Isaac de Beausobre. Réflexions philosophiques sur les songes. Premier mémoire. Extrait de « Histoire de l’Académie Royale des sciences et belles-lettres – année MDCCLXII », (Berlin), 1769, pp. 429-440.
Texte peu connu, sinon de quelques érudits et doctorants, il annonce pourtant quelques idées novatrice, en particulier en s’opposant à Descartes.
Isaac de Beausobre (1659-1738). Philosophe et ministre protestant.
Quelques publications :
— Histoire critique de Manichée et du Manichéisme. Amstersdam, J. Frédéric Bernard, 1734 [-1739], 2 vol. in-4°
— Réflexions sur la nature et les causes de la folie. 5 mémoires. Extrait de « Histoire de l’Académie Royale des sciences et belles-lettres, (Berlin), 1749-1760.
— Réflexions sur la nature & les causes de la folie. Premier mémoire. Extrait de la « Section académique composée de mémoire, acte aux journaux les plus célèbres académie et Société littéraire des extraits des meilleurs ouvrage périodique des traités particuliers et des pièces fugitive les plus rares, contenant, l’histoire naturelle et la botanique, la physique expérimental et la chimie, la médecine et l’anatomie », (Paris), tome neuvième, 1770, pp. 426-436. [en ligne sur notre site]
REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR
LES SONGES.
PAR M. DE BEAUSOBRE.
PREMIER MÉMOIRE.
La constitution du corps humain est telle que sa conservation demande qu’il s’y fasse alternativement une dépense & une réparation -de forces : sa faiblesse a exigé que le repos succédât à l’action, & il a fallu que près d’un tiers de la vie se passât dans l’inaction, afin que les deux autres pûssent être emploïés. Heureux encore, les hommes qui jouissent de ces deux tiers de réveil, & dont la vie n’est pas un sommeil perpétuel !
Le corps fatigué pendant le jour a une tendance naturelle vers le repos ou l’inaction : les mouvemens viraux se ralentissent insensiblement ; les mouvemens volontaires, après être devenus moins fréquents, cessent tout à fait ; il faut se faire violence pour résister à l’assoupissement, & ce combat dure quelquefois aussi longtems que notre âme se représente clairement quelques objets ou quelques idées : quand une fois les idées obscures ont pris la place des idées claires, le sommeil est complet, C’est ainsi que l’homme qui s’endort tous les jours a tous les jours sous ses yeux une vive image de la mort.
Pendant tout le tems que dure le sommeil, l’âme paroit ne point avoir de sensations ; elle en a cependant, mais de très foibles ; ainsi qu’il nous arrive dans la veille d’avoir des momens où nous çroïons que nous n’avons pensé à rien, quoique nous aïons et réellement des [p. 430] représentations qui ont fixé notre attention plus ou moins, de même il nous arrive aussi de n’avoir souvent pendant le sommeil que des représentations obscures, dont l’âme ne s’apperçoit que foiblement, et que par conséquent elle ne se rappelle pas au réveil. Quand on reflêchit sur soi-même, on se persuade aisément qu’il y a dans notre âme une infinité de représentations qui y sont, si j’ose ainsi parler, à notre insçu.
L’âme étant une force représentative de l’univers relativement à la sphère des sensarions, elle se représente pendant le sommeil comme pendant le réveil son état actuel ; pendant le sommeil elle se représente obscurément. Ce qu’il y a encore de clair dans les représentations de l’âme c’est ce que lui suggère l’imagination, qui reproduit différentes représentations : l’ensemble de ces représentations clairement apperçues est ce qu’on appelle Songe, dès qu’on peut se les rappeller au réveil.
Ce n’est que par le degré de clarté des représentations de notre âme, que nous jugeons que les objets représentés sont présens, & que nous les distinguons de ceux qui n’étant pas présents nous font représentés par l’imagination. Ce degré de clarté est donc relatif, nous apprenons à en juger par l’expérience ; il est donc tout naturel que ce qui nous est représenté clairement dans le sommeil, nous y soit représenté comme présent. Ici on trouvera un rapport sensible entre un homme qui rêve et un fou ; celui qui confond les sensations avec les fantômes de l’imagination, & ne distingue plus par conséquent le présent de ce qui ne l’est pas ; dans le sommeil les sensatins n’étant que très foibles, (car on ne peut appeler autrement les représentations obscures de l’action des objets extérieurs) tout ce que l’imagination représente paroit d’autant plus clair qu’aucune autre clarté ne lui est comparée ; en faut-il davantage pour que ces productions de l’imagintion soient prises pour autant d’objets actuels & existants ? Il ne reste à l’âme aucun moëin pour se détromper, elle est la dupe de ce degré de clarté que l’imagination donne à ses fantômes. C’est surtout lorsque le sommeil n’est pas bien profond que l’âme s’arrête aux objets que lui présente l’imagination, parce qu’alors [p. 431] la disposition du corps facilite le travail de l’imagination, & que l’impression plus sensible des objets extérieurs la rend plus active.
L’âme d’un homme qui s’assoupit & s’endort, conserve surement une suite de représentations quelconques, mais il ne se les rappelle pas toujours au réveil : l’action d’un objet extérieur, ou un changement quelconque dans le corps, peut faire naitre pendant le sommeil une représentation moins obscure que les autres, & celle-ci amène d’autres représentations à la faveur de l’association des idées ; il ne s’agit plus d’autre chose, si ce n’est que l’âme se rappelle ces représentations au réveil. Si le rapport qui se trouve entre les représentations produites par la loi de l’imagination n’a rien d’essentiel, le songe sera un amas confus où il n’y aura en apparence ni ordre ni raison ; Si au contraire ce rapport renferme des choses essentielles, qui sont prises dans la nature même des objets représentés, le songe sera une suite d’événemens naturels.
Que nous aïons au reste des sensations pendant le sommeil, c’est ce qu’on ne sauroit nier : c’est à la faveur des sensations devenues plus fortes que le sommeil s’interrompt, & qu’on s’éveille. Aussi a-t-on remarqué que les songes sont plus fréquens & plus clairs vers le matin ; c’est ce qui a fait croire que ce qu’on rêvoit dans ce tems là annonçoit l’avenir. HORACE (1) a dit.
Vetuit me tali voce Quirinus
Post mediam noctem visus, cum somnia vera.
On a cru que l’estomac étant déchargé de ce qui s’y trouvoit, l’âme étoit plus libre, & par conséquent plus en état d’entrevoir l’avenir & des représenter le présent : ce qu’il y a de vrai, c’est que les sensations étant plus-vives lorsque les nerfs plus tendus) & les mouvemens vitaux plus forts, il est naturel que les sensations soient plus vives vers le matin qu’immédiatement après l’assoupissement ; & que les songes [p. 432] amenés par de semblables sensations soient plus clairs, que ceux qui arrivent dans des circonstances opposées.
Si l’on dit qu’on rêve ordinairement de ce dont on a beaucoup parlé la veille, que les songes sont plus fréquens dans le tems des évenemens extraordinaires, & lorsque l’âme est fort occupée, soit de sujets qui lui inspirent beaucoup de joie ou de tristesse, soit de sujets qui l’affectent autrement, je ne vois là rien qui ne s’accorde avec ce que je viens de dire. En effet, les objets qui occupent l’âme ou longtems ou fortement se trouvant liés à une infinité de choses, l’âme ne peut se représenter quoi que ce soit qui n’ait ‘avec eux quelque rapport, & ce rapport, quelque étranger, qu’il leur soit, suffit pour que l’imagination les ramène dans le sommeil comme dans la veille.
Les maladies & les personnes d’une constitution foible rêvent plus souvent que les gens qui se :portent bien & qui font robustes : cela arrive parce que les premiers ont un sommeil plus léger, & que les objets extérieurs qui agissent sur eux trouvent un corps plus sensible : les sensations sont par conséquent plus fortes, & plus vivement apperçues.
Si donc les maladies, les indigestions, les échauffemens produits par le vin, les grands chagrins, les grands sujets de joie sont accompagnés d’un état où l’on rêve plus fréquemment, ce ne font pas à proprement parler ces dispositions du corps ou de l’âme qui font rêver, mais c’est que le sommeil est alors inquiet & foible ; c’est un état presque mitoïen entre la veille & le sommeil, où il est naturel que les objets extérieurs agissent sur le corps avec plus d’effet. Un état irrégulier ou extraordinaire dérange le sommeil, une partie de cet état est représentée obscurément à l’âme l’imagination devient active, & elle le devient d’autant plus aisément que cet état extraordinaire l’a beaucoup exercée pendant la veille. , ‘
Aussi y-a-t-il lieu de croire que les hommes qui ont le plus d’imagination, qui l’exercent le plus, rêvent aussi le plus souvent. Ces [p. 433] hommes accoutumés à considérer dans les objets & dans les évenemens tout ce qui n’y est pas essentiel, mais qui est susceptible d’être représenté sous des images sensibles, comme le lieu, la manière d’être, &c. ces hommes, dis-je, ont une facilité étonnante de trouver des rapports fort peu réels ; leurs songes doivent être aussi variés que fréquens. Supposés deux hommes qui quittent un cercle de femmes ; que l’un ait pris garde aux habits, à la parure, à la figure, aux pompons, à tous les propos, à tout ce qui se trouvoit dans la chambre ; tandis que l’autre n’a fait qu’une légère attention à tous ces objets, & s’est contenté de suivre tranquillement une conversation honnête & qui n’avoit rien d’extraordinaire ; n’arrivera-t-il pas naturellement à ces deux hommes, que l’un rêvera, tandis que l’autre aura peut-être le sommeil le plus profond ? II ne faut au premier qu’une étincelle pour donner à son imagination une activité étonnante : le magazin des fantômes est rempli, il ne faut qu’un rien pour les faire paroitrre.
Je conclus de là que, s’il étoit vrai qu’il pût y avoir des gens doués du talent de se procurer des songes amusans & agréables (2), ce ne pourroit être qu’à la faveur de la malheureuse habitude qu’auroient contracté ces personnes, d’occuper beaucoup leur imagination, & de la tourner continuellement vers certaines images, C’est encore ce qui explique les rêves des animaux : un levrier aboie en dormant : Lucrèce a dit des chevaux
Quippe videbis equos fortes , cum membra jacebunt,
ln somnis sadore tamen , spirareque saepe.
II est tour naturel que les animaux, n’aient qu’un très petit nombre de représentations, en aient de bien vives qui reviennent [p. 434] fréquemment, & se retrouvent pendant le sommeil. Mais si les animaux ont des rêves, ils n’ont pas des songes : ils ne font pas en état de distinguer les représentations de leur âme pendant le sommeil de celles qui s’y trouvent pendant la veille, Les hommes eux-mêmes ont souvent des songes si clairs & si suivis qu’il leur est bien difficile de les distinguer de la réalité : combien de fois n’arrive-t-il pas que la clarté des représentations est si grande qu’elle nous éveille : quelquefois il arrive qu’on est la dupe de cette clarté, on croit avoir éprouvé ce qu’on n’a fait que rêver. Aussi Descartes désesperoit-il de trouver une marque caractéristique qui servit à distinguer les songes de la réalité: « Quae dum cogito, dit-il dans ses Méditations P. 1. P: 6, attentius, tum plane video, nimquam certis indiciis vigiliam a somno poffe distingui.
Mais, pour en revenir au pouvoir que les hommes peuvent avoir sur leurs songes, c. à d. sur leur imagination dans le tems du sommeil, il est bien clair que ce pouvoir n’est qu’indirect : ce n’est qu’après l’avoir bridée pendant la veille, & s’être fait une heureuse habitude de la contenir dans de justes bornes, qu’on peur espérer que pendant le sommeil elle n’extravaguera pas si aisément. Tous les hommes ne trouvent pas à cet égard les mêmes facilités : la nature de leur tempérament, les circonstances où ils vivent, la santé, l’éducation, la société, tour cela influe sur l’imagination & sur l’empire auquel on voudroit la soumettre. De là il s’enfuir qu’on peut juger avec quelque probabilité du caractère & des mœurs d’un homme, en examinant la nature de ses songes : non qu’on puisse dire sans restriction, comme Pythagore & Zénon, que les songes dévoilent les vices & les vertus des hommes ; car, si une suite songes peut servir à en découvrir quelque chose, ce n’est pas avec une certitude complète. Combien de tempéramens ardens, qui ont bien de la peine à se vaincre ! Combien de gens vertueux, qui ne peuvent combattre les mouvemens de la nature sans salir leur imagination ! Combien de personnes, qui vivant dans le monde sont obligées de voir ce qui remue les passions, d’écouter ce qui donne à l’imagination plus d’empire qu’on ne voudroit lui en laisser ! [p. 435] Descartes a cru qu’il y avoit entre les représentations de l’âme dans le tems du sommeil, & celles que nous avons pendant la veille, cette différence remarquable, que les songes comme isolés & sans liaison se rappellent difficilement à notre mémoire. Mais Descartes convenant qu’il a des songes si frappans, & dont se souvenir nous reste si longtems, qu’il y en a de si vivement représentés, qu’il arrive à ceux qui en ont de semblables, non feulement de se les rappeller jusqu’à la fin de leur vie, mais encore de les confondre avec ce qui peut leur être arrivé pendant la veille ; Descartes, dis-je, convenant de ce fait, convenant par là même, que les songes appartiennent à la chaine des représentations de notre âme ; comment pourroit-on sans cela se les rappeller au réveil ? Il y a plus : on conclut mal en supposant que la difficulté de se rappeller un rêve est une preuve de ce manque de liaison : ne nous arrive-t-il pas pendant la veille, qu’il se présente à notre esprit des idées, dont nous ne nous souvenons plus un instant après, & qui étoient cependant liées aux représentations que notre âme avoit alors ? Si l’on dit que, même pendant la veille nous avons des représentations qui n’avoient aucune liaison avec l’état actuel de notre âme, je réponds que cela paroit ainsi parce que dans la chaine des représentations il y en a d’obscures & de claires. Une idée obscure devient claire ; le passage de l’obscurité à la clarté nous paroit brusque , parce que nous ne voïons pas parfaitement par quelle association d’idées, en partie claires en partie obscures, cette nouvelle idée a été reproduite. Tout est lié dans la nature, mais tout ne l’est pas de façon que la liaison ne nous échappe jamais. Comme il n’y a riens raison suffisante, quelqu’étranges que nous paroissent certains évenemens, ils sont tout aussi naturels que ceux qui nous paroissent les plus conformes aux loix ordinaires : ils ne diffèrent de ces derniers que par notre manière de voir : les raisons qui expliquent ce qu’ils sont & comment ils le sont, ne nous sont pas aussi connues que celles qui expliquent ces évenemens qui n’ont rien de frappant pour nous : ici nous sommes plus éclairés, là plus ignorans, voilà la différence. Quand on ne peut regarder les objets que d’un point de vue, il doit nécessairement [p ; 436] y avoir des choses moins bien vues que d’autres. Tout ce que l’âme se représente pendant le sommeil est une suite de l’état où elle se trouve : quelque profond que soit le sommeil, on ne sauroit en exclure une action quelconque des objets extérieurs, une activité quelconque de l’âme , & cela suffit pour prouver cette liaison que Descartes vouloit nier.
Comme toutes les représentations de l’âme sont liées les unes aux autres suivant un certain ordre, il seroit possible de sçavoir d’avance le songe qu’un tel homme aura, si l’on pouvoit connoitre toutes les représentations qu’a eu fon âme, toutes celles qu’elle a au moment où le sommeil commence, & routes les sensations qui auront lieu pendant ce tems-là. Ce problème seroit ainsi énoncé : toutes les représentations passés, & toutes les représentations actuelles d’une âme, dans le moment ou commence le sommeil , étant données, les objets extérieurs & leur action étant connus, l’état du corps étant de déterminé, découvrir quel sera le rêve de cet homme-là.
On dira sans doute qu’en supposant possible la solution de ce problème, il semble qu’on envisage l’âme comme une machine, qui ne s’écarte jamais de la route que ses ressorts lui font tenir. Mais, sans entrer dans la question épineuse de la liberté, je me contenterai de remarquer, qu’il s’agit ici seulement des idées obscures qui deviennent claires à la faveur des sensations, dont l’âme ne sauroit toujours être maître. D’ailleurs, quand l’âme seroit un esclave pendant que le corps repose, elle pourroit toujours être libre pendant le tems de la veille : & c’est tout ce qu’il faut.
On a voulu distinguer les songes en naturels , en extraordinaires, & en surnaturels ; & on a entendu par extraordinaires, ceux à la production desquels concourt une cause finie & étrangère ; & par surnaturels, ceux où intervient l’action de l’Être infini. Mais, si un songe
est extraordinaire dès que l’on peut supposer le concours d’une cause étrangère & finie, tous les songes le sont, ou l’on ne sçait ce que l’on dit : tous les songes, comme toutes les représentations de l’âme, doivent [p. 437] leur origine aux sensations, l’imagination fait le rêve (3). Si au contraire on soutenoit que quelqu’autre cause étrangère & finie, qui ne seroit point une sensation, pût agir sur l’âme de celui qui rêve, on avanceroit une absurdité qui ne mérite aucune réfutation. Quand il se trouveroit dans les songes des représentations qui sembleroient ne pouvoir être ni la suite d’une sensation, ni le résultat d’auntres r représentations, ce seroit notre manière de voir qu’il faudroit accuser de cette erreur. Dès qu’on ne regarde pas l’âme pendant le sommeil comme un être inactif, dès qu’on se représente l’âme avec une foule d’idées plus ou moins obscures, on ne se fait point des songes des idées aussi fausses. Quant aux miraculeux ou surnaturels, ce n’est pas ici le lieu d’examiner comment un Être infini peut donner à l’âme pendant le sommeil une suite de représentations claires : les conjectures de la Philosophie cessent là où l’on commence à supposer l’action d’une puissance infinie.
Il nous arrive pendant la veille quelque chose de bien semblable aux songes, & qui mérite qu’on y fasse attention. On voit des hommes, qui tout à coup rentrant en eux-mêmes n’éprouvent plus aucune sensation : les représentations de leur âme les occupent à un point que leur état ressemble en quelque façon à celui du sommeil. Deux espèces d’états très différens se rangent sous la même classe : un Mathématicien, comme un autre Archimède, absorbé dans ses calculs, n’a que des représentations distinctes, avec une foule de représentations obscures qu’il n’apperçoit pas : un homme, livré à ses passions & s’en occupant sans cesse, se transporte dans un palais enchanté, & n’a que des représentations claires avec une foule de représentations obscures qu’il n’apperçoit pas plus que Je premier. Pendant le sommeil, celui qui rêve a quelques représentations claires : il ressemble aux deux autres en ce que les sensations sont réputées nulles, & avec le dernier il a de plus la conformité de croire présent ce qui n’est que dans son imagination. Mais ce qui ressemble encore plus aux songes ce sont les visions, ou les r représentations vives & claires de quelque chose qui n’existe que dans l’imagination. Malheur à ceux qui pourroient en avoir facilement : la folie n’est que le triste [p. 438] talent de donner aux fantômes de l’imagination les apparences de la réalité.
J’ai dit que, si l’on ne se rappelloit pas toujours au réveil les représentations qu’on a eues pendant le sommeil, ce n’étoit pas une preuve qu’on n’en ait pas eu. Comme il nous arrive d’oublier souvent ce qui nous a été clairement représenté pendant la veille, la même chose ne nous arriveroit-elle pas pour les représentations qui ont été claires pendant le sommeil ? Mais, sans entrer ici dans des discussions fébriles, je ne veux pour preuve de la vérité de ce que j’avance, que ce qui arrive aux Noctambules. Nous savons qu’il y a des gens capables pendant le sommeil d’une adresse bien supérieure à celles qu’ils peuvent avoir pendant la veille. Une suite d’actions visiblement conséquentes & relatives à un but ; des actions qui reviennent à point nommé ; une ignorance totale de ce qu’on a fait, voilà ce qu’on voit dans les Noctambules. Irons-nous avec quelques Philosophes chercher dans la Lune la raison de ces phénomènes, & croironsnous que les phases de cet astre influent sur le corps humain au point de donner à un homme, plongé dans le sommeil, une adresse qu’il n’a point lorsqu’il veille ? On a appellé à caufe de cela les Noctambules des lunatiques ; je ne sçai pas trop pourquoi ce nom leur est resté depuis qu’on a laissé aux jardiniers & aux charlarans, gens toujours portés à en appeller à l’expérience & à en abuser, ces préjugés qu’aucune ombre de raison ne peut colorer. Si la Lune pouvoit produire de pareils effets, elle en produiroit plus souvent, & n’agiroit certainement pas par prédilection sur quelques individus.
Croira-t-on qu’un mouvement irrégulier du fang, que des humeurs, des obstructions, en un mot un état extraordinaire du corps soient cause de ces effets singuliers ? que des vapeurs, semblables à celles qui étourdissent les gens ivres, & leur font entreprendre des choses très périlleuses, montent au cerveau des Noctambules, & les guident ? Renvoierons-nous ces Noctambules aux incurables, puisque la Médecine n’a pas encore trouvé de remède bien sûr pour les rétablir ? [p. 439] Non, nous ferons mieux d’envisager ce qui se passe en eux comme l’ouvrage de l’imagination, qui peignant avec beaucoup de vivacité & de clarté ce qu’il faut faire pour exécuter ces actions difficiles, entraine ces malheureux à les entreprendre. Il est assez naturel de croire, que ces gens aïant considéré pendant le jour des chemins difficiles à pratiquer, se les représentant pendant le sommeil, les entreprennent, & évitent des dangers qu’ils ne voient & ne se représentent pas : il suffit sans doute qu’ils se représentent vivement les actions qu’il faut faire, pour que le corps fasse les mouvemens analogues à ces représentations. Cela paroitra d’autant plus vrai, qu’on a guéri plusieurs personnes attaquées de ce mal, en les fouettant au retour de leurs courses.
Je conclus de tour ce que je viens de dire, qu’on ne peut pas juger de ce qui a été dans l’âme par le souvenir qui nous en reste : on ne juge pas même de ce qui s’y trouve par les représentations actuelles. Les idées obscures sont dans l’âme, quoiqu’elles ne soient point apperçues. Cela nous servira à répondre à ceux qui pourroient demander pourquoi il y a des gens qui ne rêvent jamais, & d’autres qui ne rêvent que rarement ; nous leur ferons remarquer d’abord qu’il ne peut s’agir ici que des songes ou des représentations que l’âme se rappelle au réveil : nous dirons en second lieu, que si effectivement il y a des hommes qui n’ont jamais eu à leur réveil aucun souvenir de ce qu’ils ont rêvé, on ne peut en chercher la raison que dans le double avantage dont ces hommes ont toujours joui, d’avoir un sommeil bien profond, & de n’avoir pas l’imagination assez active pour qu’elle soit réveillée aux plus foibles sensations.
Quelques-uns ont cru, que comme dans le sommeil le corps regagnoit les forces perdues pendant le jour, l’âme de même inactive pendant le sommeil réparoit ses pertes. De là ils se font imaginés, que les songes étoient quelque chose qui sortoit de la règle, & qui étoit due à des causes particulières. Infatués des augures & des présages, ils ont religieusement écouté ces interprètes des songes, qui comme autant d’oracles, n’ont trouvé que trop de dupes. D’autres ont cru que les sens étant assoupis, l’esprit étroit plus dégagé de la matière, plus propre [p. 440] à pénétrer à l’avenir & à démêler la vérité, que l’âme s’exaltoit & lisoit dans l’avenir.
Philon prérendoit que Dieu inspiroit les songes, & Tertullien en accusoit les Démons. On a attribué au Prophète Daniel un ouvrage sur l’interprétation des songes ; & il y a bien apparence que les hommes ajouteront toujours foi aux règles de cet art futile, qu’on a appellé Onirologie. Les exemples que l’on tire de l’Écriture sainte ne prouvent pas que cet art soit possible ; il n’y a point d’analogie entre le miraculeux & le naturel.
L’interprétation des songes est ordinairement fondée sur deux principes, l’un que l’on peut appeller induction, & par lequel on juge que ce qui a suivi plusieurs fois un même songe, doit en être la suite constante : l’autre qu’on peut appeller analogie, & par lequel on juge que ce qui ressemble au songe, ou ce qui lui est directement opposé, est précisément ce qu’il annonce. De très habiles gens ont donné à cet égard dans de grands travers : Hippocrate & Galien ont hazardé les plus frivoles conjectures ; parmi cette foule d’erreurs on a été jusqu’à croire, comme Cardan, que les songes qui précèdent le lever du soleil se rapportent au passé, que ceux qui viennent avec le lever du soleil se rapportent au présent, & enfin que ceux qui viennent après ce tems regardent l’avenir : on a cru même que les songes sont des signes plus certains l’été que l’hyver, le printems que l’automne ; que dans le tems des fêtes mobiles les songes ne méritent que peu d’attention, mais qu’ils en méritent beaucoup dans le tems des fêtes fixes. Socrate paroir avoir cru à l’interprétation des songes : on sait qu’aïant entendu en songe un Vers d’Homère , qui signifie, dans trois jours vous arriverez dans la fertile Phthie il se crut assuré de mourir dans trois jours. Aristote crut sagement devoir rester en suspens & méprisa les préjugés populaires ; il ne crut pas avoir assez de preuves solides pour en rejetter jusqu’au moindre fondement. C’est à la Philosophie moderne qu’on doit sur toutes ces martières le jour qui y est répandu.
Notes
(1) L .I : Sat. 10
(2) On a cru qu’il y avoit des moïen propres à faire rêver : telle devoit être la vertu de la Corne d’Ammon. Pline parle, au livre XXXVII. Chap. 12, de son Hist. Natur., d’une pierre, appellée Esmetris ( ?), qui étant mise fous le chevet avoir la vertu de procurer des songes qui devoiloient l’avenir.
(3) C’est nous qui soulignons (M. Collée)
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