M. Idoux. La Secte des Aïssaoua. — Son fondateur. — Ses rites, — L’initiation. — Ses affiliés et sa propagande en Algérie. Extrait des « Mémoires de la Société bourguignonne de géographie et d’histoire », (Dijon), Tome XIV, 1898, pp. 161-192.
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LA
SECTE DES AISSAOUA (1)
SON FONDATEUR – SES RITES — L’INITIATION — SES AFFILIÉS
ET SA PROPAGANDE EN ALGÉRIE
I
En ce temps-là — on était à peine en l’an 900 de l’hégire — (150 après J.-C.), Mouloy Ismaïl el Mérini embellissait Méquinez, puissante ville du Maroc, d’une vaste enceinte fortifiée. Mouley régnait en maître incontesté, en prince aimé d’Allah et favori du prophète et pourtant il n’était [p. 164] pas heureux. Car depuis quelques années il entendait trop souvent chanter autour de lui les louanges d’un saint homme très pauvre, encore que de royale extraction : il se nommait Si M’ah¬med-ben-Aïssa et, par Mouley A mar-el- Idrissi, il se rattachait à l’illustre et princière famille des Idrissites. Son grand-père n’était autre que le vénérable iman Slimam-el-Djazouli. Dès sa jeunesse Si M’ahmed avait montré une ardeur singulière pour l’étude, et, après a voir lu et appris le coran et tous ses commentaires à la zaouïa de Méquinez, il était arrivé à une telle piété qu’il reçut du chef même de la grande secte des Chadelya-Djazoula son affiliation à cette confrérie. Ce jour-là Lui fut une grande joie. Après s’être purifié pendant de longues heures, il s’était mis dans la posture d’un homme en prière, accroupi sur le tapis de la salle basse et obscure, les jambes croisées, les bras jetés autour des jambes, la tête baissée entre les deux genoux et les yeux fermés. Alors le cheik tout doucement lui avait pris les mains dans les siennes et murmuré celle courte prière : « Il n’y a pas d’autre divinité qu’Allah, il est tout puissant, il n’a point d’associé à sa puissance, à lui appartient tout ; il peut tout, il donne la vie et la mort ; répandons nos louanges sur lui. » Et regardant ensuite M’ahmed il lui avait dit : « Écoute, ô mon frère ! désormais tu aimeras tes frères, tu éviteras le péché, tu feras abnégation de toi-même pour [p. 165] tout ce qui concerne la vie matérielle. Tu ne tiendras compte ni des injures, ni des coups, ni de la faim, ni de la soif. ni de la misère ; tu ne rechercheras pas les satisfactions de la chair, tu t’efforceras de pratiquer toutes les vertus, tu t’instruiras de tous les devoirs en vers Dieu, tu feras strictement tes ablutions, tes prières et tout ce qui est d’obligation divine. » — « Je le jure, ô mon frère, par Allah ! et Mohammed son prophète ! Sur lui le salut et la bénédiction d’Allah ! » — Et depuis, Si M’ahmed ben Aïssa eut le droit d’assister aux hadras, réunion étrange des affiliés Chadelya. Cela se passait dans quelque ruelle obscure de Méquinez ; une salle basse après une cour au milieu de laquelle, dans une vasque de pierre, chantait un jet d’eau vive, et là toutes portes closes, toutes lumières éteintes, arrivaient un à un les affiliés. La petite porte aux clous de bronze, sur la rue, s’ouvrait et se refermait sans bruit et dans l’étrange maison sans fenêtres, une à une avec des mouvements souples et félins, des ombres enveloppées dans leur burnous se glissaient furtivement. Tous les frères une fois réunis s’asseyaient, se prenaient par le bras de manière à former un cercle sans solution de continuité ; et sur un rythme lent, en appuyant fortement sur les syllabes longues ils psalmodiaient : « Il n’y a de Dieu que Dieu »,puis la prière se précipitait, la cadence devenait plus vive et se [p. 166] levant d’un bond, toujours enlacés les uns aux autres, ils répétaient plus haut : « Allah ! hou ! Ah ! » et leur chef tournant autour d’eux les excitait par des prières et des sentences à invoquer le Maître des mondes ; puis à un signal du moguaddem resté au milieu du cercle les frères s’arrêtaient ; le moquaddem récitait des oraisons, la formule il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et la cérémonie prenait fin par la récitation de la belle sourate du coran appelée la Fat’ha et révélée par l’ange Gabriel au prophète, un soir de vision : « Au nom de Dieu clément, miséricordieux, etc. »
Si M’ahmed ben Aïssa devint donc un Chadelya convaincu et ardent, mais ce n’était pas assez ; il n’avait pas encore vu la Mecque. Il s’y rendit en pèlerinage, puis de là en Égypte où il rencontra des derviches qui l’instruisirent dans les pratiques des ordres orientaux Haïdrya et Saadza.
Rentré à Méquinez il était à la fois un thaumaturge des plus habiles et un savant qui n’ignorait rien de la théologie et de la haute mystique. Ses voyages l’avaient instruit en mille connaissances profondes et rares touchant la médecine ou l’agriculture. Un jour, il planta un olivier dont les fruits suffirent à la nourriture de tous ses adeptes et ils étaient plusieurs milliers ; un autre jour, de ses mains il creusa un puits qui donnait assez d’eau pour irriguer tous les jardins de ses frères; dès lors il fut appelé « le maître du puits et de l’olivier » [p. 167] Il devint tellement pieux que Dieu fit un miracle plus extraordinaire encore pour lui : il lui suffisait de descendre un seau dans son puits pour le retirer tout rempli de pièces d’or et c’étaient encore des pièces d’or qui pleuvaient des branches de l’olivier planté par M’ahmed quand il l’ébranlait de sa main.
Aussi le Sultan Mouley Ismaïl el Mérini devint-il très inquiet et prit-il ombrage de tant de puissance. Un matin, il lui enjoignit de quitter Méquinez avec tous ses disciples. Si M’ahmed se souvint qu’il avait juré de faire abnégation de lui-même et se retira sans mot dire, suivi d’une telle foule de ses frères que le soir Méquinez était dépeuplée et que le sultan n’y pouvait plus trouver les ouvriers nécessaires pour continuer à la fortifier.
Alors, commença pour Si M’ahmed ben Aïssa et ses disciples dans les solitudes du désert marocain, sous le ciel de feu, une rude existence qu’ils supportèrent héroïquement. Le jour c’était une soif affreuse qui les dévorait sans relâche et les puits des oasis étaient à sec; la nuit, ils marchaient sous les étoiles toutes frissonnantes de chaleur, mais en vain cherchaient-Ils leur nourriture : ils ne trouvaient que des pierres et du sable. S’ils se laissaient tomber de lassitude pour dormir sur le sol embrasé, des scorpions et des vipères cornues rendaient le repos funeste à ces malheureux, et pourtant nul ne se plaignait, nul ne voulait abandonner [p. 168] le maître, aussi misérable qu’eux, mais ils savaient qu’Allah veillait sur lui. Le cinquième jour épuisés, ils se couchèrent tous et dirent : « Maître, nous avons faim, nous allons mourir. Donne-nous à manger ! » et tranquille, le saint leur répondit : « Nourrissez-vous de ce que vous voyez sur votre chemin » ; ils n’y voyaient que des pierres, des vipères gonflées de venin, des scorpions au dard prêt à piquer et pourtant sans hésitation ils avalèrent les pierres, les serpents et les scorpions. Telle était la protection miraculeuse de Si M’ahmed ben Aïssa que pas un d’entre eux ne fut autrement incommodé par cette nourriture étrange.
Cependant ceux qui étaient restés à Méquinez parlaient toujours de lui, et l’éloignement grandissait ses miracles : on apprit même qu’il appelait la malédiction de Dieu sur la tête de Mouley Ismaïl pour n’avoir pas secouru les Maures d’Espagne et ne les avoir pas aidés à chasser les infidèles. Ce fut raviver la blessure de l’orgueil Chérifien et des fanatiques se groupèrent en si grand nombre autour de M’ahmed qu’il devint des plus puissants dans l’opinion publique et que le souverain dut en personne venir le trouver au désert pour composer avec lui. Mais le saint refusait toutes ses avances : en vain le sultan lui conféra-t-il le titre de ! Moulay-Méquinez (le maitre de [p. 169] Méquinez), le saint ne se laissait pas fléchir et, quand un jour il eut cédé à une inspiration d’en haut, il revint au milieu d’un concours immense de peuple qui était allé au-devant de lui. Sur les murailles flottaient les bannières des mosquées ; aux portes, des joueurs de tambour, de flûte et de derbouka accompagnaient les chants de la foule enthousiaste et Ben Aïssa, maigre, ascétique, l’œil doux, illuminé et fixe, rentrait au milieu de ses frères qui avaient souffert avec lui. Ceux-ci obtinrent du sultan toute exemption d’impôts et de corvées ; bien plus, des jardins, un monastère leur furent donnés libéralement par le prince : les offrandes affluaient et Ben Aïssa, comblé de gloire, d’honneurs et d’or, ne songeait qu’à remercier Dieu et à prier dans la solitude. Ce fut ainsi qu’il passa le reste de ses jours, en ermite, en reclus, donnant tout aux pauvres pour ne conserver qu’une peau de panthère — son seul luxe — sur laquelle il dormait. Aujourd’hui encore on la montre, précieuse relique, à Méquinez, selon les uns, à Ouzea, près de Benchikao, en Algérie, selon d’autres : là du moins se trouvent les descendants véritables de Ben Aïssa.
L’existence de M’ahrned ben Aïssa s’écoulait ainsi comme une eau tranquille à Méqninez, dans la prière. Mais il méditait quelque dessein profond, il lui fallait assurer la vitalité de son ordre, et former pour les siècles un chapitre de frères [p. 170] instruits et dévoués qui se passeraient le rituel et les traditions.
Un jour — depuis de longs mois la foule ne l’avait pas aperçu — il sortit de son monastère et se montra sur la place du marché. La prière du matin venait de finir ; le soleil n’était pas encore dans tout son éclat, les gens de Méquinez allaient et venaient autour des vendeurs qui criaient leurs denrées aux enchères, Quand Si M’ahmed parut, toute cette foule se retourna vers lui, les plus proches se prosternant baisèrent ses pieds et les bords de son burnous, d’autres criaient : « sur toi le salut, la bénédiction et la grâce de Dieu ! » Le saint immobile, grandi soudain, souriait et de sa main pâle et blanche faisant le signe du silence, il leur dit : « hé ! mes frères, certes le prophète, — sur lui le salut et la bénédiction de Dieu ! — m’est apparu cette nuit en songe et m’ordonne de faire un sacrifice à Dieu. J’ai résolu d’immoler ce que j’ai de plus cher, les plus ardents de mes disciples. Que celui d’entre vous qui m’aime vraiment et qui est prêt à me donner sa vie entre dans ma maison pour être immolé à Dieu. » Un homme sortit de la foule délibérément et suivit M’ahmed ben Aïssa ; la petite porte s’ouvrit sur le mur blanc, puis se referma comme si quelqu’un la manœuvrait de l’intérieur. La foule anxieuse attendait. Un cri retentit et un filet de sang coula tout rouge par un conduit sortant de la maison, sur les pavés [p. 171] de la place. Bientôt Ben Aïssa, lui-même, sortit les mains sanglantes et de sa même voix tranquille il demande : « Qui veut me suivre ? » Un second disciple se présente et entre dans la maison. De nouveau on entend un cri, de nouveau un filet de sang coule au dehors et quarante fois encore se trouva un fidèle assez dévoué pour suivre le saint et s’offrir à cette mort héroïque. Mais quand la quarantième victime eut été immolée, Ben Aïssa, ouvrant sa porte, vit la place, tout à l’heure si remplie d’enthousiastes, absolument déserte, et il rentra, ennuyé dans son cœur de n’avoir pu trouver que quarante frères assez dévoués pour lui sacrifier leur vie dans cette foule innombrable.
Chacun des quarante, loin d’être immolé, avait, en entrant, reçu l’ordre d’égorger un mouton et c’était du sang de mouton qui ruisselait dehors, de même que les cris entendus étaient des cris poussés à dessein, destinés à donner le change.
Les moutons furent rôtis pour les pauvres et les quarante fidèles demeurèrent autour du saint jusqu’à sa mort qui survint en 930 de l’hégire (1023 ap. J.-C.), quand Allah le rappela auprès de lui, comblé d ‘honneurs, de richesses et de béatitudes, Il finit dans cette ville même, à Méquinez, témoin de sa gloire et eut son tombeau dans le quartier de Bal el Djédid où il est encore de nos jours l’objet d’une immense vénération. [p. 172]
Dans ce même quartier se trouve la maison mère de l’ordre qui était jadis le monastère donné par le sultan Mouley lsmaïl et dans ce monastère siège le chapitre général do l’ordre formé primitivement des quarante fidèles qui s’étaient offerts pour se dévouer et aujourd’hui de trente-neuf moquaddems et du khalifat.
II
C’est le soir d’un vendredi premier du mois ; dans les cafés maures, sur les nattes de joncs, les habitués se sont communiqués la bonne nouvelle : les Aïssaouas célébreront, la nuit venue, les grandes prières et si Allah le veut, ils montreront leur extraordinaire endurance, au milieu d’épreuves qui seraient de cruels supplices pour d’autres hommes moins hardis. Le soleil s’est couché, la prière du soir a commencé dans toutes les mosquées. Les ruelles étroites se vident : seule une petite rue, très tortueuse là-bas dans le quartier indigène, s’anime : des ombres enveloppées de leur burnous y glissent sans mot dire ; elles entrent dans une petite cour ombragée d’un figuier et vont s’asseoir dans une salle mauresque au plafond éclairé par des lustres et des lampes arabes et juives. A terre des tapis et des nattes. Là-dessus, accroupis, leurs savates à côté d’eux, des Arabes de tout âge sont [p. 173] immobiles et attendent : des joueurs de tambour arrivent avec leurs instruments — une peau d’âne tendue sur un cercle de bois assez large et d’un seul côté ; puis un à un des êtres étranges surgissent en rampant de tous les coins de la salle où ils semblaient endormis ; lentement avec des gestes fatigués, des allures chancelantes d’hommes ivres ils s’en vont se ranger contre le mur, debout, et se tenant tous sous le bras, les pieds nus sur les pavés ils commencent à se balancer de droite à gauche, de gauche à droite, d’avant en arrière, indéfiniment, en murmurant comme une mélopée trainante et triste : « la-illah, illalah-Ia-hou-à — non il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, que lui. »
Ce sont les fidèles qui commencent leur prière. Le chef, le moquaddem arrive, se met en face d’eux sur les tapis, à l’autre extrémité de la salle et entonne lui aussi les versets sacrés : les tambourins ronflent tout doucement, le rythme s’élève et mille fois ils disent : « Au nom de Dieu clément, miséricordieux ! » — A chaque centaine ils ajoutent : « O protecteur, ô toi qui vois tout! ô toi qui es notre secours! protège-nous ! Être clément, miséricordieux, bienfaisant ! Tu es notre appui, ô Dieu ! ô Dieu ! ô Dieu ! »
« O Dieu », reprend le moquaddem ! la musique ronfle plus fort et mille fois ils poursuivent tous : « Que ta louange soit proclamée, tu es Dieu, que ta grandeur et ta louange soient proclamées. Tu [p. 174] es Dieu, tu es l’être infini ! que ta louange soit proclamée. Tu es Dieu ! »
A chaque centaine, le moquaddem tout doucement reprend comme plus haut. Et de nouveau les fidèles se balancent plus vite, redisent mille fois la dernière formule : « « O mon Dieu, répands tes bénédictions sur notre Seigneur Mohammed, sur sa famille, sur ses compagnons et accorde-leur le salut. »
Ce n’est pas fini encore. La grande prière va commencer ; la musique se tait, les mouvements d’oscillation de cette grappe humaine s’arrêtent, leurs yeux illuminés sont fixes et le moquaddem et les initiés disent la belle précation que voici :
« O’maître ! inspire-moi le bien et aide-moi à l’accomplir ! O maître, place-moi dans le séjour de les amis ; au jour de ta rencontre dans le tombeau, annonce-moi que je serai du nombre des bienheureux. O mon maître, agrée complètement mon repentir, de façon à ce qu’il ne reste plus trace de mes péchés !
« O mon maître! maintiens mon cœur sous ton joug et affirme-le dans l’idée de ton unité. O mon Dieu ! ne me punis pas à cause de mes crimes, épargne-moi l’effet de ta colère, oublie mes révoltes contre toi. O mon maître ! place-moi sous ta sauvegarde, toi l’éternel et souverain protecteur, sois-moi propice, fais-moi ton élu, sauve-moi par le secours de ta bonté ! O mon maitre, [p. 175] éloigne de moi le mal produit par les hommes de mal, écrase pour moi qui suis faible les hommes d’iniquité, fais le vide dans leurs demeures à cause de leur injustice ! O mon maitre, toi qui as la grandeur, la générosité, fais-moi goûter à la douceur de ta miséricorde. O mon maître ! fais que je sois agréable, fais que j’éprouve mon bonheur en toi, que je sois généreux pour toi ! O mon maître, déverse sur moi un peu de ta science, purifie mon cœur en lui enlevant le doute, le penchant à t’associer d’autres dieux, accorde-moi la certitude, l’unité de foi et de pensée en toi ! O mon maître ! place-moi à J’ombre de ton trône au jour où il n’y aura d’autre ombre que la tienne ! O maitre ! fais que je te regarde comme suffisant, car toi seul es suffisant et rien ne peut se passer de toi ! O maitre, ne me mets pas à l’écart de ta générosité, car tu es l’Être généreux par excellence. O maitre ! fais que je possède mon esprit, afin qu’il ne me commande pas, car tu es le seul souverain, le seul être actif. O maître, sauve-moi de l’orgueil, de l’insoumission et du mal de ta rébellion !
« O mon maître, fais-moi persister dans mon obéissance en m’éloignant toujours de l’infidélité ; rends-moi patient dans les douleurs et les épreuves par un effet de ta bonté !
« O maitre, ta bonté est plus grande et plus étendue que mes crimes. Pardonne-moi par un effet [p. 176] de ta clémence et de ta générosité. O maître, fais que je me contente de ce que tu as permis et que je me détourne de ce que tu as défendu, que j’aime ton joug sans jamais me révolter contre toi, fais que je me ·contente de toi, sans jamais songer à d’autre que toi, car tu es le seul être riche et bienfaisant !
« O mon maitre, ouvre-moi les portes de ta miséricorde et de ta mansuétude, ouvre mon cœur à la lumière de ta miséricorde, de telle sorte que je ne. connaisse que toi, que je ne voie que toi. O maître, purifie-moi de toute pensée qui m’empêcherait d’arriver jusqu’à toi, amène mon âme en la présence de ta sainte majesté. O mon Dieu ! délivre-moi des fléaux, des démons et de ses armées, interpose-le entre moi et ceux qui voudraient me séparer de toi. O maitre, rends-moi témoin de ta grandeur et de ta majesté ; permets, dans ta bonté, que je témoigne ton unité à mon heure dernière. O mon maitre ! rends-moi facile la route qui conduit à toi ! donne-moi la lumière qui mène vers toi ! O mon maître ! ta promesse est vraie, ta parole est vraie ! mets-moi au nombre de ceux auxquels tu as promis le pardon et une magnifique récompense ! O maître, je n’ai d’espoir qu’en toi, tu es ma foi, mon but ! O toi qui conduis qui tu veux en droit chemin, conduis-nous à la voie la plus lumineuse, montre-toi à moi directement, par les mérites de tes prophètes, de [p. 177] tes saints et répands tes bénédictions sur notre Seigneur et maitre Mohammed, sur sa famille, sur ses compagnons et accorde-leur le salut ! »
« All’ Akbar! Dieu est grand ! » Une formidable clameur s’élève de la foule ; les tambourins ronflent tous à la fois, la grappe humaine recommence à se balancer en invoquant Dieu : des halètements rauques sortent de la poitrine des « frères » et le claquement de leurs pieds nus sur les dalles rythme le mouvement de leurs têtes ballottées sur leurs épaules, Déjà des chéchias tombent, des mains s’alanguissent, des yeux fous, chavirés, se noient dans les larmes, des souffles saccadés et haletants sortent des poitrines. Une sueur abondante coule sur les visages. Les musiciens toujours plus excités frappent plus fort leurs tambours et la salle impassible attend.
C’est le moment -où Dieu va faire des miracles pour ses bien-aimés, où les tièdes, les indécis, tous ceux qui dans cette foule-de spectateurs sont venus là pour voir, seront touchés, gagnés, convaincus. Il le faut, c’est écrit. Alors du groupe d’hommes hors d’haleine l’un se détache, demi-nu, les cheveux longs et rougis au hennah, épars sur les épaules, les prunelles fixes, la bouche ouverte, les joues caves, les narines pincées et blafardes, et tourbillonnant sur lui-même vient tomber aux pieds du moquaddem. D’un geste noble et tranquille le moquaddem le baise au [p. 178 front et lui tend un poinçon énorme, muni d’un manche de bois très lourd !
« Ah ! Dieu ! Dieu très grand ! » le cri retentit, la salle tremble, le miracle va s’accomplir et cependant, pour l’appeler, les frères récitent la grande prière du cheik Mohammed ben Aïssa, la seule efficace, quand on est dans des circonstances tourmentées.
L’homme, nu jusqu’à la ceinture, met le poinçon sur son ventre, un aide avec un maillet frappe sur la tête de l’instrument, lentement l’acier entre dans la peau ; les musiciens pris de délire hurlent plus fort, les tambours mugissent, l’aide frappe toujours sur le poinçon ; enfin au bout de quelques secondes, la peau se tend près du nombril, une pointe d’acier se devine cheminant là-dessous et sous un dernier coup de maillet la pointe jaillit de plusieurs centimètres au dehors. L’homme impavide, les yeux dilatés, les mains derrière le dos, semble ne rien voir, ne rien sentir, ne rien entendre ; il regarde la salle, les musiciens, ses plaies et se balance toujours sans une plainte, sans un gémissement ; on lui ôte ce poinçon à grand peine, tellement il est profondément enfoncé et il regagne sa place en tourbillonnant pour reprendre son rang dans ce chapelet humain où il recommence à invoquer Dieu. — Pas une goutte de sang n’a coulé de ses plaies ; la peau est intacte ; et pourtant nulle supercherie n’est possible ; [p. 179] les infidèles mêmes le croiraient. Dieu a fait le miracle. Dieu est grand ! D’autres lui succèdent, se détachent de la chaîne vivante et se labourent le corps avec des canifs, des clous, des rasoirs ; d’autres prennent des charbons ardents sur leurs mains les déposent sur leurs langues, leur tête flamboie et leur barbe brûle, insensibles à la souffrance, ils regardent tout droit devant eux et une extase inimaginable met une auréole autour de leur figure émaciée.
Puis, peu à peu ces ardeurs folles se calment, les tambours s’apaisent, la musique et les prières deviennent plus lentes pour n’être plus bientôt qu’un murmure qui endort l’âme et berce le sommeil des frères accroupis et presque immobiles sous les lampes à demi mortes, dans la salle surchauffée d’où l’esprit de Dieu s’est envolé.
III
« De qui donc descends-tu ? » avait demandé un jour le sultan de Méquiriez à Mohammed ben Aïssa ? « Quelle parenté te rattache au prophète pour te croire si puissant ? » Et le saint ce jour-là n’avait pas daigné répondre ; il attendait que l’esprit de Dieu ait éclairé lui-même le maitre de Méquinez et rabattu son orgueil ; d’ailleurs une vision lui avait révélé par quelle chaîne de saints [p.180] il pouvait remonter jusqu’au prophète bien-aimé et tous ces saints étaient de sa famille. Il savait qu’en 78 de l’hégire Abou Mohammed Djabar ben Abdallah el Amri était de ses ancêtres le troisième après le prophète, que jusqu’en l’an 686 de l’hégire dix-huit autres saints personnages succédaient à El Amri sans interruption. Que (le Tadj ed Din Abou Abdallah el Asknder el Maleki descendait cent cinquante ans plus tard Si Sliman el Djazouli (en 869) son propre grand-père et par cette lignée mystique et sacrée il se voyait, lui, Mohammed ben Aïssa, le trentième depuis que le prophète bien-aimé avait été rappelé à Dieu. Parmi ses ancêtres beaucoup étaient des r’outs (aides), de ces personnalités plus qu’humaines qui sont de vrais recours pour les affligés, des refuges contre le Mal, des sauveurs ; et leur pureté, l’amour que Dieu leur témoigne sont si grands que seuls ils peuvent entre tous les mortels se charger d’une partie des maux et des péchés des Fidèles.
Un homme est-il en danger de mort d’une famille entière est-elle malade ? il suffit de la présence et des prières d’un r’outs pour faire céder le mal et l’extirper du corps du patient. Le r’outs lui-même peut impunément se charger de tous les maux.
« Viens guérir mon fils, viens le sauver », disait un jour à Si Iaia ben el Hadj, un arabe qui voyait [p. 181] son enfant. près de mourir, et le vénérable Aïssaoua s’en fut, avec quelques-uns de ses frères, prier, chanter les louanges de Dieu et se torturer pour sauver l’enfant qui fut· guéri. — Etrange coïncidence qui nous fait retrouver dans les pratiques de l’islam les vieilles théories de quelques-uns de nos ordres religieux, où il est admis que les adeptes prient pour racheter les péchés et les maux des âmes et expient sur cette terre pour les coupables et les malheureux. Ce même Si Iaia est comme beaucoup de chefs de cette confrérie, un médecin fort habile. Rien de plus dangereux que la piqûre des l’faa (vipère céraste, assez semblable à une vipère de Bourgogne, mais au corps jaune et trop aisé à confondre avec le sable) ; ces reptiles infestent les oasis du sud et en une minute peuvent par leur morsure tuer un animal de forte taille, voire même un homme. Sidi Iaia connait là contre des remèdes souverains et lui-même est devenu insensible aux morsures. Bien plus il joue avec les l’faa, se plante leurs crochets dans la chair, sans en ressentir d’autre incommodité.
Ses pratiques médicales nous effraieraient ; dans certain cas, pourtant, je les ai vu réussir : un homme est-il atteint d’oppression ou de violentes coliques et les remèdes ordinaires ont-ils été impuissants ? On appelle Si Iaïa ;il arrive, fait chauffer une barre de fer au rouge, récite ses prières, se [p. 182] déchausse, met son pied nu sur la barre ; la chair fume ; sans mot dire il appose immédiatement son pied sur la partie malade puis le retire, l’essuie et s’en va aussi impassible qu’il était venu. La plupart du temps ce brûlant cataplasme produit l’effet d’un vésicatoire qui soulage le patient. Quant au médecin son pied est aussi intact qu’auparavant, si inexplicable que puisse paraître ce phénomène.
Ces pratiques et ces résultats ont gagné aux Aïssaouas l’admiration de tous les musulmans ; beaucoup leur envoient des offrandes et deviennent leurs adeptes. C’est ainsi qu’on trouve des confréries installées à Cherchell, Alger, Boghari, Berrouaghia, Tenès, Constantine surtout, Guelma, Bougie, Akbou, Oran, Mascara, Saïda, Mos-tarnem, Tlemcen, Nédroma, à Tunis, à Tripoli, dans la Cyrénaïque, en Égypte, à la Mecque, dans l’Arabie Pétrée, dans l’Inde et peut-être en Chine ; mais parmi tous les affiliés beaucoup et surtout les lettrés et les rigoristes ne se livrent pas aux pratiques extérieures que j’ai décrites ; ils se contentent de la prière, de la réclusion, de la vie contemplative et mystique avec Dieu que leur ont fait entrevoir les mystères de l’initiation.
IV
« O mon frère! tu veux connaitre la sublime [p. 183] doctrine du magnifique cheick Mohammed ben Aïssa, sur sa tête le salut de Dieu ! écoute avant tout ces paroles : les cœurs sont des jardins, les prières sont des arbres, la science sert à exprimer les pensées, les mots sont l’eau vivifiante, la grandeur, la majesté et la perfection de Dieu se voient dans les préceptes que nous ont laissés ceux qui nous ont précédés, dans les leçons des hommes saints. O toi qui recherches la sainteté, crois et observe. »
Pendant ces préliminaires le néophyte accroupi sur une natte dans la posture de la prière écoute le moquaddem qui consent à l’initier. Un grand silence enveloppe la zaouïa, la porte de la rue est fermée, dans la cour à ciel ouvert des moineaux jouent et pépient à travers les branches du figuier, un rayon du soleil couchant glisse le long du mur blanc et le coin de ciel découpé là-haut est d’un bleu profond, inconcevable, le bleu du ciel d’Afrique chaud et velouté. L’heure du recueillement va sonner, aux mosquées l’on appelle pour les prières du soir, c’est le moment propice où l’esprit d’Allah est le plus près de ceux qui l’aiment.
« Te souviens-lu encore des prescriptions de Si Hassin el Bori que notre cheik Mohammed a reprises. Répète-les, mon frère, s’il plait à Dieu. »
Et le néophyte dit tout doucement : « On doit chercher à posséder les dix qualités qui se trouvent dans le chien : ne dormir que peu la nuit, ce [p. 184] qui est la qualité des âmes vraiment aimantes, ne se plaindre ni de la chaleur ni du froid, ce qui est la qualité des cœurs patients ; ne laisser après sa mort aucun héritage, ce qui est le caractère de la vraie dévotion ; n’avoir ni colère, ni envie, ce qui est le caractère du vrai croyant ; rester loin de celui qui mange, ce qui est le caractère du pauvre; n’avoir aucun domicile fixe, ce qui est le caractère du pèlerin ; se contenter de ce qu’on vous jette à manger, ce qui est le caractère de l’homme modéré ; dormir où l’on se trouve, ce qui est le caractère des cœurs satisfaits ; ne pas méconnaitre son maître et, s’il frappe, revenir à lui, ce qui est le caractère de ceux qui savent ; avoir toujours faim, ce qui est le caractère des hommes vertueux. »
— « Et Bien, mon frère. Écoute encore ce que dit notre cheik : avant tout il te faudra quitter la foule car la fréquenter c’est enlever au cœur sa lumière et au visage sa pudeur, c’est vouloir transformer son âme en hyacinthe pourprée tout en détruisant les limites imposées par Dieu ; mourir dans la fréquentation du vulgaire, c’est vouloir paraître au jour de la résurrection avec un visage sombre comme une lune éclipsée. »
Un silence plana entre les deux hommes. Le Moquaddem récita une courte prière à voix basse et ouvrant un vieux manuscrit de parchemin aux [p. 185] lettres d’or, d’argent et de pourpre il lut le passage suivant :
« Écoute ce que notre cheik Mohammed ben Aïssa nous a révélé :
« L’amour est le degré le plus complet de la perfection.
« Il y a quatre sortes d’amour : l’amour par l’intelligence, l’amour par le cœur, l’amour par l’âme et l’amour mystérieux ! — L’amour par I’intelligence c’est l’amour perpétuel de Dieu. il donne naissance au désir de se confondre avec l’objet aimé, de le posséder, de le prier. Le désir de posséder l’objet aimé amène les frissons de la chair, les palpitations du cœur, les larmes, les soupirs. — L’amour par le cœur se traduit par de la langueur, des regrets, des lamentations, l’oubli du monde, le désir de Dieu, la compassion, le mystère et ses inquiétudes, les larmes, la faim, la patience, la solitude et le penchant à la soumission à Dieu.
« L’amour par l’âme se traduit par l’embarras, l’étonnement, le regret, les sanglots, la soif, la frénésie, l’anéantissement de soi-même en Dieu, la suspension de ses facultés, la présence en Dieu sans trêve, l’amour de l’obéissance, l’abandon à Dieu et à son Envoyé, la renonciation au libre arbitre, l’abaissement en Dieu, la pauvreté. De toutes ces vertus nait une lumière blanche, résultant de la prière et de l’amour et qui s’échappe [p. 186]du Trône divin. A l’apparition de. cette lumière, le cœur s’ouvre aux fureurs de l’amour. Une lumière jaune lui succède, elle sort du trône de Dieu lui-même. Le cœur en le recevant est enveloppé de feu ;sa frénésie augmente avec ses soupirs et son émotion. Dieu se manifeste alors et se réunit à l’âme. L’épouvante cesse par Je jeûne, le cœur se calme par la faim, la vue s’éclaircit à la clarté de la lumière intérieure, l’oreille se ferme aux bruits extérieurs, l’âme se repaît de sa souffrance et se réjouit de sa douleur : la solitude plaît, l’existence et le néant se confondent. L’amour secret consiste à se renfermer en Dieu, à s’abimer dans sa louange, par l’étude de soi-même, à s’anéantir dans la contemplation de l’essence de Dieu, de façon à se laisser entièrement absorber dans l’être divin, à concentrer toutes ses facultés dans la vue de son amour, en faisant abstraction de l’amour qu’on a pour soi. Lorsque l’amour secret est entré en communication avec l’amour intérieur de Dieu, la prière fait alors jonction avec la prière et la dualité devient unité.
« L’amour est une mer sur laquelle flotte le vaisseau. Ton amour sera sur la mer des états, ou la mer du août, ou la mer de l’incendie, ou la mer de la perdition. »
Le moquaddem se tut, les deux hommes récitèrent à voix basse la prière du Mar’reb car l’heure approchait où le soleil allait dormir derrière les [p. 187] monts violets. Un vent froid annonçait la venue de la nuit ; les ombres grandissaient démesurément et comme l’on était en hiver, une fraicheur subite faisant frissonner les deux crevants sous leur burnous, ils en ramenèrent les plis sur eux-mêmes, puis, toujours immobiles, figés dans leur attitude de statue accroupie, ils continuèrent à prier.
« La-illa-illalah ! non il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ! » Celle mélodie triste et forte passait avec le vent au-dessus de leurs têtes courbées. Elle venait de quelque minaret prochain où le drapeau vert orné du croissant symbolique déployé par les mains du mueddin s’agitait au souffle de la brise, comme s’il voulait suivre la cadence même des paroles sacrées.
« La-illa-illalah ! Mohammed r’açoul Allah ! non il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu. Mohammed est prophète de Dieu. C’était l’être unique, invisible, incompréhensible et dominateur qui était ainsi proclamé, affirmé loin du monde et des hommes et le nom invoqué après lui n’était que le nom d’un serviteur très humble qu’il avait daigné choisir dans sa bonté pour transmettre ses volontés aux races des humains prostrés dans l’ignorance, à l’égal des bêtes.
« La-illah-illa-lah. . . . . . . . .
« Écoute, écoute, ô mon frère, » et la voix du mueddin au plus proche minaret se traînait [p. 188] maintenant languissante et douce sous le ciel pourpre du soir : « Écoute, c’est l’heure du Mar’reb, c’est l’heure où le soleil se couche sur le pays de l’Islam où tous les croyants sur les routes de la terre vont se tourner vers la Mecque pour implorer Dieu !
Là-haut, des lueurs rouges courent sur l’azur profond, en bas la petite cour est déjà enveloppée d’ombre, les feuilles du figuier rigides et vertes comme des feuilles de métal ne bougent pas ; la zaouia blanche et bleue est tout entière obscure et seules les lanternes et les lampes suspendues aux lambris peints jettent quelques fugitifs éclats de leurs ors et de leurs cuivres.
Et sur les tapis sourds le moquaddem et le néophyte prosternés, la face contre le sol et tournés vers la Mecque commencent très lentement : « au nom de Dieu clément, miséricordieux, puis ils récitent la sourate el Fatt’ha, puis l’invocation connue : « ô mon Dieu, répands tes grâces sur notre Seigneur Mohammed, sur sa famille, sur ses compagnons et accorde-leur le salut et, relevant la tête, ils restent là longtemps, jusqu’à l’heure de la prière nocturne, à méditer, à appeler leur Dieu, à s’abimer en lui, indifférents désormais au monde, à la lumière, aux choses et aux êtres, en marche vers la pureté, vers la communion complète avec le Maître, vers les visions éblouissantes, les esprits de lumière, les [p. 189] apparitions ineffables qui se balancent devant les yeux des saints, ballottées au souffle de la Divinité.
COMPLÉMENT DE LA SECTE DES AÏSSAOUA (2)
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Les frères les plus exaltés ont cessé de se torturer avec les sabres, les clous, les aiguilles, les brandons enflammés promenés sur leur corps demi-nu. Quelques-uns sont tombés sur les nattes tout au fond de la salle et somnolent au rythme des chanteurs et des tambours ; d’autres pris de folie veulent échapper aux. mains des aides, s’emparer des instruments de supplice et se labourer les chairs. A grand peine on les [p. 190] remet entre les frères plus calmes qui les prennent sous chaque bras et se balançant avec eux de gauche à droite, et de droite à gauche, les bercent comme des enfants. Leurs hurlements s’affaiblissent ; ce n’est plus qu’un cri rauque, puis un halètement précipité qui sort de leur poitrine.
A ce moment la musique cesse ; une poignée d’encens jetée sur les brasiers emplit la zaouïa de sa fumée enivrante et dans le grand silence l’ouerd (la prière) de l’Acha (du soir) va commencer. A une extrémité de la. salle les initiés en masse compacte, debout, en cercle, tournent sur eux-mêmes en répétant avec rapidité la profession de foi musulmane la illa hillalah, non il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ; au centre de la pièce les musiciens et les affiliés moins avancés redisent en sourdine cette même formule ; au fond sur le tapis dans la niche peinte et sculptée ouverte au-dessus de sa tête et tournée vers la Mecque, le moquaddem entonne les versets du coran et règle leur débit.
Un grand silence plane tout à coup sur l’assemblée et une voix, très douce, très mélancolique et triste s’élève de la foule assise, monte, descend, semble se fondre en un vague murmure ou s’élancer par saillies brusques comme une flamme, pour retomber encore, ou s’élargir, s’enfler et s’affaiblir pleine d’une palpitation infinie, indicible, surhumaine et la voix en longs jets mystiques [p. 191] laisse couler la liqueur enivrante de la suprême imploration.
« O mon maître, place-moi à l’ombre de ton trône au jour où seule ton ombre existera. O maitre, la terre est trop étroite pour moi malgré son étendue, mon esprit est trop petit et il n’y a d’autre refuge qu’en toi. O mon maître rends-moi facile la route qui conduit à toi, donne-moi la lumière qui mènera vers toi. »
Et cela continue longtemps, longtemps, et après chaque verset une autre voix dit la louange à Dieu, et ton tes les voix se fondent en un murmure caressant et tiède comme une haleine, pour prononcer : « A min a-min-pardon ! pardon ! »
De nouveau l’encens fume, de nouveau les bénédictions de Dieu sont appelées par tous les frères sur la tête de Mohammed et des siens et de nouveau dans un silence recueilli toutes les têtes s’inclinent, les mains se joignent, puis s’ouvrent comme pour recevoir une offrande et le moquaddem vénérable, les yeux perdus au-dessus des cent têtes de ses frères courbés, commence la Fatiha. « Au nom de Dieu clément miséricordieux » ; sa voix un peu cassée, mais si pleine de chaleur et d’émotion, laisse une à une tomber les divines paroles transmises par l’ange Gabriel au prophète et quand il en vient au mot « amin », tous les frères et lui-même se cachent la figure dans leurs mains dont ils baisent doucement la paume. [p. 192]
La bénédiction de Dieu est descendue sur eux, en signe de paix ils se prennent réciproquement les doigts et les portent à leurs lèvres.
Il est dix heures du soir : les frères se lèvent et paisibles, eux tout à l’heure si furieux, défilent devant leur moquaddem, mettent genou à terre, l’embrassent au front ou sur l’épaule, puis sortent un à un de la zaouïa où se traine encore la vapeur de l’encens en nuages bleuâtres, où les lustres s’éteignent, où bientôt le grand silence va régner comme partout à celte heure, dans la ville arabe aux ruelles étroites et désertes sous la lune blanche, qui dort sur les murs blancs, sans fenêtres, mystérieux, pareils à des fantômes immobiles et éblouissants.
IDOUX.
Constantine, novembre. 1897-mars 1898.
Notes
(1) Dans cette étude qui ne prétend pas à l’originalité on voudrait seulement détruire ou combattre cette opinion parfois entendue en Europe que les sectes religieuses de l’Islam et la secte des Aïssaouas en particulier ne se composent que de fanatiques dangereux, d’hypocrites, de jongleurs ou de fous. Tous les textes cités et fondus dans le corps de ce récit sont extraits du livre magistral et trop peu lu : Marabouts et Khowans, par L. Binn (Alger, Jourdan, 1884) et contrôlés ainsi que le récit de la séance des Aïssaouas et de l’initiation par des observations personnelles et la fréquentation du très vénérable chef de la confrérie de Constantine.
(2) La description de toute cette fin de séance est peut-être faite pour la première fois par un Européen. Je dois ce spectacle si rare et d’une si haute expression mystique à ma faible connaissance de la langue arabe, au respect que les « frères » savent que je témoigne pour leur religion et surtout à la bonté de mon vénérable ami Si Hamon ben Ghr’oul, moquaddem de la confrérie de Constantine. Dans une séance extraordinaire du vendredi 11 mars, il me fit l’honneur de me donner place à ses côtés sur le tapis ; quand les dangereux exercices des Aïssaouas furent terminés, les Européens qui avaient pénétré dans la zaouta, grâce à des cartes délivrées par la Préfecture ou le Commissariat central, furent invités à se retirer ; je me disposais à les suivre mais Si Hamon me pria de rester assis et d’écouter la suite des prières et des bénédictions qui allaient commencer. Telle est la scène que je tente de retracer dans tous ses détails et que j’ai soigneusement observée non sans quelque gêne de me voir seul — mécréant — au milieu d’une centaine d’hommes enivrés par un indicible enthousiasme et pour qui ma présence était peut-être plus qu’un étonnement.
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