Henri Piéron. Une adaptation biologique du freudisme aux psychonévroses de guerre. Extriat du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIIe année, 1921, pp. 65-76.
Henri Louis Charles Piéron, (1881-1964). Psychologue. De 1923 à 1951, Il fut titulaire de la chaire de physiologie des sensations au Collège France.
Parmi ses très nombreux travaux et publications nous avons retenu :
— Sur l’interprétation des faits de rapidité anormale dans le processus d’évocation des images. Extrait de « P. Janet, Comptes rendus des séances et textes des mémoires du IVe Congrès international de Psychologie », (Paris), 1901, (pp. 439-449). [en ligne sur notre site]
— Etudes de cents nuits de rêves. Extrait de la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 4ème série, 2ème année, tome IX, 1905, p. 342. [en ligne sur notre site]
— L’Évolution de la mémoire, Paris, Flammarion, 1910. Bibliothèque de philosophie scientifique.
— Le Problème physiologique du sommeil. Paris, Masson, 1913.
— Le Cerveau et la pensée, Paris, Alcan, 1923. Nouvelle collection scientifique.
— Éléments de psychologie expérimentale, Paris, Vuibert, 1925.
— Psychologie expérimentale, Paris, A. Colin, 1927.
— La Connaissance sensorielle et les problèmes de la vision, Paris, Hermann, 1936.
— (Avec Georges Heuyer) Le Niveau intellectuel des enfants d’âge scolaire (publication de l’Institut national d’études démographiques, 1950.
— Les Problèmes fondamentaux de la psychophysique dans la science actuelle, Paris, Hermann, 1951.
— Vocabulaire de la psychologie (avec la collaboration de l’Association des travailleurs scientifiques), Paris, Presses universitaires de France, 1951.
Voir également notre note sur les articles commun avec Nicolas Vaschide en ligne sur notre site.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été reportées enfin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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UNE ADAPTATION BIOLOGIQUE DU FREUDISME
AUX PSYCHONÉVROSES DE GUERRE
L’INSTINCT ET L’INCONSCIENT DE RIVERS (1)
Consacrer une revue à un livre, c’est se limiter, pensera-t-on, à un cadre un peu étroit ; mais, quand ce livre rapproche, unit les points de vue, les plus éloignés au premier abord, d’une biologie à l’inspiration très large, fait couler dans des voies nouvelles les flots réunis de courants étrangers les uns aux autres, il n’est pas inutile de passer en revue les principales idées de ce livre et d’indiquer les réflexions qu’elles peuvent et doivent susciter.
Mais, tout d’abord, pour mieux comprendre l’esprit de l’ouvrage, quelques mots sur l’auteur :
W. H. R. Rivers, membre de la Société Royale de Londres, « fellow » et « prælector » en sciences naturelles au « St John’s College » de Cambridge, après avoir été longtemps lecteur de physiologie des sens à cette Université, co-directeur du British Journal of Psychology, avec son collègue Myers, est actuellement âgé de cinquante-six ans. Il a, au cours de la guerre, servi, comme médecin, dans des formations destinées au traitement des psychonévroses, comme le « Maghull Military Hospital » et le « Craiglockhart War Hospital ». Mais, jusque-là il ne s’était pas occupé de médecine nerveuse ou mentale. Ce fut un psychophysiologiste et anthropologiste, dont j’eus le plaisir de faire la connaissance aux fêtes du Cinquantenaire de la Société d’Anthropologie de Paris, et dont les premiers travaux furent surtout orientés vers l’examen psychophysiologique des différentes races humaines, pour se diriger vers la physiologie des sensations d’un côté, et vers l’ethnologie et la sociologie de l’autre.
Il a participé à la grande expédition anthropologique au détroit de [p. 66] Torres organisée par l’Université de Cambridge, se chargeant en particulier de la vision qu’il étudia aussi chez des indigènes de l’Inde et de l’Égypte. Et c’est le chapitre « Vision » qu’il rédigea pour le Textbook of Physiologyde Schäfer.
Son livre sur les Todas, son mémoire sur le totémisme en Polynésie et en Mélanésie, et son grand et important ouvrage, paru en 1914, The History of Melanesian Society, représentent l’essentiel de son œuvre ethnologique et sociologique, dont l’édification a comporté des études directes et prolongées.
Du côté physiologique, sans rappeler tous ses travaux, comme l’étude de l’influence de l’alcool sur la fatigue, l’on ne peut passer sous silence qu’il fut le collaborateur de Head, le célèbre neurologiste, directeur du Brain, dans l’expérience de section de nerf, — avec analyse précise et fine des sensations au niveau du territoire affecté par cette section —, qui aboutit à la distinction, bien connue aujourd’hui, de la sensibilité protopathique et de la sensibilité épicritique, dont nous aurons à reparler plus loin.
Dans une intelligence très ouverte, à la fois érudite et libre, douée d’imagination et de sens critique, préparée par des recherches biologiques allant de la physiologie à la sociologie, le problème des psychoses a suscité des réflexions fécondes, des rapprochements séduisants, dont Rivers exposa l’essentiel au Laboratoire de Psychologie de Cambridge, puis à la « Phipps Clinic » de l’École de Médecine John Hopkins à Baltimore, en des leçons, qui sont réunies dans le volume Instinct and the Unconsciouspublié dans la Cambridge Médical Series, et que nous suivrons pas à pas pour en dégager les notions essentielles.
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Dans son introduction, Rivers rappelle qu’au moment de la guerre une théorie des psychonévroses avait été fournie par Freud, théorie qui avait rallié quelques adeptes fervents et soulevé une opposition violente, à cause du rôle exclusif qu’elle faisait jouer à l’instinct sexuel. Or la guerre a bien montré qu’il n’était pas possible de faire dépendre de la sexualité toutes les psychonévroses, et que l’instinct de conservation pouvait engendrer les mêmes troubles. Mais cela ne veut pas dire que les mécanismes décrits par Freud, et sa méthode psycho-analytique, n’aient pas une réelle valeur clinique.
Envisager biologiquement les mécanismes freudiens, tel est le but principal du livre.
Pour cela il faut d’abord s’entendre sur la notion d’Inconscient, car la psychonévrose apparaît comme la solution d’un conflit entre des principes d’activité mentale incompatibles entre eux, conflit entraînant un refoulement dans l’« inconscient ». [p. 67]
Cette notion d’inconscient, Rivers tente de la définir de la façon la plus positive, en l’envisageant comme relative à « ce qui ne peut être amené dans le champ de la conscience par aucun processus ordinaire de mémoire ou d’association, mais peut seulement être rappelé dans certaines conditions spéciales, comme le sommeil, l’hypnotisme, la méthode des associations libres ou certains états pathologiques ». Et il montre la réalité des faits mentaux rentrant dans ce cadre.
Dès lors, comment un corps d’expérience, un fait mental, peut-il devenir inconscient ? Cette question appelle une étude de la suppression, mécanisme essentiel dont la nature et la signification biologique devront être précisées.
La suppression, qui correspond au refoulement de Freud, apparaît comme une forme d’oubli particulièrement complète, apparaît surtout comme une forme active d’oubli, très différente d’un effacement spontané et progressif, et telle que bien des amnésies systématiques ou totales de guerre en ont pu donner des exemples.
Physiologiquement, comment nous représenter la suppression ? Évidemment comme un aspect du fait très général de l’inhibition. Une moelle libérée de l’influence inhibitrice des centres encéphaliques manifeste toute une réflectivité insoupçonnée jusque-là, par suite d’un phénomène de suppression. Et, plus près des phénomènes mentaux, nous trouvons un très bel exemple de suppression physiologique dans l’expérience de section de nerf faite sur Head (rameau superficiel du radial, et nerf cutané externe (2).
On sait que, au début de la régénération, se manifeste une sensibilité « protopathique », qui subit par exemple l’influence du froid et du chaud extrêmes, avec localisation vague et diffuse, pouvoir réflexogène élevé et impression pénible au point d’être insupportable. Or cette sensibilité protopathique ne se distingue plus quand revient la sensibilité épicritique, discriminative, finement localisée, sans réactions affectives marquées.
La discrimination ne serait d’ailleurs pas possible, avec les manifestations affectives intenses, régies par le thalamus, qu’on constate au cours de la phase protopathique, et qui apparaissent également lorsque les couches optiques sont libérées de l’influence inhibitrice de l’écorce. Pour l’adaptation du comportement aux conditions de vie complexes, il faut une activité discriminative, avec sensibilité épicritique, et réactivité corticale. Le fonctionnement thalamique se trouve être l’objet d’une suppression plus ou moins complète.
Mais, du fait que la suppression, en général, peut-être plus ou moins complète, deux formes d’inconscient doivent être distinguées. La sensibilité protopathique, par exemple, n’est pas complètement supprimée, elle se [p. 68] fusionne avec les éléments épicritiques, perdant son aspect original, mais intervenant encore, participant au complexus. L’inconscient proprement dit, servira à désigner seulement les formes d’activité et d’expérience mentales non utilisables dans un processus de fusion, soumises par conséquent à une suppression plus radicale.
Quel est donc le contenu de cet inconscient ?
Avant de le définir, remarquons que la suppression, — l’inhibition de mécanismes réflexes ou de sensations — porte sur des phénomènes qui relèvent de l’expérience émotionnelle ou affective, ou encore d’une expérience qu’on peut appeler intellectuelle, quand il s’agit de sensations, mais avec une tonalité affective très marquée.
Un lien très étroit apparaît entre la suppression et l’émotion. L’émotion, d’autre part, suivant les conceptions de Mac Dougall, peut être regardée comme un aspect d’une réaction instinctive. Chaque émotion est l’aspect affectif d’un instinct : la peur est l’envers de la fuite.
L’inconscient tendra à devenir à nos yeux une véritable prison pour instincts ; il a pour fonction d’emprisonner les réactions instinctives et les tendances — avec les expériences qui leur sont liées — quand elles ne sont pas en harmonie avec les constituants prévalents de la conscience, en sorte que leur influence engendrerait de la souffrance, « pain and discomfort ».
Le contenu de l’inconscient est fait, en premier lieu, des états affectifs, « feelings and affects », qui forment normalement l’aspect conscient des réactions instinctives, et en second lieu des éléments sensoriels et intellectuels qui ont été associés avec ces réactions instinctives et. affectives.
Du moment que les instincts forment l’essentiel du contenu de l’inconscient, il faut pénétrer davantage la nature de l’instinct.
On le considère quelquefois comme identique à l’activité animale, ce qui n’est pas satisfaisant, ou à l’activité sous-corticale (Lloyd Morgan), ou, ce qui paraît le plus juste, à l’activité innée — tandis que l’intelligence répond à une activité acquise — le critère de l’innéité n’étant pas toujours d’un emploi commode, car on voit apparaître au cours du développement des activités nouvelles dont on ne sait si elles sont innées ou acquises.
Mais, si l’on s’adresse à l’homme — ce qui est préférable aux yeux de Rivers quand on veut différencier les instincts — on constate que, ce qui caractérise ceux-ci, ou du moins un grand nombre d’entre eux, c’est la validité, à leur égard, de la loi connue en physiologie sous le nom de « loi du tout ou rien » (all or none principle).
Cette loi a été démontrée par Keith Lucas pour l’excitation des fibres musculaires isolées qui ne répondent pas à une excitation tant que celle-ci est trop faible, et qui, quand le seuil est atteint, réagissent immédiatement par une contraction maximale. Lucas et Adrian pensaient que [p. 69] cette loi valait pour l’excitabilité des nerfs. Elle ne s’applique pas à la sensibilité épicritique en tout cas, étant donnée la loi de Fechner, et elle ne s’appliquerait pas aux instincts des insectes. Mais elle vaut pour la sensibilité protopathique, pour les réflexes dits d’automatisme médullaire, se manifestant après section de la moelle quand cesse l’action inhibitrice du cerveau, et pour des réactions émotives liées à une certaine, classe d’instincts, possédant les caractéristiques suivantes :
1) L’absence d’exactitude dans la discrimination, l’appréciation et la graduation de la réponse ;
2° La réactivité avec toute l’énergie disponible ;
3° La réactivité immédiate et incontrôlée.
Les caractéristiques sont bien celles de l’activité du thalamus, dont dépendent ces instincts que, par analogie avec ce qui a été constaté dans le domaine de la sensibilité, on appellera « protopathiques », pour les différencier des instincts « épicritiques », qui ne sont pas soumis à loi du tout ou rien.
Quels sont maintenant les instincts particuliers qu’on rencontre chez l’homme ? Ils se rangent en trois catégories, ceux de conservation (self preservation), ceux de perpétuation de l’espèce (l’instinct sexuel strict et l’instinct parental) et ceux de maintien de la cohésion dans le groupe social (l’instinct grégaire).
La première catégorie concerne les fonctions dénutrition (formes appétitives de la faim et de la soif, ou répulsives) et la protection vis-à-vis du danger.
Les instincts de dangerméritent qu’on s’arrête particulièrement sur eux à cause de leur rôle pathogène ; ils comportent cinq formes principales de réaction.
La fuite, développement de la réaction de répulsion, l’une des deux formes fondamentales de comportement ; l’aggression, qui correspond à la deuxième de ces formes fondamentales ; l’activité « manipulative », réaction normale de l’homme sain, réaction complexe et adaptée pour écarter ou surmonter le danger ; l’immobilité, par inhibition, suppression de mouvement ; enfin le collapsus, avec tremblements et paralysie, réaction qui a préoccupé les biologistes, dont Haller pensait qu’elle servait, à éliminer les moins aptes dans l’intérêt de l’espèce, et qui apparaît en réalité comme une défaillance de l’instinct de conservation, dans des circonstances où, par suite d’excitations excessives ou inhabituelles, il se produit un conflit de tendances diverses.
Chacun de ces instincts particuliers a un aspect affectif : la peur (fuite), la colère (aggression), le calme par absence d’émotion (activité manipulative), la suppression, l’inhibition radicale (immobilité), la terreur enfin (collapsus).
Dans ces réactions, il en est une seule épicritique, l’activité manipulative, qui dériverait, chez l’homme, des nécessités où se sont trouvés ses [p. 70] ancêtres arboricoles de procéder à des actes complexes et bien adaptés pour échapper au danger : sur un arbre, ni la fuite brutale, ni l’immobilité simple ne conviendrait, mais seulement le saut de branche en branche, d’arbre en arbre, qui exige une grande précision dans l’appréciation sensorielle et dans la réalisation motrice.
Si à cette activité ne s’applique pas la loi du tout ou rien, qui vaut pour les autres formes de réaction, au fait de la suppression, qu’implique aussi bien l’activité manipulative que la réaction d’immobilisation, la loi paraît s’appliquer. Toutefois le développement phylogénétique comporte, jusque dans les manifestations inhibitrices, une substitution progressive de la forme épicritique comportant discrimination, sélection et graduation, à la forme protopathique primitive du tout ou rien.
Mais, dans l’enfance, la forme protopathique se manifeste encore, et elle réapparaîtra au cours de régressions pathologiques.
Et certaines réactions ne peuvent pas se soustraire à la loi du tout ou rien : l’immobilisation n’est pas compatible avec des tendances motrices, quelque adaptées qu’elles soient ; il la faut totale ou nulle, son rôle utile est à ce prix.
Dans les instincts animaux, la suppression des tendances, dont la nécessité apparaît en certains cas avec évidence — la vie de la grenouille n’est pas compatible avec les tendances du têtard — peut être moins complète : le papillon au moment de pondre sera attiré par exemple vers la plante qui sert d’aliment à la chenille et dirige des tendances normales chez celle-ci.
Ainsi la suppression est, suivant les cas, suivant les niveaux d’évolution, complète ou incomplète. Mais il existe des cas où la suppression, complète par certains côtés, paraît inefficace à d’autres : c’est lorsqu’il se produit une dissociation, non pas au sens des physiologistes, tel qu’il vaut dans le domaine des sensations dissociées par exemple, mais au sens de la réalisation d’une activité indépendante par le corps d’expérience supprimé.
Supposons par exemple un animal amphibie : quand il vit à terre, tout un système de tendances, avec sa série de souvenirs, d’expériences, entre en activité, et reste sans rapport avec le système alternant concernant la vie dans l’eau. Les deux systèmes sont indépendants et impénétrables l’un à l’autre ; ils coexistent sans s’influencer.
Chez l’homme normal, il se réalise au contraire une fusion complète des systèmes d’activité qui ont pu être dissociés chez ses ancêtres, mais, par régression pathologique, la dissociation peut reparaître.
Il y a alors existence d’un corps de tendances supprimées — avec les souvenirs qui s’y rapportent, — mais manifestant une activité indépendante ; c’est ce qu’on appelle un complexe, expression que Bernard Hart emploie pour tout système à tonalité affective, ce qui en ferait un synonyme du « sentiment » de la psychologie orthodoxe, mais qu’il vaut mieux réserver pour le corps d’expérience supprimé, avec activité indépendante du [p. 71] comportement normal, et conscience dissociée de la conscience qui accompagne le comportement normal. C’est dire que le complexe vrai est soumis à la loi du tout ou rien, et prend une signification nettement pathologique, tandis que des expériences supprimées peuvent parfois intervenir normalement comme éléments d’un « sentiment » gradué engendré par fusion, qui puise dans le corps de « l’inconscient », mais qui appartient aux processus épicritiques.
Nous sommes arrivés ainsi à préciser des notions essentielles en matière de psychopathologie humaine. Mais les processus humains comportent l’intervention constante de l’instinct grégaire(gregarious or herd instinct), auquel il faut accorder l’attention qu’il mérite.
Cet instinct a trois aspects : un aspect moteur—l’imitation involontaire qui sera appelée la mimesis— ; un aspect affectif, la sympathie ; enfin un aspect cognitif, la suggestion de Mac Dougall, que l’on appellera l’intuition. Mimesis, sympathie et intuition constituent le processus général d’influence collective, à réalisation involontaire, qui pourra être appelé le processus de suggestion.
L’intelligence sur le terrain de la biologie individuelle, la suggestion, sur le terrain collectif et social, sont les deux processus essentiels qui ont évolué, des formes protopathiques primitives soumises à la loi du tout ou rien, vers les formes épicritiques, comportant discrimination et graduation, assurant l’ajustement du comportement individuel aux conditions biologiques du milieu et aux conditions sociales, c’est-à-dire au comportement des autres individus du groupe.
La suggestion, processus involontaire, est en rapport étroit avec la sphère de l’inconscient, et, de fait, on trouve une continuité entre ce processus et l’hypnotisme, qui apparaît comme un moyen d’agir sur l’inconscient, en faisant jouer à volonté les deux grands mécanismes essentiels, suppressionet dissociation, lesquels, avec l’accroissement de suggestibilité, et l’augmentation de sensibilité, constituent les quatre caractères de l’état hypnotique.
Du fait de la « suppression » très marquée dans l’hypnose, on trouve des formes de passage entre cet état et l’immobilisation des animaux (la cataplexie) ; on trouve surtout une parenté assez étroite avec le sommeil, dans lequel certains processus mentaux sont mis en suspens dans un but de restauration du dormeur, pour une pleine efficience mentale et corporelle.
Avec l’hypnose, le sommeil a d’ailleurs un autre point commun, l’existence de phénomènes de dissociation, en ce que des activités inférieures entrent en jeu quand le contrôle des processus supérieurs qui les inhibe se relâche.
En même temps le sommeil s’apparente, plus directement encore, avec l’immobilisation, en ce qu’il représente aussi un processus instinctif de suppression, mais entrant enjeu périodiquement et non accidentellement, [p. 72] non pour la protection vis-à-vis du danger, mais pour la mise en repos des parties les plus fatigables de l’esprit et du corps, enfin non plus protopathique et soumis à la loi du tout ou rien, mais finement gradué.
Nous voici préparés maintenant par toutes ces considérations à envisager directement le problème des psychonévroses.
Celles-ci relèvent d’une faillite du maintien de l’équilibre entre les tendances instinctives et les forces qui les contrôlent, équilibre caractéristique de l’état de santé.
La défaillance peut être due à une exagération de la force des tendances et, surtout, à un affaiblissement du contrôle, par chocs, fatigues, maladies diverses, etc.
Dans la vie ordinaire la grande majorité des névroses est due au déséquilibre dans le contrôle de l’instinct sexuel, ce qui explique la conception limitée du freudisme ; mais, au cours de la guerre, les iroubles portèrent sur l’instinct de conservation.
Dès lors, la nature d’une névrose dépend du processus par lequel l’organisme tente de résoudre le conflit entre les tendances instinctives qui ont échappé au contrôle et les forces contrôlantes, quand la fusion épi critique n’est plus possible.
Une première forme est la suppression réussie, le refoulement — volontaire ou involontaire, il n’est pas toujours facile de préciser — de tout ce qui se rattache à la peur : cette forme est la plus « saine ».
Une deuxième engendre la névrose d’angoisseou de répression. Quand la suppression, aussi bien que l’intégration, que la fusion équilibrée, échouent, et qu’il y a effort volontaire continu de répression, il en résulte un état neurasthénique, un état d’angoisse plus ou moins continu ; dans les cas où la répression est la plus efficace, ce n’est que pendant la libération hypnique du contrôle que les tendances relevant de la peur se manifestent sous forme de cauchemars.
La troisième forme sera l’hystérieelle-même, comme névrose de substilution, ou névrose de suggestion (mais non pas comme le veut Freud, névrose de « conversion », ou de dérivation des forces engendrées par le conflit).
Dans l’hystérie, par un processus de suggestion d’origine sociale — facilité par l’éducation militaire du simple soldat, la discipline renforçant la suggestibilité — à la suite d’une défaillance des processus d’intelligence individuelle, il se produit des modifications particulières d’une forme de l’instinct du danger réapparue au cours de la régression pathologique, l’instinct primitif d’immobilisation, qui se manifeste dans les paralysies, les anesthésies, de type protopathique, c’est-à-dire soumises à la loi du tout ou rien.
Le mutisme hystérique met bien en évidence l’aspect collectif d’une manifestation chez l’homme de cet instinct d’immobilisation : Alors que le cri est une réaction sociale, celle d’un membre du groupe en danger, [p. 73] sa suppression est une condition nécessaire d’une immobilisation efficace.
Quant aux attaques convulsives, elles seraient rares chez les hystériques de guerre, plutôt soumis à des ictus, véritables « crises d’immobilité », et se manifesteraient chez les hystériques de paix, surtout chez les femmes comme une réaction particulière au danger, une réaction de défense dans les rapports sexuels où se déchaîne la brutalité du mâle.
Toute une série d’autres formes de psychonévroses représentent toujours des tentatives de résoudre le conflit par déséquilibre pathologique initial : les dissociations (altérations de personnalité, fugues, etc.) ; les phobies, comportant l’expression occasionnelle d’expériences réprimées —sans que le transfert symbolique de Freud soit toujours valable — ; les névroses de contrainte, avec impulsions, suicides, etc. ; les rationalisations— expliquant le succès du Christian Scientism —; les hypocondries, toxicomanies, (alcoolisme), paranoïas, démences précoces ; et enfin les psychoses de désintégration (manies) représentant la faillite complète de toute solution.
Toutes ces formes de psychonévroses, relevant d’une déséquilibration qui tend à se redresser, apparaissent d’autre part comme des aspects d’une régression mentale : la maladie ferait redescendre à l’organisme des échelons de son développement, le ferait repasser par des étapes primitives. Le retour au protopathique, au « tout ou rien », en est une preuve :
La substitution de l’immobilisation aux formes plus évoluées de réaction . au danger caractérise l’hystérie ; la puissance des réactions émotionnelles reprend, chez le psychonévrosé, affecté par les cauchemars et les terreurs nocturnes, toute l’ampleur qu’elle possède chez l’enfant ; le goût de solitude semble une défaillance régressive de l’instinct social ; l’impulsion, la dissociation constituent des régressions évidentes ; et même les rêves diurnes de la démence précoce, conduisant aux hallucinations et aux délires, sont des retours aux imaginations infantiles.
La thérapeutique, la « psychothérapie », qui s’est montrée si efficace dans les névroses de guerre, doit donc s’exercer en sens inverse de cette régression spontanée, qui conduit à des réactions asociales et antisociales, en dérivant l’énergie née du conflit vers les idéals les plus élevés de la société, en un processus caractéristique de l’évolution qui mène aux formes de vie les plus hautes, comme l’art, la science ou la religion, le processus de sublimation.
L’enfance représente un conflit prolongé entre les tendances instinctives individuelles et les traditions ou les buts collectifs, qui l’emportent dans la réalisation de l’adulte normal ; l’équilibre obtenu est rompu par le trouble qui engendre la psychonévrose ; il faut le rétablir par une éducation nouvelle, qui assure les processus de suppression et de sublimation nécessaires, qui refoule les instincts individuels, et qui dirige l’activité dans le sens des tendances sociales. [p. 74]
On voit combien est compréhensive et séduisante cette synthèse de Rivers, qui garde du freudisme les notions principales, le refoulement qu’il appelle suppression, la dissociation, et le rôle des complexes inconscients, et qui leur donne une signification biologique et physiologique tout en montrant le rôle considérable des influences collectives.
Certes il y aurait bien à mon avis, des objections ou des critiques à formuler :
La généralité physiologique de la loi du tout ou rien, la notion même de sensibilité protopathique cutanée ne sont pas acceptées sans discussion ni réserves.
La classification pathologique, rapide et un peu superficielle, n’est pas à coup sûr très satisfaisante.
La notion d’émotion, empruntée à Mac Dougall, aurait besoin d’être précisée et complétée.
L’orientation pithiatique des accidents névrosiques ne devrait-elle pas être en certains cas évoquée ?
L’existence d’accidents convulsifs hystériformes, loin d’être rare au cours de la guerre, s’est montrée au contraire, en France du moins, d’une exceptionnelle fréquence, et l’explication freudienne de ces accidents paraît bien peu solide,
Nombre d’accidents, comme les scènes de guerre somnambuliques, avec activité courageuse parfois, ne trouvent pas d’explication satisfaisante.
Le rôle, indéniable, d’atteintes organiques légères, doit intervenir pour expliquer certains des accidents commotionnels — certaines amnésies en particulier — qui ne relèvent pas tous d’un mécanisme purement psychologique ; et l’émotion elle-même provoque des perturbations endrocriniennes, dont l’intervention, dans le déséquilibre initial, peut orienter directement des accidents, échappant ainsi à la théorie générale. Mais il n’y a là que des détails en somme secondaires.
Au point de vue du fond, on peut regretter que, se plaçant à un point de vue objectif, Rivers emploie, comme expressions fondamentales, les termes de conscient et d’« Inconscient » qui ne sont nullement nécessaires et qu’il vaut mieux éviter en biologie, surtout quand ils risquent, comme chez beaucoup de psycho-analystes, de se transformer en entités. Ce n’est encore qu’une question de vocabulaire.
Plus grave me paraît le reproche, qu’on peut adresser à Rivers, de subordonner sa conception générale des psychonévroses à un point de vue finaliste, toujours dangereux pour la science, parce que trop commode.
Voir dans la maladie un effort de l’organisme pour rattraper un équilibre défaillant n’est pas une attitude scientifiquement satisfaisante, et, dans le détail, faire de l’hypocondrie. de la démence précoce même des efforts de [p 75] rééquilibration, ne paraît pas très heureux. C’est là une attitude qui convient à la métaphysique freudienne, mais non à une biologie d’esprit moderne. Il ne faut pas oublier que, les troubles dans le fonctionnement des appareils nerveux étant en rapport avec des modifications organiques, la distribution de celles-ci peut se traduire dans l’orientation des troubles fonctionnels qui échappent dès lors aux constructions théoriques.
Il n’en reste pas moins que quelques grandes idées générales de Rivers sont particulièrement intéressantes et fécondes.
Qu’on admette ou non dans toute sa rigueur la loi du tout ou rien, il n’en reste pas moins que les formes élémentaires du comportement n’impliquent pas une adaptation graduée qu’on constate dans les formes les plus évoluées. Qu’on admette ou non l’existence de la sensibilité protopathique cutanée ayant un système propre dans les branches nerveuses périphériques, il n’en reste pas moins que les sensations organiques, de type primitif, à fort coefficient affectif, nous donnent une forme protopathique incontestable par rapport aux systèmes sensoriels épicritiques comme celui de la vision par exemple. — Et que, dans le développement, l’épicritique, avec graduation et discrimination, sans répercussions affectives notables, se substitue au protopathique, qui déchaîne les émotions et le jeu aveugle des tendances, cela est un fait indéniable, à tel point qu’on en est venu à ne considérer dans l’homme que la machine intellectuelle épicritique, et à négliger en lui la machine affective, biologiquement la plus profonde, avec son système de tendances directrices, d’instincts fondamentaux, sans lesquels la vie ne pourrait durer.
Dès lors, la régression pathologique peut réellement faire prédominer les aspects protopathiques de l’activité mentale.
Le freudisme a utilement attiré l’attention sur les profondeurs de l’organisme, masquées sous un revêtement constitué presque en entier par la « sublimation » sociale. Très habilement, Rivers dégage, des exagérations et déformations sexuelles du freudisme, les notions fécondes, celles des mécanismes, auxquels il donne un sens physiologique, et en particulier la « suppression », qui est une forme de l’inhibition, ce phénomène capital dans toute la physiologie du système nerveux, qui intervient en particulier dans les réactions d’immobilisation et dans les états de sommeil que Rabaud a été déjà conduit à rapprocher (3), et dont la parenté ne m’avait pas échappé quand j’étudiais la physiologie et la biologie du sommeil (4). En mettant en valeur le rôle de la sphère affective, et en cherchant à interpréter biologiquement les phénomènes normaux ou anormaux qui résultent de son activité propre dans le comportement humain, l’œuvre [p. 76] de Rivers s’intègre dans un grand courant contemporain, auquel on rattachera d’abord tous les travaux de Pierre Janet dont dérive le mouvement psychanalytique, puis la théorie du sommeil et de l’hystérie de Claparède, la psychologie de raisonnement de Rignano, etc.
Mais, en outre, Rivers, par ses travaux ethnologiques et sociologiques, a été conduit à faire jouer aux influences collectives le rôle qui leur appartient bien dans le comportement individuel, et en cela il se montre d’une originalité féconde. Il intègre en effet dans la biologie, sous la forme des instincts grégaires, l’influence collective que les sociologues étudient en elle-même, in abstracto. Il montre le rôle de cette influence dans la genèse de l’hystérie, où s’exagère la manifestation suggestive normale de l’instinct grégaire.
L’effort de Rivers est biosociologique, il est donc biologique au sens large, et, s’il n’aboutit pas à des données pathologiques utilisables telles quelles dans le détail, il n’en éveille pas moins des suggestions importantes.
Pour ma part, sans envisager toujours les choses sous le même angle que Rivers, j’ai été conduit comme lui — et une assez grande analogie dans la nature de nos recherches et de notre formation permet de ne s’en pas étonner — d’une part à accorder aussi à la sphère biologique affective une place de tout premier ordre dans la vie mentale, en lui attribuant le rôle directeur de l’activité, à laquelle l’intelligence, la sphère associative fournit seulement des moyens, et d’autre part à admettre une intervention très importante des influences collectives, des processus d’origine sociale, à la fois dans les tendances directrices et dans les moyens intellectuels (5).
Cela permet de comprendre pourquoi j’ai consacré ces quelques pages à l’exposé des vues de Rivers qui ne pouvaient manquer, malgré certains heurts inévitables, d’éveiller en moi une très vive sympathie intellectuelle.
H. PlÉRON.
Notes
(1) W. H. R. Rivers. Instinct and the Unconscious. A Contribution to a biological theory of the Psycho-neuroses. 1 vol. in-8°. 252 pages, Cambridge University Press, 1920.
(2) Voir Rivers et Head. A human experiment in nerve division. Brain, novembre 1908, 31, 3, p. 323-450.
(3) Cf. H. Rabaud. L’immobilisation réflexe et l’activité normale des Arthropodes. Bulletin Biologique, T. III, 1949.
(4) Cf. H. Piéron.Le problème physiologique du sommeil, Paris, 1912. La biologie du sommeil, p. 1-37. L’Hypnose et la Cataplexie, p. 228-235.
(5) Voir H. Piéron. Le Puérilisme. Essai d’analyse du syndrome de Dupré à propos des puérils de guerre. Revue de Médecine, 1919, n° 3 et 4, p. 300-343 et p. 410-437. — Le fonctionnement cérébral et l’expérience pathologique de guerre. Revue du Mois, 1919, n° 117, p. 361-397. — De la dualité fondamentale des processus associatifs et des processus affectifs dans les syndromes mentaux (Comm. à la Soc. méd. psych. du 31 mai 1920). Annales Médico-Psychologiques, 1920, n° 5, p. 409-416.
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