Henri Colin & Gilbert Robin. Délire de possession chez une mélancolique avec hallucinations psychomotrices obsédantes à caractère coprolalique. Extrait du « Bulletin de la Société Clinique de médecine mentale », (Paris), 1923, pp. 41-48.
Excellente mise en perspective sur le plan nosographique du délire de possession. [1860-1931] [1893-1967]
Henri Colin (1860-1930. Médecin externe de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, il est surtout connu pour ses travaux sur les aliénés criminels qui deviendront des classiques. Mais sa thèse de médecine sur L’état mental des hystériques (1890) restera un classique un classqiue sur la question.
Gilbert Robin (1893-1967). Romancier, essayiste et psychiatre français, spécialiste de l’enfance et de l’adolescence, connu sous les pseudonymes de « Gil Robin » et de « Docteur G. Durtal ». Il fut l’un des premiers médecins français à s’intéresser à la psychanalyse et à visiter Sigmund Freud (1928). Il fut également en contact avec les premiers membres du moment des surréalistes.
Les [] renvoient aux changements de page originaux de l’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 41]
Délire de possession diabolique chez une mélancolique avec hallucinations psycho-motrices obsédantes à caractère coprolalique, par MM. Henri COLIN et Gilbert ROBIN (Présentation de malade).
La croyance à la possession corporelle par le Diable, ou démonopathie interne, est un anachronisme assez rare aujourd’hui pour retenir l’attention du psychiatre. A la faveur de cette rencontre, il fait une incursion dans le passé. En une sorte de reconstitution historique, il observe de visu ce qui n’est plus guère que dans les livres et, remontant du cas observé aux cas autrefois relatés, leur applique les précisions de la Clinique et de la psychologie modernes. Cette observation nous donne l’occasion de passer en revue les hallucinations spéciales au délire mystique en général et de préciser la place nosographique du délire de possession en particulier. Nous sommes heureux de la publier presque dans le même temps où M. Privat de Fortunié (1) analysant subtilement un « délire systématisé religieux à évolution chronique » donne à cette question une note d’actualité qu’on peut de plus en plus douter de lui voir jamais prendre. Les trois points fondamentaux de son étude sont essentiellement différents dans notre observation. Psychose systématisée chronique — possession par l’esprit, par la Bête de l’Apocalypse, « formée d’une parcelle de l’âme de tous les morts et, réunissant tous les esprits du mal, la pénètre et l’anime », — intelligence pure, sensible, cultivée s’opposent, dans son cas, à délire mélancolique, possession corporelle, débilité mentale, dans le nôtre.
Mme Georgette F…, domestique, est entrée à l’asile Ste-Anne le, 6 janvier 1923. Elle est âgée de 43 ans. Au premier examen, elle offre l’aspect d’une mélancolique délirante, anxieuse la plupart du temps.
Elle est tantôt triste, déprimée, abattue, le corps affaissé ; tantôt agitée, échevelée, les vêtements en désordre. Elle pleurniche pendant l’interrogatoire plutôt qu’elle ne pleure, ce qui donne à sa confession de femme humble et coupable une teinte pauvre, un peu niaise. Elle a mérité l’enfer, elle a maudit le saint nom de Dieu. Que n’a-t-elle pas fait encore ? Suggestible, elle accepte tous les reproches et les légitime par l’auto-accusation de ce qu’elle appelle « l’indignité de sa vie ».
Voici la genèse de l’histoire délirante :
A l’occasion des fêtes du 15 août 1922, elle se rend à Lourdes avec les sœurs de Choisy. Souffrant depuis 8 ans de bacillose avec hémoptysies, elle attend la guérison de son pèlerinage. Le voyage s’accomplit dans l’allégresse et l’espérance. A Lourdes, après avoir communié, elle se rend à la piscine. Elle eut peur de mourir dans l’eau, voilà son premier tort. En second lieu, elle n’a pas demandé [p. 42] la grâce de sa famille. Dans la piscine, elle a la sensation d’un « flux de sang très chaud se coagulant dans ses poumons ». C’est la Vierge qui lui accorde la guérison. Elle ne l’a pas remerciée de ce miracle. C’est là tout son crime. Aussitôt, la grâce s’est retirée d’elle et le Démon l’a possédée. Juste punition. Il y a 9 ans déjà, elle aurait pu devenir sainte si elle s’était efforcée par sa conduite de mériter cette faveur. Elle ne l’a pas voulu. C’est une grande faute. A Lourdes, ce n’est pas elle qui implorait Dieu de remettre des jambes aux infirmes. C’est le diable qui parlait par sa bouche. Elle a l’âme mauvaise. Elle se reproche d’avoir détesté une pauvre femme qui allait mourir, de s’être disputée avec les religieuses, de n’avoir pas pu prier parce qu’elle entendait la voix du diable dans son ventre et dans son cœur.
A Lourdes, devant la statue de la Vierge promenée sur une civière, elle a dit : « On la promène comme une vache. » Et sans cesse des mots orduriers ou grossiers se mêlent à ses prières. Elle parle d’avoir voulu faire museler Dieu et la Vierge. Quand elle allait à la selle elle pensait que ses matières étaient destinées à Dieu et aux Saints. Au lieu de dire : « Mon Dieu, je vous aime », elle dit : « Mon Dieu, je ne vous aime pas. » Remarquons que la malade nous déclare toujours spontanément avoir « dit » telle ou telle chose. Elle s’analyse mal. En réalité, tes mots n’ont pas été prononcés. Elle en convient, quand nous serrons de près l’interrogatoire. Ce sont des hallucinations psycho-motrices verbales simples, nous reviendrons plus loin sur leurs caractères : Le Diable s’exprime par sa bouche. Elle ne résiste pas à son influence, les mots viennent avant qu’elle ait eu le temps de les penser. Elle n’en a conscience qu’après. Il n’y a pas lutte.
Elle quitte Lourdes après un séjour de 5 jours. En chemin de fer, elle aperçoit une truie sur une route. Elle pense immédiatement à la Sainte Vierge. Chez elle, à genoux devant son crucifix, elle traitait le Christ de « savate », de « saleté », de « beau masque ». Le diable lui disait qu’il était stupide de baiser les plaies du Seigneur. « Le bon Dieu couchait avec des vierges à couilles rabattues et faisait 69. » Elle a beau se confesser, rien ne la soulage et elle se sauve chez sa sœur. Là elle voit l’enfer, pendant la nuit. Elle a du poison dans la bouche. Tout le monde se bat devant une porte hermétiquement close. Des diables tout, nus gesticulent dans les flammes et saisissent les personnes que Dieu leur lance. Notre-Dame des Victoires lui est apparue au milieu des flammes.
Elle a communié malgré sa damnation. Pendant la consécration de ses deux nièces, elle n’a cessé d’accabler la Vierge de propos grossiers. Au milieu de la messe, pendant le saint Sacrifice, elle a dit à Jésus : « Tu es couché comme un veau sur la Croix, Tu as fait pipi dans le calice. »
Cependant, le 6 octobre, malgré ses péchés, le Seigneur l’avait dépossédée. Elle se trouvait dans le métro. Elle fut saisie d’une violente réaction, « comme si son corps s’était retourné ». Le diable avait fui, mais au lieu de rendre grâces à Dieu, et de s’écrier : « Hosannah ! fils de David », elle a déclaré qu’elle voyait des flammes ; elle s’est mise à table comme si rien ne s’était passé. Aussi le Démon a-t-il repris immédiatement possession de son corps pour ne plus l’abandonner. Elle a entendu Dieu lui dire « par inspiration » : « Mes cieux te sont fermés. »
Le Diable, en tant que substance, habite son cœur et son ventre, [p. 43] jamais sa tête. Il a des cornes et les pieds fourchus. Ses griffes déchirent l’intérieur de ses doigts et les lui « disjoignent ». Il la griffe, la mord et la croque nuit et jour de ses petits crocs. Il lui suce le sang. Elle est toute desséchée. Il lui met sa langue dans la bouche. Il l’embrasse de cette manière. Elle a senti son contact au niveau des organes génitaux et ce rapprochement lui fut pénible et douloureux.
Elle pleure, se lamente, se désespère, se frappe la tête de ses poings et, .quand on simule le geste de la frapper, s’offre aux coups le visage radieux. Elle fait le simulacre de chasser loin d’elle l’image du démon, la repoussant avec une mimique de dégoût. Elle demande un couteau pour s’ouvrir le ventre, afin de se délivrer du diable. Elle refuse nos soins, car elle n’est pas malade et ce n’est pas nous qui la délivrerons. Elle réclame le secours d’un prêtre afin d’être exorcisée. Un peu avant son entrée à l’asile Ste-Anne, elle a essayé de se jeter par la fenêtre de l’hôpital Beaujon. Dans le service, une surveillance instante est nécessaire. Elle déplore l’absence d’une mare dans le voisinage, car elle déclare qu’elle irait s’y noyer.
Au point de vue physique, l’état général est mauvais, la langue saburrale, l’haleine fétide. Quoique la malade s’alimente bien, l’amaigrissement est notable depuis un mois. Il est vrai que l’agitation anxieuse a résisté à toute thérapeutique.
Elle a eu à la fin de janvier des hémoptysies peu abondantes.
L’examen des crachats n’a pas été pratiqué. La malade a une respiration limitée qui empêche de l’ausculter avec méthode. Il existe de la rudesse respiratoire au sommet gauche.
Légère inégalité pupillaire (G. > D.) qui aurait toujours existé. Pression artérielle : 16-9 1/2.
Urée dans le sang, le 30 janvier 1923 : 0,20. Le 15 février 1923 : 0,35.
Ponction lombaire, Wassermann négatif.
Pas de réaction lymphocytaire, pas d’albumine.
Wassermann dans le sang : négatif.
Antécédents personnels : La malade qui, d’après sa famille, a toujours été très pieuse, a eu des préoccupations religieuses avant les idées délirantes qui ont motivé l’internement.
A l’âge de 12 ans, elle a fait sa première communion dans de mauvaises conditions, ayant dit « merde » à sa sœur pour un voile mal ajusté. Elle ne s’est pas confessée de ce mouvement d’humeur, et déjà elle avait des remords à cette époque. Il nous semble que ces déclarations sont l’expression de faits réels. A 18 ans, 5 ans après la mort de son père, elle a vu, par un jour brumeux, Dieu et les Anges lui apparaître. Le cœur de Jésus brillait entre deux anges. Elle n’eut que le temps d’appeler sa sœur et de s’écrier : « Oh ! que c’est beau. » L’apparition s’évanouit.
La malade ne varie pas dans ses déclarations. Elle nous semble avoir vécu vraiment la scène de ces visions. Mais quand elle ajoute : « Au lieu de dire c’est beau, j’aurais dû m’écrier « Jésus, mon sauveur », il s’agit manifestement de préoccupations rétrospectives. Il y a 2 ans 1/2, elle dut avoir un accès de même ordre que celui qui nous occupe. Il n’aurait pas duré plus d’un mois, au cours duquel elle aurait été possédée du démon. A la suite de quelles circonstances ? Elle avait entendu dire d’elle : « Elle a le bon Dieu dans son cœur », et immédiatement elle avait pensé : « Elle a le bon Dieu dans son cul ! » [p. 44]
Enfin, en 1919, elle a vu l’Enfant Jésus tout habillé de blanc descendre dans le tabernacle d’une église.
Son affectivité paraît avoir souffert autrefois dans ses sentiments intimes. A 18 ans elle eut des relations amoureuses avec un cultivateur très riche qu’elle ne put épouser, pauvre qu’elle était. « C’est le seul homme que j’ai aimé », dit-elle. Elle n’a pas de remords de s’être donnée en dehors du sacrement du mariage. Les rapports avec ce cultivateur furent de courte durée. Elle refusa cependant pendant 10 ans de se marier et ne se décida qu’à l’âge de 29 ans d’épouser un maçon qu’elle connaissait depuis six mois. Elle aurait été très pieuse au moment de son mariage, parle avec reconnaissance de la bonté de son mari, et la sainte communion qu’il reçut avant de trépasser la console de sa mort, survenue il y a 4 ans.
Fond mental : A l’école jusqu’à 12 ans. N’a pas obtenu le certificat d’études. Elle sait lire et écrire correctement. En dehors de ses idées délirantes, le jugement est pauvre, l’activité intellectuelle restreinte, l’attitude souvent puérile, l’intonation quelquefois niaise. La notion de débilité mentale paraît s’imposer.
Antécédents héréditaires : Les renseignements sont très vagues. Il n’y aurait pas eu d’internement dans la famille.
En résumé, nous nous trouvons en présence d’une femme de 43 ans qui est atteinte de possession démoniaque, de démonopathie interne, laquelle nous paraît, cliniquement et nosologiquement, comme nous le montrerons plus loin à propos du diagnostic, bien différente de la démonopathie externe.
Voyons d’abord les points particuliers que cette observation nous révèle. Ce sont :
1° L’absence d’hallucinations auditives verbales. La malade a entendu Dieu dans sa tête « par intuition ». Le Diable parle dans son ventre.
2° L’existence d’hallucinations psychiques — pseudo-hallucinations auditives. Leur caractère essentiel « c’est d’être automatique, c’est-à-dire d’apparaître sans que la volonté du sujet soit pour rien dans cette apparition ; incoercible, c’est-à-dire que le sujet ne peut la faire disparaître ; irréductible, c’est-à-dire que le sujet la reconnaît étrangère à sa personnalité… La pseudo-hallucination diffère de l’hallucination vraie par l’absence de tout caractère sensoriel (4). » Notre malade entend la voix du Diable dans son ventre. Cependant, ici, les hallucinations sont rares par rapport à celles que nous allons étudier.
3° La fréquence d’hallucinations psycho-motrices verbales, « perception pathologique de paroles sous la forme d’images motrices, de mots articulés parfois (2). » C’est une variété des hallucinations psychiques de Baillarger. Séglas (3), qui a fait une étude magistrale de ces troubles, décrit :
a) Des hallucinations verbales kinétiques simples où « le [p. 45] malade n’a que la sensation de mots prononcés sans mouvements d’articulation perceptible ».
b) Des hallucinations verbales proprement dites « s’accompagnant de mouvements perceptibles suivant leur intensité, soit pour le malade seul, soit pour l’observateur ».
c) De véritables impulsions verbales : les mots sont nettement articulés et prononcés.
Les hallucinations psycho-motrices verbales de notre malade rentrent pour la plupart dans le premier groupe. Il est possible que la malade ait eu des impulsions verbales. Elles durent être assez rares. C’est le Diable qui parle par son, intermédiaire. Elle sent sa langue dans sa bouche. Les mots qui viennent à sa pensée et qu’elle croit prononcer sont la plupart du temps des propos orduriers, précisément le contraire de ceux qu’elle voudrait dire. Elle ne peut les retenir puisqu’elle n’en prend conscience qu’au moment où ils sont déjà exprimés. Ils sont automatiques et incoercibles. Ces caractères suffisent-ils à séparer ce phénomène de l’obsession ? La conservation de la lucidité et du jugement, qui est la règle dans l’obsession, souffre des exceptions. « Le sujet a quelquefois, au moment où l’angoisse atteint son paroxysme, le sentiment d’un dédoublement ou d’une transformation de sa personnalité… » (4). Dans ce cas, les hallucinations psychiques « extériorisent » en quelque sorte l’idée obsédante. Un malade de Séglas (25) se rapproche de notre cas : « Atteint de folie du doute, il craint de dire des mots grossiers, parce qu’il se ‘sent les articuler si bien, quoique mentalement, qu’il se demande par moments s’il ne les a pas réellement prononcés. » Mais il manque à notre malade, malgré cette forme coprolalique, qui fait penser à l’obsession, plusieurs de ses symptômes paroxystiques : l’idée obsédante elle-même, la satisfaction consécutive ; il s’agit plutôt d’hallucinations psycho-motrices d’un caractère, il est vrai, obsédant, que leur nature coprolalique rend intéressantes et d’un diagnostic délicat.
4° Des hallucinations visuelles nettes.
5° Des troubles de la cœnesthésie : hallucinations pénibles de la sensibilité générale siégeant surtout dans, le cœur, le ventre, l’appareil circulatoire et les segments.
6° Des hallucinations génitales sous forme de rapports sexuels douloureux. Ces. troubles, nous les retrouverons dans les descriptions des différents auteurs. Quand Séglas décrit les persécutés sensoriels du type commun, il détache un chapitre spécial, bien autonome, pour les délirants mystiques et il classe ainsi les caractères de cette variété :
1° Prédominance des troubles psycho-moteurs.
2° Caractères particuliers des troubles cœnesthésiques. [p. 46]
3° Absence presque complète des hallucinations auditives verbales.
4° Développement et fréquence des hallucinations visuelles.
Ces traits sont inhérents au délire d’influence tel que le comprend Alfred Lévy (6), et dans lequel il fait entrer le délire de possession à côté du délire d’influence proprement dit. M. Séglas n’aime pas décrire le délire de possession à côté de la folie systématique, et il nous semble qu’il a raison. Non pas qu’il ne le rencontre dans cette psychose, mais le délire de possession a des caractères bien distincts de la démonopathie externe, et l’intention d’Alfred Lévy de le détacher d’un groupe où il le sentait mal à sa place nous semble légitime. Que le démonopathe externe ait été envisagé dans un sous-chapitre du délire de persécution, c’est ce’ que rend plausible l’étude de ses hallucinations. Les rapports avec le démon sont comparables à ceux du persécuté ordinaire avec ses persécuteurs. Mais nous ne sommes pas de l’avis d’Alfred Lévy quand il prétend que « les termes de démonopathie externe et interne ne peuvent avoir de signification par eux-mêmes, car nous regardons, dit-il, comme une chose indifférente que l’influence soit externe ou interne, ce qui nous inquiète ce sont les symptômes ». Précisément, nous avons vu que ces symptômes sont différents dans l’un et l’autre cas.
Nous pensons avec Régis, contre certains auteurs, qu’il faut faire le fossé plus large entre la démonopathie interne et la démonopathie externe. Celui-ci se révèle le plus souvent un persécuté. Celui-là, certes, peut l’être, la récente’ observation de Privat de Fortunié, à elle seule, en ferait foi. C’est quelquefois — ce fut surtout — un hystérique. Il peut relever aussi du délire hypochondriaque. Mais, dans la majorité des cas, croyons-nous, c’est un mélancolique. La thèse de Dupain (7) contient notamment une observation, due à Chiarruggi, de mélancolie fruste avec possession démoniaque chez une veuve de 40 ans. Le même auteur rapporte un cas comparable qui se trouve dans Morel et qui a trait à une dame de 65 ans habitant dans un couvent.
Notre malade est bien une mélancolique. Elle ne se pose pas en victime. Elle n’accuse personne d’avoir déclenché ses tourments. Ils sont la juste punition de ses fautes. Elle est humiliée, passive et repentante. Les crises d’anxiété ne cessent guère, la malade a voulu se jeter par la fenêtre. Une surveillance attentive doit l’empêcher de s’emparer d’un couteau dont elle voudrait s’ouvrir le ventre. Rien dans. les symptômes et leur évolution qui fasse penser à un délire de persécution.
L’hystérie. Notre malade, nous le savons, est une débile, [p. 47] sur les renseignements héréditaires de laquelle nous ne pouvons rien fonder, Son jugement, en dehors de l’expression des idées délirantes, est insuffisant ; la description qu’elle donne du Diable et de l’Enfer procède de la quelque peu puérile imagerie sulpicienne, si finement raillée par Léon Bloy (8). De plus, Mme F… manque de mesure dans son affectivité. Elle eut de tous temps des préoccupations mystiques, avec scrupules retentissant sur les événements de sa vie’. Après ses rapports avec un jeune homme plus riche qu’elle, elle reste des années sans vouloir se marier. Ce déséquilibré nous paraît rentrer dans la dégénérescence mentale. De plus, le côté affectif et sexuel de sa vie n’est pas à dédaigner. Claude (9) a insisté sur les perturbations de l’émotivité. Chez les jeunes filles, dit-il, « la sensualité est souvent ignorée, refoulée ou déviée par l’éducation. Les émotions de- cette sensualité refoulée dans la subconscience et non exprimée seront les facteurs du terrain névropathique ». Même si nous devons considérer la folie hystérique, non comme un type « nosologique spécial et autonome, mais se rapportant à une association de la dégénérescence’ mentale et de l’hystérie (10) « , nous ne pourrions faire entrer notre malade dans ce cadre.
Il n’existe pas, en dehors des stigmates hystériques, le caractère sur lequel P. Janet et Séglas. insistent tant : l’alternance des états de conscience, l’indépendance absolue de la personnalité (dans notre cas, la malade d’une part, le Démon de l’autre, l’une vivant, sans aucun rapport avec l’autre et même, l’ignorant). Dans les cas de démonopathie des siècles passés, relatés par Calmeil (11), Despine (12) et nombre d’auteurs (religieuses d’Uverset, de Brigitte, de Reutorf, de Hammone, juives converties à Rome, possédés de Loudun et de Chinon, convulsionnaires de St-Médard), presque tous les malades portent l’étiquette d’hystériques. Pourtant, rares sont ceux qui nous ont paru mériter ce diagnostic. Certains passeraient aujourd’hui pour des persécutés chroniques, la plupart pour des mélancoliques à idées d’auto-accusation criminelle, idées de suicide, etc.,
Enfin, malgré la tuberculose, nous ne pensons pas- chez notre malade à une psychose due à cette affection. Il a été décrit des cas de confusion mentale avec état mélancolique anxieux, hallucinations multiples qui ne peuvent être assimilés au nôtre.
Il s’agit en définitive d’un terrain de déséquilibre mental sur lequel s’est développé une mélancolie religieuse qui, après un premier accès survenu il y a 2 ans et demi, évolue actuellement depuis le mois d’août 1922. Nous nous croyons autorisé à porter un diagnostic favorable, dont l’état de dégénérescence [p. 48] mentale de la malade peut du reste retarder le dénouement, et nous nous réservons pour l’avenir sur l’éventualité toujours possible d’autres récidives. Dans le service, elle supplie qu’on la fasse exorciser par un prêtre. Elle n’accepte pas nos soins. Elle ne se confie pas à nous volontiers. Cette femme, dans les grandes lignes de son histoire pathologique, se rattache aux possédés célèbres de jadis. Nous sommes heureux d’avoir pu apporter quelques précisions sur son cas. Autrefois, ses rapports sexuels avec le Diable l’auraient fait passer pour une incube. En raison de son délire de possession démoniaque, basé sur des idées d’indignité et d’auto-accusation, avec les idées de suicide que nous lui connaissons, au moyen âge elle n’aurait pas attendu d’être condamnée à périr sur le bûcher. Sans doute aurait-elle demandé elle-même à y monter pour échapper à ses tourments.
Notes
(1) M. PRIVAT DE FORTUNIÉ : Délire systématisé religieux à évolution chronique. Annales Méd. Psych., février 1923.
(2) La psychose d’influence. Alfred Lévy. Thèse, Paris. 1911.
(3) SÉGLAS. Les troubles du langage chez les aliénés.
(4) ROGUE DE FURSAC. Précis de psychiatrie.
(5) SÉGLAS. Leçons cliniques.
(6) Alfred Lévy. Loc. cit.
(7) DUPAIN. Thèse de Paris, 1888. Essai clinique sur le délire religieux.
(8) LÉON BLOY. Le désespéré.
(9) H. CLAUDE. Traite de Neurologie, tome II.
(10) PRIVAT DE FORTUNÉ. Loc. cit.
(11) CALMEIL. Loc. cit.
(12) DESPINE. De la folie.
DISCUSSION
M. DUPAIN. — La malade a-t-elle été exorcisée ? Au IIIe siècle, il existait des exorcistes, et on retrouve ce titre dans les ordres mineurs du clergé actuel. Jadis, dans la cérémonie du Baptême, on plongeait l’enfant nu dans une piscine, car on croyait que le démon possédait non seulement l’âme, mais aussi le corps, les vêtements et tout ce qui recouvrait l’enfant.
M. ROBIN. — Le Bon Dieu l’a exorcisée lui-même.
M. ARNAUD. — Ces malades ne sont pas des mélancoliques ordinaires ; ils ont une activité délirante très grande et bien distincte de la monotonie du délire mélancolique. D’autre part le pronostic à porter est, intéressant. J’ai soigné pendant longtemps une malade de cet ordre — dont M. Privat de. Fortunié va présenter prochainement l’observation à la Société Médico-Psychologique — et qui a fait deux accès similaires à quinze ans d’intervalle.
LAISSER UN COMMENTAIRE