nous opprime et désole. Le traité souligne le caractère symbolique de nos rêves — thèse chère aussi à la psychanalyse moderne. L’hypothèse fondamentale du Traité que l’âme, en se dérobant pendant le sommeil aux influences des sensations [p. 19] extérieures, prend connaissance à travers les symboles des rêves de l’état de son propre organisme, a été souvent reprise plus tard.

Toutes ces tentatives d’une interprétation diagnostique des songes reposent sur l’hypothèse d’un rapport entre le rêve comme signe et une réalité comme chose signifiée. Ceci nous conduit directement sur le terrain difficile des problèmes épistémologiques concernant les songes.

Je choisirai, parmi ces problèmes, ceux qui semblent être les plus caractéristiques pour les théories anciennes des songes. Peut-on fonder sur les songes des jugements vrais par rapport au réel transcendant ? Abstraction faite des jugements d’origine divine, ou niant que de tels songes existent, ou enfin, limitant ces songes à une certaine catégorie, les penseurs grecs se posaient deux questions :

  1. Les songes peuvent-ils servir de fondement à la connaissance quelconque du réel ?
  2. Les songes peuvent-ils conduire aux jugements vrais, concernant les événements futurs ?

Platon, dans le Politique (290 B), parle des songes comme d’une source d’erreur. Aristote, dans le traité Παρί τής χαθ’ ύπνου μαντιχής, raisonne sur le rapport des songes à la réalité de la manière suivante : il faut admettre que les rêves sont ou bien une cause de ce qui arrive, ou bien des signes de certains faits, ou bien de simples coïncidences contingentes, qui ne sont liées par aucun lien aux faits. Tout en admettant que les rêves peuvent quelquefois motiver certains modes de comportement de celui qui a rêvé (Parva nat., 463 a) et qu’il y a des songes qui sont symptomatiques pour les processus de notre organisme (Parva nat., 463 a), Aristote trouve que, pour la plupart, les rêves ne sont que des coïncidences fortuites. Comme le fait de se rappeler une personne n’est ni cause, ni signe de son arrivée, de même le contenu d’un rêve n’est ni causé, ni signe que ce dont on rêve, advienne (Parva nat., 463 b). Rien d’étonnant alors que, dans les cercles péripatéticiens, on parlait avec un certain mépris de la divination des songes et que Théophraste, dans son portrait du superstitieux (Caractères, 16), souligne ironiquement : « Lorsqu’il a fait un rêve, il se, rend chez les interprètes des songes, chez les divins, chez les augures pour apprendre d’eux quel dieu ou quelle déesse il doit invoquer (9). » D’une manière encore plus radicale [p. 20] qu’Aristote et ses disciples, Carnéade et Épicure contestent la divination par les songes et la supposition qu’il existe des songes de présage. Les arguments de Carnéade ont été reproduits par Cicéron dans le second livre de De divinatione. Carnéade compare les présages tirés des songes avec les prévisions des météorologues, des agriculteurs et des médecins. Si même ces jugements de prévision, fondés sur l’expérience et l’observation des faits, sont incertains et souvent fallacieux, que peut-on dire de la divination des songes qui, par nul lien causal, ne se rattachent aux phénomènes futurs dont ils prétendent être signes de présage.

Du point de vue épistémologique sont aussi intéressantes les remarques des épicuriens sur le rôle des songes dans l’origine de nos représentations des dieux. En développant la théorie de la perception par « images » de Démocrite, ils soutiennent que άχ τών χατά τούς ύπνους φαντασιών οίαται τούς άνθρώπους έννοιαν έσπαχέναι θαού. Sextus Empiricus cite et commente cette idée dans son Traité contre les savants (IX, 25). Le rôle cognitif positif des songes se réduirait — d’après les épicuriens — à ce qu’ils nous informent sur la personne qui rêve : sur son état mental (angoisses, désirs) et sur son état physique (maladie, épuisement), mais ils ne peuvent rien nous apprendre sur le réel transcendant ni sur notre avenir.

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En s’opposant aux épicuriens, Plutarque et les stoïciens défendaient l’idée des songes comme signes des événements futurs. Plutarque retrouvait, dans les songes, l’expression d’une faculté naturelle de l’esprit humain, pas plus merveilleuse que la faculté de la mémoire qui fait revivre le passé. Tous les deux procès, celui de la réminiscence et celui de la prévision, concernent des faits qui ne sont pas actuellement présents (‘Ήθιχα 431-432 : περί τών έχλελοιπότων χρηστηρίων 39-40). Les stoïciens acceptaient la classification des songes en présages et songes insignifiants. Parmi les seconds, ils distinguaient encore des songes au sens exact du mot ένύπνια — causés par les souvenirs, les désirs et les angoisses et les demi-rêves φάντασματα, c’est-à-dire des visions d’avant le sommeil ou d’un mi-sommeil. Les songes de présage se divisent en όναιροι, όράματα, et  χρηματισμοί Les premiers nous annoncent l’avenir d’une manière symbolique, cachée et exigent une interprétation (ceci nous rappelle la prédilection des stoïciens pour la méthode de l’interprétation symbolique ou allégorique, dont ils se [p. 21]servaient avec tant d’ingéniosité par rapport aux mythes) ; les autres nous dévoilent directement l’avenir, ou bien par la bouche d’un personnage qui nous apparaît dans le songe (c’est pour les χρηματισμοί), ou bien par les images conformes aux événements futurs (c’est pour les όράματα). Cette classification stoïque a été reprise entre autres par Artémidore, dans ses όνειροχριτιχά (l,  2; IV,  12) et par Macrobe dans ses Commentarii in somnium Scipionis, Lib, l, c, 3. C’est ce dernier que je résume ici, la classification qu’il donne étant plus complète (10). D’après Posidonius qui — comme le témoigne Cicéron (De div. l, 3-4) — s’appuyait sur un ouvrage de Chrysippe concernant la divination et les songes (11), le sommeil détourne l’âme de son commerce avec le milieu sensible, ce que lui permet de prévoir l’avenir. Les idées de Posidonius, exprimées dans le traité περι μαντιχής, ont influencé différentes théories des songes de l’époque hellénistique en accord avec ses tendances à accepter des origines irrationnelles de notre connaissance.

Nous retrouvons les tendances irrationnelles dans l’épistémologie des songes chez les néo-platoniciens. Ainsi par exemple Jamblique dans son traité sur les mystères envisage le problème de la valeur épistémologique des songes du point de vue de ses idées métaphysiques sur l’âme. L’âme d’après ce traité a deux formes d’existence. L’une déterminée par le corps, l’autre indépendante du corps. Quand nous veillons, nous nous servons de la forme « corporelle » de l’âme, pendant le sommeil l’âme brise les chaînes du corps et mène une vie indépendante de la nature sensible (12). D’après Porphyre, cette libération n’est pas complète, mais bien limitée (13). Ce n’est que la mort qui nous délivre vraiment.Tout de même, il y a une analogie profonde entre le sommeil et la- mort. Tous deux apportent à l’âme le don de la liberté, car ils lui permettent de jouir d’une connaissance qui n’est pas troublée par les erreurs, les illusions et les passions de notre nature corporelle. On peut voir, dans cette doctrine, comme une transposition de l’ancien mythe, [p. 22] qui vivait dans la poésie homérique et sur les surfaces polies des vases et sur les pierres tombales des cimetières, l’ancien mythe des deux frères jumeaux : blanc et noir — Hypnos et Thanatos. Ce mythe qui, dans son sens originaire, revient si souvent dans différentes consolations auxquelles nous invite la mort (14). De quelle manière l’âme de l’homme endormi libérée des entraves corporelles prend connaissance de l’avenir, à cette question les néo-platoniciens donnaient différentes réponses. Les uns — comme Porphyre — attribuaient cette connaissance ou bien aux états émotionnels de l’inspiration, ou bien à l’ingérence immédiate des dieux, les autres comme Jamblique, identifiaient les songes de présage avec la voix divine que l’âme écoute, tandis que le corps repose.

La critique épistémologique des songes ne se limitait pas dans la philosophie grecque à combattre la thèse sur la valeur des songes comme fondement des jugements concernant les événements futurs. Cette critique pénétrait plus au fond, en puisant dans le caractère illusoire des songes des arguments sceptiques contre la valeur des critériums admis de la vérité.

L’argument qui reviendra encore dans les Méditations de Descartes et les Pensées de Pascal, que nous ne disposons pas de moyens théoriquement satisfaisants pour distinguer les données de la perception de l’éveil des données des songes, était souvent employé par des sceptiques grecs. Le problème épistémologique : en quoi diffère l’univers de l’homme en éveil de l’univers de celui qui dort en rêvant, inquiétait peut-être déjà Héraclite. Je dis peut-être, puisque les fragments héraclitéens, où il est question de sommeil et des songes (chez Diels, fr. B. 26, 73, 75, 88 et 89), ne traduisent pas assez distinctement sa pensée. Mais ils permettent de supposer qu’Héraclite apercevait la différence de ces deux univers dans l’intersubjectivité du premier et la subjectivité du second. Ceux qui veillent ont un univers commun, celui qui dort vit dans un univers qui lui est personnel (τοΐς έγρηγορόσιν ένα χαί χοινόν χόσμον εΐναι, τών δέ χοιμωμένων έχαστον είς ΐδιον άποστρέφεόθατ, Diels, 89). Mais aussi le premier univers, celui des éveillés, semble à Démocrite et aux sophistes subjectif. Le critérium d’intersubjectivité n’étant pas valable, un vaste champ s’ouvre à l’argumentation sceptique. Nous [p. 23] la trouvons déjà clairement formulée dans le Théétète de Platon, Sur la remarque de Théétète qu’on ne saurait contester « que dans la folie ou le rêve on se fasse des opinions fausses » (ώς οΐ μαινόμανοτ ή οΐ δνειρώττοντες… ψευδή δοζάζουσιν), Socrate répond : « Ne penses-tu point aussi à une autre controverse à ce sujet, spécialement relative à la question rêve et éveil. .. Bien des fois, je pense, tu as dû l’entendre. On demandait par quelle preuve démonstrative répondre à qui voudrait savoir par exemple, si dans le moment présent nous dormons et rêvons tout ce que nous pensons, ou, si bien éveillés, c’est un dialogue réel que nous devisons… élever controverse là-dessus n’est pas difficile, puisque la distinction entre éveil et rêve est elle-même controversée et que, égal étant le temps où nous dormons et le temps où nous sommes éveillés, en l’un et l’autre temps notre âme s’acharne à soutenir que ses croyances d’alors sont tout ce qu’il y a de plus vrai » (Th., 158 b-d) (l5), Le même argument réfuté avec plus de véhémence que de dialectique par Épictète est cité dans les διατριβαί ( (1, 5, 6), A la question χαταλαμβάνεις ότι έγήγορας (es-tu sûr d’être éveillé), le sceptique répond, ce qui paraît absurde à Épictète : « ού » — φησίν « ούδέ γάρ, όταν έν τοΐς ύπνοις φαντέζωμαι στι έγρήγορα » (non, répond-il, pas même, quand dans le sommeil je m’imagine être éveillé).

Platon trouvait la solution de ces difficultés dans sa critique du sensualisme et dans l’idée de fonder notre savoir sur les principes aprioriques dictés par la raison.

Ceci ne satisfait pas les sceptiques, auxquels la connaissance rationnelle apriorique paraît, de même que la connaissance empirique, foncièrement douteuse, Ainsi par exemple, Carnéade — dans ses controverses avec la philosophie de Chrysippe — il n’aurait pas été ce qu’il fut, si Chrysippe n’avait pas existé — comme le cite plaisamment Diogène de Laërte — insiste sur ce fait que les rêves nous apparaissent avec la même évidence que les concepts clairs qui, d’après les stoïciens, doivent servir de critérium de la vérité. Saint Augustin cherchera à réfuter cet argument sceptique dans son traité Contra academicos (lib, III), en déclarant que, seule, la représentation du réel de ceux qui sont éveillés est vraie. Il va jusqu’à soutenir que certaines vérités, comme les théorèmes des mathématiques, gardent la [p. 24] même évidence dans les songes et dans les pensées des éveillés. Cette idée — contestable d’ailleurs — revient aussi dans les Méditations cartésiennes.

Dans l’émouvant et éternel dialogue qui se poursuit entre le rationalisme et l’irrationalisme épistémologique et entre le dogmatisme et le scepticisme, les idées des philosophes grecs sur la nature des songes paraissent d’un intérêt primordial. Car, d’une part, le domaine des songes tend des pièges aux aspirations métaphysiques de l’homme ; de l’autre, il provoque la critique et le doute. Montrer comment ces deux tendances de l’esprit humain aboutissent dans la philosophie grecque à constituer différentes théories des songes, c’est ce que je me suis proposée d’esquisser dans les remarques de cette modeste contribution.

Université de Cracovie.

Izydora DAMBSKA.

NOTES

(1) δοιαί γάρ τε πύαι άμανηνών είσίν όνείρων
αί μἑν γάρ ϰαράεσσι ετεύχατι, αί δ’έλέαντι
τών οί μέν ϰ’έλωοι διά πριστού, έλέφαντος
οἷ ῥάλεφαίρονται  ἓπά ‘ άϰράαντα φέροντες.
οἷ δέ ,διά ξεστών ϰεραων έ λωσι θύραξε
οἷ ῥ ἒτυμα ϰραίνουσι, βροτών ὃτε ϰέν τιζ ῗδηται

Odys., XIX, 562-567.

Le jeu de mots difficile à exprimer dans une autre langue έλέϕας (ivoire) ; έλεφαίρομαί (tricher), et ϰέρας (corne), ϰραίνει (se réalise) explique le sens des noms qui désignent ces deux types de songes. Microbe cherche encore une autre interprétation en disant que l’ivoire est opaque, tandis qu’à travers la corne, on peut tout de même percevoir quelque chose (Commentarii in Omnium Sciions, lib. l, c. 3).

(2) Sur le caractère « freudien • de cette théorie attire aussi l’attention, W. WITWICKI, dans le commentaire à sa traduction de la République de PLATON
(Platona Panstwo z dodaniem siedmiu ksiag « Praw ». Przelozyl oraz wstepem, objasnieniami i ilustracjami opatrzyl ,Vladyslaw Witwicki, Warszawa, 1958, vol. II, p. 234-235).

(3) PLATON, Œuvres complètes, VII, 2. La République, liv. VIII-X. Texte table et traduit par E. CHAMBRY,Paris, « Les Belles-Lettres », 1946, p. 47-48, c., p. 48.

(4) PFAFF (E.), Das Traumleben und seine Deulung nach den Prinzipien der Araber, Perser, Griechen, under und Aegypter, Leipzig, 1868.

(5) ENNEMOSER (J.), Geschichte des thierischen Magnetismus, 2 Aull., B. I,

Geschichle der Magie, Leipzig, 1844.

(6) ARISTOTE, Petits traités d’’histoire naturelle. Texte établi et traduit par MUGNIER, Paris, 1953, p. 83.

(7)  ARISTOTE, 1. C., p. 79.

(8) ARISTOTE, l. C., p. 85.

(9)  THÉOPHRASTE, Caractères. Texte établi et traduit par O. NAVARRE, 2′ éd., Paris, « Les Belles-Lettres  » 1952, p. 72.

(10) Elle est citée aussi par HOEPFNER dans l’Encyclopédie Pauly- Wissowa,

(11) Cicéron cite – comme provenant de cet ouvrage de Chrysippe -la définition suivante: « Somniorum coniectionem définit hoc modo : esse vim cernent et explanantem quae a dis hominibus significetur in somnis » (De div » II, 63),

(12) JAMBLICHOS, Περι μυστηριών λόγος, Thomas Gale.., edidit, latine verrait, notas adiecit, Oxonii, 1678, sect, III, p, 62,

(13) Cf. MACROBIUS, Commenlarii in Somnium Scipionis, lib, l, c, 3, 17-19,

(14) 1. Comp. par exemple PLUTARQUE, Πθιχά 10. Παραμυθητιχός πρός Άπαλλώιον 107 c.

(15) 1. PLATON, Œuvres complètes, t. VIII, 2. Texte établi et traduit par Auguste DIÈS, 2e éd, revue et augmentée, Paris, 1950, p, 180-181.

 

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