Gilbert Ballet. Un cas de « Fausse reconnaissance » ou de « Déjà-vu ». (Présentation de malade). Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XII, 1904, pp. 1221-1223.
Gilbert Ballet défend l’idée que cette paramnésie est d’ordre d’un trouble de la perception contre celui d’un trouble de la mémoire.
Gilbert-Louis-Simon Ballet (1853-1916). Né à Ambazas, en Haute-Vienne, son père était lui-même médecin. Elève de Jean-Martin Charcot, influencé par Théodule Ribot, il s’intéresse très tôt aux phénomènes du langage, en particulier de l’aphasie, qu’il ramène dans le champ d’investigation de la médecine, alors qu’ils se trouvent le plus souvent traités en philosophie. Il s’intéresse également très tôt aux phénomènes supra-normaux, intérêt qui ne se démentira pas tout au long de sa carrière. Il fut à l’origine du concept de Psychose hallucinatoire chronique, désagrégation et dissociation de la personnalité. Sa carrière fut couronnée par la parution de son Traité de pathologie mentale en 1903, travail collaboratif qui rest aune référence en épistémologie. Nous renvoyons à l‘excellent article de Pascal Le Mafan sur sa biographie dans Le Dictionnaire des psychologie et psychopathologie des religions.
Quelques publications :
— Hygiène du neurasthénique. Paris, Masson et Cie, 1896. 1 vol. Ouvrage écrit en collaboration avec Adiein Proust, le père de Marcel.
— Histoire d’un visionnaire au XVIIIe siècle. Swedenborg. Paris, Masson et Cie, 1899. 1 vol. avec portrait
— L’hygiène Scolaire. Conférence faite à Paris le 23 ami 1905, sous les auspices de la Revue scientifique. Paris, Editions de la revue Politique et Littéraire, 1905. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Le langage intérieur et les diverses formes de l’aphasie. Deuxième édition, revue. Paris, Félix Alcan, 1888. 1 vol. in-18, XVI p., 174 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Suivi de la discussion. Extrait du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes… Paris, 1894. 1 vol.
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Extrait « Des procès-verbaux, mémoires et discussions du Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de France et des Pays de langue française, Cinquième session, Clermont-Ferrand du 6 août au 11 août 1894 » (Paris), G. Masson, 1895, pp. 17-77. [en ligne sur notre site]
— Traité de pathologie mentale. avec la collaboration de D. Anglade, F. L. Arnauld, H. Colin, E. Dupré, A. Dutil, J. Roubinovitch, J. Séglas, Ch. Vallon. avec 215 figures dans le texte et 6 planches en chromolithographie hors texte. Paris, Octave Doin, 1903-in-8°, 2 ffnch., XIV p., 1600 p.
— La sorcellerie et les sorciers. Article paru dans la revue de Pierre Janet « Bulletin de l’Institut général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, 1906, pp. 3-28, avec figures.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
Un cas de « Fausse reconnaissance » ou de « Déjà-vu »
par M. Gilbert Ballet, (Présentation de malade).
Je vous présente une malade qui offre un très remarquable exemple d’un phénomène signalé par Wigan en 1844, étudié depuis par divers auteurs et sur lequel l’attention a été appelée eu France par les travaux récents de Dugas, d’Arnaud, de Bernard Leroy : il s’agit du phénomène désigné sous le nom de « fausse reconnaissance » ou du « déjà-vu ». Vous n’ignorez pas en quoi il consiste : Un individu bien portant en apparence, plus souvent un malade (et nous allons voir de quelle catégorie de malades il s’agit), est témoin d’une scène quelconque ; aussitôt il a l’impression qu’il a déjà, dans un passé plus ou moine lointain, assisté à la même scène, dans des conditions identiques. C’est ce trouble qui existe très accusé chez la malade que voici :
Gash… Marguerite, âgé de 43 ans, est conduite le 22 novembre dernier au service des délirants de l’Hôtel-Dieu, de l’hôpital Saint-Louis (service de M. Le Pr. Gaucher). Elle aurait eu, paraît-il, un des convulsions infantiles. En 1900, à l’âge de 39 ans, elle a présenté pour la première fois des crises épileptiformes. Du mois d’août 1903 au mois d’avril 1904 elle a fait un premier séjour à Saint-Louis ; elle avait alors des accès convulsifs assez fréquents. L’analyse des urines et cela à cette époque la présence d’alumine. D’avril à juin 904, Gash… resta chez elle et continuera à avoir en moyenne une crise par mois. En juin, elle fut admise à l’hôpital de Lariboisière, où elle serait restée « onze jours sans connaissance ». Elle etrai de nouveaux à Saint-Louis le 13 août dernier. Elle avait alors de la céphalée, des éblouissements, des bourdonnements d’oreilles, et des accès épileptiques avec perte de connaissance complète, mention de la langue, édition d’urines. Du 16 au 20 novembre les crises se rapprochaient ; il y en eut chaque nuit. Le 20, les crises ont cessé ; mais alors apparu du délire caractérisé par de l’excitation, une loquacité extrême, des idées érotiques. Comme il y avait de l’albumine dans les urines, on diagnostiqua : urémie à forme convulsive et délirante. La balade entra à l’hôtel, le 22 novembre.
Quand nous l’examinâmes pour la première fois le 23 novembre, il y avait plus de délire, mais il y avait encore des troubles cérébraux.
Troubles cérébraux. — Un peu de loquacité. Conscience en apparence nette. Semble se rappeler ce qui s’est passé depuis son départ de Saint-Louis, mais n’a qu’un souvenir très confus des derniers jours de son séjour à l’hôpital. Sentiment d’incapacité intellectuelle. État vertigineux. Les pensées s’embrouillent, « c’est comme une salade d’idées ». Il me semble, dit la malade, que je suis dans un autre monde. Il me semble que j’étais morte que j’ai ressuscitée. » Quand elle touche un objet, elle a l’illusion qu’il y a une distance entre cet objet et sa main.
Déjà-vu. — la première parole qu’elle nous adresse quand nous nous approchons pour la première fois de son lit, est de nous dire : « je vous connais ; je vous ai déjà vu ici, ainsi que tous ces messieurs (elle désigne les externes) que je connais très bien. J’étais ici dans le même lit, dans cette même salle. Je ne saurais dire quand cela a eu lieu, mais je suis certaine d’avoir été ici, de vous avoir vu comme je vous vois, ainsi que la sœur, l’infirmière. Vous m’avez parlé comme aujourd’hui. D’ailleurs, ajoute-t-elle, c’est ici comme sur mon trajet en venant de l’hôpital Saint-Louis ; toutes les personnes que [p. 1222] j’ai rencontré le long de ma route, je les ai reconnues pour les avoir déjà vu ; on aurait dit qu’elle s’était mise exprès sur mon chemin.
Le lendemain, 24, nous la faisons venir au laboratoire, où elle n’a jamais pénétré. Elle s’y reconnaît immédiatement, se rappelle avoir vu les divers objets qui s’y trouvent, armoires, planches murales. Elle reconnaît, comme les ayant déjà vus les photographies d’élèves du service des années précédentes, suspendues au mur. Elle est d’ailleurs incapable de dire quand elle avait tout cela pour la première fois. Il lui semble qu’il doit y avoir longtemps.
La fausse reconnaissance et surtout globale. C’est en entrant dans la pièce, et avant d’avoir eu le temps d’examiner les personnes et les choses en détail, que la malade affirme les reconnaître (au moins en était-il ainsi le 24 novembre). Le phénomène paraît immédiat et instantané. Si on montre à Gash… Une personne ou un objet spécial, d’ordinaire la reconnaissance exige un certain temps pour ce produire. J’appelle son attention sur un fauteuil, elle l’examine et me dit : « Puisque je suis déjà venu ici, j’ai dû le voir. » Puis, après l’avoir regardé quelques instants, elle finit par affirmer qu’elle là vu.
Du reste, la fausse reconnaissance n’a pas lieu pour toutes les personnes prises isolément ou pour tous les objets. Nash… ne reconnaît pas une malade du service que je fais venir, divers dessins que je lui présente, un microscope, des clés.
Cette tendance à la sélection dans les objets qui donnent lieu au « déjà-vu » parait s’être accusée depuis l’entrée, à mesure que le trouble est allé en s’atténuant, car s’est beaucoup atténué depuis le 23. Le 29 novembre, j’ai conduit la malade dans une salle où il y a de nombreuses planches murales ; elle ne s’est pas reconnue dans la salle dea pourtant affirmé rreconnaître l’une des planches, mais l’une d’elles seulement.
La fausse reconnaissance n’est pas exclusivement visuelle, mais aussi auditive. Gash… m’a entendu faire une observation et aussitôt elle m’a dit : « Je reconnais votre voix. » elle a lieu, du reste, pour des conversations dont la malade ne peut saisir le sens exact. C’est ainsi qu’ayant entendu deux de mes externes causés entre eux du « déjà vu », elle a affirmé avoir déjà entendu ce qu’ils disaient.
Cela prouve que le mot « déjà-vu », employé pour désigner les troubles, a une signification trop restreinte. Il y a aussi un « déjà entendu » et peut-être un « déjà touché » « déjà goûté ». Mieux vaut, alors, se servir de l’expression fausse reconnaissance
Il importe d’appeler l’attention sur les circonstances dans lesquelles le phénomène est apparu chez Mme G… S’agit-il, chez cette femme, d’un mal comitial tardif, ou d’une épilepsie urémique, ou peut-être d’un mal comitial influencé par une élimination rénale insuffisante ? Peu importe ! Ce qu’il faut retenir, c’est l’apparition de la fausse reconnaissance au cours de l’état d’obnubilation cérébrale consécutif aux attaques, et son atténuation à mesure que va s’atténuant l’obnubilation elle-même, comme dans les observations analogues rapportées par Kræpelin, Jackson et d’autres.
Le trouble semble exiger pour se produire un état de psychasthénie passager ou durable. Même dans les cas où il ne constitue qu’un phénomène accidentel chez des gens normaux en apparence, on retrouve, en cherchant bien, cet état psychasthénique. La fausse reconnaissance n’est pas, comme on a pu le penser, un fait d’hypermnésie, mais au contraire une manifestation d’un état transitoire ou prolongé d’insuffisance cérébrale.
Aucune des interprétations qu’on a données du phénomène ne nous semble l’abri d’objections. Les explications anatomo-physiologiques (Wigan-Jensen), qui reposent sur la notion de la dualité des fonctions cérébrales, sont insoutenables.
Admettre que la fausse reconnaissance tient à une ressemblance formelle (Bourdon, Sander, Ribot) entre la circonstance présente qui provoque la fausse reconnaissance et une circonstance passée analogue, sinon identique, ou entre deux états affectifs (Boirac) successifs et similaires, c’est faire une hypothèse qui, applicable tout au plus aux cas où le trouble est un épisode accidentel et [p. 1223] passager, chez des individus normaux d’apparence, cesse absolument de l’être à ceux où la fausse reconnaissance est, comme chez notre malade, généralisée pendant une période plus ou moins longue à toutes les perceptions.
Il ne nous parait pas davantage possible de soutenir avec Angel et Arnaud que le trouble puisse s’expliquer par une sorte de dissociation des phénomènes psychologiques qui s’échelonnent de la sensation brute à la perception consciente. L’instantanéité de la fausse reconnaissance dans beaucoup de circonstances suffit à prouver le peu de fondement de celte interprétation.
Plus admissible serait l’interprétation admise par Dugas et Janet, pour qui le sentiment du « déjà vu » toujours rattachable à l’état de vague, au sentiment d’incomplétude qui s’observe au cours des états d’obnubilation ou de psychasthénie qui conditionnent le symptôme, serait plutôt une « négation du caractère présent du phénomène qu’une affirmation de bon caractère passé ». Les renseignements qu’a bien voulu nous fournir sur lui-même un littérateur bien connu, qui est affecté du trouble, militent en faveur de celte manière de voir. Mais on peut objecter à la formule que chez certains malades comme la nôtre, il y a en même temps affirmation du caractère présent aussi bien que du caractère passé de la perception. Il ne nous semble pas possible de douter qu’il y ail à la fois connaissance et reconnaissance. Quoi qu’il en soit, il nous semble bien que c’est dans un trouble le la perception plutôt que dans un trouble de la mémoire que doit être cherchée l’interprétation du « déjà vu ».
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