Henry Meige. La procession dansante d’Echternach. Extrait de la « Nouvelle iconographie de la Salpêtrière », (Paris), Tome XVII, 1904, pp. 248-264, et pp. 322- 336.
Henry Meige (1866-1940). Élève de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, il fut un des derniers internes. Ses talents de dessinateur le font être titulaire de la chaire d’anatomie artistique de l’École des beaux-arts de Pais en 1920, tout comme le fut Paul Richer, avec qui il a partagé plusieurs publications.
Quelques publications e collaboration avec Jean-Martin Charcot :
— Étude sur certains névropathes voyageurs. Paris, 1893.
— Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses : (Salpêtrière, 1887-1894), 1895; (par Jules Séglas, colligées et publiées par Henry — Meige).Les tics et leur traitement. Paris, 1902 (avec Eugène Feindel)
— Tics. Paris, 1905.
— Les possédés des dieux dans l’art antique. Extrait de « Nouvelle iconographie de la Salpêtrière. Clinique des maladies du système nerveux », (Paris), tome septième, 1894, 35-64. [en ligne sur notre site]
— (avec L. Bataille). Les miracles de Saint Ignace de Loyola. Avec 2 planches hors texte. Article parut dans la « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome septième, 1894, pp. 318-323. [en ligne sur notre site]
— (avec Paul Richer). Les possédés de P. Bronzet. Extrait de la revue « Nouvelle iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome septième, 1894, pp. 258-262, 2 planches hors-texte. [en ligne sur notre site]
— (avec Paul Richer). Les possédés de l’église de sainte Dymphne à Gheel. Extrait de la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome XVI, 1903, pp. 305-318. [en ligne sur notre site]
— Encore quelques possédés dans l’art. Extrait de la revue la « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), tome quinzième, 1902, , pp. 78-80, 1 planche hors texte. [en ligne sur notre site]
— Documents complémentaires sur les possédés dans l’art. xtrait de la revue la « Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière », (Paris), 1894. [en ligne sur notre site]
— Les possédées noires. Paris, Imprimerie Schiller, 1894. 1 vol. in-8°, 88 p., 2 ffnch. [en ligne sur notre site]
— Sur un retable de l’église Sainte-Dymphne à Gheel. Extrait du « Bulletin de la société française d’histoire de la médecine », (Paris), tome 2, 1903, pp. 474-478. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images son celles de l’article original, sauf le portrait de l’auteur. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 248]
LA PROCESSION DANSANTE D’ECHTERNACH
par
HENRY MEIGE.
J’ai voulu voir la procession dansante des pèlerins qui, chaque année, le mardi de la Pentecôte, se rendent à Echternach, en Luxembourg, pour implorer saint Willibrord.
On y vient de cinquante lieues à la ronde : de Belgique, de Hollande, d’Allemagne, et de tous les coins du Grand-Duché de Luxembourg, fort peu de France, bien que la frontière soit tout proche. Le culte de saint Willibrord est encore en grand honneur dans les Flandres, dans les Provinces Rhénanes et dans les Pays-Bas.
II y a quelques années, j’avais entrepris, au point de vue médical, l’étude des divinations enthousiastes et des chorégraphies religieuses. La constance et la similitude de ces manifestations, spontanément écloses dans les milieux les plus divers, permettent en effet de les considérer, non seulement comme des rites traditionnels, mais aussi comme des phénomènes inhérents à la nature humaine, unifiés par la pathologie, la pathologie nerveuse.
La procession dansante d’Echternach était une occasion d’observer sur le vif un des derniers vestiges de ces modes d’extériorisation de la foi, dont on retrouve les traces chez la plupart des peuples et jusqu’à la plus haute antiquité. J’ai donc été à Echternach, à l’époque du pèlerinage.
*
* *
Echternach doit son existence, sa grandeur déchue et sa réputation persistante, à saint Willibord, connu sous les noms de saint Weit ou saint Witt en Allemagne, et de saint Guy en France (1).
Au dire des hagiographes, saint Willibrord naquit en Angleterre, l’an 651, de parents riches et très pieux. Son père se nommait Wilgis et sa mère Ména ; ils étaient mariés depuis fort longtemps et n’avaient pas encore d’enfan. « Cependant, dit la légende, ils n’épargnaient ni les jeûnes ni les prières. » Mais sans doute ce n’était pas suffisant. Or, il advint qu’un soir, Ména, regardant la lune, la vit soudain se détacher du firmament [p. 249] et doucement s’approcher d’elle. Avant même qu’elle fut revenue de sa surprise, « la lune se glissa dans sa bouche et — c’est toujours la légende qui parle — la lune remplit son intérieur d’une lumière éblouissante et comme surnaturelle ». Neuf mois après cette conjonction astrale, Ména mit au monde un garçon. Il fut appelé Willibrord (Viel brod, Willig brord ; pain de saint, pain du cœur) ; car un saint moine, expert en l’art d’interpréter les songes, déclara que, de par sa naissance, « l’enfant était prédestiné à dissiper les ténèbres du paganisme ».
Devant cette postérité qui lui était positivement tombée du ciel, Wilgis prit la résolution de se retirer du monde. Il alla fonder un couvent d’hommes à l’embouchure de l’Humber, confiant le petit Willibrord aux bons soins des moines Bénédictins de l’abbaye de Ripon.
Là, le futur Saint put s’inspirer des conseils de l’abbé Wilfried, plus tard évêque d’York, un homme actif, « qui avait été trois fois à Rome » et qui témoignait d’une prédilection toute britannique pour les ablution froides. En effet, « toutes les nuits, jusqu’aux dernières années de sa vieillesse, il se baignait des pieds à la tête dans l’eau froide,…. mais bénite ».
Cet abbé Wilfried eut bientôt des difficultés avec le roi et dut s’exiler en Frise, au grand chagrin de son disciple favori, Wiilibrord, qui, lui, partit pour l’Irlande, où il fit la connaissance d’un autre Bénédictin réputé pour sa sainteté, Egbert. Ce fut son second maître.
A l’âge de 30 ans, Willibrord, ordonné prêtre, s’embarqua pour les Pays-Bas, avec onze autres moines, afin d’y prêcher la bonne parole. De ce jour commence l’ère de ses voyages.
On le voit à Utrecht, près du roi païen Radbot, qui lui fit d’ailleurs un accueil assez froid ; mais il sut gagner les faveurs de Pépin d’Héristall, maire du palais, qui, prévoyant un allié précieux, lui conseilla de se rendre à Rome, pour obtenir l’appui du pape. Willibrord y fut bien accueilli. II en revint, rapportant, comme témoignage insigne de l’affection papale, une des flèches avec lesquelles avait été martyrisé saint Sébastien : relique qui fut longtemps conservée à Echternach, et même, dit-on, sauvée du dangers de la Révolution française par un moine nomme Koenig.
De retour en Frise, Willibrord, secondé par Pépin d’Heristall, multiplia ses prédications, fonda plusieurs monastères, fit un second voyage à Rome pour se faire sacrer évêque, et, revenu une seconde fois, tenta de nouvelles conquêtes dans les pays Frisons. II eut bien quelques difficultés avec les rois barbares, mais il sut toujours en triompher.
Une fois, dans l’ile de Watcheren, ayant renversé ne statue du dieu païen Wodan, il reçut sur la tête un violent coup d’épée ; mais ii en guérit fort bien, tandis que celui qui l’avait frappé « fut possédé du démon, et mourut trois [ours après dans des douleurs affreuses ». Bien plus, « le châtiment [p. 250] passa à sa postérité, car les enfants de ses descendants naissaient presque tous avec des membres estropiés et mutilés ou affectés de maladies incurables », — témoignage rétrospectif de la connaissance des transmissions héréditaires des malformations corporelles.
Ce n’est pas le seul miracle de saint Willibrord. Il a guéri d’une maladie contagieuse toutes les sœurs du convent d’Oeren. Il a fait jaillir des sources en maints endroits, entre autres, assure-t-on, celle de la fontaine d’Echternach, et celle d’Heilo, près d’Alkmaar, qui portent encore son nom. Grace à lui, un tonneau s’est rempli, non plus d’eau, mais de vin ; toutefois, sur ce miracle qui s’opéra dans les caves de l’abbaye d’Echternach, Willibrord recommanda « qu’on fit le silence jusqu’au jour de sa mort ». C’est en souvenir de cet épisode miraculeux qu’on représente le saint ayant à ses côtés un tonneau et une cruche.
Fort de l’appui du pape, ayant celui de Pépin, de Charles Martel, de sainte Irmine, fille de Dagobert II, secondé par le bénédictin anglais Winfried, qui devait être saint Boniface, Willibrord acquit peu à peu une notoriété considérable ; il multiplia les monastères, augmenta leur influence et leurs richesses ; bref, tout le pays releva bientôt de sa haute autorité.
Il mourut en 739, le 7 novembre, et ce jour-là fit encore un miracle : le cercueil qu’on lui avait préparé se trouvant trop petit, a peine y fut-il déposé qu’on vit le marbre s’allonger miraculeusement, en même temps qu’un « suave parfum s’élevait de la tombe et remplissait le sanctuaire »….
*
* *
Au cours d’un de ses voyages, Willibrord s’arrêta a Trèves ou il fut bien accueilli par les puissants Évêques. Là vivait Irmine, fille de Dagobert II, alors abbesse du convent d’Oeren, qui possédait d’importants domaines dans le pays. Willibrord sut l’intéresser à sa cause, au point qu’elle lui fit don de tous les terrains qui lui appartenaient sur les rive de la Sûre, « avec prés et forêts, vignes et pâturages, cours d’eau et bétail »», plus « deux basiliques et un petit convent ».
Le Bénédictin accepta ce présent, agrandit le monastère, mit en valeur les terrains attenants, où il attira les populations rustiques du voisinage. Ainsi naquit Echternach.
Après la mort de Willibrord, les moines d’Echternach ne cessèrent de célébrer les miracles qu’il avait accompli de son vivant et propagèrent le bruit de leur continuation. On vint en foule près du tombeau du Saint. Au XIe siècle, « les ex-votos suspendus au vestibule de l’église, les chaînes brisées, les instruments de tortures des esclaves qui avaient volé en éclats, les béquilles, les membres de cire et de métal… étaient tellement nombreux [p. 251] que deux bœufs auraient suffi à peine pour trainer le chariot qu’on en aurait chargé ».
Les princes et les empereurs donnèrent les premiers l’exemple de la vénération. Au XIIe siècle, Lothaire 1er, Conrad, puis au XVIe siècle, Maximilien 1°’, vinrent en pèlerinage à Echternach, avec une suite nombreuse pour implorer saint Willibrord.
Les Bénédictins d’Echternach étaient alors tout puissants dans le pays. L’abbé du célèbre convent exerçait depuis saint Willibrord les droit régaliens qu’il tenait de l’empire allemand ; il était seigneur, haut justicier de la ville et de la prévôté d’Echternach : il nommait le justicier, élisait ou assermentait plus tard les échevins el jouissait des droits souverains dans toute leur plénitude. L’abbé marchait à la tête des dignitaires ecclésiastiques du pays, il était bien souvent vice-président du conseil d’État. »
Echternach devint ainsi une cité florissante, protégée par de solides remparts et de larges fosses. Elle devait susciter plus d’une jalousie, partant plus d’une guerre. De fait, elle fut plus d’une fois assiégée et pillée, par les comtes de Luxembourg, les ducs de Brandenbourg, les Gueux Hollandais, plus tard aussi par les troupes de Louis XIV, et enfin, sous la Révolution française, en 1794.
*
* *
Echternach, aujourd’hui, est une placide petite ville d’environ quatre mil le âmes, reposant dans la riante vallée de la Sûre, cerclée de colline verdoyantes aux cimes rocheuses dénudées. Elle est traversée dans toute sa longueur par une rue irrégulière et sinueuse, étroit défilé que devra franchir, non sans peine, la procession. Un vieux pont jeté sur la rivière conduit en territoire allemand. Quelques pans de murailles flanqués de tours en ruines, un solide hôtel de ville, le Denzelt, juché sur des arcades gothiques et orné de deux poivrières, un hôpital, qui, dit-on, remonte au VIIIe siècle, voilà tout ce qui reste du passe, en dehors des édifices religieux, deux seulement.
L’un, édifice au XIe siècle sur l’emplacement d’une chapelle plus ancienne, remanié au XIIe et restauré vers le milieu du siècle dernier est appelé la basilique ou cathédrale ; c’est cependant le moins fréquenté. L’autre édifice est l’église paroissiale, dédiée à saint Pierre et à saint Paul, perchés sur un petit mamelon au milieu de la ville. Elle remonte aussi au XIe siècle, mais elle a subi de nombreux remaniements, C’est là que vient aboutir la procession dansante. Et c’est là que se trouvent les reliques de saint Willibrord, conservées dans un sarcophage, sous le maître-autel, orné d’une médiocre statue polychrome. On y voit encore [p. 252] dans une vitrine, le « cilice » de saint Willibrord, morceau d’étoffe de couleur brune encadre de broderies ; seule, la grossièreté de la toile a pu faire qualifier de cilice cet antique ornement sacerdotal.
A l’ordinaire, Echternach est une ville morte, dont les tranquilles habitants ont la lenteur et la placidité des gens de Flandre.
Mais, aux abords de la Pentecôte la vie renait comme par enchantement. On fait la toilette des rues et des maisons ; les drapeaux sortent de leur gaines ; sur la place du marché s’abat tout un peuple de forains, et soudain se dressent les théâtres, les cirques, les loteries, les tirs ambulants, au milieu des éventaires, ou se côtoient les pains d’épices, les jouets, la mercerie et les objets de piété : Saints-Willibrords de plâtre, Saints-Willibrords de cire, — voire même de sucre, — gravures, peintures, ex-votos dédiés a saint Willibrord…
En même temps que cette floraison foraine, on voit éclore une nuée de mendiants. Car il n’est pas de centre thaumaturgique sans sentinelles éclopées, montant la garde aux coins des rues avec leurs béquilles. Ces parasites du miracle seraient d’ailleurs fort déconfits si quelque intervention surnaturelle venait à leur restituer inopinément un tronçon de membre dont l’absence même équivaut pour eux a un titre de rente.
A Lourdes, le chemin qui va de la gare à la grotte est gardé par un bataillon d’infirmes, éparpillés en tirailleurs aux meilleures places. Certains postes sont particulièrement disputés ; il faut pour les mériter de sérieuses protections : ces loqueteux sont bientôt des fonctionnaires. Mais, à Lourdes, en dehors même des grands pèlerinages annuels, le défilé des fidèles est permanent.
A Echternach, il n’y a guère que trois jours de « travail » : la veille, le jour même et un peu le lendemain de la procession. Aussi les mendiant se recrutent-ils surtout parmi les infirmes nomades, membres actifs de la société foraine. Leurs béquilles et leurs sébilles font partie des accessoires de ces baraques qui germent en quelques heures sur le pavé des place publiques ; on les retrouve empilées au faite des roulettes avec les chevaux de bois, les tambours el les cerceaux enrubannés. Dès que les « musées anatomiques » les « femmes colosses » et les « métempsychoses » ont arboré leurs enseignes alléchantes, on voit surgir de leurs coulisses de toile verte tout un peuple de boiteux, d’amputés, de délabrés, « victimes du feu ou du fer » (les incendies et les engrenages ont toujours la préférence). Ces artistes de l’amputation se répandent dans la ville en quête du « bon coin » pour le lendemain.
Aux alentours de l’église sont les postes de choix : chaque pilier du porche est bientôt flanqué d’une cariatide murmurante, ornée d’une [p. 253]
PLANCHE XXXIII
La procession dansante d’Echternach
(Henry Meige)
pancarte explicative, en plusieurs langues, afin que nul n’en ignore. Et l’on voit là, en de certains moments, d’étranges spectacles. Sans pudeur se font les comptes de la journée ; des poches trop pleines les pièces de bi lion débordent, tintent sur !es dalles, et dans les gestes hâtifs pour les rattraper des segments de membres insoupçonnés se révèlent…
II y a bien aussi des mutilés véritables. J’en ai vu un qui exhibait un moignon informe, une griffe tordue au bout d’un bras squelettique. Accroupi, les jambes bizarrement repliées, le corps penché en avant, il faisait penser à quelque batracien maltraité, et, — coïncidence ? — la ruelle au coin de laquelle il gisait portait ce nom ironique : Passage des crapauds…
Et je croyais voir, en chair et en os, cet infirme peint par Masaccio sur une antique fresque de l’église Santa Maria del Carmine, à Florence, ou saint Pierre et saint Jean guérissent des malades à la porte du Temple. Mais celui-là n’était pas un lépreux. D’une voix de basse taille, il répétait à satiété cette plainte obsédante : « Voyez un pauvre père de famille qui a été brûlé, carbonisé… Jetez un regard de pitié ! Voyez un pauvre père de famille ! » tandis que, près de lui, une fillette souffreteuse reprenait sur un ton aigrelet : « Jetez un regard de pitié ! ». Voyez un pauvre père de famille qui a été brute, carbonisé… »
Saint Willibrord, s’il ne fit pas revivre le membre carbonisé, permit du moins que quelques « cents » tombassent dans la casquette qui servait de sébille à ce pauvre diable. Mais la place n’était pas des meilleures : on ne s’aventure guère dans le Passage des crapauds.
Quelques pèlerins arrivent la veille, lorsqu’ils ont à Echternach des connaissances pouvant leur offrir l’hospitalité ; car il ne faut pas trop compter sur les hôtels ; leur nombre est limité. Au plus achalandé, l’hôtel du Grand-Cerf, envahi par les touristes et quelques fidèles de marque, on doit retenir sa chambre longtemps à l’avance, si l’on veut avoir une fenêtre donnant sur la rue par ou passe la procession : bon poste pour observer, médiocre pour le repos nocturne.
Car, des avant quatre heures du matin commence un grand remue-ménage. Les paysans d’alentour sont déjà mobilisés, et l’on s’éveille dans le martellement de leurs gros souliers, dans le roulement de leurs voitures pesantes sur le pavé arrosé de frais. Bientôt, des trains spéciaux, arrivant de minute en minute, déversent dans Echternach des régiments de pèlerins : Luxembourgeois, Belges, Hollandais, Allemands, qui s’éparpillent dans route la ville, mais surtout s’engouffrent dans la grande rue.
Leurs costumes, à vrai dire, n’ont rien d’attrayant. Les femmes, presque toutes en noir, enfouies dans de lourdes jupes plissées et bouffantes [p. 254] sur les hanches, figures austères enserrées d’épais bandeaux de cheveux plaqués, et coiffées, souvent par-dessus un bonnet blanc, d’affreux petits chapeaux noirs, hérissés d’aigrettes vacillantes, fixés par des brides larges et raides nouées sous le menton. Il est difficile d’imaginer coiffure moins seyante. Et cependant, cette incompréhensible mode fait fureur, non seulement dans tout le pays environnant, mais jusqu’au cœur de la Hollande, ou semblables capotes informes et lugubres viennent s’appesantir lourdement sur les coiffes de dentelle précieuse, sur les riches reflets des casques d’or et des pendeloques de brillants.
Ici, peu de bijoux, sauf quelques chaines d’or où ballottent de vieilles croix : mais beaucoup de parapluies de la plus respectable envergure, et un accessoire qui semble obligé : le « cabas » de tapisserie, orné de rayures, de carreaux ou de fleurs, aux teintes criardes.
Hormis le cabas, pas de couleurs ; du noir, à profusion, un noir qui bientôt vire au gris sous les flots croissants de poussière. Ou bien, pis encore que le noir, le vert, ce vert sale, — si cher aux rétines germaniques, — qui n’est ni le vert-olive ni le vert-bouteille, mais un peu ce vert que les oies ont le privilège de fabriquer, tout naturellemen. C’est la couleur favorite des hommes, parés d’épais costumes verts, aux plis raides, ou de courtes blouses, vertes aussi, le cou ceint d’une cravate d’un vert plus vif, et quelquefois coiffés d’un feutre, vert naturellement, mais d’un autre vert encore. Cependant, la coiffure la plus commune est une haute casquette de soie noire à visière, qui, certainement, a plus de trois ponts. Quelques-uns portent une sacoche de cuir fauve tenue par une large courroie en bandoulière. Avec leurs faces rasées, carrées, à l’ossature saillante, leurs mains en battoirs, leurs énormes souliers, et leurs dos voutés par le labeur des champs, ils évoquent le souvenir de ces rustres acromégaliques, dont Van Ostade, Teniers, Brouwer nous ont laissé tant de portraits.
Quant aux enfants, qui ne manquent pas à cette fête, leurs costumes se ressentent des progrès de la civilisation. Engoncés dans des complets solides, choisis à dessein trop amples et trop longs, les épaules carrées, les jambes raides, ils ont l’air d’embryons de soldats allemands. On voit clairement que l’influence germanique pénètre de plus en plus dans le Luxembourg : ici surtout, ou elle n’a que la Sûre à traverser, pour se trouver en pays conquis.
Cette foule grouille religieusement. La plupart, très recueillis, ne desserrent pas les dent ; quelques-uns parlent d’une voix sourde, sans un geste. C’est un piétinement confus, murmure grave, qui va crescendo et ne laisse pas d’être impressionnant,
Mais bientôt d’autres bruits se dessinent, s’accusent. Les curieux [p. 255] commencent à affluer dans le tintement des bicyclettes, le claquement des fouets, le ronflement et le mugissement des automobiles… Enfin, éclate le fracas des fanfares, dont les souffles vigoureux s’annoncent au loin, se rapprochent, emplissent la rue, font trembler les vitres, s’éteignent, meurent, suivis de près d’une nouvelle onde sonore, d’une autre encore…
Au ciel le soleil monte dans un air frémissant de sons.
*
* *
Il est sept heures. La police, les pompiers, font évacuer la rue que le clergé et nombre de fidèles vont parcourir dans toute sa longueur pour aller de l’autre cote de la Sûre prendre la tête de la procession.
Voici poindre les bedeaux et les suisses aux barbes de sapeurs, vêtus de longues simarres rouges, précédant les prêtres en surplis blancs, sur deux files. Au milieu, une grande bannière aux franges d’or, avec l’image de saint Willibrord, suivie du vénérable curé-doyen, tout cassé par les ans. Derrière, les enfants des pensionnats, par rangs de taille, armes d’oriflammes multicolores. Puis les fidèles égrénant leur chapelet et chantant les litanies de saint Willibrord, les femmes d’une voix aiguë, les hommes en basse sourde : Saint Willibrord, principal apôtre des Pays-Bas, Priez pour nous !
— destructeur des idoles,
— organe par lequel Dieu a fait entendre sa voix aux barbares,
— ouvrier infatigable de la vigne du Seigneur,
— lumière des aveugles,
— salut des infirmes,
— consolateur et joie des affligés,
— bienfaiteur des peuples aux temps de peste, de famine et de guerre,
— ancre de ceux qui chancellent dans la foi,
— concitoyen de tous les Saints,
— protecteur spécial de nos contrées, etc., etc.
A pas comptés, le ruban psalmodiant se déroule dans la grande rue, traverse le vieux pont d’Echternach sur la Sûre, et se déploie de l’autre côté sur une petite place ou une chaire est dressée en plein air, auprès d’une croix. Là se fait le sermon préparatoire, pieusement écouté, sous la garde de la gendarmerie allemande.
Puis, le cortège se reforme. Le clergé tient toujours la tête, toutes bannières dehors, chantant les litanies de saint Willibrord. Mais aucun prêtre ne prend part à la danse. Beaucoup viennent à Echternach, quelques-uns [p. 256] sans doute par piété, d’autres en curieux, munis d’appareils photographiques.
Alors commence vraiment la procession dansante. Une houle confuse signale au loin l’arrivée des premiers danseurs, par rangées de six à dix.
Ce sont d’abord les enfants. Les garçons, nu tête, en bras de chemise, sans cravate, sans col, — tenue sportive qui n’est pas déplacée, car ils vont se livrer à une furieuse gymnastique. Instruits et entrainés a l’avance, ils sont censés connaitre la chorégraphie rituelle ; mais la plupart, se laissant emporter par l’ardeur de leur âge, ne cherchent qu’à se trémousser avec force contorsions, au mépris des règles prescrites et des efforts de leurs maîtres désespérés.
Les fillettes suivent, plus réservées, plus respectueuses de la cadence, coiffées de petits canotiers blancs, qui tressautent drôlement, en mesure.
Pais viennent les adultes. Les hommes, eux aussi tête nue et en bras de chemise, la veste et le chapeau à la main, côte à côte, coude à coude, quelquefois se donnant le bras. Et les femmes, qui se tiennent sur une même file par leurs jupes, leurs tabliers, ou encore par les deux bouts d’un mouchoir, voire d’un parapluie.
*
* *
Mais, pour danser, il faut de la musique. Saint Willibrord est gratifié de musique en quantité: ii passe sans doute sur la qualité, pourvu qu’on joue son air à lui, un vieil air populaire, très simple, bien rythmé, qui se prête à la marche aussi bien qu’à la danse, un air guilleret, sautillant, qui n’a rien de liturgique, évoquant la joie des Kermesses bien plu que la gravité des oraisons … « Adam hat sieben Sohn… »
Chacun le sait, chacun le chante, et les musiciens le répètent à satiété. D’abord, naturellement, la fanfare des pompiers, en tenue militaire, armée de cuivres scintillants et déchirants, dont certains affectent des formes et des dimensions redoutables ; pavillons monstrueux d’où sortent des notes très basses en rares et sourds mugissements, larges tuyaux dorés et cabossés enlaçant leurs porteurs et qui semblent des intestins métalliques chargés d’inquiétants borborygmes. Grâce à eux, la chanson dansante atteint presque à la solennité d’un morceau de plain-chant. D’autres orphéons civils, — il en vient de tous les environs, — ne le cèdent en rien pour le nombre et l’ampleur de leurs cuivres. Et avec quel sérieux ils jouent cet air déluré de polka ! ….
Autrefois, abondaient les cornemuses. Elles ont été détronées par le accordéons, délaissés eux-mêmes pour des instruments moins vulgaires et plus bruyants.
Ça et là, l’interminable cortège est coupé par un groupe de tout jeunes [p.257]
PLANCHE XXXIV
La procession dansante d’Echternach
(Henry Meige)
Musiciens : un bataillon de fifres, dont les roulades stridentes arrivent à grésiller par-dessus la grosse voix des cuivres, une escouade de clarinettes qui nasillent tristement, une compagnie de petits violonistes dont les archets se dressent et plongent en cadence avec d’aigres grincements.
Et ces groupes musicaux ne sont guère distants que de cinquante pas les uns des autres. Impossible de leur imposer la même cadence dans le brouhaha du défilé et sur un aussi long parcours : plus de douze cents mètres !… Lorsque les fifres attaquent le morceau, la première fanfare a déjà joué plusieurs mesures, les clarinettes ont presque fini, les violons commencent la seconde reprise, dont une autre fanfare fait éclater les accords finaux… On peut juger de l’effet d’ensemble dans cette longue rue étroite, d’où les sons ne peuvent s’échapper, répercutés d’une muraille à l’autre, au milieu du martellement des chaussures ferrées sur le pavé sonore.
Les pèlerins d’Echternach dansent de plusieurs manières.
Le mode le plus usité, celui que les chefs de colonne ont fait répéter aux néophytes avant le grand jour, celui sur lequel chacun s’efforce de se régler, est plutôt une marche qu’une danse : trois pas en avant, un pas en arrière ; un peu comme dans la figure « en avant deux » du vieux quadrille français. De la sorte, la procession n’avance qu’avec une extrême lenteur. Chaque fois que le pas change, un temps d’arrêt se produit. Quand le mouvement est fait avec ensemble ces temps d’arrêt sont d’un effet saisissant : le flot humain qui semblait déchainé, instantanément se fige, puis recule doucement, s’arrête encore, et soudain se précipite de nouveau en avant, gagnant alors un mètre de terrain, dont ii va bientôt perdre une partie, qui sera regagnée à la poussée suivante, et ainsi indéfiniment. Tel le flux et le reflux d’une marée ascendante
Une rangée de danseurs tient presque toute la largeur de la rue ; mais la rue tortueuse est de largeur inégale. Lorsqu’elle se rétrécit, le flot humain s’engageant dans un défilé trop étroit subit les réactions de murailles : ses vagues deviennent houleuses, heurtées, capricieuses. Elles s’entrechoquent, se brisent, s’écrasent ; alors le fleuve se transforme en torrent
Et puis, ii s’en faut que le rythme soit observé strictement. Toutes les oreilles ne sont point accessibles à la juste mesure, routes les jambe n’ont pas la même souplesse ni la même longueur ; et que d’autres cause de dérangement ! Les paquets de curieux entassés de place en place, les fautes commises par les voisins qui se répercutent à la longue distance en s’amplifiant de plus en plus, la discordance des musiques échelonnées sur toute la colonne, viennent aggraver la confusion. On peut voir sur la même [p. 258] rangée deux danseurs contigus dont l’un suit le rythme du groupe musical qui précède, l’autre obéissant à la cadence des musiciens qui sont derrière lui.
Mais qu’importe ? Le long serpent avance quand même.
Parfois, subitement, une coupure se fait entre ses anneaux, et tandis que la tête continue à progresser, la queue reste stationnaire. Alors, pour rattraper l’espace perdu, les premiers rangs se mettent à courir, suivis bientôt des autres, pêle-mêle, par paquets.
D’autres fois, c’est la tête qui bute contre un obstacle : une onde de reflux se dessine, s’épaissit ; les rangs se pressent, s’écrasent, se désagrègent, sous la poussée contraire de ceux qui veulent quand même avancer. Une épaisse embolie de figures effarées, congestionnées, se propage péniblement jusqu’au diverticule le plus proche. Là, plusieurs sont énuclées, stagnent un instant pour reprendre haleine, et puis se faufilent entre deux tronçons avec l’espoir puéril de regagner le terrain perdu. Cependant, ces menus incidents ne troublent guère la procession.
D’ailleurs, tous les pèlerins ne dansent pas de la même manière. Certains changent de pas toutes les deux mesures. D’autres sautent à cloche pied, les jeunes adoptent franchement la polka. Mais les vieux et les vieilles restent fidèles à une sorte de bourrée, telle qu’on la dansait encore, il y a quelques années, dans le Bourbonnais et dans l’Auvergne, en levant haut les genoux et tapant fort des pieds, avec des déhanchement de corps et des balancements de bras. De ci, de là, on voit aussi quelques fantaisistes esquissant des entrechats de leur cru. Je me souviens d’une femme à la poitrine vagabonds, au ventre exubérant, qui tournoyait comma un derviche à chaque temps d’arrêt. Une autre faisait un pas sur trois à reculons. Tout un groupe aux jarrets élastiques progressait en sautant à pieds joints comme des kanguroos. Saint Willibrord n’est pas formaliste, il ne dernande qu’une chose : qu’on se trémousse copieusement.
Certains vieux danseurs, engagés tous les ans, représentent les étoiles de la procession dansante. Ils ont un air très digne et fort peu de cheveux ; ils connaissent et respectent religieusement les moindres traditions de la sainte chrorégraphie Leur exemple est donc édifiant. C’est sur eux que les jeunes doivent régler leur cadence et leurs gesticulations. Aussi sont-ils répartis de place en place dans le long cortège ambulant pour en assurer l’ordre et la marche. On leur obéit comme on peut : ceux qui suivent de près ces coryphées vénérables observent assez bien le rythme; d’autres, derrière, y parviennent moins aisément ; les derniers sont presque toujours en retard d’une ou deux mesures. Cela n’a pas grande importance. L’essentiel est de s’agiter beaucoup, d’avoir très chaud. Et l’on a vite très chaud ! [p. 259]
PLANCHE XXXV
La procession dansante d’Echternach
(Henry Meige)
L’année ou je me trouvais à Echternach, — c’était en 1900 (2), — le 5 juin, le soleil cuisait des huit heures du matin, et vers le milieu de la journée commencèrent des grondements d’orage. Les simples spectateurs étouffaient. Que dire des acteurs !
Car, la procession dansante dure au moins deux heures. II ne suffit pas de franchir plus d’un kilomètre en rétrogradant d’un pas sur trois ou en autant alternativement en avant et en arrière, dans une rue ressérrée et bondée, au milieu d’une épaisse poussière, dans le vacarme ahurissant de musiques discordantes ; il faut encore gravir, toujours dansant et sautant, les soixante-quatre marches, étroites et raides, qui conduisent à l’église ; Il faut y pénétrer, il faut en sortir !
Sans contredit, un pèlerinage à Echternach exige une force de résistance peu commune. La robuste santé et les solides jarrets des campagnards arrivent à s’en accommoder ; aux autres, la merveilleuse impulsion que sait communiquer la foi peut seule donner I’énergie nécessaire. Au bout de dix minutes de cette gymnastique, les plus valides sont cramoisis, en nage. Vers la fin de la procession un grand nombre ne peuvent plus que sa laisser porter par le flot, le regard perdu, à bout de souffle, esquissant encore, de ci de là, une vague flexion de leurs genoux rompus. Ils vont comme des hallucinés, comme des automates.
Heureusement, des âmes charitables, dans quelques maisons du parcours, songent à les réconforter. On voit tout à coup un verre de bière, qui semble tombé du ciel, circuler de main en main dans un rang du cortège ; chacun y boit une gorgée, le passe à son voisin, et déjà le verre a franchi la rue : ii n’y reste pas une goutte.
L’église de Saint-Pierre et Saint-Jean est le point terminus de la procession.
Exténués par l’escalade de son escalier a pic, les pèlerins retrouvent cependant une nouvelle ardeur en entrant dans le sanctuaire. Là, la compression atteint son apogée. Dans l’âcreté des cierges fuligineux et de vapeurs d’encens, aggravée du relent des haleines et des corps trempés de sueur, s’engouffrent quelques rangées de fidèles. Impossible désormais de danser ; ils se contentent de sauter sur place, tantôt par petits tas, tantôt isolement, s’approchant par millimètre de l’autel illuminé sous lequel git l’image criarde de saint Willibrord. Puis, un a un, les plus proches s’agenouillent, se relèvent et font le tour du tombeau, non sans laisser une obole dans un immense plateau, qu’un enfant de chœur vide lorsqu’il déborde. Ce sont les honoraires de saint Willibrord. [p. 260]
Puis, par les portes latérales, la foule s’écoule, se disperse, dévale les rampes du mamelon ; une partie retombe dans la queue du cortège, une autre s’épand dans les rues avoisinantes ; la plupart se ruent vers la fontaine de saint Willibrord, ou, sous une voute suintante, sourd une eau glacée. Se passer de lèvres en lèvres l’unique gobelet de fer-blanc qu’une chaîne rive a la muraille, quelle récompense après une telle épreuve ! Mais quel danger, peut-être…
*
* *
« On fait le pèlerinage, dit l’abbé Krier, pour trouver un remède efficace contre une des maladies les plus affreuses : le mal caduc ou épilepsie, contre la danse de Saint-Guy, et en général contre routes les attaques nerveuses et convulsives. »
Charcot et Paul Richer ont donné une description de la procession d’Echternach, d’après les renseignements fournis par M. Majerus, juge a Luxembourg, qui en a été plusieurs fois témoin (3).
« II n’est pas rare, disent-ils, de voir de pauvres diables pris tout à coup au milieu de la procession d’une crise épileptique, et qu’on est obligé d’emporter.
« Quelques-uns même de ces malades ne peuvent assister à la cérémonie. Venus la veille de très loin, et extenués de fatigue, on les voit couchés au coin des rues, incapables de marcher, quelques-uns en proie aux crises de leur mal. Et l’on est obligé de les reconduire chez eux sans qu’ils aient pu remplir le but de leur pèlerinage. »
Connaissant cette tradition, je m’attendais à voir défiler des bataillon de grands névropathes, je pensais assister à des salves d’explosions convulsives… Vaine attente. — Sur une dizaine de mille pèlerins que j’ai vu défiler, et dont j’ai parcouru les groupes, avant et après la procession, c’est à peine si j’ai pu entrevoir deux petites choréiques et peut-être un tiqueur ; mais de la grande chorée, de la chorée hystérique, saltatoire, pas le moindre spécimen.
A vrai dire, dans un tel brouhaha, ii y avait quelque témérité a essayer de faire de la clinique. Au milieu de ce fleuve humain aux vagues sautillantes, combien d’épileptiques, d’hystériques, peuvent se trouver emportés, sans que leur névrose se révèle. J’ai vu passer plus d’une danseuse au masque extatique, plus d’une face hagarde ou grimaçante, plus d’un crâne bizarrement conformé, J’ai vu des goitreux en grand nombre. J’ai vu des gestes des bras et des jambes, dont l’extrême brusquerie, l’ardeur irrésistible, pouvaient bien être de cause pathologique … Mais ces contorsions ne [p. 261]
PLANCHE XXXVI
La procession d’Echternach
(Henry Meige)
différaient guère de celles des voisins et des voisines. Et quant aux grande attaques nerveuses, je n’en ai point vu.
Elles étaient, dit-on, très fréquentes autrefois. Lorsque, la procession terminée, les pèlerins se trouvaient réunis auteur de l’église, on assistait souvent à des crises d’hystérie ou d’épilepsie, que la fatigue, l’émotion et l’exemple contribuaient à multiplier.
Aujourd’hui, la police est mieux faite. S’il arrive qu’au cours de la cérémonie, éclate une attaque intempestive, ordre est donné de conduire aussitôt le malade à l’écart et de le soustraire aux yeux des assistants. C’est de la bonne prophylaxie.
Peu à peu, d’ailleurs, l’habitude s’est prise, sur les conseils réitéré des autorités et du clergé lui-même, de ne plus grouper ensemble, comme on le faisait jadis, les malades enclins aux paroxysmes tapageurs : Ceux qui font le pèlerinage sont perdus dans la foule.
Une innovation ingénieuse a d’ailleurs permis de concilier les exigences de la foi avec les précautions thérapeutiques.
Lorsqu’un des membres d’une famille est atteint d’une affection nerveuse pour laquelle on désire obtenir l’intercession de saint Willibrord, au lieu d’exposer le malade lui-même aux fatigues et aux émotions du pèlerinage, un parent, un ami dévoué, assume cette tâche. Très consciencieusement, il va danser selon la formule, pour attirer les faveurs du saint sur le patient, qui, lui, reste tranquillement a la maison. On cite des miracles obtenus ainsi par procuration.
Mieux encore. II existe une corporation de danseurs professionnels qui, moyennant salaire, prennent à leur charge toute la partie chorégraphique du pèlerinage. Il en est de tout sexe et de tout âge.
Les plus nombreux sont les enfants. Si vous arrivez à Echternach la veille ou l’avant-veille de la cérémonie, une nuée de gamins se précipitent à votre rencontre. Ils s’offrent à danser pour vous, ou pour telle personne que vous leur désignerez : « Voulez-vous de moi pour danser, monsieur ?… Iemand für Ihnen mittenzen ?… Faites-moi danser pour vous !… » Chacun vante ses qualités, sa légèreté, sa résistance, et au besoin donne un spécimen de ses talents. Un marché se conclut. C’est de dix à vingt sous, en moyenne, pour un gamin d’une dizaine d’années. On peut même en enrôler plusieurs : Saint Willibrord n’en sera que mieux honoré. Le même enfant ne se fait pas scrupule de promettre son concours à quatre ou cinq personnes à la fois. II en sera quitte, s’il est honnête, pour se trémousser quatre ou cinq fois plus. Tout le monde y trouve donc son profit, le petit bonhomme surtout,
Les danseurs adultes réclament des honoraires plus élevés : deux francs, trois francs, cinq francs même, suivant l’âge et la compétence. Avec eux [p. 262] on a plus de chances de voir les rites convenablement respectés, car ces professionnels ont de l’expérience et sont plus résistants. Les jeunes pèchent parfois par distraction ; ils oublient de danser ou dansent à contre-temps : ils ne chantent pas toujours très juste, et ils se fatiguent plus vite. Les anciens, grâce à leur long entraînement, savent conserver une allure plus solennelle ; ils « représentent » mieux ; ils font plus d’honneur à qui les enrôle, leur haute paye étant notoire .
*
* *
Midi. La procession est terminée.
Dix mille appétits s’éveillent, impérieux. Les fanfares épuisées se disloquent. En un instant tout ce peuple convulsif s’effondre, anéanti, sur le gazon, sur les trottoirs. Un silence se fait. On va manger. On mange.
Beaucoup ont apporté avec eux les provisions de la journée. Dans chaque coin d’ombre, sous tous les arbres, les cabas, les sacs de cuir s’entr’ouvrent, des papiers graisseux miches de pains, jambons, fromages, cervelas, font éclosion, écrases, suintant, fondant, saupoudrés de poussière. Aux carrefours, sur les places, des tables improvisées se couvrent instantanément de mets et de convives. Vers les tonneaux de bière qui coulent sans arrêt de longues théories assoiffées défilent. Dans les auberges, la confusion est à son comble. Puis, peu à peu le calme renaît : la procession digère.
Vers le milieu de la journée, le vacarme recommence : mais cette fois la fête est toute profane. C’est l’heure attendue des forains. La place du marché regorge de spectateurs ; dans les théâtres, sur le chevaux de bois, on refuse du monde. A la chanson vieillote de saint Willibrord succèdent les refrains des bals publics et les rengaînes des orgues à vapeur. Echternach n’est plus qu’une foire quelconque.
II faut se hâter de partir. Vingt trains sont sous pression dans la gare, pour la Belgique, la Hollande ou l’Allemagne, mais avec des horaires élastiques : vingt trains, — vingt enfers ! — où s’engouffrent des flots de pèlerins, exténués, blancs de poussière, affolés, confondant routes les classes et toutes les directions. Je renonce à décrire ce retour, avec l’attente, deux heures durant, par un temps d’orage accablant, dans un compartiment surchauffé, ou pour huit places nous nous trouvions quinze voyageurs de tous sexes et de toutes conditions…
Mais qu’importe ? — J’avais vu la procession dansante des pèlerin qui, chaque année, le mardi de la Pentecôte, se rendent à Echternach, en Luxembourg, pour implorer saint Willibrord.
*
* *
L’auteur d’une brochure populaire sur Echternach s’exprime ainsi en son simple langage (4) :
« On peut voir beaucoup de spectateurs, des messieurs d’une haute position, et nullement cléricaux, pleurer comme des petits enfants. Ils avouent que ces milliers de gens qui s’avancent en sautillant comme les ondes de la mer font sourire d’abord, mais qu’au bout d’un quart d’heure les larmes étaient dans leurs yeux. »
Sans vouloir me ranger, bien entendu, parmi les « messieurs d’une haute position », et sans avoir été jusqu’à « pleurer comme un petit enfant », je dois à la vérité de dire que, devant le flux et le reflux de cette étrange marée humaine, devant sa lente poussée qui s’avance, menaçante, irrésistible, devant cet élan imprévu d’une foi archaïque, quasi¬barbare : oui, vraiment, j’ai ressenti une émotion, — ce frisson que propage le spectacle des grandes masses populaires mystérieusement secouées au souffle d’une idée.
Et j’ai connu ainsi que la procession dansante d’Echternach n’était pas sans grandeur.
*
* *
A quand remonte, et d’où naquit, ce singulier mode de pèlerinage ? La parole est d’abord à la légende :
En temps qu’on ne peut préciser, peut-être vers le XVe siècle, les troupeaux qui paissaient dans les prairies d’Echternach furent décimés par un mal étrange : bondissements affolés, convulsions effrayantes, suivis d’un anéantissement, qui se terminait infailliblement par la mort. A quel poison ,végétal ou microbien attribuer ces méfaits ? — Mystère !… On raconte donc que les cultivateurs vinrent implorer processionnellement saint Willibrord, qui conjura cette épizootie. En reconnaissance de ce miracle, fut institué un pélerinage annuel, destiné également à prévenir le retour de semblables accidents.
Chose curieuse, c’est à une épizootie analogue que la tradition antique rattache l’origine de la mantique delphienne. Ce furent des chèvres qui, dit-on révélèrent par leurs sauts intempestifs la vertu prophétique des eaux de la fontaine Samalcis, berceau de ce temple de Delphes, le plus formidable des centres thaumaturgiques de l’antiquité, ou la Pythie rendait ses oracles au milieu d’agitations convulsives impressionnantes. La maladie des troupeaux d’Echternach n’est-elle qu’une coïncidence ou qu’une réminiscence ? Mystère encore… [p. 264]
D’autre part, Dom Pitra émet l’hypothèse que la procession dansante peut être rattachée à « quelque marche militaire et nationale des Frisons ou Saxons, a qui saint Willibrord aurait permis de conserver, dans son cortège et jusqu’aux portes de son monastère, leurs danses patriarcales » (5 ).
Une autre tradition fait remonter l’origine de la procession à saint Willibrord lui-même. De son temps, vivait en Angleterre un moine nomme Aldhelme, qui jouissait d’une grande réputation de sainteté ; sur son passage, les fervents se pressaient en foule, se formaient en procession et « se livraient à une sorte de danse rythmée en son honneur ». Willibrord aurait assisté à ces manifestations chorégraphiques et les aurait importée d’Angleterre.
Enfin, à défaut de l’épizootie initiale, on rattache encore la procession d’Echternach aux processions de Flagellants, qui se multiplièrent au XIVe siècle, à l’occasion de la peste noire, ou aux nombreuses épidémies de danse de Saint-Guy qui sévirent aussi au XIVe siècle, dans les provinces Rhénanes et les pays Flamands.
Ce qui est certain, c’est que des témoignages écrits, remontant au XVe siècle, attestent l’existence à cette époque de la « pieuse danse » d’Echternach, et qu’on parle en 1550 des Saints dansants du mardi de la Pentecôte.
Le succès de cette cérémonie alla progressant jusqu’au XVIIIe siècle.
Mais alors eurent lieu des abus et même des scandales. Aux danses sacrées les danses profanes se mêlèrent : la procession tourna à la bacchanale. L’archevêque de Trèves en fut ému et défendit toute manifestation musicale ou chorégraphique. Peine perdue. En 1786, l’empereur d’Allemagne, Joseph II, en prononça l’interdiction : elle recommença de plus belle, quatre ans plus tard, pour ne cesser qu’en 1794, pendant la durée de l’occupation française du Luxembourg. Mais, en 1802, on la vit renaître encore. Guillaume Ier, de Hollande, a essayé, en 1826, de la transférer du mardi au dimanche de la Pentecôte ; la vieille coutume l’a quand même emporté.
La procession dansante d’Echternach semble destinée à se perpétuer dans les siècles des siècles…
(A suivre.)
[p. 322]
LA PROCESSION DANSANTE D’ECHTERNACH
par
HENRY MEIGE.
(Suite et fin).
*
* *
II existe quelques souvenirs iconographiques des processions dansantes du passé.
Dans l’église paroissiale d’Echternach se trouve un tableau restauré dans ces dernières années, mais qui remonte au commencement du XVIIe siècle. II est attribué à Antoine Stevens, peintre de Malines, auquel il fut payé quatre-vingts thalers en 1605 (Pl. XLIV) (6).
Saint Willibrord y est représenté en habits sacerdotaux, avec la, mitre et lacrosse, auréolé et faisant de la main droite un geste de bénédiction.
Près de lui est déposé le tonneau commémoratif de son principal miracle. A ses pieds, un petit ange tient un livre ouvert où l’on peut lire une invocation au Saint.
Tout autour, au second plan, les pèlerins et Les malades sont en prière : grands seigneurs, nobles dames et bourgeois, agenouillés, les mains jointes, moines et nonnes portant bannières et crucifix, gens du commun et mendiants implorant l’intercession de saint Willibrord.
Dans le fond, se dresse la basilique d’Echternacb, vers laquelle se dirige la procession dansante.
Parmi les fervents, on distingue un groupe de quatre danseurs, hommes âgés qui s’avancent en gesticulant, et en fléchissant sur les jambes. Ce groupe est malheureusement relégué au troisième plan et les détails manquent de netteté. C’est néanmoins un témoignage intéressant de l’ancienneté de la procession dansante, sous la forme qu’elle affecte encore aujourd’hui ; aux costumes près, nos instantanés reproduisent des scènes identiques. [p. 323]
PLANCHE XLIV
La procession dansante de’Ehternach
(Henry Meige)
Tableau représentant X-Willibrord et lçepèleringe d’Echternach
par ANTOINE STEVENS (1605)
dans l’église paroissiale d’Echternach.
PLANCHE XLV
Procession dansante à Muelebeeck
Dessin à la plume de PIERRE BRUEGEL LE VIEUX (1569)
Cabinet des Estampes. Rijks Museum. Amsterdam.
Un demi-siècle environ auparavant, Pierre Bruegel le Vieux avait pris un croquis des processions dansantes en honneur dans les Flandres.
Un dessin à la plume, de 1569, conservé dans la collection des Estampes du Rijks Museum d’Amsterdam, montre en effet que les rites chorégraphiques et musicaux n’étaient pas spéciaux à Echternach. Les cornemuseux remplacent les .orphéons ; ii y a moins de fidèles, peu de curieux ; ni pompiers, ni policemen. Mais c’est bien le même charivari assourdissant, la même « bourrée » propitiatoire, que les vieux et les vieilles dansent encore aujourd’hui. Et sur la signification de ce dessin, aucun doute ; la légende est de Bruegel lui-même :
« Voici les pèlerins qui, le jour de la Saint-Jean, doivent danser a Muelebeek, près Bruxelles ; quand ils ont dansé ou sauté sur un pont, ils sont guéris du mal de Saint-Jean, pendant une année entière (7) » (Pl. XLV).
A Muelebeek, la vertu thérapeutique de saint Jean ne se faisait pas sentir au-delà d’une année. Nous ne savons pas si saint Willibrord assignait aussi des échéances à ses intercessions.
On voyait des cérémonies du même genre, au XVIIIe siècle, dans le pays Wallon. Une procession dansante se rendait de Verviers à Liège, et parcourait, par petits bonds, les rues de la ville. Après une visite à l’Hôtel de Ville, « les Vervietois se formaient ensuite en cercle au milieu de la cathédrale, et exécutaient, sous la grande couronne, une polka sautillante, en levant le pouce de la main gauche ». Cette cérémonie n’a été abolie qu’en 1794 (8).
*
* *
J’ai trouvé, dans une collection de lithographies peintes publiées par [p.324] l’Album comique, vers le milieu du siècle dernier, une image qui porte en légende : La danse de Saint-Guy (9) (Pl. XLVI).
On y voit un groupe de quatre personnages qui se livrent à des gesticulations singulières : l’un sautant sur les deux pieds, en contorsionnant son bras et sa jambe droite ; l’autre dansant sur la pointe d’un seul pied, en levant une jambe en l’air, avec des agitations bizarres des bras. Un de ces danseurs fait en outre une affreuse grimace, qui tire en haut le coin droit de sa bouche, un autre détend ses doigts avec des mouvement onduleux, qui rappellent assez exactement ceux de la chorée ou de l’athétose, Une femme saute sur un pied et incline en même temps la tête à gauche, dans une attitude qui fait songer au torcicolis convulsif. Deux d’entre eux ont encore des contorsions des globes oculaires. Ces quatre danseurs pathologiques sont des pèlerins, comme en témoignent les coquilles de Saint-Jacques accrochées à leurs « pèlerines », ainsi que le bourdon que la femme tient à la main. Ils se livrent d’ailleurs à leurs ébats chorégraphiques devant un petit édifice de pierre ou se trouve la statue d’un saint, saint Guy assurément.
Dans le fond, à droite, un joueur de violon et trois autres personnages qui semblent danser. On voit aussi à gauche un « Guignol » ou gesticule un Polichinelle.
La signification de cette image est facile à comprendre. Les quatre danseurs du premier plan sont quatre malades atteints de mouvements convulsifs, qui sont venus implorer l’intercession de saint Guy. Le Guignol, discrètement estompé dans le fond, jette une note satirique dont on saisit aisément a portée. C’est comme un commentaire illustre de la description célèbre de Sydenham, qui se termine par cette phrase signiflcative : « On dirait que le malade ne cherche qu’à faire rire les assistants. »
Si l’auteur de cette gravure n’a pas eu l’occasion d’observer lui-même des danseurs de Saint-Guy, il faut assurément qu’il ait été documenté d’une façon très précise : les contorsions de la bouche chez l’un des personnages, les mouvements de reptation des doigts chez l’autre, la localisation dimidiée des phénomènes convulsifs chez un troisième, le torticolis enfin, — peut-être torticolis mental — voilà de la bonne clinique en image.
S’agit-il de chorée de Sydenham ? On peut le contester, car cette affection est surtout réservée à l’enfance. Mais il existe toute une série d’accidents choréiformes de l’adulte qui offrent plus d’une analogie extérieure avec ceux de la chorée mineure, On peut aussi bien supposer que ce danseurs sont atteints de chorée hystérique, de chorée variable de Brissaud, de chorée électrique, ou même de chorée chronique d’Huntington. [p. 325]
PLANCHE XLVI
La Danse de Saint-Guy
D’après une lithographie coloriée de l’Album comique.
Peut-être même sont-ce là de simples tiqueurs ? … Inutile de chercher à faire d’après une image un diagnostic plus précis des mouvements nerveux qu’elle cherche à ridiculiser ; signalons seulement les réelles qualités d’observation de l’auteur.
La présence du violoniste, esquisse au milieu du groupe de danseurs à l’arrière-plan, le costume et les attributs de pèlerins que portent les quatre principaux personnages, enfin, la statue du Saint, près duquel ils se livrent à leurs gesticulations, prouvent indubitablement que l’artiste a voulu caricaturiser un pèlerinage analogue à celui d’Echternach, et encore en vogue dans la première moitié du siècle dernier.
*
* *
Le succès permanent de la procession dansante d’Echternach prouve que ce mode de pèlerinage n’est pas près de disparaitre, et l’on y reste imperturbablement fidèle à la tradition médiévale. Car, vraisemblablement, ce n’est qu’un résidu des manifestations tumultueuses qui signalèrent les prétendues épidémies de danse de Saint-Guy, au moyen-âge. Les anciens chroniqueurs nous ont laissé d’abondants témoignages de ces débordements populaires considérés tour a tour comme profanes ou comme religieux. Rappelons brièvement les principaux.
C’est vers la fin du XIVe siècle, après les ravages causés par la peste noire, que ces poussées convulsives apparurent en Europe, notamment en Allemagne, dans les provinces Rhénanes et les Pays-Bas. On dit que des centaines de malheureux, se croyant frappés de la colère céleste, se rendirent alors en pèlerinage à la chapelle Saint-Weitt, a Dresselhausen près d’Ulm, en Souabe. Michelet en donne pour raison une sorte de griserie que recherchait le peuple pour oublier les souffrances dont il était alors accablé. Et il est possible que cette série d’explosions dansantes aient été favorisées par un mal social, né de misères et de superstitions.
« On voyait, parait-il, des hommes et des femmes sortir nus de leurs maisons, se couronner de fleurs, et parcourir les rues en dansant et en chantant. Plusieurs tombaient sur le sol, hors d’haleine, et restaient ainsi longtemps inanimés. Leur ventre paraissait gonflé, et ils portaient une ceinture avec laquelle on les comprimait quand ils se livraient par terre à des convulsions trop violentes. A peine revenus à eux, ils recommençaient à danser et à hurler jusqu’à extinction de forces. Quelques-uns poussaient des exclamations, des phrases entières que l’on croyaient dictées par le démon.
C’est ce qui a fait dire, non sans de bonnes raisons, à Charcot et a Paul Richer, que ces troupes délirantes étaient composées surtout d’hystériques, [p. 326] auxquels on appliquait déjà le procédé de la compression ovarienne pour enrayer les grandes attaques (10).
Mais, si la grande épidémie du XIVe siècle parait avoir été la plus étendue et la plus grave, elle ne fut cependant pas la première manifestation de ce genre. En 1027, des paysans de Bernburg s’étaient livré à des contorsion extravagantes dans un cimetière. On les excommunia, et tous moururent dans l’année : on ne dit pas de quelle mort. En 1237, une centaine d’enfants parcouraient la route d’Erfurt a Arnstadt, en se livrant à toutes sortes de gambades et de grimaces.
Les prodromes du mal existaient donc depuis plus de trois siècles, quand, vers l’année 1374, on vi t surgir une véritable nuée de danseurs frénétiques qui traversèrent l’Allemagne dans un tourbillon insensé et vinrent s’abattre aux environs d’Aix-Ia-Chapelle, ou ils donnèrent longtemps le spectacle de leurs gesticulations désordonnées, inspirant à tous une religieuse terreur. Le clergé les exorcise de son mieux. Mais ces énergumènes étaient récalcitrants ; ils se répandirent dans les Pays-Bas, recommençant dans chaque ville leur folle sarabande, entrainant avec eux les faibles, les miséreux, les ignorants, les malades et les déséquilibrés. Tantôt menant une farandole diabolique, brisant, renversant tout sur leur passage, tantôt, avec des contorsions effrénées, se roulant par terre au milieu des cris affreux. La vue de certaines couleurs, le rouge surtout, et de certains objets, (les souliers à la poulaine), les excitaient particulièrement. — « Ces groupes de danseurs, dit Heckel, étaient accompagnées de musiciens qui excitaient leur ivresse ; et il est probable que les airs trop animés, et les sons perçants des flûtes et des trompettes augmentaient jusqu’à la furie l’extase, peut-être sans cela bénigne, de bien des malades. Dans les temps ultérieurs, le but principal qu’on se proposait, en faisant de la musique, était aussi de rompre la racine du mal lui-même par la violence des accès. »
A Echternach, le charivari musical, sans avoir cependant la même destination thérapeutique, n’est point en décadence. Au contraire : ii s’est aggravé de tous les progrès réalisés par la métallurgie des orphéons.
L’épidémie du XIVe siècle dura près de deux ans. Elle fut naturellement considérée comme une manifestation du malin esprit. Et l’on prodigua aux danseurs de Saint-Guy, non seulement les exorcismes, mais aussi les aumônes. Dès lors mendiants, ribauds et ribaudes, vinrent grossir le nombre des soi-disant possédés. Les agitations convulsives furent un prétexte à ripailles et à débauches ; on prétendit même que la ceinture utilisée pour comprimer le ventre des malades, n’était qu’une invention de filles devenues grosses pendant ces orgies. II fallut sévir. Aussitôt le mal cessa. [p. 327]
Pendant trente ans, ii n’en fut plus question. Mais en 1414, une nouvelle bande se mit à parcourir l’Alsace, la Bavière, et s’en fut, toujours dansant et gesticulant, jusqu’en Bohême. En 1418, le fléau de la danse sévissait à Strasbourg et s’y manifestait comme dans les Pays-Bas.
Le culte de saint Willibrord, saint Weill ou saint Witt, acquit a cette époque une extension prodigieuse. Toure chapelle, toute source, placée sous son invocation, étaient assurées du succès. Les femmes surtout venaient implorer le Saint guérisseur des névropathies convulsives ; on admirait leurs extases, on s’efforçait de trouver un sens prophétique aux parole incohérentes de leur délire.
Cependant déjà à cette époque, un médecin quelque peu révolutionnaire, Paracelse, s’efforçait de montrer la nature pathologique de ces danses el de ces prophéties. Il prescrivit même leur thérapeutique. Et nous n’avons pas trouvé mieux : l’eau froide, un régime et une discipline sévères. Paracelse obtint ainsi des guérisons non moins réelles que celles que procurait saint Willibrord. Le bûcher faillit être sa récompense. Mais il avait eu la prudence de vanter également la toute-puissance des exorcismes, On ne le brûla pas.
En quoi il se montra deux fois sage, car premièrement il sauvait sa vie, et secondement il reconnaissait la valeur d’une intervention psychothérapique dont l’efficacité n’est pas contestable.
Les chorégraphies épidémiques n’ont pas sévi seulement dans les populations germaniques. Sous d’autres noms, mais avec des caractères presque identiques, on les retrouve dans les pays latins. Tels sont les faits qui se produisirent au XVe siècle dans la Pouille, et qui sont décrits sous le nom de Tarentisme.
Matthiole nous apprend que « ceux qui ont été mordus de la tarentule chantent et crient, pleurent et se mettent à rire sans motif, qu’ils sont tous furieux et exaltés, tantôt assoupis et comme morts ». II faut, pour les satisfaire, avoir des musiciens à gages qui jouent sans interruption jusqu’à leur guérison complète. « D’ailleurs, tous ceux que frappe ce mal étrange n’ont pas été mordus par la tarentule. »
On voyait de ces tarentules, au dire de Ferdinand Epiphane, parcourir les villages en dansant et en chantant, les uns pendant un jour entier, les autres pendant une semaine, et plus.
Baglivi rapporte des faits du même genre chez des jeunes filles et chez des moissonneurs de la Pouille. Il reconnaît aussi que bien peu de ce danseurs sont réellement piqués par la tarentule : « l’idée seule qu’ils ont pu être mordus suffit à les mettre en branle, et ceux qui assistant à ce danses échevelées sont souvent atteints de la même fureur. [p. 328]
Sa description est édifiante : « Pendant qu’ils sont occupés à la danse, ils poussent de longs soupirs, n’ont plus que des sensations et des idées confuses, et ils se comportent avec l’inconvenance des gens ivres… Les uns recherchent avec un empressement puéril les couleurs éclatantes, telles que la couleur rouge et la couleur bleue, qui leur procurent une satisfaction évidente ; d’autres se trouvent mal à la vue du noir qui les impressionne d’une manière fâcheuse. Ceux-ci ont la tête charges de branchages, de guirlandes, les bras et le cou ornés de feuilles, ceux-là courent comme des effarés, s’inondent la figure et les mains d’eau froide ; ceux-là se vautrent de préférence dans la fange à la manière des pourceaux. Il en est qui demandent à cor et a cri des glaives nus, et qui, tout en pirouettant, s’évertuent à exécuter mille jongleries… (11).
Si ces tarentules ne ressemblent pas trait pour trait aux danseurs de Pays-Bas, si au lieu de fuir les vives couleurs ils les recherchent, s’ils aiment à se couronner de fleurs, c’est que, ne l’oublions pas, nous sommes ici sous le ciel d’Italie, où les rétines sont friandes de nuances éclatantes et où l’esprit reste peuplé de souvenirs antiques, pompes guerrières, bacchanales, fêtes orgiastiques…
*
* *
Car on peut remonter jusqu’aux temps les plus reculés de l’Antiquité et l’on retrouvera toujours, et même de plus en plus, les manifestations chorégraphiques intimemenL unies au culte de la divinité.
J’ai eu déjà plusieurs fois l’occasion d’en citer des exemples. On me permettra d’en rappeler ici quelques-uns (12).
« Dans l’antiquité hellénique, les rites chorégraphiques appartiennent surtout au culte de Dionysos, le dieu des ivresses furieuses, qu’accompagne, dans leurs farandoles échevelées, le bruyant cortège des Ménades, des Satyres et des Thyiades.
C’est Dionysos qui répand l’enthousiasme, dont les degrés divers, l’allégresse bachique, le souffle poétique et la folie divinatoire, étaient considérés comme des manifestations d’une même inspiration surnaturelle, la Mania.
Selon Platon, le délire prophétique n’est qu’une forme de la révélation qui peut aussi revêtir d’autres aspects : telle est l’ivresse mystique envoyée par Dionysos. Tel aussi le pouvoir des Muses, et enfin la forme la plus [p. 329] pure, la contemplation philosophique, dans laquelle la raison, s’unissant à la pensée divine sans s’absorber en elle, procure à l’homme des jouissances comparables aux délices d’Éros. « II est suffisamment prouvé, dit Platon, que Dieu a donne le pouvoir divinatoire à la démence humaine, car nul, s’il possède ses esprits, ne s’illumine de l’inspiration divine, prophétique et véridique ; mais seulement si le sommeil a enchainé la force de sa raison, on bien s’il est égaré par la maladie ou par un certain enthousiasme (13). »
Ainsi, Platon avait constaté que les prétendus prophètes éprouvaient des troubles mentaux particuliers, qu’il n’hésitait pas à rapporter à un état psychopathique. Dans un autre passage, il les identifie à ceux que présentaient les Corybantes, ou les Ménades, et il montre combien ce délire était contagieux (14).
Cette forme bruyante et convulsive de la Mania, l’Enthousiasme, que les prêtres de Delphes avaient si adroitement réglementée pour assurer le fonctionnement des oracles, se manifestait librement au cours des cérémonies religieuses en l’honneur de Dionysos. Au début, les fêtes de ce dieu eurent toute la simplicité des réjouissances rustiques qui se reproduisent chaque année avec les événements importants de la vie agricole. « On les célébrait, dit Plutarque, avec des formes simples qui n’excluaient pas la gaieté ; on portait en tête une cruche pleine de vin et couronnée de pampre. Puis venait un bouc soutenant un panier de figues, enfin le phallus, symbole de la fertilité (15). » C’était le temps des vendanges la joyeuse allégresse qu’entraine la récolte du raisin se manifeste encore de nos jours dans certaines campagnes sous cette forme primitive, exempte de tout symbolisme. On chante, on danse autour des cuves pleines, dans la griserie des premiers bouillonnements du vin.
Plus tard, les Dionysies champêtres firent place aux Dionysies des villes. Les processions devinrent somptueuses, les représentations théâtrales attirèrent un grand concours d’étrangers. Ce fut bientôt une institution dont l’État réglementa la marche, veillant à l’exécution d’un programme longuement préparé.
Mais à côté de ces fêtes du vin et de la moisson, de ces réjouissances au grand jour, toutes éblouissantes de soleil et d’exhibitions colorées, prirent place des cérémonies plus sombres, plus mystérieuses aussi. Telles furent les Nyctélies, les Triétéries et les Bacchanales, qui, au début, n’étaient célébrées que tous les trois ans, à l’époque du solstice d’hiver, pendant la plus longue nuit de l’année. [p. 330]
C’est alors qu’on voyait, gravissant les flancs escarpés du Parnasse, la troupe tumultueuse des adoratrices du dieu. Bientôt, sur les cimes arides, à la lueur vacillante des torches, s’ébranlait la ronde insensée des Ménades, des Thyiades el des Bacchantes en délire. Les cheveux au vent, les vêtements en désordre, agitant les thyrses, frappant les cymbales et les tympanons, elles menaient leurs farandoles étourdissantes, antiques sorcière d’un antique sabbat. C’était une danse effrénée, des gesticulations extravagantes, une débauche de postures bizarres et d’attitudes convulsées, invraisemblables ou indécentes, ou l’équilibre du corps, comme l’équilibre de l’esprit, semblait soustrait aux lois de la nature.
Aussi ces transports furibonds donnaient-ils aux Bacchantes un prestige mystérieux qu’on rapportait à l’inspiration divine. On les voyait accomplir avec leurs membres frêles de véritables tours de force ; elles osaient s’emparer de serpents qu’elles enroulaient à leurs bras ou qu’elles mêlaient à leur chevelure ; les thyrses entre leurs mains devenaient des baguette magiques, qui, frappant le sol, faisaient jaillir des fontaines de lait ou de ruisseaux de vin.
Quand les Ménades avaient atteint le plus haut degré de la fureur bachique, elles se livraient à de véritables scènes de carnage. Se jetant dans leur emportement sanguinaire sur les victimes destinées aux sacrifices, elles les dépeçaient avec leurs ongles et mordaient à pleines dent leur chair encore palpitante (16).
Les représentations figurées des scènes d’orgies dionysiaques nous montrent ces énergumènes armées de poignards et de couteaux dont elles frappent les biches et les chevreuils, n’épargnant même pas les hommes, au dire de certains auteurs.
A Athènes, les Dionysiaques, qui se célébraient à l’approche du printemps, donnaient lieu à des excès du même genre. La journée se passait en processions et en spectacles, où les fidèles se livraient à des danse extravagantes, s’agitaient comme des insensés au point d’en perdre la raison, et de tomber par terre privés de connaissance. Des troupes de gens couronnes de fleurs, de fenouil, ou de lierre, les vêtements en désordre, dansaient et chantaient à perdre haleine, déchirant de leurs ongles et de leurs dents les entrailles toutes crues des victimes, serrant des serpents dans leurs mains, les entrelaçant dans leurs cheveux, ou se roulant par terre avec les plus étranges contorsions. Le soir, une foule hurlante s’abandonnait dans les carrefours, a des transports que l’ivresse ne suffit pas à expliquer. Et au milieu de ce tumulte, certains se mettaient à prophétiser et passaient pour les révélateurs de la pensée du dieu qui les possédait. [p. 331]
De tels débordements ne pouvaient manquer d’être sévèrement jugé par les esprits raisonnables. Diogène déclarait dignes seulement de l’admiration des fous des extravagances aussi folles. Les mots eux-mêmes qui servaient à designer ces transports orgiastiques indiquent bien qu’on n’hésitait pas à les rattacher à une sorte de délire (17).
Et Euripide, pour disculper ces cérémonies du reproche d’immoralité qu’on ne pouvait manquer de leur adresser, fait dire à Tirésias, dans ses Bacchantes : « N’accuse pas Dionysos des désordres de ces femmes thébaines ; mais bien leur nature viciée. Celle qui chérit ses devoirs les respects même au milieu des fureurs que ce dieu inspire (18). »
Le culte de Dionysos ne fut pas le seul qui, dans l’antiquité, donna lieu a des cérémonies chorégraphiques.
Les Curêtes et les Corybantes, prêtres de Cybèle et de Rhéa, dansaient aux fêtes de la déesse au son des tambours, des trompes et des bouclier frappés. Leur vie s’écoulait en rondes tumultueuses. Ils promenaient de ville en ville l’image de la divinité, chantant et dansant sans trève. Leur esprit s’égarait au cours de leurs folles gesticulations, et il leur arrivait parfois de commettre d’étranges actions. A côte d’eux se trouvaient aussi les Galles, qui, dans leur délire, en arrivaient à se mutiler. L’analogie de ces débordements avec ceux des possédés du diable, avait déjà été entrevue au XVIe siècle. On désignait sous le nom de corybantismeou corybantiasme, les troubles hallucinatoires dans lesquels certains démoniaques s’imaginaient voir des apparitions surnaturelles ou entendre des voix diaboliques.
Les prêtres Saliens (de salire, sauter) sont dans l’antiquité romaine, les analogues des Curètes el des Corybantes. Ils doivent leur nom, dit Plutarque, à ces sauts qu’ils font, lorsqu’au mois de mars, ils portent en procession les boucliers sacrés dans les rues de Rome, vêtus de tuniques de pourpre, ayant un casque et de larges boucliers d’airain, qu’ils frappent de leurs courtes épées. » La procession se terminait par des festins qui étaient devenus proverbiaux (Saliares epulæ, dapes). La, se trouvaient aussi des vierges saliennes qui prenaient part aux danses. Des chants spéciaux étaient réservés pour ces cérémonies. C’était un langage tellement bizarre que personne au temps d’Horace ne pouvait arriver à le comprendre, les prêtres tout les premiers.
Les Bacchanales célébrées à Rome rappellent les Dionysiaques d’Athènes d’où elles paraissent avoir été importées, il semble cependant qu’avant [p. 332] l’introduction du culte de Dionysos en Italie, des cérémonies analogues eussent été instituées en l’honneur de la déesse Libera.
Comme les épidémies de danse de Saint-Guy, comme les Dionysies, les Bacchanales servirent bientôt de prétextes aux orgies et à la débauche. Une prêtresse du dieu, Paucula Annia, se disant inspirée par lui, fut, dit-on, l’initiatrice de ces institutions dissolues. Elle mit à la mode les fureurs sacrées, et bientôt hommes et femmes s’y abandonnèrent sans réserve. Les adeptes devinrent si nombreux qu’au dire de Tite-Live ils formaient presque un peuple (jam proope populum). Des hommes et des femmes de haut rang s’y mêlèrent ; on en vint a décider qu’on n’admettrait plus d’initiés de l’un ou de l’autre sexe au-dessus de vingt ans. Grace à l’indiscrétion d’une courtisane, nommée Hispala Fecenia, le consul Posthumius put avertir le Sénat de ce scandale ; mais plus de sept mille personnes se trouvèrent compromises dans cette affaire. La répression fut violente ; l’ordre se rétablit enfin. Les Bacchanales devaient cependant reprendre un nouvel essor au temps des triumvirs, en Égypte, avec les orgies d’Antoine et de Cléopâtre, et plus tard, à Rome, sous les Empereurs qui donnèrent l’exemple de la plus complète licence.
Les auteurs chrétiens ont insisté longuement sur l’étrange étant mental des adorateurs de Bacchus.
« Les Bacchanales, dit saint Augustin, se célèbrent avec une telle fureur que, selon l’expression de Varron lui-même, les acteurs de ces mystères doivent être nécessairement en démence (19). »
Ainsi, dans l’antiquité romaine comme dans l’antiquité hellénique, c’est toujours à l’occasion de cérémonies religieuses qu’on voit se manifester ces paroxysmes chorégraphiques. Ils sont en tous points comparables a ceux qu’on observa plus Lard au moyen-âge. Et lorsque saint Augustin, en son temps, s’élevait contre les danses extravagantes des gens du peuple à certaines époques de l’année, pour la Noël, la fête des Rois, et surtout à la Saint-Jean, c’est qu’il y reconnaissait, sans aucun doute, les analogues des Dionysiaques et des Bacchanales dont le caractère païen lui paraissait détestable.
On allumait, à ces dates annuelles, de grands feux sur les places publiques ; tous les habitants dansaient autour une ronde échevelée en poussant des cris sauvages. Là aussi, il arrivait souvent que quelques-uns de de ces énergumènes se roulaient par terre en faisant des gestes désordonnés, ou soudain se mettaient à délirer tout haut.
Plus près de nous, on retrouve encore les mêmes pratiques chez certaines sectes religieuses. [p. 333]
Au XVIIe siècle, les Cicètes sautaient et dansaient en priant Dieu. Dans le pays de Galles, vers 1760, une secte de méthodistes, les Jumpers (sauteurs), avaient pour usage de sauter et hurler pendant leur prières. Ils répétaient jusqu’à cinquante fois les mêmes mots ou les mêmes litanies et s’excitaient en gesticulant jusqu’à tomber par terre. « L’enthousiasme se communique à la foule qui, hommes et femmes échevelés et habits en désordre, crient, chantent, battent des pieds, des mains, sautent comme des maniaques, ce qui ressemble plus à une orgie qu’à un service religieux. En sortant de là, ils continuent leurs grimaces à trois et quatre milles de distance ; mais il en est, surtout parmi les femmes, qu’on est oblige d’emporter dans un état d’insensibilité (20). »
*
* *
Enfin, de nos jours, parmi les peuplades dent la civilisation est restée rudimentaire, les manifestations religieuses chorégraphiques sont la règle, et non plus l’exception.
Dans une étude, ayant pour titre Les Possédées noires (21), nous avons emprunte aux récits des explorateurs les descriptions d’un certain nombre de cérémonies en usage chez les noirs africains.
Deux exemples, parmi tant d’autres.
La scènes se passe d’abord au Dahomey. « Le grand féticheur est à la tête d’une véritable armée de jongleurs, dispersés dans les villes et dans les villages. Leur nombre dans chaque endroit est très considérable. Les femmes font partie de cette association religieuse ; leur zèle, encore plus exalté que celui des hommes, atteint le plus haut degré du fanatisme ; il y a, dans leurs gestes, souvent obscènes, toujours extravagants, quelque chose de vraiment diabolique. Douces et tranquilles dans le commerce ordinaire de la vie, les négresses s’agitent en énergumènes, dès qu’elles accomplissent les rites de leurs divinités (22). »
Et voici, au Soudan, des funérailles chorégraphiques racontées par Marcel Monnier ; « Le corps jeté a terre, autour une ronde s’organise. D’abord serrés l’un contre l’autre, marquant le pas, l’échine courbée, les bras ballants, les danseurs se redressent et partent d’un vertigineux galop. Dans un poudroiement de sable rouge, le village entier, un millier de personnes, tourbillonne, les enfants et les femmes, les jeunes mères elles-mêmes avec leurs marmots pendus en sautoir comme une giberne. Le féticheur et ses gens, à coups de martinet, activent le branle ; sur les épidermes en sueur, les lanières claquent avec un bruit de linge mouillé… » [p. 334]
Qui ne connait encore le Latah des indigènes de l’Afrique du Sud, les tourbillons des Derviches, des Ischours ou Ecumeurs du Caire, des Aïssaouas, et des sectes religieuses de l’Inde ? A la suite de danses furieuses, les fidèles se livrent à toutes sortes de débordements ; les un avalent du verre, des clous, des animaux repoussants ou des matières immondes, les autres se font des blessures profondes, de véritables mutilations, sans manifester le moindre signe de douleur. Ici encore, interviennent une musique bruyante, des rondes et des gambades désordonnées.
De nos jours d’ailleurs, et même en Europe, la chorégraphie religieuse n’est pas spéciale à Etchernach. Les « feux de la Saint-Jean » ne sont pas éteints partout. En Bretagne, il existe des danses processionnelles.
Dans un petit village montagnard de Serbie, à Duboka, le lundi de la Pentecôte, ont lieu, à l’occasion de la fête des Rousalies, des cérémonies musicales et chorégraphiques qui durent toute une semaine. Le Dr W.-M. Subotic, de Belgrade, qui a été observer récemment sur place les manifestantes, dit avoir assistés aux attaques hystériformes de certaines « prophétesses » (23).
On accumulerait à foison les faits de ce genre. La divinité, l’époque, la latitude, la musique, les costumes changent : les rites chorégraphiques se perpétuent, tendant insensiblement à virer du religieux au profane, de la procession fervente au désordre orgiastique.
*
* *
Tous ceux qui ont étudié ces cérémonies dansantes, aussi bien dans I’antiquité que dans le moyen-âge, et même de nos jours, ont été frappés de leur ressemblance avec certains phénomènes qu’on observe au cours d’affections nerveuses et mentales. Les uns, comme Calmeil, les ont décrites comme une forme de manie contagieuse. Les autres, depuis Charcot, ont affirmé la nature hystérique de ces accidents. Et ii n’est pas douteux que bon nombre de ceux qui ont participé, ou participent encore, à ces manifestations tapageuses puissent être, cliniquement parlant, considérés comme des psychopathes ou des névropathes,
Mais il ne faudrait pas trop généraliser.
Une foule peut être délirante et convulsive sans que chacun des individus qui la composent, pris isolément, soit atteint de maladie nerveuse ou mentale, De même qu’il existe des lois biologiques applicables à une [p. 335] collectivité, de même ii existe une pathologie des collectivités, avec son étiologie, sa symptomatologie, son évolution, sa thérapeutique même. Les crises chorégraphiques font partie de la nosographie des foules, au même titre que les paniques, les émeutes et toutes les manifestations enthousiastiques. Sous l’influence des mêmes causes excitatrices, l’organisme de la collectivité réagit de la même façon, par une sorte d’effet de sommation d’une infinité de décharges nerveuses. Ce sont, si l’on veut, des réflexes collectifs obéissant à une loi fonctionnelle de la vie des masses.
Tel est le rire, le fou-rire, avec ses convulsions propagées, et aussi sa contagiosité proverbiale. Tels les chants, telle aussi la danse.
Si l’on considère isolement chaque individu, point n ‘est besoin de faire appel à des névroses spéciales pour expliquer sa participation à la clause collective. L’excitation produite par les chants et la musique, l’entrainement de la cadence, la fatigue, la chaleur, la faim, l’émotion que suscitent les rites mystérieux ou l’attente anxieuse d’un miracle, tout cela n’est-il pas suffisant pour annihiler passagèrement l’action régulatrice des centres supérieurs, en laissant libre essor aux actes d’automatisme et de pure réflectivité ?
II s’agit bien là d’un phénomène physiologique, dont une prédisposition pathologique peut sans doute exagérer les manifestations, mais qui n’est pas, nécessairement, l’indice d’un état névropathique permanent. Le contrôle cortical indispensable à la juste pondération de tous nos actes, de nos actes moteurs en particulier, est sujet à des éclipses temporaires auxquelles nul ne peut échapper. Brèves chez les uns, et rapidement dissipées par une réaction volontaire, ces éclipses se prolongent davantage chez ceux qui, congénitalement ou accidentellement, sont frappés de débilité ou de déséquilibre. Ceux-ci sont alors accessibles à toutes les influences du dehors, à toutes les suggestions, aux suggestions motrices, — même chorégraphiques.
Les mieux équilibrés ne résistent pas toujours à cet entrainement : il suffit que, temporairement, leur esprit soit dominé par une idée fixe, absorbant à son profit toute l’activité fonctionnelle. Ainsi agit la foi, la foi religieuse surtout, souveraine inhibitrice. Capable d’annihiler les réactions aux pires douleurs, d’engendrer des martyrs ou des automutilateurs, la foi religieuse n’est pas moins apte à exalter les actes impulsifs, comme aussi les actes d’imitation, car la foi est essentiellement contagieuse, Elle pénètre les masses, les possède, les enthousiasme : son élan est irrésistible. Elle donne aussi libre essor a toutes les formes de cette Mania des Grecs, dont le nom s’est perpétué jusqu’à nous, en passant de la langue philosophique dans la langue des psychiâtres, aggravé dans sa signification actuelle, mais appliqué dès l’origine à des actes témoignant d’une certaine [p. 336] dysharmonie des fonctions psychiques : exaltation mystique, extases et prophéties, paroxysmes convulsifs, impulsions automatiques, explosions de chorégraphie.
Ainsi peut-on concevoir la raison de la pérennité des danses religieuses, et comment elles conservent, à travers les âges et dans tous les pays, les mêmes caractères d’impulsivité, de contagiosité, d’automatisme, quelle que soit la divinité.
Ainsi se perpétue la procession dansante des pèlerins, qui, chaque année, le mardi de la Pentecôte, se rendent à Echternach, en Luxembourg, pour implorer Saint Willibrord.
Notes
(1) V. à propos d’Echternach et de le procession de saint Willibrord : La Procession dansante, etc., par l’abbé J. Bern. Krier, 1879. — Echternach, historique et pittoresque, par le Dr Purior. — Un mois dans le Grand-Duché de Luxembourg, par le L. de Sagher (Liège, 1896).
(2) Les photographies ci-jointes ont été prises à cette date (Pl. XXXlll à XXXVI).
(3) Charcot et P. Richer, Les démoniaques dans l’art, p. 36.
(4) Dr Purior, Echternach, historique et pittoresque.
(5) La Hollande catholique, 1850, p. 72, cité par le Dr Purior.
(6) Il existe, paraît-il, autrefois, un autre tableau représentant trois souverains venus en pèlerinage à Echternach : l’Empereur Lothaire (1311), Conrad Ill (1145), Maximilien (1512).
(7) Ce dessin fut plus tard gravé à la Haye par Henricus Hondius en 1640. Charcot l’a commenté et reproduit dans ses Cliniques (t. 1, p. 158), puis avec Paul Richer dans les Démoniaques dans l’art (p. 34). Mais l’image qu’ils out publiée est empruntée à un livre de P. Lacroix (Vie militaire et religieuse du Moyen Age et à l’époque de la Renaissance, p. 439), et serait la reproduction d’un autre dessin de Bruegel, conservé à la Bibliothèque Albertine, à Vienne. Notre planche représente une photographie du dessin à la plume de la collection des Estampes du Rijks Museum d’Amsterdam.
Son authenticité est certaine ; je dois cette photographie à l’obligeance du regretté Directeur·du Rijks Museum, M. Obreen, qui la fit faire à mon intention, en juillet 1895.
La figure reproduite par Charcot et Paul Richer ne portait pas de légende ; aussi ces auteurs ont-ils pu croire qu’il s’agissait de la procession dansante du mardi de la, Pentecôte à Echternach, tandis qu’il s’agit, d’après Bruegel lui-même, d’une cérémonie analogue qui avait lieu le jour de la Saint-Jean, à Meulebeek, près de Bruxelles (HENRY MEIGE, Les pierres de tête, Nouv. Iconographie de la Salpêtrière, 1895 ; A propos d’un dessin de Pierre Bruegel, La France médicale, 1904, numéros 1, 2 et 3).
(8) L. de Sagher, loc. cit., p. 91.
(9) HENRY MEIGE, Documents figurés sur les tics et les chorées, Soc. d’Histoire de la médecine, 9 décembre 1903 ; France médicale, 10 janvier 1904.
(10) Cf. PAUL RICHER, La grande Hystérie. Appendice historique ,
(11) C. Baglivi, Opera omnia, etc., in-4°, Venise, 1761, p. 276 et suiv., cite par CALMEIL, De la folie, t. II, p. 166.
(12) Cf. BOUCHER-LECLERCQ, Histoire de la Divination dans l’Antiquité.
HENRY MEIGE, Les Possédées des Dieux dans l’Art antique. Nouv. Iconographie de la Salpêtrière, n° 1, 1894.
(13) Platon, Timée, LXXI.
(14) Ibid., Ion. V.
(15) Plutarque, De Cupid. divit., c. 8.
(16) Voy. Euripide, Bacchantes, 494 sq., 136, 139, 225.
(17) PAUSANIAS, Phocéde, ch. IV : « Les Thyiades sont des femmes de l’Attique qui vont tous les deux ans sur le Parnasse où, avec les femmes de Delphes, elles célèbrent les orgies (μαίνονται) en l’honneur de Dionysos. »
(18) Voy. BOUCHER-LECLERCQ, loc. cit.
(19) Saint Augustin, De Civ. Dei, VI, 9
(20) Abbé Grégoire, Hist. des secte, éd. 1814, T. I, p. 85.
(21) HENRY MEIGE, Les Possédées noires. [en ligne sur notre site].
(22) L’abbé Laffitte, Le Dahomé, Tours, 1876.
(23) W.-M. Subotic, Die Rusalien im Konigreichen Serbien. Jahrbücher für Psychiatrie und Neurologie, vol. XXII, 1902, p. 346 (Refer. Ladame in Revue Neurologique, 30 avril 1904, p. 389).
LAISSER UN COMMENTAIRE