Georges Surbled. Le diable et les sorciers. in « La Science catholique – Revue des sciences sacrées et profanes », 12eannée, n°8, n°15 juillet, 1898, pp. 673-685, et 12eannée, n°9, n°15 août, pp. 794-804.
Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1898 à 1908, soit 10 volumes et La Science catholique, revue des questions sacrées et profanes… dirigée par J.-B. Jauget et dirigée par l’abbé Biguet de 1886 à 1910.
Quelques unes de ses publication :
— Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491. [en ligne sur notre site]
— La double-vue. Extrait de la revue « La Quinzaine », Paris, 2eannée, n°40, 15 juin 1896, pp. 465-476. [en ligne sur notre site]
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 1. Extrait de la revue « La Science catholique », treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°1, 15 décembre 1898, pp. 61-71. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 2. Extrait de la revue « La Science catholique », treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°2, 15 janvier 1899, pp. 113-123. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
— Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]
— Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LE DIABLE ET LES SORCIERS
Les sorciersont eu une remarquable action, ont joué un grand rôle dans les siècles passés ; et l’opinion publique, surprise et émerveillée de leur audace démesurée, de leurs tours prodigieux, de leur mystérieuse puissance, les a naturellement tenus pour solidaires et associés au diable. Le sentiment vulgaire, appuyé sur la foi, était ancien, solide et paraissait indéracinable : on croyait que le diable prenait part à tous les maléfices, aux malheurs grands ou petits, qu’il était inséparable de la magie et que sa coopération était rigoureusement nécessaire à la réussite des sorciers. La science moderne nous oblige à abandonner une pareille supposition, sans rien retrancher d’ailleurs de l’enseignement respecté de l’Église. Il faut décidément reconnaître que, si la sorcellerie a été trop, souvent, par nature, mauvaise, dangereuse et coupable, elle n’a pas tiré ses effets d’une puissance supérieure, mais de l’humaine malice. Le diable a pu se servir, à l’occasion, des sorciers ; mais ceux-ci d’ordinaire ne lui empruntaient ni leur force ni leur art et usaient de leurs seules ressources et de celles de la nature. L’heure est venue de renoncer à l’antique croyance et de la reléguer au nombre des fables et des erreurs.
La sorcellerieest vieille comme le monde : elle a été connue de tous les peuples sous des noms divers (magie, goétie, etc.), et a toujours subi la juste poursuite des lois. Elle a ses rites et ses formules tout comme la religion et tend à se substituer à elle, en faisant croire à un pouvoir surnaturel que les anciens attribuaient au démon, mais où, il n’y a, le plus souvent que ruse, imposture et crime.
Les sorciers, disait-on autrefois, ont fait un pacte avec le diable, pour opérer, grâce à son aide, des prodiges et des maléfices et ils connaissent les secrets de la nature, jettent des sorts et vont au sabbat. Quelle est la part respective de la vérité et de l’erreur dans ces croyances populaires ? C’est ce que les anciens n’ont jamais pu faire, mais ce qu’il est actuellement facile d’indiquer à la lumière de la physiologie moderne. [p. 674]
La sorcellerie remonte à la plus haute antiquité, comme l’ignorance et la superstition, dont elle est le fruit naturel et fatal, la triste punition. Les peuples primitifs s’en laissaient volontiers imposer par les discours et les pratiques habiles d’individus sans scrupule : ils acceptaient de bonne foi leurs oracles et attribuaient à certains signes, à des formules insignifiantes une valeur sérieuse, un rôle capital pour le bonheur ou le malheur des êtres. Les sorciers tiraient ainsi leur vertu de la crédulité des foules. Le pouvoir de quelques-uns ne venait que de l’insigne faiblesse des autres.
Les anciens auteurs, philosophes, historiens, poètes, témoignent unanimement de leur action et de leur puissance : ne vous parlent-ils pas sans cesse d’amuletteset d’évocations, de philtreset de maléfices, de prédictions et de divination magique ? Circé, Médée, Locuste, tous ces personnages légendaires sont sortis d’Hécate, reine des enfers et font une bonne, ou plutôt une mauvaise partie de la littérature classique. Le vieil Homère nous cite des plaies guéries, des hémorragies arrêtées par la seule vertu des enchantements, par le secret de la magie. Théophraste rapporte gravement que des vers magiques ont raison de la sciatique la plus rebelle ; Caton en signale contre les luxations et Verron les recommande pour guérir la goutte.
L’acheminement au succès et la préservation du mal que promettent ou plutôt que prétendent assurer les sorciers ne naissent pas seulement de mots cabalistiques ou de formules magiques : ils sont garantis par le port de marquesou designesparticuliers auxquels s’attache la vertu et qui passent pour vainqueurs ou infaillibles. Comme le fait observer le savant bénédictin dom Calmet, les amuletteset les talismansdeviennent les analogues et les succédanés des dieux domestiques(pénates et lares) que les anciens ne manquaient pas de consulter sur l’avenir ou sur l’inconnu, pour savoir s’ils guériraient d’une maladie grave ou pour vouer leurs ennemis au malheur et à la mort.
Mais c’est à l’action personnelle des sorciers ou plus exactement aux suggestions qu’ils opèrent d’autorité sur leurs dupes et leurs victimes que revient incontestablement le premier et le. principal rôle. Ces artisans du mensonge sont au fait de la sottise humaine et maîtres assurés en leur art : ils s’entraînent par des exercices répétés, par la fatigue des sens, parles jeûnes et ne craignent pas de se soumettre à des poisons violents pour arriver à leurs fins. La méthode se diversifie suivant’ les âges et les peuples, mais c’est au fond toujours la même. [p. 675]
Le savant religieux qui a le premier exploré les profondeurs de la Chine, le P. Hue (1) fait connaître les complexes procédés qu’emploient les bouddhistes pour atteindre le nirvâna, la félicité suprême. Le dévot sent, à certains signes, odeurs ou rêves agréables, qu’il va bientôt entrer en possession de qualités surnaturelles ; aussitôt il s’empresse de faire de pieuses offrandes aux Bouddhas, se concentre dans la prière et ne prend plus pendant plusieurs jours qu’une légère nourriture. C’est alors que se produit la vision de Dieu. Le moyen physique ou plutôt physiologique du ravissement se trouve révélé par l’histoire de l’apparition de Bouddha à Hiouen Thsang, dans la caverne sacrée, au VIIe siècle de notre ère.
Une fois entré au fond de cet antre, Hiouen Tlisang fit exactement cent salutations, sans rien voir. Désespéré, il se frappa la poitrine, cria, gémit, accusa ses fautes et récita ses prières en se prosternant à chaque strophe. Une lueur apparut sur le mur, mais elle s’éteignit aussitôt., Alors le dévot, dans l’enthousiasme de son amour, jura qu’il ne sortirait plus avant d’avoir vu Bouddha et reprit avec une ardeur redoublée ses invocations et ses hommages. Il venait de faire sa deux centième salutation quand la grotte s’illumina soudain et Bouddah apparut dans une splendeur radieuse.
Les sorcières chinoises n’arrivent pas jusqu’à la divinité, mais elles vont dans l’autre monde et évoquent les morts avec un plein succès, si l’on s’en rapporte aux voyageurs. « Au bruit des tambours, dans une chambre éclairée par de grandes chandelles et à côté d’une table où se trouvent des viandes et des gobelets de vin, une jeune femme soutenue par deux hommes se livre à une danse particulière. Elle ne tarde pas à entrer dans un état d’exaltation difficile à décrire, prononce des paroles incohérentes, et, les yeux hagards, tombe épuisée sur le sol quand on cesse de la soutenir. Puis elle se lève, appelle les parents défunts et les interroge. Les assistants observent son visage, triste ou souriant, et lui posent des questions auxquelles elle répond comme si elle était l’écho des défunts. » (Regnault)
La pratique du jeune est surtout en usage chez les peuplades sauvages pour découvrir et former les sorciers : c’est du moins ce qu’on a observé dans les Antilles, à Haïti, en Australie, dans les pays du nord de l’Europe. Chez les Abipones, celui qui veut être magicien doit s’asseoir pendant plusieurs jours à l’abri d’un vieux saule au bord d’un lac, dans une abstinence complète, jusqu’à ce que le corps et l’esprit, rendus libres et légers, soient capables de traverser les espaces et de voir l’avenir. De même chez les Algonquins, le candidat-sorcier doit subir- des jeûnes [p. 676] répétés et vient ensuite raconter ses visions aux anciens de la tribu qui les apprécient et décident de la valeur ou de la non-valeur du sujet.
Mais le jeûne, à lui seul, n’élève pas l’esprit et ne suffit pas à lui octroyer le don de double vueou de prophétie. La plupart des devins recourent aux drogues, aux poisons cérébraux qui exaltent la sensibilité et engendrent le délire : c’est là qu’ils puisent les plus sûrs et les meilleurs de leurs effets. L’antiquité nous en donne de nombreuses preuves, sans nous livrer cependant l’exacte formule des recettes variées qui constituaient la pharmacopée magique. La Pythie prophétisait sur son trépied, mais seulement à l’heure de ses crises ; et ses crises venaient, on le sait, des vapeurs délétères qui sortaient du sol et l’enveloppaient lentement. Hérodote raconte que les Scythes obtenaient le même résultat avec du chanvre : on en jetait les graines avec des pierres rougies au feu dans une cuve d’eau que renfermait une tente hermétiquement fermée de toutes parts. Les devins romains s’enivraient à leur tour avec une décoction d’alkékenge. De nos jours, les sorciers d’Amérique absorbent des narcotiques, tabac, parica, datura sanguinea, cukupa, etc. qui les plongent momentanément dans l’ivresse et dans l’extase ; et il n’y a pas le moindre mystère dans la préparation de la drogue qui leur sert à exercer leur industrie.
II
C’est à la lumière de ces faits qu’on a vu clair dans l’histoire du moyen-âge et que les sorciers, si redoutés naguère, ont perdu leur force et leur célébrité. Les observations des voyageurs n’ont pas été moins utiles que celles des savants. L’illusion n’était plus possible, après les démonstrations de la science, devant les contradictions des juges, devant les aveux des sorciers eux-mêmes. Et de fait, on ne saurait le proclamer trop haut, la vérité s’est fait jour dans les esprits depuis un siècle et demi : elle a grandi rapidement et est aujourd’hui éclatante et bien acquise.
Le commerce avec le diable, le transport dans les lieux sauvages où l’on danse, la ronde infernale, les rendez-vous en compagnie des mauvais esprits, les liaisons et les pactes diaboliques, tout cela n’a pas de basé réelle, tout cela est pure imagination.
Oleaus Mgnus 1490-1557.
Mais le Sabbat, dira-t on, ce Sabbatoù sorciers et sorcières se rerident de nuit dans le mystère, où ils fréquentent audacieusement le diable et ses anges, où ils perdent tout sentiment chrétien, où ils complotent les plus noires malices contre le genre humain, le Sabbatn’est-il pas une institution ancienne et avérée, une sinistre création de l’Enfer ? Pas davantage. [p. 677] Le Sabbatn’existe que dans l’imagination des sorciers et des nombreux malheureux qu’ils suggestionnent. Il n’y a pas de Sabbat.
Si, pour voyager aux pays d’outre-terre, le sorcier s’était contenté de se mettre à califourchon sur un manche à balai, il serait certainement resté sur place. Mais on sait qu’il usait d’un plus sûr viatique : il pratiquait l’onction magiqueet absorbait un breuvage plus ou moins mystérieux. La composition de ces drogues est restée longtemps secrète, elle est aujourd’hui bien connue : on y trouve, à côté de produits singuliers et indifférents, des substances actives, toutes narcotiques, opium,, jusquiame, belladone, etc. On n’allait donc au sabbat qu’endormi ou plutôt en rêve. Comme on avait une idée fixe, en quelque sorte obsédante, les rêves en tiraient sinon tout leur canevas, du moins leur fil conducteur : ce qu’on prenait au réveil pour la réalité n’était qu’un songe.
Le sommeil du sorcier en route pour le sabbat était plus ou moins profond, suivant la dose du narcotique. Dans le premier cas, il restait insensible à toutes les excitations, piqûres, brûlures ; dans le second, il les transformait au gré de son rêve et les attribuait généralement au diable. L’excitation des sens était parfois extrême, pouvait aller jusqu’au cauchemar ; et alors l’imagination en délire créait les incubeset les succubesqui ont tant préoccupé les anciens et qui en réalité, ne prenaient corps que dans de mauvais rêves.
La nécessité du sommeil pour aller au Sabbat était attestée par tant de preuves que nul n’en aurait douté sans la force toute-puissante de l’habitude et de la superstition. Les sorcières elles-mêmes la reconnaissaient. « C’était la coutume de nos prisonnières, dit le démonologue de Lancre, de se donner toutes les peines du monde pour rester éveillées, afin de nous persuader par là qu’elles n’étaient point au Sabbat ; car toutes étaient persuadées qu’on ne pouvait y aller tant qu’on restait éveillé. » Mais, pour dormir en temps opportun, pour donner surtout un plein essor à l’imagination, il faut un narcotique ; et c’est l’office des onguents et des pommades prétendus magiques. En 1545, à Rome, la justice fait une perquisition chez un sorcier et trouve un pot de pommade, que des signes cabalistiques recommandent d’eux-mêmes à l’attention. Les médecins du pape Jules II, désireux d’expérimenter ce produit, en firent l’essai sur une névrosée. Le sujet s’endormit aussitôt ; et, quand on l’éveilla au bout de trente-six heures, il raconta avec une parfaite bonne foi les histoires les plus abracadabrantes qu’on puisse, rêver. Cette expérience n’a pas été faite une fois, elle s’est répétée souvent, dans bien des villes, soit à l’occasion des poursuites contre les sorciers, soit pendant l’instruction de leur procès : elle a toujours donné le même résultat. [p. 678]
Le savant Gassendi voulut un jour se rendre compte par lui-même de l’art des sorciers. C’était en 1660. Rencontrant sur sa route des paysans qui conduisaient en prison un sorcier solidement garoté, il le fit délier, l’emmena chez lui et lui promit la vie sauve et la liberté s’til lui disait toute la vérité. Le berger fit des aveux : il allait tous les jours au sabbat. Un de ses amis lui avait donné le baume qu’il faut avaler, et il était reçu sorcier depuis près de trois ans. Pour confirmer son affirmation, il sortit de sa poche et montra à Gassendi une boîte qui renfermait un opiat. Il en prit pour son compte la grosseur d’une noix, en offrit autant au savant, en lui recommandant, après l’avoir avalé, de se coucher sous la cheminée, et en l’assurant que bientôt un démon figuré par un gros chat viendrait l’emporter au sabbat, car les sorciers n’ont l’habitude de s’y rendre que sur de telles montures.
Gassendi intrigué fit semblant de prendre la drogue et laissa le sorcier avaler la sienne. Au bout de quelques minutes, ce dernier était ivre, étourdi et s’endormait. Son sommeil fut agité, traversé de gestes et de paroles extravagants : il parlait avec les démons et avec des magiciens comme lui.
Au réveil qui survint quelques heures après : « Eh bien, dit-il à Gassendi, vous devez être content de la manière dont le bouc vous a reçu ? Il vous a fait un grand honneur de vous admettre dès le premier jour. » Puis il narra toutes les histoires qu’on imagine et qui ont cours sur le sabbat.
Gassendi se mit à rire et lui montra sa grossière erreur. Pour l’en convaincre tout à fait, il appela son chien et lui fit avaler le fameux baume. L’effet ne se fit pas attendre, et la bête s’endormit profondément sans aller plus au sabbat que l’homme, enfin désabusé (2).
La croyance au sabbat, comme on le voit, n’était pas universelle, même au XVIe et au XVIIe siècles : elle ne pouvait survivre au développement de la science et aux progrès des lumières. Le sommeil factice des sorciers ne pouvait faire longtemps illusion, quand on en avait été témoin: La nature des onguents et des breuvages magiques fut d’ailleurs divulguée de bonne heure : leur composition exacte fut donnée par Jérôme Cardan et par Jean-Baptiste délia Porta (3) dès le XVIe siècle. Au siècle suivant, l’opinion était faite, et le savant bénédictin don Calmet n’hésitait pas à rejeter comme erronées la plupart des histoires de sabbat. « On traite de fables, écrit-il, tout ce qu’on dit des sorcières qui vont au sabbat et l’on a plusieurs exemples qui prouvent qu’elles ne bougent de leurs lits ni de [p. 679] leurs chambres. Il est vrai que quelques-unes se frottent d’une certaine, graisse ou onguent médicamenté qui les assouplit et les rend insensibles. Et pendant cet évanouissement elles s’imaginent aller au sabbat et y voir et y entendre tout ce qu’elles ont pu en entendre conter. (4) »
III
En allant au sabbat ou en prétendant y aller, le sorcier mettait en œuvre son arme favorite : la suggestion. La merveilleuse puissance dont il se disait investi en imposait à la foule, et le mystère dont il entourait ses opérations lui donnait une autorité et un crédit sans limites. Qu’on examine attentivement tous ses tours, et l’on constatera qu’ils ont invariablement pour but et pour effet d’enchaîner les assistants et d’en faire les adeptes et les coopérateurs inconscients du magicien.
La suggestion, sous ses différentes formes, vient toujours’à l’aide du sorcier et constitue à bien dire toute sa force. Les sorts, les philtres », les guérisons, les maladies imaginaires, les révélations, les prédictions y trouvent leur commune origine. L’appareil compliqué et bizarre dont s’entourent les magiciens, leur attitude majestueuse, leur ton d’autorité sont bien faits pour saisir l’imagination et captiver la volonté. L’action morale est souveraine, autrement puissante du moins que de faibles et incertaines drogues.
Ne le savons-nous pas d’expérience, médecins praticiens, et pouvons-nous nous étonner des succès des sorciers quand tous les jours nous en obtenons de semblables sur les tempéraments débilités, auprès des volontés faibles ? Nous avons parfois le devoir, — et nous prenons volontiers l’habitude, — de recourir aux procédés habiles et charlatanesques des magiciens, et nous ne sommes qu’à moitié surpris et mécontents quand on nous traite de sorciers. N’est-ce pas par des pilules de mie de pain argentées ou par une potion savante d’eau distilléeque nous guérissons radicalement de malheureux névrosés dont le mal résistait à tout l’arsenal thérapeutique de nos pharmacies ? Ici notre parole doctorale opère seule par l’autorité qui s’y attache : la suggestion suffit à tout.
Le rôle de la suggestion est des plus évidents dans les philtres. Ce breuvage magique qui devait à coup sûr inspirer l’amour ne tirait pas sa: vertu des produits étranges qui le composaient (mandragore, os de grenouille, pierre astroïte, hippomane, etc.,) mais de la foi qui s’y attachait: il agissait puissamment sur l’imagination. C’est aussi l’histoire des sortsou sortilèges. On désignait ainsi le maléfice [p. 680] que le sorcier jetait sur quelqu’un ou quelque chose au moyen de paroles, de signes cabalistiques ou de drogues même. La volonté mauvaise du sorcier est certes incontestable ; mais, remarquons-le bien, elle n’est efficace qu’autant qu’il rencontre chez sa victime une coopération active, en d’autres termes qu’il a affaire .à une personne d’intelligence étroite et de volonté faible. Il se garde d’ailleurs de jeter des sortsaux autres. Ses procédés pour saisir et accaparer l’esprit des gens crédules sont variés, mais se rattachent toujours à la suggestion. L’important est de faire naître la croyance à un sort jeté : dès que la personne en est convaincue, c’est elle, qui, avec les seules forces de son imagination, va développer son maléfice, nourrir l’idée de son ennemi et arriver comme fatalement à la réaliser.
Le sorcier ne se bornait pas à persuader les gens par la parole, il appelait à son aide des instruments d’apparence étrange, et ces outils magiques (lampe charmée, miroir magique) n’avaient toujours qu’un but : suggestionner le sujet. Ajoutez à cet appareil fantastique la longueur et la gravité des préparatifs, de l’opération même, la formule savante des incantations, des adjurations, des évocations, et vous reconnaîtrez que tout était fait pour empoigner l’imagination, exalter les sens et susciter des hallucinations. Les apparitions de fantômes et d’esprits venaient en suite toutes seules.
La formule d’évocation la plus commune que donnent les grimoires est éminemment suggestive. On devait dire : « Jeté conjure parle nom que tu crains de m’apparaître en telle forme… en belle forme humaine, viens, viens, viens de suite pour, te mettre à mes ordres, pour faire ma volonté, viens sans délai ; »on s’entourait d’une circonférence et on attendait.
L’illusion n’est pas possible sur la nature du phénomène : on attend qu’au prix d’une interminable immobilité et d’une concentration anxieuse le cerveau se trouble, l’imagination fermente et l’hallucination survienne.
Le jeu du miroir magiquen’est pas différent. Ce miroir, d’après les sorciers ; servirait à donner la clairvoyance, à faire voir dans le temps et dans l’espace ; mais en fait il n’est bon qu’à provoquer des hallucinations. Tout objet brillant ou figuré peut servir de miroir magique. Une carafe ou un verre de cristal rempli d’eau claire peut en tenir lieu. Le sujet s’assied à côté ; et contemple immobile, fixement la surface horizontale du liquide, pendant que l’opérateur debout pose gravement la main droite sur sa tête. Au bout de quelques minutes au plus, le sujet voit l’eau se troubler, s’agiter, bouillir, se remplir enfin d’images, de visions qui répondent aux idées du moment. [p. 681]
Le miroir noirou saturnien, auquel la magie attribue une grande valeur, n’est pas plus étonnant que le précédent ou miroir lunaire: On peut en faire un avec un disque de papier soigneusement noirci. En le regardant longtemps, en le fixant sans clignotement, on voit rapidement la surface se couvrir d’un nuage qui grossit peu à peu et devient étincelant ; puis les nuages se divisent, se multiplient, se déplacent dans le champ du miroir, enfin ils prennent des formes déterminées, et l’on arrive à voir parfois ce qu’on cherche et ce qu’on désire voir. C’est une pure fantasmagorie, qui n’a rien de scientifique… ni rien de diabolique.
IV
Les sorciers se faisaient craindre autant que vénérer ; et leur action hypnotique était si évidente et s’étendait si loin que leur pouvoir malfaisant semblait sans limites. La foule ignorante redoutait non seulement leurs actes, leurs paroles, mais leur présence même, leur regard surtout : elle avait une sainte horreur pour le « mauvais œil ».
Le regard fixe, troublant et fascinateur, voilà bien le é mauvais œil » des Italiens et surtout des Napolitains, celui qui suffit à changer la destinée en jetant un mauvais sort : c’est le jettator. Il n’est pas spécial à l’Italie : il se rencontre sous toutes les latitudes, chez les peuples sauvages comme dans nos provinces. Son type a été très diversement dépeint.
« Parmi les modernes, écrit Tuchmann, l’auteur qui s’est de nos jours spécialement consacré à l’étude du mauvais œil, seuls les Italiens méridionaux nous ont donné du fascinateur inconscient une description complète ; il est maigre, a le visage creux, le teint pâle, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu’il masque ordinairement avec des lunettes : le nez est gros et le regard perçant. Dans la province de Naples, le fascinateur est plus dangereux s’il porte des lunettes. En Sicile, le portrait subit quelques modifications ; le teint est olivâtre, les yeux petits, le nez long et crochu, et le cou long.
« Chez nous, on considère comme très dangereux les gens aux yeux caves, ombragés de sourcils proéminents, qui exhalent des aisselles une odeur désagréable ou se font remarquer par leur malpropreté et leur mine basse ; qui louchent, ont des yeux vert de mer, d’un éclat sombre et d’une expression sinistre. En Allemagne, les gens, aux yeux sombres, perçants, caves et rouges ont le mauvais œil. En Espagne, les fascinateurs ont de gros yeux vairons, de couleur incertaine ou variée, ou les prunelles de couleur différente ou d’inégale grandeur. Les peuples slaves se défient des yeux profonds, très convexes et au regard sombre. En Russie, l’œil noir est particulièrement malfaisant. Les Turcs et les [p. 682] Syriens redoutent les gens dont le cristallin est bleu clair ou gris. Dans la Haute-Égypte et sur les rives de la mer Rouge, les yeux des fascinateurs sont les mêmes que ceux des autres individus, mais ils sont creux et paraissent vides.
« Les Circassiens reconnaissent aux yeux le jettator. En Masonie, si l’on est regardé par une personne qui a les yeux malades, on devient ensorcelé. Aux îles Havaï, des malheurs sont à craindre si l’on rencontre une personne dont les yeux sont malades ou enflammés.
« Dans le Berry, on reconnaît les jettators à leurs mœurs sombres et bizarres. Ils cherchent constamment la solitude ; autant ils parlent et gesticulent lorsqu’ils sont seuls, autant ils se montrent tranquilles et silencieux en compagnie. Ils ont l’œil perçant et subtil ; mais ce n’est que par éclair, disent les paysans, qu’ils envisagent les gens, car d’habitude, ils regardent en dedans.
« En Italie et en Styrie, les individus qui louchent sont fascinateurs. Chez les Gypsies anglais, ils portent malheur.
« Ne fixe point ton regard sur le louche, il te donnerait le mauvais œil » ; disent les Turcs.
« En Transylvanie, en Styrie, en Carinthie et en Hongrie, le pouvoir de fascination est spécialement attribué aux gens dont les sourcils se joignent au-dessus du nez ; en Irlande, à ceux qui ont des sourcils noirs proéminents.
« Enfin, on peut reconnaître un fascinateur à la couleur rouge de ses cheveux où de sa barbe. Les roux ont toujours eu mauvaise réputation. Dans l’Égypte ancienne, ils étaient injuriés et outragés ; pendant les jours caniculaires, ils étaient sacrifiés sur le tombeau d’Osiris. On avait également de l’aversion pour eux en Chine, dans les îles de la Méditerranée et en Ecosse ; ils sont encore très suspects aux Turcs. Les chrétiens représentent volontiers Judas Iscariote avec une barbe rousse. « Ne laisse pas l’œil d’un homme rouge s’arrêter sur toi, » est, en Irlande, une locution familière. « Barbe rouge, espèce de diable, » « barbe rouge, va au diable, » dit-on en Allemagne et dans le canton d’Argau. Chez les Basques, il faut également éviter les gens à barbe rousse. » (5)
Sous la diversité des points de vue, c’est toujours la même crainte qui hante la foule et qui la suggestionne : elle s’incarne dans un type fantastique, étrange et très différent du commun de la race. Est-il besoin de dire que le mal heureux affligé du « mauvais œil » est ignorant de son pouvoir et que les suggestions folles nées de son seul regard n’excusent [p. 683] pas les persécutions dont il est victime, ni les crimes dont il est l’occasion ou le prétexte ? Les progrès de la science et de la civilisation font reculer de plus en plus l’empire de cette vaine superstition et arriveront à n’en faire bientôt qu’un mauvais souvenir. ‘
V
Le pouvoir des sorciers est manifestement d’ordre suggestif ; et toutes les scènes de magie que l’histoire rapporte ressemblent étrangement à nos séances modernes d’hypnotisme. La paralysie, le mutisme se commandaient autrefois comme aujourd’hui ; et on comprend enfin que « nouer l’aiguillette » ne dépasse pas les ressources de la nature. Il n’est pas jusqu’à l’histoire fabuleuse du loup garou qui ne s’éclaire et ne s’explique facilement à la lumière actuelle de nos connaissances.
Le loup-garou, c’est cet être fantastique qui court les rues ou plutôt les campagnes, tantôt sous la forme d’un loup chargé de chaînes et prêt à dévorer les petits enfants, tantôt sous forme d’un gros chien blanc ou d’une chèvre noire, tantôt impalpable, invisible mais avec un bruit sinistre qui simule le mouvement rapide d’une voue et que rien ne peut arrêter. L’imagination en faisait tous les frais, mais on comprend d’ailleurs qu’elle y devait être aidée et libéralement servie.
La lycanthropie, qui était assez fréquente, s’explique très bien par la suggestion. On pouvait faire croire à un endormi qu’il était oiseau, chat, loup, qu’il courait les campagnes à la recherche des petits enfants ; et l’hallucination succédait fatalement au rêve provoqué. Les sorciers ne manquaient pas de prendre des travestissements appropriés et il est établi par des témoignages nombreux et irrécusables que, dans leurs fameuses expéditions, les loups-garous s’affublaient réellement d’une peau de bêle, se frottaient d’un onguent ou avalaient une poudre magique : ce qui confirmait l’illusion et actionnait puissamment l’imagination du sorcier et de ses dupés.
Que certains-hommes crédules soumis à la métamorphose, que des sorciers même, faibles d’esprit ou entraînés, aient pris leur rôle au sérieux ou même au tragique, le fait, est certain : la lycanthropiea parfois dégénéré en folie maniaque, en mélancolieincurable. Bien mieux, des lycanthropesont été dès l’origine des malades, de véritables aliénés, comme en témoigne nettement l’histoire.
En 1436, le pays de Vaud est le siège d’innombrables abominations. Pour y mettre un terme, on livre à la torture plusieurs centaines d’individus, et ils avouent sur le chevalet qu’ils se repaissent de chair humaine, et, vrais loups garous, n’épargnent pas leurs propres enfants. [p.684]
En 1321, dans le Jura, les sorciers se changent en loups et prétendent avoir dévoré une foule de femmes et d’enfants.
Oleaus Mgnus (1490-1557).
En 1600, un enfant de 14 ans, Jean Granier, parcourait les campagnes revêtu d’une peau de loup et y semait la terreur. Il lui était arrivé plusieurs fois de rencontrer de jeunes enfants et de les dévorer. La justice mit enfin un terme à ses méfaits. Il fut arrêté, traduit devant le parlement de Bordeaux et condamné.
En 1824 un Espagnol, Manuel Blanco, se figurant qu’il était ensorcelé et changé en loup, remplit son rôle pour de bon ou plus exactement tomba dans une véritable aliénation mentale, une monomanie homicide et dangereuse. Il tua successivement six personnes et poussa la lycanthropie jusqu’à dévorer plusieurs parties charnues du corps de chacune de ses victimes. Sa condamnation à mort provoqua l’intervention du Dr Durand (de Gros), le précurseur de l’hypnotisme, aujourd’hui chargé d’ans et de gloire, qui plaida chaleureusement, mais en vain, l’irresponsabilité du pauvre fou. Il démontra qu’il s’agissait là d’une aberration mentale née par auto-suggestion ; et le plus triste, c’est qu’il avait raison (6). La lycanthropie ne s’observe pas seulement chez les fous, mais chez les hystériques: dans ce dernier cas, elle est facilement curable, mais n’en a pas moins parfois de redoutables conséquences. Le Dr Liébeault, de Nancy, en rapporte l’exemple suivant très significatif :
Une jeune fille de neuf à dix ans se croyait métamorphosée en chienne. Elle marchait à quatre pattes dans les appartements, aboyait, hurlait, se couchait devant les portes pour les garder et n’hésitait pas à se jeter sur les nouveaux arrivants pour les mordre, comme une chienne fidèle. Mais, détail caractéristique, elle abandonnait son vilain rôle dès qu’on l’interpellait : elle répondait alors posément aux questions qu’on lui posait, devenait sociable et se laissait conduire par ses proches. Deux séances d’hypnotisme suffirent à la guérir; mais on ne découvrit que beaucoup plus tard la cause navrante de sa lycanthropiepassagère. Son indigne père lui avait suggestionné qu’elle était une chienne pour assouvir d’inavouables passions.
La lycanthropiea été plusieurs fois notée à l’état d’épidémie dans les pensionnats et les couvents : c’est un résultat de l’imitationet de la suggestion qui en est le plus actif facteur.
En 1491, tous les membres d’un couvent de Cambrai s’imaginent êtrechangés en chats : ils s’élancent par les fenêtres, grimpent avec une étonnante agilité aux arbres et s’y cramponnent avec ténacité en miaulant.
En 1556, la plupart des enfants entretenus à l’hôpital d’Amsterdam, [p.685] filles et garçons, au nombre de soixante-dix, se mettent tout à coup à grimper sur les toits comme de véritables chats et ne veulent plus en déguerpir : ils y prononcent des oracles, prédisent l’avenir et voient à distance.
Les loups-garousont donc existé, ou du moins des aliénés et des hystériques en ont revêtu le rôle, qu’avait seul imaginé l’art machiavélique des sorciers. Des malheureux se sont crus changés en bêtes autrefois comme aujourd’hui. La suggestion, nous le savons, opère de telles hier veilles ; et elle nous fait voir clair dans les fantastiques métamorphoses que nous rapporte l’antiquité païenne et qui déconcertaient nos pères. Circé transformant, par ses enchantements, et d’un coup de baguette, les compagnons d’Ulysse en misérables pourceaux, n’est-ce pas l’hypnotiseur moderne faisant à son gré de ses sujets endormis, tous les êtres ou tous les personnages qu’il lui plaît de suggérer ?
La croyance au loup-garoun’en reste pas moins une erreur sensible, une vaine et dangereuse superstition, qui doit être énergiquement combattue, mais qui, grâce à Dieu, disparaît de plus en plus du fond de nos campagnes où elle s’était créée un dernier refuge devant le progrès grandissant des lumières.
(A suivre).
Docteur SURBLED.
[p. 694]
LE DIABLE ET LES SORCIERS
(Suite et fin).
VI
Les sorciers exploitaient odieusement l’ignorance, abusaient de la simplicité humaine et devaient à ce seul titre être traités comme de grands malfaiteurs. Mais c’étaient encore le plus souvent des criminels qui ne voulaient pas résister à leurs passions et cachaient leurs odieux méfaits sous le voile mystérieux de la science.
Charles II, duc de Lorraine, arrivait un soir dans une ferme retirée, à trois lieues de Toul. Sa surprise fut grande, après le souper, de voir apprêter un second repas, plus copieux et plus délicat.
— Vous attendez de la compagnie ? fit-il.
— Non, Monsieur.
— Hé ! pourquoi donc tous ces préparatifs ?
— C’est jeudi ?
— Il y a Sabbat dans la forêt.
— Sabbat ?
— Oui, et après avoir dansé le branle du diable, les sorciers et leurs patrons se divisent en quatre bandes : la première vient souper ici.
— Payent-ils leur écot ?
— Nenni, et même quand ils ne sont pas contents, ils nous en font endurer ! et ils ne se gênent pas pour enlever ce qui leur convient. Mais que voulez-vous faire là contre ?
Vers deux heures du malin, les convives arrivèrent en effet : ils étaient une trentaine, déguisés celui-ci en ours, celui-là en loup, les autres avec des cornes, des griffes, des queues… Le festin fut interrompu par les gens d’armes que Charles II avait mandés :diableset coquins furent traités comme ils le méritaient.
De tels « diables » incarnaient en quelque sorte le génie du mal et méritaient d’être traqués et combattus sans trêve ni merci comme de redoutables fléaux. « Nuisance est lot de sorcier » dit justement un vieux proverbe. Le bilan de leurs crimes serait long à dresser : il comprend [p. 795] des orgies scandaleuses, des prostitutions abominables, des excès lubriques sans nom, des assassinats, des empoisonnements, des vols, etc. Ajoutons à ces horreurs la parodie, burlesque de la religion et de ses rites, la réhabilitation des plus mauvais instincts, le soulèvement des pires passions, la haine de toute autorité et l’appel constant à la révolte, et nous comprendrons la formelle et légitime réprobation que les siècles passés ont portée contre la sorcellerie et ses infernales machinations.
Tous les sorciers ne furent pas des scélérats, il faut bien le reconnaître. Quelques-uns ont été des imbéciles ou des malades, soumis à l’empire et à l’entraînement d’hypnotiseurs habiles ou victimes de leur propre névrose, mais ils sont rares et ne constituent qu’une exception dans cette classe de malfaiteurs dangereux. Il est impossible d’admettre avec certains auteurs que sorciers et sorcières aient été, à des degrés divers, des hystériques ou des fous. Quelques sorciers ont connu les misères de la névrose, quelques autres ont été aliénés ou le sont devenus au cours de leur pratique ; mais la plupart avaient toute leur raison et l’ont mise délibérément au service de leur intérêt, de leurs passions et du mal.
Ce qui est vrai et ce qui explique tout, c’est que les gens simples, dupes des sorciers, étaient particulièrement des nerveux, des hystériques, précisément parce qu’ils étaient éminemment suggestionnables. Faibles et curieux, faciles à attirer, à circonvenir et à entraîner, ils se sont prêtés à toutes les manœuvres, ont subi sans peine la direction imprimée et sont arrivés facilement aux hallucinations de commande. C’est ainsi qu’avec une imagination exaltée et vagabonde ils sont allés au sabbat, ont pris part à des scènes invraisemblables, infâmes ou comiques, ont vu le diable et sa cour, eh ont reçu des cadeaux ou des caresses, se sont livrés à lui, etc. Tout est possible à l’âme subjuguée : elle obéit aveuglément, comme un automate, à la force souveraine qui l’a domptée et qui la mène. Comment réagirait-elle ? Comment résisterait-elle à l’hypnose qui l’étreint dans un cercle de fer ? Toutes ses puissances sont annihilées ou plutôt se trouvent au service d’un autre maître. On affirme aujourd’hui comme autrefois, avec le même succès, aux sujets captivés, endormis, qu’ils sont dans la main de l’hypnotiseur et que rien ne saurait les soustraire à sa puissance. Les sorciers déclaraient à des individus qu’un pacte solennel, irrévocable les liait à jamais à Satan ; et les malheureux n’en doutaient plus : ils restaient tellement persuadés de leur sujétion, à l’état vigil, se sentaient si bien esclaves de leur triste sort qu’ils l’avouaient à tous et à leurs juges mêmes. C’était prononcer leur propre condamnation, c’était aller à la mort. [p. 796]
Pour arriver à leurs fins, les sorciers avaient besoin d’une obéissance passive et illimitée. Leur première obligation professionnelle était de subjuguer les esprits et de dompter les volontés, et il faut reconnaître qu’ils y répondaient admirablement en invoquant la force d’en haut alors incontestée. Pour en imposer à la foule, ils s’autorisaient toujours d’une puissance supérieure, d’un pouvoir surnaturel. Quelques-uns se présentaient hardiment comme les envoyés de Dieu, comme Dieu même, mais c’était un trop grand rôle, impossible à tenir longtemps, en face de théologiens toujours prêts à exiger les preuves du divin et à démasquer l’imposture. Le surnaturel diabolique était d’une exploitation plus facile, et la plupart s’y fixèrent. Mettant à profit les croyances populaires, si justifiées d’ailleurs, qui montraient les mauvais esprits en lutte perpétuelle avec les bons, ils affirmaient avec un ensemble convaincant qu’ils avaient partie liée et commerce incessant avec le diable, et s’ingéniaient à faire croire à leur haute influence auprès du princes des ténèbres. C’est ainsi que leurs moindres tours, comme leurs plus habiles prestiges, étaient présentés sous le couvert du diable ou de ses acolytes, alors qu’ils dérivaient simplement de leur science acquise et de leur propre savoir-faire. 11 n’y avait pas de machination magique qui ne parût extraordinaire et transcendante en raison de son origine suspecte. Si tel homme est frappé de mutisme, de paralysie il n’accusera pas la suggestion inconsciente qui est seule en cause, mais la main du diable qui agit par le sorcier et lui a jeté le sort. Ce n’est plus la nature qui opère, c’est Satan qui se joue des humains. La foi engendrait la crédulité, et l’ignorance venait en aide, au charlatanisme,
Quelque malins qu’on les suppose, les sorciers n’avaient pas nécessairement le diable au corps ; et leurs pratiques s’alimentaient généralement de connaissances purement humaines, sans avoir besoin de la collaboration de Satan. C’est donc une grave erreur de mettre le diabolisme à la base de la sorcellerie et de tenir les sorcierspour possédés.
Cette erreur a pu être naguère celle du vulgaire, trompé par les affirmations des intéressés, elle n’a été faite qu’exceptionnellement par les anciens théologiens et a toujours été repoussée et combattue par les maîtres., Pourquoi se rencontre-t-elle de nouveau de nos jours sous la plume des savants, et précisément de ceux qui renient l’Église et étudient le passé avec les préventions et les haines d’un matérialisme sectaire ? N’est-ce pas le plus sûr moyen de perpétuer, les malentendus et de ne jamais arriver à la vérité, qui doit être le but de la science ?
Des maîtres réputés sur le terrain expérimental ont abordé les questions d’histoire et dé théologie sans préparation et s’y sont égarés. [p. 797] Charcot, Richer, Mesmer, et combien d’autres, confondent à plaisir, sorcellerieet possession : ils considèrent, semble-t-il, les deux mots comme synonymes et prennent indifféremment l’un pour l’autre. Les auteurs anciens les distinguaient avec un soin jaloux, les théologiens contemporains continuent à user de la langue traditionnelle : ne pourrait-on pas faire comme eux ou tout au moins observer leur sentiment et en tenir compte ?
Les sorciers n’étaient pas des possédés : voilà un point qui est élucidé depuis longtemps et que l’ignorance ou la mauvaise foi ne devrait pas continuellement remettre en question, car il est-établi sur des basés sérieuses et est pour ainsi dire incontestable. Un jésuite allemand, Thyræus, consacre tout un chapitre d’un livre qui fait encore autorité (7) à cette interrogation :
Les sorciers sont-ils des possédés du démon ?
Et il répond négativement, par suite d’une raison décisive : le démon n’habite pas nécessairement dans le corps des sorciers, et c’est là l’une des conditions essentielles de la possession.
VII
Les sorciers, race perverse et dangereuse, étaient des criminels de droit commun, justiciables des tribunaux civils. S’ils avaient été possédés, on les aurait déférés aux juges ecclésiastiques. Tous les méfaits dont ils étaient accusés ou coupables, crimes réels ou maléfices, constituaient des charges très lourdes et des preuves bien suffisantes pour les condamner.
Avaient-ils des marques extérieures ou cachées (signes, flétrissures, enseignes) qui, tracées par les puissances infernales, les trahissaient tôt ou tard et les désignaient à la vindicte publique ? Des auteurs anciens, notamment Jacques Fontaine (8) et Henri Boguet (9) l’ont cru et enseigné. Ils n’ont pas peu contribué par leur ignorance déplorable à égarer la justice et à faire condamner des innocents ; mais l’erreur de plusieurs ne saurait être prise pour l’opinion commune, elle fait heureusement exception et trouve sa raison et en quelque sorte son excuse-dans l’insuffisance des notions qui avaient cours et que fournissait la médecine du temps.
Aux yeux de ceux qui, sans égard pour les caractères distinctifs, rattachent la sorcellerie, h la possession ou les confondent ensemble, l’existence [p. 798] des marques sataniquesn’avait rien d’extraordinaire et s’expliquait au contraire très aisément. Il semble tout naturel que le diable marque de son sceau les malheureux qui se sont donnés à lui et qu’il tient en son pouvoir. « Le Dieu tout-puissant, dit un auteur ancien, marque ceux qui sont de son troupeau par des empreintes sacrées et par des marques divines lesquelles durent la vie éternelle. Le maling esprit marque ceux qu’il a captivés de celles de la mort, le démon voulant en tout contrefaire le Créateur. C’est pour les empêcher en tant qu’il lui est possible de se desdire ; et aussi les marques ne doivent-elles pas demeurer toujours sur leur corps, pour en cas d’accusation ne pas servir de moyen de les perdre. »
Ces marquesne sont pas faciles à cacher et, par leur objectivité même, deviennent des preuves saisissantes de la sorcellerie. Elles seraient convaincantes et échapperaient à tout soupçon de fausseté si elles étaient durables, permanentes ; mais, l’observation le démontre, elles ne sont pas toujours fixes, elles sont très rarement perpétuelles. Il y avait dans celte circonstance un moyen facile d’échapper à l’accusation et par suite d’éviter une erreur ; mais la prévention est si forte, le préjugé est tellement enraciné qu’ils y trouvent également leur compte. Les casuistes font d’habiles et interminables distinctions. Il y a des marques passagères, il y a des marques récidivantes : ce ne sont pas les moins authentiques, ni les moins graves. Satan qui les a faites « avec le doigt » ou avec « ses griffes » peut les réduire ou les effacer à son gré. « Elles sont le plus souvent, déclare Boguet, fort difficiles à reconnaître, selon que Caron en fait la remarque dans son Antéchrist, et nous après luy en notre discours des sorciers, et il est possible qu’elles échappent à un seul chirurgien. Des besongues ou certificats de plusieurs médecins attestent qu’il n’y a rien ; mais il faut se rappeler que le Démon, selon les occasions, efface les marques des sorciers, comme il se lit dans plusieurs auteurs. »
Mais des sorciers avérés, des sorciers célèbres n’ont jamais été marqués, et on ne peut contester ce fait notoire. Le même Boguet le reconnaît de bonne foi, mais il tient à la présomption grave-desenseignes diaboliqueset il refuse quand même d’y renoncer. « Sans doute, dit-il, il est des sorciers qui ne sont pas marqués, mais il faut se rappeler que le démon quelquefois leur effacé ces marques lorsqu’ils sont réduits en prison. D’ailleurs ces marques ne sont pas toutes semblables. Et elles ne se trouvent pas toujours en même lieu… On a beau objecter que le démon n’imprimerait jamais ces marques aux sorciers s’il savait qu’au moyen d’icelles, ils fussent découverts. Mais cela n’empêche pas non plus qu’étant reconnues, elles ne servent de présomption. [p. 799]
Tous les auteurs, est-il besoin de le dire, ne sont pas aussi affirmatifs, aussi tranchants ; beaucoup admettent que les marques, ne sont ni permanentes, ni indélébiles, et qu’elles peuvent disparaître d’elles-mêmes chez les sujets qui, renonçant délibérément à Satan et à ses œuvres, se convertissent et reviennent au bien. D’ailleurs certaines marques, réputées sataniques, sont trop nettement naturelles pour prêter à la moindre illusion, elles n’ont aucune relation avec l’esprit du mal ; c’est du moins l’avis de nombreux observateurs, prêtres ou médecins, dont L’esprit perspicace n’est pas accaparé par l’erreur ou la prévention. Mais Boguet ne se rend pas à leur sentiment raisonnable et tient obstinément à la valeur intrinsèque et essentielle des marques. « Le démon, dit-il, les imprime aux sorciers afin de leur bailler à entendre qu’il sont enrôlés sous son estendart, et ainsi qu’ils sont de tout siens et pour toujours. »
Jacques Fontaine, professeur à l’Université d’Aix, n’est peut-être pas aussi catégorique que le grand juge de la terre de Saint-Claude, mais son sentiment n’en est pas moins étroit, rigide et faux. « Quelle qu’elle soit, ne craint-il pas d’écrire, toute trace à la peau, si minime soit-elle, du moment, qu’elle est insolite, c’est-à-dire que chacun n’en porte pas également, doit être tenue en crainte. »Dans une voie aussi largement ouverte aux fantaisies de l’imagination et à l’arbitraire du sentiment, les erreurs et les sottises étaient inévitables, et les sentences des tribunaux inspirées par la passion et l’ignorance devenaient aussi odieuses que criminelles.
Dans ces conditions, les marquesdes sorciers n’avaient pas de détermination précise, leur classification était établie sur les bases les plus instables et les plus fantaisistes ; disons mieux, l’arbitraire était la règle dernière et suprême. Si la peau était éraillée brusquement, à l’emporte-pièce, en coup d’ongle, c’était signe de possession récente. Constatait-on de la rougeur avec œdème, l’empire de Satan s’affirmait davantage. La possession était ancienne quand la tache était brune ou la peau épaissie à son niveau. Enfin, avec une tache noire, velue surtout, il n’y avait plus de doute : l’enfer confirmait victorieusement sa redoutable puissance. Toutes ces empreintes, vieilles, ou récentes, petites ou grandes, étaient regardées comme le sceau du diable (sigillum diaboli) ou la griffe satanique. Mais la preuve de la sorcellerie n’était pas encore complète. La possession (toujours confondue avec elle) n’accusait définitivement sa réalité que par l’existence de la plaque froide ou insensible(pied de lièvre, piste) Le pincement à son endroit était indolent, sans aucune douleur ; une piqûre d’aiguille n’était pas ressentie et ne donnait pas issue à la moindre goutte de sang ; bien mieux l’aiguille même sortait intacte, sans la plus petite trace d’humeur rouge, rosée ou incolore. [p. 800]
Ulrich Molitor – De lamiis et pithinicis (1489).
Les procès-verbaux du temps ne laissent pas de doute sur ce point. Voici, par exemple, ce qu’on lit dans ‘une observation : « On formerait une esquille très fortement, plus de trois doigts dans la chair sans que le misérable (accusé) y eut aucun sentiment ni aucune humeur apparaître:- pourquoi il fut considéré comme étant véritablement sorcier puisqu’il était marqué. »
Dès lors, toutes les présomptions se trouvent acquises et réunies : il- y a marque, tache cutanée, et cette marque est invulnérable, insensible. Voilà la caractéristique de la possession, la marque certaine et indéniable et, comme on l’a dit, la signature de l’esprit du mal. La main du diable est là !
Mais comment arrivera découvrir chez les accusés le signe dénonciateur, la preuve palpable et évidente du crime de sorcellerie? La tâche était loin d’être aisée, les marquesétant le plus souvent secrètes et cachées — quand elles existaient. On les cherchait patiemment, laborieusement, dans les parties les plus intimes, les moins accessibles, sous la langue, en dedans des lèvres ou des dents, sous les paupières, dans le nez, entre les poils de la tête, entre le doigt et l’ongle, aux reins, etc, etc. Si la poursuite de la fameuse marquerestait vaine, on recourait aux grands moyens : on n’hésitait pas à raser complètement l’accusé pour découvrir le coupable.
Que le diable se rît parfois de ces vaines et inquiètes recherches, c’est ce qui est bien probable et ce que confesse Boguet lui-même. « Le médecin Caron, dit-il, escrit que comme lui et ses compagnons étaient, une fois à chercher là marque d’une sorcière qu’il appelle « la Boyraïonne », Satan, qui possédait une jeune fille par le moyen de cette femme, leur enseigna le lieu où était la marque, se mocquant d’eux de ce qu’ils lie l’avaient su trouver. »
Mais le diable ne se montrait pas toujours si bon prince, et pour cause : il n’avait rien à voir à l’affaire. Boguet doit reconnaître que dans certains cas la marqueéchappait à toutes les investigations parce qu’elle n’existait pas. « Il y a des sorciers, dit-il, qui ont dit qu’ils n’avaient jamais été marqués, du nombre desquels a été Groz Jacques, lequel, mourant contrit, m’en a assuré. »
Par contre, les marquesde certains sorciers s’étalaient au grand jour, sautaient aux yeux, étaient évidentes ; et les auteurs ne manquent pas de nous les décrire compendieusement. Boguet cite le cas « d’une accusée qui portait à la cuisse gauche une enfonçure de la largeur d’une tête de clou quarré où l’on introduisit une épingle.de fil de fer, de bonne grosseur, de la longueur de trois petits doigts, sans que l’accusée en [p. 801] sentît aucune, chose, sans qu’il en sortit sang quelconque, ni que l’épingle en sortît ensanglantée. » — Jean de Vaux portait sa marque dans le dos, et elle avait la figure d’un petit chien noir : on pouvait y enfoncer impunément une aiguille, le sorcier n’éprouvait aucune douleur. — « Loyse Servant, autrement dit « La Sargette », avait pour sa marque une petite enfonçure de la largeur de la tête d’un clou quarré dont on se sert pour attacher les souliers. »—Le signe dont Guillauma Proby, d’Anchay, fut marquée au col, à droite, était de la grandeur d’un petit denier et tirait sur le brun. — La marque de la Belcuenotte (Beldent) qui a été brûlée à Besançon, était au bas-ventre, au-dessous du nombril, et fortement saillante.
Quelles étaient donc en réalité ces marques diaboliques, ces signes fatidiques et prétendus révélateurs ? Il n’y a plus de doute à garder aujourd’hui sur leur nature, et l’évidence se fait, si l’on compare la description qu’en donnent les anciens avec les caractères nets et complets des affections cutanées fournis par la médecine contemporaine. C’étaient tout simplement des verrues, des nævus, des molluscums, des lentilles, tannes ou loupes, des exanthèmes variés de la peau, des plaques d’urticaire ou de sclérodermie, des difformités pathologiques, des cicatrices superficielles ou profondes et surtout des plaques anesthésiques, les fameuses plaques froides.
Sur ce dernier point l’erreur des anciens était facile, presque fatale. Ils croyaient que « l’insensibilité ne vient que d’une seule cause, la lèpre ; » ils ignoraient absolument qu’elle appartient à d’autres maladies et qu’elle est de règle chez les hystériques et les névropathes. Dès qu’ils se trouvaient en présence d’une anesthésie locale, ils étaient entraînés à une regrettable méprise : tous les jugements en fournissent la preuve. « Or, l’accusé de possession n’a pas de lèpre, et il a des plaques froides et insensibles. Ce ne peut être qu’une marque satanique. Les sorciers seulsont une marque qui rend la partie insensible. »
Est-il besoin de remarquer que cette triste erreur, née de l’ignorance n’a pas duré longtemps. Dès le XVIIIe siècle, le savant bénédictin dom Calmet l’a combattue et en a fait justice. « Il peut se trouver, écrit-il, dans le corps d’un homme ou d’une femme quelque, partie insensible, comme il s’en trouve en effet quelquefois, ou par maladie, ou par l’effet de quelque remède ou de quelque drogue, pu même naturellement ; mais cela ne prouve pas que le démon s’en soit mêlé. » (10) Remarquons enfin que la constatation de la plaque froide n’aurait pas suffi, même au XVIe [p. 802] siècle, à convaincre un homme de sorcellerie, de possession, sans l’appoint de toutes les preuves certaines (11).
Les marques cutanées n’ont pas la moindre indication, la moindre valeur ; et nous ne songeons pas à les défendre contre les traits d’une juste critique. II est évident que leur interprétation ne pouvait être que fantaisiste et vaine, dépendant moins de la science que de l’humeur des juges. Ces derniers toutefois ne sauraient être soupçonnés d’avoir obéi à leur caprice : n’avaient-ils pas heureusement une excellente base d’accusation et de jugement dans les faits délictueux, attestés et reconnus, qui amenaient d’ordinaire les sorciers devant leur tribunal ?
D’ailleurs, nous l’avons dit et nous le répétons, quelques auteurs sans valeur, sans autorité ont cru seuls aux marques des sorciers. La. plupart, et parmi eux les jurisconsultes les plus éminents, les plus célèbres théologiens, ont refusé d’y voir la moindre présomption et surtout une preuve sérieuse et recevable. Un magistrat estimé du seizième siècle, que nous avons déjà eu occasion de citer, Bodin affirme n’en avoir jamais observé et déclare « qu’il est bien de l’advis de Dagneau qui dict que les plus grands sorciers ne sont point marquez. » (12) Delrio, un jésuite flamand de la même époque, est plus net encore et refuse toute valeur aux stigmates (13). Il est impossible de ne pas partager son avis aujourd’hui, et on est heureux de l’opposer à celui des Boguet et des Fontaine que les savants matérialistes aimeraient à faire prendre pour l’opinion catholique. Grâce à Dieu, la confusion n’est pas possible. L’Église ne s’est pas prononcée sur ce point.
Si les marques de sorcellerie sont souvent invoquées dans les procès de sorcellerie, si elles prennent même dans l’histoire une place démesurée, la faute en est aux sorciers eux-mêmes. Pour se donner force et crédit, ils étaient les premiers à se prétendre en relations suivies, quoique secrètes, avec l’enfer et à se dire marqués du diable. Ils attribuaient à la moindre malformation de leur peau, par exemple à une envie (nævus), à une insignifiante verrue le caractère diabolique et espéraient s’imposer ainsi à la foule, tirant de la vanité, considération et fortune. Le fait est qu’ils réussissaient souvent dans leurs méchants calculs ; mais quelquefois, par un fatal revirement, la marque cabalistique qui avait fait leur rapide succès devenait un signe accusateur, l’instrument de leur ruine et la cause de leur mort.
N’était-ce pas justice ? [p. 803]
On a dit et répété partout que les accusés manquaient des garanties nécessaires, que les condamnations les atteignaient sans jugement, que la mort ignominieuse était leur sort fatal. De telles exagérations, inspirées par le parti pris ou l’ignorance, n’ont plus cours. Les tribunaux appelés à juger les sorciers usaient d’une procédure régulière et souvent fort lente, mais, comme ceux d’aujourd’hui, ils étaient loin d’être infaillibles. Des erreurs nombreuses se produisirent, nous le reconnaissons, et à leur suite une foule de misérables expièrent sur le bûcher des crimes imaginaires ou les crimes des autres. Il y eut dans le cours des XVIe e XVIIe siècles des excès regrettables, des atrocités sans nom, que l’état des mœurs n’excuse pas ; mais, nous le demandons, qui s’éleva tout de suite contre ces abominations, qui dénonça à l’opinion publique les inqualifiables abus de la justice, qui réclama à grands cris la grâce des malheureux ? Ce furent des prêtres dont le nom nous a été transmis par l’impartiale histoire et s’impose à l’admiration et à la reconnaissance des hommes : ils s’appelaient Cornélius Laos, le P. Tanner, le P. Spée, etc. L’autorité s’émut vite d’un pareil état de choses, préjudiciable à la religion encore plus qu’à la société, et s’efforça par tous les moyens d’y porter remède : elle ne pouvait toutefois devancer la science ni divulguer l’inanité de certaines preuves universellement admises par les savants de l’époque. En 1657 parut à Rome une instruction de la Chambre apostolique, pour la conduite des procès de sorcellerie ; elle est citée partout comme un modèle de sage et pratique justice, mais ne saurait trouver place ici à cause de sa longueur.
Il faut nous résumer et conclure.
La sorcellerie a été une funeste erreur. Elle a été de tout temps, mais surtout aux siècles chrétiens du moyen-âge, habilement exploitée par des gens sans foi ni loi, voleurs et charlatans, et c’est à bon droit que la justice l’a toujours poursuivie et condamnée. La malice humaine en a formé la trame savante, ourdi les fils complexes ; et il faut décidément renoncer à y chercher l’influence des esprits surnaturels, à y voir la coopération active et directe du démon. Est-ce à dire cependant que la sorcellerie n’a aucun rapport avec le diabolisme et que les sorciers ont toujours été étrangers à Satan ? Loin de nous cette pensée. Il est vrai que quelques théologiens réputés ont été jusque-là et que Bergier, entre autres, n’a pas hésité à soutenir que les magiciens n’ont jamais eu en main aucun pouvoir diabolique. « Il faut admettre, dit-il, l’intervention du démon ici-bas ; mais le démon intervient sans avoir besoin des hommes pour lui servir d’instruments. On ne peut nier non plus qu’il y a eu beaucoup de magiciens, c’est-à-dire beaucoup d’hommes qui se prétendaient [p. 804] investis d’un pouvoir occulte reçu du démon, mais cette prétention était chez eux imposture ou illusion (14), »
Le sentiment de Bergier est vrai dans sa généralité, mais trop exclusif. Nous ne le partageons pas, et nous croyons au contraire que, dans son action universelle et incessante, le diable s’est servi des sorciers et a été, dans plus d’un prodige, leur coopérateur et leur maître. Il est dès ensorcellements, des machinations magiques qui dépassent les forces de la nature et de l’homme : la main du diable s’y trouve et en rend raison.
Cette nécessaire réserve faite, nous sommes à l’aise pour porter une juste et sévère condamnation contre l’erreur ancienne qui a tourné au détriment de la religion qu’elle prétendait servir et qui a fait la joie et le triomphe des ennemis de l’Église. Nous n’oublions pas. nous ne pouvons pas oublier que cette déplorable erreur a régné plusieurs siècles et porté sur le bûcher d’innocentes et trop nombreuses victimes, au premier rang desquelles brille d’un éclat incomparable l’héroïne qui a sauvé la patrie et qui est morte pour la foi, celle que nous implorerons bientôt sur les autels, l’immortelle Jeanne d’Arc.
Docteur SURBLED.
Notes
(1) Souvenirs de voyage dans la Tartarie et le Tibet.
(2) V. Gassendi, Physique, liv. VIII, ch. VIII.
(3) Magiæ naturalis, 1563, lib. II.
(4) Traité sur les apparitions des esprits, 1731, tome I, p. 149.
(5) Tuchmann. Le mauvais œil. dans Mélusine, recueil de mythologie, 1895-1896.
(6) Voir son livre Le Merveilleux scientifique.
(7) Dæmoniaci cum locis infestis et terriculamentis nocturnisauctore Petro Thyræo Novesiani, societatis Jesu, éd. Cologne, 1604, ch. XIX, p. 52.
(8) Des marques des sorciers, etc. Lyon,1611. ‘ ‘
(9) Discours des sorciers, 1603-1610.
(10) Traité sur les apparitions des esprits, etc.. 1751.
(11) Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris. 1587.
(12) Op. cit. p.213.
(13) Disquisitionum magicarum, t. III, Louvain, 1600, p.46.
(14) Dictionnaire de théologie, art. Magie.
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