Henri Petit [M. P.]. Incube. Dictionnaire des Sciences médicales Panckoucke. (Paris), C. F. L. Panckoucke, tome 24, ILI-INF, 1818, 304-310.
(Apparaîtra trois ans plus tard dans le Dictionnaire abrégé des Sciences Médicales en 14 volumes, 1821, au mot cauchemar, sans signature).
Henri Petit, médecin à Soissons, fit ses études de médecine à Paris.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons modernisé la typographie. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 304]
INCUBE, s. f., incubus, de incubo, qui se couche dessus. On donne ce nom à une espèce de songe, dont le caractère principal consiste dans le sentiment d’une forte pression que le malade attribue à un poids quelconque, et le plus souvent à un être vivant placé sur sa poitrine. [p. 305]
Cette maladie, rangée parmi les affections nerveuses, a reçu différens noms. On l’a appelé cauchemar, asthme nocturne, éphialte. Pline la désignait sous le nom de ludibria fauni, parce que les Romains attribuaient aux faunes, ce que, dans notre siècle, le vulgaire attribue à certains génies malfaisans et lubriques qui rôdent, dit-on, principalement pendant la nuit, et que les anciens croyaient être des démons qu’ils appelaient tantôt incubes, tantôt succubes, selon la position qu’ils prenaient. Les incubes attaquaient les femmes, et les succubes les hommes.
Johann Heinrich Füssli (1741-1825) – Le Cauchemar (version – 1790-1791) – Goethe Museum, Francfort
Les histoires particulières d’incubes sont assez rares dans les recueils des observateurs, parce que, comme l’observe Caelius Aurelianus, cette affection n’est le plus souvent qu’accidentelle, passagère, et n’inquiète pas assez la personne qui en est atteinte, pour la porter à consulter un médecin. Pierre Forest (lib. x , obs. 51) rapporte que, dans son enfance, étant plongé dans un profond sommeil, il lui sembla qu’un chien noir s’était couché sur sa poitrine, et le pressait si fortement, qu’il craignait d’étouffer : il se réveille frappé de terreur, et jetant quelques cris pour appeler ses parens, il ne peut, dans le premier moment, leur parler; mais au bout de quelques instans tous les symptômes de l’incube disparurent, et le malade n’en fut plus attaqué de sa vie.
Un officier de marine ayant soupé à table d’hôte avec un voiturier qui, pourvu d’un appétit extrêmement vorace, mangeait tout ce qui restait dans les plats, crut sentir, pendant la nuit, ce nouveau Gargantua lui sauter sur la poitrine, et lui presser sur l’estomac, comme s’il eût voulu lui arracher les alimens qu’il contenait. L’officier se réveilla en sursaut, et rejeta, par le vomissement, tout ce qu’il avait mangé la veille (Louis Dubosquet, Thèse, Juin 1815). L’incube affecte fréquemment une sorte de périodicité; ses attaques ont lieu la nuit au milieu du sommeil. Quelquefois elles surviennent dans l’état de veille. Rhodius cite trois hommes qui étaient dans ce cas, mais il n’en donne pas l’observation détaillée. Jason Pratensis (De morbis cerebri, cap. 26) et Jean Schenck (obs. 253) citent chacun un exemple semblable. Dans les Ephémérides des curieux de la nature, on trouve un fait à peu près analogue, mais qui est loin d’être concluant. Silimaque, médecin de la secte d’Hippocrate, au rapport de Caelius Aurelianus, a vu à Rome le cauchemar régner épidémiquement, et se terminer par la mort. Il est probable que, dans ce cas, cette affection était le symptôme prédominant d’une autre maladie, et peut-être le masque d’une fièvre intermittente pernicieuse. On trouve dans Pierre Forest (lib. x, obs. 52) un incube périodique sous le type tierce. [p. 306]
Causes : Les causes de l’incube sont celles de la pléthore, celles qui disposent aux affections gastriques, et surtout la plupart de celles qui déterminent les maladies nerveuses.
1°. Ainsi sont exposés au cauchemar ceux qui mènent un genre de vie trop sédentaire, qui se nourrissent d’une manière trop succulente et couchent habituellement sur le dos… Dans ces circonstances, un lit trop chaud, le poids des couvertures, le souffle étouffant du vent du midi, et surtout la suppression d’une évacuation sanguine habituelle, suffisent pour l’occasionner.
2°. Ceux qui, ayant l’estomac mal disposé, se livrent à des excès de table, surtout le soir, et en général ceux chez qui l’on observe quelques signes d’embarras gastrique, tels que bouche mauvaise, enduit blanchâtre de la langue, perte d’appétit, nausées, etc. Le cauchemar produit par cette cause attaque principalement les individus qui se mettent au lit aussitôt après avoir pris leur repas, surtout s’ils dorment sur le dos, la tête dans une position horizontale. Les enfants, et principalement ceux qui sont d’un appétit vorace, y sont plus que sujets que les adultes.
3°. Les personnes douées d’une grande sensibilité, celles dont le système nerveux est très-mobile, les esprits faibles qui sont frappés profondément par certaines conversations, certaines lectures, les individus qui passent brusquement d’une vie active à un état sédentaire, les hommes qui se livrent aux travaux de cabinet et à de longues méditations, ceux qui abusent des narcotiques, ceux qui font des excès dans les plaisirs de l’amour, ou qui s’en privent après en avoir longtemps joui.
L’incube paraît, dans beaucoup de cas, être le symptôme précurseur de la manie et des autres aliénations mentales. M.M. Esquirol et Dubosquet ont eu occasion de vérifier plusieurs fois cette observation sur les aliénés de la Salpêtrière. François Boissier Sauvage de La Croix met au nombre des causes du cauchemar les affections vermineuses et l’hydrocéphale.
Symptômes. L’invasion de l’incube est ordinairement brusque et sans symptômes précurseurs; le malade se sent tout à coup suffoqué par l’objet qu’in croit être placé sur sa poitrine. Les formes les plus communes sous lesquelles cet objet se présente à l’imagination, sont celles d’un cheval monstrueux, d’un homme difforme, d’une vieille femme, qui sautent sur la poitrine et y restent couchés ou assis; d’un fantôme ou d’un démon qui vient embrasser le malade pour solliciter à la luxure. Lorsque les enfants ont peur, dans la veille, de certains animaux, tels qu’un chat, un singe, etc., c’est l’aspect de quelques-uns de ces animaux que leur imagination leur présente. Si ceux qui en ont soin les entretiennent de contes de sorciers, de spectres, de génies malfaisants, ils s’imaginent être pressés, étouffés, étranglés par ces espèces d’êtres surnaturels. [p. 307]
- Dubosquet a joint à sa dissertation une gravure qui représente une jeune personne respirant à peine, les cheveux épars, les bras et la tête pendans hors du lit; la malade croit voir sur sa poitrine une espèce de singe très gros et très lourd, et aperçoit en outre un animal énorme, semblable à un cheval, près de s’élancer sur elle.
Quelquefois l’imagination nous transporte sur le bord d’un précipice immense, nous voulons fuir, mais une main ennemie nous retient et paralyse nos mouvements. A ces symptômes se réunissent un grand désir de se réveiller, sans le pouvoir, une anxiété extrême, une agitation plus ou moins marquée, des cris confus, des gémissements, un sommeil lourd, pénible et accompagné de mal de tête, de sueurs copieuses, et quelquefois d’un mouvement fébrile. L’accès finit ordinairement par le réveil en sursaut, et laisse après lui une impression de terreur, une pesanteur de tête, et surtout une fatigue considérable des membres, qui se prolonge plus ou moins longtemps. Caelius Aurelianus remarque que, au moment du réveil, toutes les ouvertures extérieures, comme le nez, les oreilles, les yeux, sont humides, et que le malade éprouve une petite toux et une rigidité du col.
Quelquefois le malade aperçoit les approches de l’accès avant d’en être tout à fait attaqué.
Complications. L’affection qui se trouve le plus souvent réunie au cauchemar, est le songe vénérien. Jean-Baptiste Morgani rapporte (épist.18, cap. 6 ) la complication d’un anévrysme du cœur avec l’incube. Pronostic. Le pronostic est en général peu fâcheux, lorsque l’incube ne se renouvelle que deux ou trois fois dans le cours de la vie; mais lorsque les accès sont très-fréquens et très-rapprochés, ils sont le présage de quelque maladie grave, de l’apoplexie, de la mort subite. Rhodius cite le cas d’un professeur de Pavie, chez lequel le cauchemar fut suivi d’apoplexie.
Théorie de l’incube. Voici quelle était la théorie d’Hippocrate sur cette maladie. Lorsque l’homme se livre au sommeil, dit-il, l’âme veille et exécute toutes les fonctions du corps. Cela est évident à l’égard du cauchemar. En effet, de même que l’âme, qui est avertie dans le sommeil de l’impression que le stimulus de la semence produit sur les vésicules séminales, joint cette sensation avec les idées qui en dépendent ou qui l’accompagnent ordinairement; et que, pressée du désir de l’accouplement, elle excite l’érection, et l’éjaculation qui en est la suite ; de même, lorsqu’il se rencontre dans les organes de la respiration un obstacle quelconque à leur action, l’imagination s’égare facilement, et unit à un sentiment pénible l’idée [p. 308] d’un génie malfaisant ou de quelqu’animal d’une forme monstrueuse qui comprime la poitrine, en sorte que la terreur dont le malade est tourmenté, l’agite, le met en sueur, lui fait même pousser des cris, autant toutefois que ces divers accidents sont compatibles avec un sommeil profond. Mais si le réveil a lieu, ce prestige s’évanouit aussitôt, ainsi que la maladie.
Sauvages pensait que l’obstacle qui s’oppose au mouvement alternatif de la poitrine, pouvait bien déterminer le rêve, mais que certainement c’était quelquefois le rêve qui avait lieu d’abord, et qui déterminait la sensation d’étouffement. Je me souviens, dit-il, d’avoir souvent rêvé, lorsque j’étais jeune, qu’un chat grimpait sur mon lit, mais que je n’éprouvais de suffocation que lorsque je m’imaginais que ce chat passait de mes pieds sur ma poitrine. Ainsi la suffocation était déterminée par le songe que je faisais, et non pas le songe par la suffocation, comme on le croit communément.
Traitement. On conçoit que le traitement doit varier suivant les causes. Les indications sont faciles à remplir. L’incube est-il occasionné par la pléthore, on se trouve bien de ne point souper, ou au moins de ne se coucher que lorsque la digestion est faite. On se livre pendant le jour à l’exercice, on prend quelques boissons délayantes, et on a recours à la saignée, si la pléthore est très-prononcée. Il faut aussi avoir soin de se coucher sur le côté, et avoir la tête et les épaules élevées durant le sommeil.
Quand le cauchemar est produit par un embarras gastrique, on emploie les vomitifs ou les purgatifs, selon les circonstances; on recommande au malade d’être sobre, de s’abstenir du repas du soir, de vin, de liqueurs spiritueuses, de viandes noires, et de toutes les substances difficiles à digérer. Si l’estomac est faible, languissant, il faut en relever le ton par le vin de quinquina et les eaux ferrugineuses.
A l’égard de l’incube causé par quelques affection nerveuse, on conseille les antispasmodiques et surtout les distractions, le séjour à la campagne, une société choisie, des exercices variés du corps ; enfin le malade doit observer tous les préceptes de l’hygiène.
Si la maladie qui nous occupe est compliquée de vers ou de l’hydrocéphale, on doit adopter le traitement indiqué pour ces maladies. Il en est de même de la complication avec la maladie et l’hypocondrie.
L’observation suivante, rapportée par Théophile Bonnet, présente un exemple de guérison par une méthode purement mécanique, et qui pourrait facilement être employée dans un cas analogue.
Un homme robuste, et d’ailleurs bien portant, éprouvait depuis deux mois des attaques de cauchemar qui le prenaient [p. 309] toutes les fois qu’il lui arrivait de dormir couché sur le dos. Il pris le parti de faire coucher dans son lit un domestique qui, lorsqu’il s’apercevait que son maître éprouvait une attaque de cauchemar, le retournait sur le côté. Ce procédé ne manqua jamais de faire cesser l’accès sur-le-champ.
Un des exemples les plus curieux d’incube est celui que M. le docteur Laurent a rapporté à la Société de médecine, et que nous allons consigner ici.
« Le premier bataillon du régiment de Latour-d’Auvergne, dont j’étais chirurgien-major, se trouvant en garnison à Palmi, en Calabre, reçut l’ordre de partir à minuit de cette résidence, pour se rendre en toute diligence à Tropea, afin de s’opposer au débarquement d’une flottille ennemie qui menaçait ces parages. C’était au mois de juin; la troupe avait à parcourir près de quarante milles du pays ; elle partit à minuit et arriva à sa destination que vers sept heures du soir, ne s’étant reposée que peu de temps, et ayant souffert considérablement de l’ardeur du soleil. Le soldat trouva, en arrivant, la soupe faite et son logement préparé. Comme le bataillon était venu du point le plus éloigné, et était arrivé le dernier, on lui assigna la plus mauvaise caserne, et huit cents hommes furent placés dans un local qui, dans les temps ordinaires, n’en aurait logé que la moitié. Ils furent entassés par terre, sur de la paille, sans couvertures, et par conséquent ne purent se déshabiller. C’était une vieille abbaye abandonnée. Les habitants nous prévinrent que le bataillon ne pourrait conserver ce logement, parce que toutes les nuits il y revenait des esprits, et que déjà d’autres régiments en avaient fait le malheureux essai. Nous ne fîmes que rire de leur crédulité; mais quelle fut notre surprise d’entendre à minuit des cris épouvantables retentir en même temps dans tous les coins de la caserne, et voir tous les soldats se précipiter dehors, et fuir épouvantés ? Je les interrogeai sur le sujet de leur terreur, et tous me répondirent que le diable habitait dans l’abbaye; qu’ils l’avaient vu entrer par une ouverture de la porte de leur chambre, sous la forme d’un très-gros chien à longs poils noirs, qui s’était élancé sue eux, leur avait passé sur la poitrine avec la rapidité de l’éclair, et avait disparu par le côté opposé de celui par lequel il s’était introduit. Nous nous moquâmes de leur terreur panique, et nous cherchâmes à leur prouver que ce phénomène dépendait d’une cause toute simple et toute naturelle, et n’était qu’un effet de leur imagination trompée. Nous ne pûmes ni les persuader, ni les faire rentrer dans la caserne. Ils passèrent le reste de la nuit dispersés sur le bord de la mer, et dans tous les coins de la ville. Le lendemain j’interrogeai de nouveau les sous-officiers et les plus vieux soldats. Ils m’assurèrent qu’ils étaient inaccessibles à toute espèce de [p. 310] crainte, qu’ils ne croyaient ni aux esprits ni aux revenants, et me parurent persuadés que la scène de la caserne n’était pas un effet de l’imagination, mais bien la réalité; qu’ils n’étaient pas encore endormis lorsque le chien s’était introduit, qu’ils l’avaient bien vu, et qu’ils avaient manqué en être étouffés, au moment où il leur avait sauté sur la poitrine. Nous séjournâmes tout le jour à Tropéa, et, la ville étant pleine de troupes, nous fûmes forcés de conserver le même logement; mais nous ne pûmes y faire coucher les soldats qu’en leur promettant d’y passer la nuit avec eux. Je m’y rendis en effet à onze heures et demie du soir, avec le chef de bataillon ; les officiers s’étaient, par curiosité, dispersés dans chaque chambrée; nous ne pensions guère voir se renouveler le scène de la veille; les soldats, rassurés par la présence de leurs officiers qui veillaient, s’étaient livrés au sommeil, lorsque vers une heure du matin, et dans toutes les chambres à la fois, les mêmes cris de la veille se renouvelèrent, et les hommes qui avaient vu le même chien leur sauter de nouveau sur la poitrine, craignant d’en être étouffés, sortirent de la caserne pour n’y plus rentrer. Nous étions debout, bien éveillé, et aux aguets pour bien observer ce qui arrivait, et, comme on pense, nous ne vîmes rien paraître. »
Johann Heinrich Füssli (1741-1825) – L’Incube quittant deux jeunes femmes endormies (1793)
« La flottille ayant repris le large, nous retournâmes le lendemain à Palmi. Nous avons, depuis cet événement, parcouru le royaume de Naples dans tous les sens et dans toutes les saisons. Nos soldats ont souvent été entassés de la même manière, et jamais ce phénomène ne s’est reproduit. Nous pensons que la marche forcée qu’ils avaient été obligés de faire pendant une journée très-chaude, en fatigant les instruments de la respiration, les avait affaiblis, et les avait disposés à éprouver cet éphialte, qu’ont dû déterminer la position gênée dans laquelle ils étaient obligés de se tenir couchés, tout habillés, la raréfaction de l’air, et peut-être son mélange avec quelques gaz nuisibles. »
[M. P.]
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