Georges Genil-Perrin. L’altruisme morbide. Extrait de « L’année psychologique », (Paris), volume 17, 1910, pp. 233-250.
Texte princeps dans lequel l’auteur propose pour l première fois le concept d’altruisme morbide.
Georges-Paul-Henri Genil-Perrin (1882-1964). Médecin aliéniste bien connu pour avoir sonner la glas des théories de la dégénérescence avec sa thèse de médecine soutenue à Paris en 1913 : Histoire des origines et de l’évolution de l’idée de dégénérescence en médecine mentale. Nous signalerons quelques unes de ses publications les plus importantes :
— (avec Charles Vallon). La psychiatrie médico-médicale dans l’œuvre de Zacchias (1584-1659). Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 8e série, 16e année, tome XVI, 1912, pp. 46-82, 90-106. [en ligne sur notre site]
— Histoire des origines et de l’évolution de l’idée de dégénérescence en médecine mentale. Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, Alfred Leclerc, 1913. 1 vol. in-8°.
— L’évolution de l’idée de dégénérescence mentale. Extrait des Archives d’Anthropologie criminelle, (Paris), n°233, 1913. – Et tiré-à-part : Lyon, A. Rey, 1913. 1 vol. in-8°.
— La psychiatrie clinique dans l’œuvre de Félix Plater (1536-1614). Extrait de la « Revue de psychiatie et de psychologie expérimentale », (Paris), 8e sére, 17e année, tome XVII, 1913, pp. 265-284 et pp. 416-436. [en ligne sur notre site]
— Les paranoïaques. Paris, Norbert Maloine, 1926. 1 vol. in-8°.
— Prévenir et Guérir. Maladies nerveuses et mentales. Paris, Larousse, 1931. 1 vol. in-8°.
— La psychanalyse en médecine légale. Article parut dans la « Paris médical : la semaine du clinicien », (Paris), n°86, 1932, pp. 28-41. [en ligne sur notre site]
— Psychanalyse et criminologie. Paris, Félix Alcan, 1934. 1 vol. in-8°. – Traduction: Psychanalyse e criminologia. Traduzione por Leonidio Ribeiro. Com um prefacio do autor para a ediçao brasileira. Rio de Janeiro, Editora Guanabara Waissman Koogan, 1936. 1 vol. in-8°.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 233]
L’ALTRUISME MORBIDE
Pour ceux qui ne veulent point admettre l’innéité de l’émotion tendre, l’altruisme ne peut être que morbide, du moins l’altruisme véritable, dégagé de tout raisonnement, de tout calcul d’intérêt personnel : penser à soi, voilà la fonction normale ; penser aux autres, voilà la fonction pathologique. L’homme naît loup pour l’homme, dépourvu de toute bienveillance pour son semblable. A ceux-là donc, l’expression d’altruisme morbide doit paraître un pléonasme.
A ceux qui ont une foi métaphysique en la bonté naturelle de l’homme, à ceux qui font de la charité, de l’amour et du dévouement des qualités intangibles et de source divine, cette expression semblera un blasphème.
Mais ceux qui sont habitués à soumettre les sentiments des hommes à une analyse impartiale, admettront que ce mot répond à quelque chose, et caractérise assez nettement certains actes où les uns voient du bien, les autres du mal, mais où les véritables psychologues ne découvrent que les manifestations de l’anomalie, de la maladie. Il est possible — négligeant le côté moral de la question — d’étudier ces faits à un point de vue purement analytique et clinique.
M. Ribot, après avoir établi l’innéité de l’instinct altruiste, après en avoir étudié la physiologie, proclame que « la pathologie de l’émotion tendre ne présente pas assez d’intérêt pour nous arrêter (1) ».
Cette condamnation est peut-être un peu sévère. La pathologie de l’émotion tendre ne nous semble pas à ce point dépourvue d’attraits. Il serait téméraire d’embrasser en une courte étude un aussi vaste sujet, d’en vouloir fixer les lois en quelques pages. Mais notre intention, plus modeste, est d’en tracer une esquisse, en nous bornant volontairement à l’examen de quelques [p. 234] faits significatifs, ceux où une déviation de l’émotion tendre se traduit par des actes d’altruisme morbide. Nous ne pouvons induire de cette étude des conclusions formelles, mais nous espérons au moins en tirer une méthode pour des recherches plus approfondies.
On est en droit de nous demander tout d’abord quel critérium nous permet d’opérer le départ entre l’altruisme normal et l’altruisme pathologique. A quoi nous répondrons que si l’étude de la fonction morbide impliquait la connaissance parfaite de la fonction normale, la pathologie tout entière n’aurait guère fait de progrès. L’étude de la première n’a-t-elle pas d’ailleurs servi de tout temps à éclaircir la nature de la seconde ?
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Les manifestations morbides de l’altruisme ont été souvent signalées. Quelques-unes, comme l’altruisme des anarchistes, ont été bien analysées. Mais nous ne connaissons sur la question aucun travail d’ensemble quelque peu développé.
Morel (2) se borne à constater une certaine exagération de l’affectivité chez quelques-uns de ses fous héréditaires. Il se méfie d’ailleurs, et tient en légitime suspicion la valeur de ces manifestations sentimentales passagères.
Boileau de Castelnau (3), dans une étude sur la « misopédie », ou « lésion de l’amour de la progéniture », distingue entre la misopédie proprement dite et la folie affective. Dans la première, le sentiment paternel serait absent ; dans la seconde, il existerait, mais dévié.
Le père ou la mère, en infligeant des châtiments, auraient un but absurde, mais inspiré par la tendresse,… ils auraient été mus par un sentiment imaginaire de procurer le bonheur éternel à leurs enfants, etc.
L’auteur rend ici bien compte d’un ordre de faits qui trouvera sa place dans cette étude.
Marcé (4), vers la même époque, reconnaît que les sentiments affectifs peuvent parfois être maladivement exaltés chez les aliénés. Legrand du Saulle (5) consacre quelques pages à l’excessive [p. 235] philanthropie de certaines hystériques. Legrain (6) signale « l’expansivité philanthropique du fou raisonnant ».
M. Desjardins (7), Hamon, dans le livre de Félix Dubois (8), Lombroso (9) s’attachent enfin à la question de l’altruisme anarchiste.
En somme, certains points de la question ont été entrevus, d’autres ont été bien étudiés, mais nous ne trouvons, chez les auteurs cités, aucun essai de synthèse. Nous en rencontrons un, en revanche, dans un article d’Auzouy (10), qui pèche plutôt par excès contraire et qui tombe dans la systématisation à outrance. Néanmoins, la tentative est curieuse, et mérite de retenir un instant notre attention :
L’affectivité, dit en substance l’auteur, se manifeste chez un individu à l’égard de Dieu, de soi-même, de sa famille, ou des autres hommes. Cette affectivité peut être normale, pervertie, exagérée, affaiblie, ou abolie. Combinant ensuite presque mathématiquement ces deux séries d’éléments, il aboutit à une longue nomenclature de sentiments, dont la recherche systématique chez les aliénés l’a conduit à une statistique, d’ailleurs assez peu significative; pour nous en tenir aux seuls faits qui nous intéressent ici, la perversion aurait été trouvée dans une proportion de 20,46 p. 100, et l’exagération dans 18,55 p. 100. Mais, en raison de sa sécheresse, cette statistique ne comporte pas un enseignement très fructueux, et il vaut mieux, de cet article, ne retenir que l’idée générale, qui est intéressante.
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L’altruisme normal est un altruisme obscur. Il n’a guère d’histoire. Dans ses manifestations, dans ses résultats, rien ne choque, tout paraît naturel. Dans les manifestations de l’altruisme morbide nous trouverons presque toujours quelque chose de choquant, un déséquilibre, un manque de mesure. L’acte lui-même en un mot comportera le plus souvent un [p. 236] caractère d’anomalie. Dans certains cas cependant, ce sont les circonstances extrinsèques et l’état mental de l’individu qui nous permettront de considérer comme morbide un acte en apparence normal.
La politesse est le premier degré de l’altruisme. Il y a des gens très polis et très bienveillants de leur naturel. Mais la bienveillance et la politesse ont quelquefois une origine pathologique. Un de nos malades, paralytique général, .nous accueille tous les matins de la façon la plus cordiale, retient longuement nos mains dans les siennes, s’informe avec soin de notre santé, et de celle de notre famille, qu’il ne connaît pas. Il s’alarme de nous voir la tête découverte quand il fait froid. Il se montre enchanté des égards que nous avons pour lui, ravi de la ponction lombaire que nous lui avons faite, et ne tarit pas d’éloges sur notre science et sur notre habileté. Malgré tout ce que cela a de flatteur pour nous, nous ne pouvons être touché de ces démonstrations, car il nous est facile de les mettre sur le compte de l’affaiblissement intellectuel propre à la paralysie générale.
Chacun a pu éprouver l’amabilité exagérée des ivrognes qui ont le vin tendre et prodiguent sous l’influence de l’alcool des effusions et des embrassements dont ils sont, à jeun, peu coutumiers. Certains hommes qui, leur vie durant, ont fait preuve d’un caractère difficile, s’apprivoisent parfois singulièrement en tombant dans la démence sénile. Pailhas (d’Albi) a rapporté le cas d’un individu chez qui la première manifestation de la paralysie générale fut une heureuse amélioration du caractère.
Chez une de nos malades, maniaque chronique, nous rencontrons une exagération très marquée de la bienveillance; elle nous accable de compliments quand elle nous voit; sa cordialité se traduit parfois autrement que par des paroles. Elle nous fait souvent cadeau de petits ouvrages de broderie ; récemment elle voulait à tout prix nous donner une orange — son unique dessert — pour que nous la remettions à quelque malheureux.
Chez un dégénéré de Legrain, c’est une hallucination qui commande une manifestation charitable, en apparence assez sensée : Dieu apparaît à un enfant et lui ordonne d’aller chez le curé de sa paroisse, avertir celui-ci de ne pas faire de quête pour le denier de Saint-Pierre, en raison de l’abondance des pauvres à secourir dans le pays. Le jeune apôtre exécute cette [p. 237] mission et se fait rabrouer par le curé. Un motif pathologique de même ordre peut être à la source des manifestations les plus pures et les plus hautes de l’altruisme : si Jeanne d’Arc n’avait pas été hallucinée, elle n’aurait pas chassé l’Anglais du sol de France.
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Nous allons voir maintenant le caractère absurde de la conception elle-même poindre dans l’altruisme d’un de nos paralytiques généraux qui, atteint d’hyperactivité morbide et nourrissant quantité de projets, veut assurer l’avenir des malades de son pavillon : il prendra comme secrétaires un jeune mélancolique, qu’il se chargera de dérider, et un jeune fou moral, que ses parents ont mai élevé, mais à qui il saura apprendre à marcher droit. Enfin, ému par les accès de pleurer spasmodique d’un pseudo-bulbaire, il a promis une place de garçon de magasin au pauvre homme, qui peut à peine se traîner avec deux cannes.
Cet altruisme absurde n’est pas toujours inoffensif : quand l’ours de la fable casse la tête au dormeur pour le débarrasser d’une mouche importune, son attention bienveillante manque évidemment son but. Un paralytique général, dont M. le Dr Rogues de Fursac nous a raconté l’histoire, recommandait aux agents de la brigade fluviale de loger une balle dans la tête des gens avant de les retirer de l’eau, bon moyen pour éviter que la victime ne paralyse les mouvements de son sauveteur.
L’altruisme de Don Quichotte ne laisse pas d’être dangereux quand le gentilhomme de la Manche affole un hôtelier soupçonné d’être un enchanteur et de garder une princesse prisonnière, quand il met à mal la suite d’une noble dame en voyage, quand il pourchasse les marchands de Murcie cheminant tranquillement avec deux paysannes, quand il tire les forçats des mains de la Sainte-Hermandad. L’histoire du chevalier de la Triste Figure, c’est l’épopée de l’altruisme morbide.
Sauf une heureuse collaboration du hasard, les dévouements irraisonnés restent sans utilité pour les victimes et tournent souvent d’une façon piteuse au désavantage de leurs auteurs. M. Vergnolle (11) oppose justement au sauveteur raisonnable, réfléchi, mû par un double sentiment d’ « hédonisme » personnel et d’utilitarisme social, le sauveteur impulsif :
… Le sauveteur impulsif, celui qui, d’après une formule banale, « n’écoute que son courage », est un de ces « fous sublimes » qui, dans tous les temps, ont excité l’enthousiasme des foules, toujours admiratrices du dévouement absolu, même stérile, au mépris de l’existence.
En effet, si, ne sachant pas nager, je me jette à la mer pour sauver un homme qui vient d’y tomber, je commets un acte absurde — puisqu’il ne sera d’aucune utilité pour le noyé — et nuisible pour moi-même.
On a d’ailleurs vu des gens se suicider par altruisme : Legrand du Saulle, dans son livre sur les Hystériques, reproduit la lettre d’une suicidée qui s’est donné la mort par pure générosité, pour permettre à son mari d’épouser sa rivale.
Tolstoï, dans la Guerre et la Paix, ne voit qu’une excentricité du courage morbide dans le cas de ce colonel de uhlans polonais qui, prié par Napoléon de chercher un gué, au passage du Niémen, se jeta à la nage au plus fort du courant, entraînant tout son régiment à sa suite, voulant prouver son dévouement par un acte qui devait avoir pour seul résultat de diminuer l’effectif de l’armée. Mais, dans Résurrection, qui pourrait s’appeler le roman de l’altruisme niais, peut-on approuver la conduite de Nekludoff, qui ne fait pas un bien considérable à la Maslowa en la suivant en Sibérie ; et quand le même personnage abandonne ses terres aux paysans — réaction fréquente chez les propriétaires idéologues dans l’œuvre de Tolstoï, — son abnégation demeure assez stérile. Nekludoff eût rendu à ses paysans un service moins contestable en leur apprenant à mieux tirer parti de la terre, et son beau-frère ne manque pas d’un certain bon sens en songeant à le faire pourvoir d’un conseil judiciaire.
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Les dégénérés vont apporter un gros contingent de faits à la question de l’altruisme morbide, qui se manifeste principalement chez eux par la prodigalité exagérée, par des idées philanthropiques mal assises, et par la zoophilie.
La thèse de M. Legrain (12) est riche en exemples de prodigalité [p. 239] morbide. Le débile philanthrope de l’observation II, dès l’âge de treize ans donnait tout ce qu’il possédait; les habitants de son village l’appelaient Saint Vincent de Paul. Dans l’observation VII, un malade est conduit à l’oniomanie par cette prodigalité altruiste : il abandonne tout à ses petits camarades, et achète, avec son argent de poche, des objets qu’il leur distribue. Dans l’observation XXXI, le grand-père et le petit- fils se signalent par une libéralité exagérée et gaspillent leur fortune en aumônes faites à tort et à travers. Nous retrouvons encore une prodigue philanthrope dans l’observation XLII.
M. Lemoine et Page ont créé le mot de « doronmanie » (δώρον, présent) pour désigner une sorte d’impulsion à faire des cadeaux. Ils ont observé une femme déséquilibrée qui avait contracté cette habitude dès l’âge de seize ans : elle comblait de présents une jeune fille qui lui inspirait une vive affection. Plus tard, elle s’imagine qu’un officier, ami de son mari, n’a pas une existence très heureuse : alors, sans éprouver aucun sentiment amoureux pour ce militaire, elle se met à lui envoyer discrètement des boîtes de cigares, au grand ahurissement de l’intéressé qui ne sait comment se dérober à ces compromettantes attentions. Il s’agit ici d’actes franchement impulsifs, précédés d’angoisse et suivis de satisfaction.
Il y a enfin des individus qui volent pour faire des cadeaux; donnons-en pour exemple le malade de l’observation IV de la thèse de M. Legrain : II appartient à une famille de prodigues; la mère, mystique, consacre sa vie aux bonnes œuvres, et, de ce chef, s’endette de 6 000 francs ; la tante maternelle, sage-femme, également mystique, fait des dépenses exagérées, et garde chez elle pendant plusieurs mois, à sa charge, des femmes qu’elle a accouchées ; la sœur mystique, extatique, hallucinée, vendait, dans son enfance, tout ce qu’on lui donnait, pour en distribuer le produit aux pauvres. Le malade lui- même devient aussi prodigue :
Pour satisfaire son penchant, il commence dès cette époque à voler, mais il ne profite jamais de ses larcins dont le produit est aussitôt distribué soit à des camarades, soit à des pauvres. Plus tard, vers l’âge de quatorze ans, il dérobe un jour à son père 1 400 francs qu’il va porter dans une famille malheureuse…
Rencontrant un jour six personnes dans la misère, il les emmène chez son père, les installe au rez-de-chaussée, et, après avoir ouvert largement le buffet, il leur ordonne d’y puiser jusqu’à ce qu’elles soient satisfaites. [p. 240]
Dubuisson (13) a examiné au point de vue médico-légal une femme qui nourrissait à l’égard de sa fille une tendresse exclusive, une tendresse exceptionnelle et maladive. Elle est obsédée par l’idée de satisfaire cette enfant, au point de compromettre la santé de celle-ci en passant tous ses caprices. Le père, effrayé du nombre de jouets qu’il voyait acheter, essaye d’arrêter les frais, trouvant qu’il suffisait d’une quarantaine de poupées, avec tous les accessoires. La mère se met aussitôt à voler ce qu’elle ne peut plus acheter, et, en quinze jours, elle dérobe une soixantaine d’articles de poupées.
Garnier a observé chez une jeune fille un amour purement psychique pour deux jeunes gens au profit de qui elle vole, afin de les entretenir et de parer leurs maîtresses. Il se mêle si peu d’appétence sexuelle à l’érotomanie de cette demoiselle qu’elle va jusqu’à choisir des maîtresses pour l’un d’eux, et catéchise à cet effet sa propre femme de chambre. Elle met d’ailleurs au pillage la cave et les armoires de ses parents pour le jeune Levantin, qui se laisse faire. Puis, elle commet de véritables escroqueries pour se procurer de l’argent, et enfin elle vole au Bon Marché. Elle met la main sur un pantalon d’homme pour son deuxième pupille, et sur un corsage pour la maîtresse de celui-ci (14) !
L’altruisme morbide des dégénérés se traduit souvent par des idées philanthropiques. Les observations XVII et XXXV de la thèse de M. Legrain en font foi. Un jeune déséquilibré alcoolique, à qui nous donnons nos soins, voulait instituer la paix universelle, dont il avait, paraît-il, trouvé le secret en une nuit d’insomnie. Il se croyait obligé de consacrer sa vie à cette œuvre, et songeait, pour commencer, à réconcilier avec son peuple le roi Manuel de Portugal. Ce jeune homme, préoccupé du bonheur de l’humanité, fait le désespoir de sa mère. Lombroso a mis en évidence ce déséquilibre, en vertu duquel le sentiment affectif se trouve hypertrophié dans un sens, atrophié dans l’autre. Il remarque d’ailleurs que nombre de philanthropes notoires, comme Beccaria, Howart, etc., se comportèrent assez tristement à l’égard de leurs proches, et il juge avec sévérité que le philanthrope Dieu (!) fut parfois dur pour sa propre famille (15). [p. 241]
Legrand du Saulle consacre quelques pages à la philanthropie maladive de certaines hystériques qui « jouent pathologiquement le rôle de la vertu (16) ».
C’est encore un déséquilibre de l’affectivité que nous observerons chez les zoophiles ; le poète Gilbert l’avait entrevu :
Parlerai-je d’Iris ? Chacun la prône et l’aime.
C’est un cœur! mais un cœur… c’est l’humanité même.
Que d’un pied étourdi, quelque jeune éventé
Frappe en courant un chien, qui jappe épouvanté,
La voilà qui se meurt de supplice et d’alarmes!
Un papillon mourant lui fait verser des larmes.
Il est vrai… Mais aussi, qu’à la mort condamné,
Lally soit en spectacle à l’échafaud traîné
Elle ira la première à cette horrible fête,
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête.
Une malade de Morel, appartenant à une famille noble ruinée et vivant dans le dénuement, était insensible aux privations des siens, et concentrait toute son affection sur les animaux, s’occupant exclusivement de soigner son chat pendant une grave maladie de sa mère. Le même auteur rapporte qu’un monsieur élevait à Auteuil des grenouilles dans une pièce d’eau. Une de celles-ci ayant péri de mort violente, le monsieur fait une scène à son régisseur, répand des larmes abondantes, et ne peut se consoler d’un pareil malheur. Le testament de cet homme traduit également la déviation de ses sentiments altruistes : il oublie complètement ses héritiers pauvres pour enrichir sa concierge qui a bien tiré le cordon, son boucher, son commissionnaire, et une quantité d’inconnus.
Magnan considère comme des déséquilibrés les végétariens qui ont renoncé à la viande non par hygiène, mais pour éviter le sacrifice et l’abatage des animaux. C’était d’ailleurs en vertu du même motif que Pythagore et ses disciples s’abstenaient de leur chair. Une végétarienne de Magnan sortait chaque jour avec un panier plein de provisions pour distribuer aux chiens les plus malheureux qu’elle rencontrerait.
Elle se rend également dans les abattoirs, où elle exhorte les garçons bouchers à cesser leur tuerie : « Nous n’avons pas le droit de tuer les animaux, leur dit-elle ; les animaux sont des frères qu’il faut protéger. » Elle est allée dans plusieurs établissements poursuivre sa croisade, et elle a été arrêtée aux abattoirs de la Villette dans le feu même de ses discours. [p. 242]
Une antivivisectionniste enragée aurait volontiers sacrifié son existence contre la certitude qu’il n’y aurait plus aucune expérience de physiologie ; dans la rue, elle ramasse les morceaux de verre de crainte qu’un cheval ne vienne à se blesser ; elle déménage pour ne plus entendre les coups de fouet des charretiers ; un jour, elle offre mille francs pour qu’on achève sur place un cheval qui a une patte cassée, de façon qu’on ne le fasse pas souffrir en le transportant chez l’équarrisseur. Elle fait enfin un testament en faveur de cinq ou six chiens.
Une dame, membre de la Société protectrice, achète aux Halles, plusieurs jours de suite, toutes les grenouilles pour les enlever aux vivisecteurs.
M. Pierre Hospital relève un certain nombre d’excentricités de zoophiles (17) : création de cimetières de chiens, mausolée de 5000 francs élevé à un cheval, chien enterré aux flambeaux; une vieille femme de sa connaissance nourrit une quantité d’animaux au détriment de sa propre famille, etc., etc.
Nous lisons dans le Journal des Débatsdu 11 janvier 1911 l’histoire d’un original hongrois qui lègue toute sa fortune (plus de 300000 francs) à la Société protectrice des animaux de Budapest, à charge par elle de servir une pension de retraite à des chevaux âgés ou infirmes.
Certains faits de zoophilie appartiennent d’ailleurs à l’histoire : Louis XI — M. Brächet l’a bien montré — s’est livré à de compromettantes excentricités en faisant mener
en une lictiere et par eaue, depuis les Forges jusques à Tours, ung chien courant qui estoit malade,
et en remboursant à son pennetier Loys Lucas 6 livres 19 sols
pour avoir faict mener et conduire à une charecte à deux che- vaulx ung des lièvres dudit seigneur des Forges à Rochefort près Mirebeau, et de là ramener à Bonne Adventure.
L’amour maternel même peut céder le pas à la zoophilie; une femme observée par Magnan déclare qu’elle est entièrement détachée des affections humaines :
Une expérience sur un animal devrait sauver, dit-elle, son fils, qu’elle s’y opposerait formellement, ne voulant pas devoir la vie de son fils à la vie d’un animal. Du reste, la douleur humaine la touche peu, tandis qu’elle s’émeut à la vue et à l’idée de la souffrance des animaux. [p. 243]
Enfin ce déséquilibre de l’affectivité peut conduire les zoophiles à commettre des actes criminels : Mlle Robinovitch rapporte le cas d’un enfant d’une dizaine d’années qui tenta de jeter sa petite sœur dans un poêle allumé parce que celle-ci avait touché un de ses animaux (18).
Nous venons de voir, en somme, ces dégénérés prodigues, philanthropes ou zoophiles, sacrifier pour une humanité distante ou pour les bêtes leurs affections familiales : il s’agit chez eux d’un déséquilibre de l’affectivité, d’une transmutation dans la table des valeurs affectivesque nous retrouverons dans d’autres circonstances.
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Au fanatisme et au mysticisme sont liées les manifestations les plus diverses de l’altruisme morbide. L’idée religieuse la plus humaine, qui pousse l’individu à s’inquiéter du salut de son prochain, peut être appliquée de façon directement nuisible pour celui-ci. C’est l’histoire du prosélytisme intransigeant, qui, lors des « réveil », obligea parfois des gens à quitter leur maison et leur pays pour fuir les exhortations trop pressantes de leurs amis.
Dans l’Évangéliste, A. Daudet étudie ce prosélytisme morbide. On connaît le thème de ce roman, qui est dédié à Charcot : Une jeune protestante exaltée veut sauver les âmes, par amour pour elles autant que par amour pour Dieu. Déjà à la pension elle s’entendait
à détacher les âmes de leurs affections naturelles, et à les offrir à Jésus, encore toutes palpitantes et meurtries des liens rompus.
Et plus tard :
Sa religiosité s’accrut encore, mais implacable, farouche, allant aux textes désespérés, aux formules de malédiction et de châtiment. Et toujours ce rêve d’évangéliser, de sauver le monde…
Quels sont les résultats de ces idées de rachat universel? La désolation et la ruine de plusieurs familles ; Eline Ensen arrachée à l’amour de son fiancé, à l’affection de sa mère dont elle est le seul soutien ; le gardien Watson, seul dans son phare, pleurant le départ de sa femme et de ses petits ; l’hôtelière de Petit-Port sanglotant devant son fourneau, le mari fou, la fille [p. 244] morte ; le suicide du mari de l’Évangéliste, désespéré du dédain de celle qui n’était plus sa femme que de nom.
On nous objectera qu’il ne s’agit que d’un type littéraire; mais le livre de Daudet n’était-il pas présent à toutes les mémoires, il y a deux ou trois ans, lors de la triste affaire de la « Maison Sociale (19) ».
La réalité nous offre d’ailleurs de plus tristes exemples de ce fanatisme délirant qui peut prendre un caractère ouvertement criminel : Sikorski, Bechterew attirent l’attention des aliénistes sur la dramatique affaire des emmurés de Ternow : quelques paysans appartenant à la secte dissidente des Raskolniki, voyant dans le recensement un acte dirigé contre le Christ, avaient résolu d’y échapper en s’enterrant vivants et en se laissant mourir de faim. L’un d’eux fit observer que leurs enfants seraient alors baptisés dans la religion orthodoxe. Une femme, à ces mots, serrant le sien dans ses bras s’écria : « Je ne livrerai pas mon enfant à la damnation éternelle, je descendrai plutôt avec lui dans la tombe. » Ainsi fit-elle, et d’autres suivirent son exemple.
A Estrella, près Viterbe, dit Teilleux (20),
un homme a tué ses trois enfants pour leur faire obtenir plus tôt et plus sûrement la béatitude du paradis.
A Glocester, une jeune fille, après avoir assisté à un prêche de régénération, n’a rien eu de plus pressé, en rentrant chez elle, que de pendre son jeune frère à un clou, afin de lui faire obtenir plus sûrement le bonheur d’aller au ciel.
Nous trouvons, d’autre part, chez les fanatiques et chez les mystiques un renoncement aux affections familiales consécutif à une concentration des facultés altruistes sur un seul objet, la divinité : c’est l’état théopatiquede William James ; c’est celui où l’« Évangéliste » entraînait ses victimes ; c’est une étape de l’idéal de sainte Thérèse. Saint François d’Assise, Antoinette Bourignon, Mme Guyon ont atteint ce complet détachement des liens terrestres.
Agamemnon immola Iphigénie; Abraham était prêt à sacrifier son fils. Il eut, au XIXe siècle, un imitateur dont rien ne vint arrêter le bras : Un habitant de Syllacoga (États-Unis), à la [p. 245] suite d’une vision qui l’engageait à apporter une offrande au Seigneur, tuait son fils en bas âge et le plaçait sur un bûcher où il mettait le feu. L’énergumène empêcha sa femme d’éteindre les flammes : il était en train, dit-il, d’offrir au Seigneur un agneau sans tache (21). Un fanatique tue un jour ses deux sœurs qu’il surprend à prier devant un calvaire : « J’ai surpris mes deux sœurs à adorer les idoles, et je les ai tuées, car j’appartiens à la religion de Moïse (22). »
La charité, cette loi chrétienne de l’altruisme, comporte parfois d’étranges complications : non contente de se dévouer au soin des malades, Agnès de Jésus avala les vomissements d’une cancéreuse et lécha les doigts couverts du pus d’une plaie qu’elle venait de panser; Marguerite-Marie Alacoque mangea les déjections d’une dysentérique. Ces singuliers hors- d’œuvre de la charité sont liés, pour William James, à une « inhibition de la répugnance instinctive », sentiment commandé par le précepte : « Aimez vos ennemis », et se manifestant non seulement par l’amour des ennemis, mais aussi par l’amour de ceux dont l’extérieur est repoussant (23).
Mais il faut ajouter que dans celte forme spéciale de la charité, nous rencontrons des excès de dévotion vraiment fantastiques, et qui ne peuvent s’expliquer que par un furieux désir de crucifier sa propre chair. François d’Assise baise ses lépreux ; Marie Alacoque, saint François-Xavier, saint Jean de Dieu et d’autres encore nettoyaient, nous dit-on, avec leur propre langue les plaies et les ulcères des malades qu’ils pansaient. La vie d’une sainte comme Elisabeth de Hongrie ou Mme de Chantai est pleine de détails de ce genre, pénibles à lire, où la sainte paraît se complaire dans la pourriture d’hôpital. Cela peut être admirable, mais cela fait frémir (24).
Et en effet, toutes ces extravagances satellites de la charité morbide (25), aussi bien que l’humilité, les macérations, les mortifications, toutes ces vertus négatives, peuvent se résumer dans un seul mot :Masochisme. Comme l’instinct sexuel, l’instinct altruiste a son masochisme. Et il a aussi son sadisme : une religieuse de Saint-Vincent de Paul avoue le plaisir piquant [p. 246] qu’elle éprouve au spectacle d’une grande intervention chirurgicale :
Les opérations vont leur train ; plusieurs amputations, ces jours- ci. Je serais ravie si je pouvais aller aux ambulances pendant une guerre, car les membres coupés sont ma passion. Je ne manque jamais de les examiner attentivement et de me faire raconter toutes les sensations par l’amputé (26).
On nous signale le cas d’une personne charitable, habituée à visiter les hôpitaux pour secourir les malades, qui éprouvait une curiosité passionnée pour les agonies. Elle voulait à tout prix voir mourir, et négligeait parfois son déjeuner pour guetter et attendre le dernier soupir des moribonds.
Nous ne pouvons effleurer un sujet pareil sans nous rappeler les lignes où Anatole France peint admirablement le sadisme de Paphnuce, sauveur de l’âme de Thaïs :
Elle le suivait docilement, par d’âpres chemins, sous Tardent soleil. La fatigue rompait ses genoux, et la soif enflammait son haleine. Mais, loin d’éprouver cette fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d’un saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage éclatant de son infamie… Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage.
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A l’altruisme criminel appartiennent certains faits dont le caractère pathologique est incontestable. Teilleux (27) dut se prononcer sur le cas d’une femme qui tua ses trois enfants, se les figurant malheureux pour toujours, croyant que les voisins les regardaient avec mépris, qu’ils n’avaient rien à attendre en ce monde et qu’ils étaient destinés à mourir de faim. Il raconte aussi, d’après Georget, l’histoire d’une cordonnière de Freinwalde qui tua ses quatre enfants pour leur éviter la honte de devenir voleurs, sort qui leur était réservé, puisqu’elle même avait commis quelque vols pendant sa grossesse.
Une femme, observée par Brierre de Boismont (28), s’imaginait [p. 247] que ses enfants étaient malheureux, et avait la tentation de les tuer pour les débarrasser des peines d’ici-bas :
Mais, au milieu même de son délire, prédominait un amour exalté pour ses enfants, son mari, son frère. Si elle les avait fait périr, il est évident que ce n’était plus, à proprement parler, une perversion des sentiments affectifs qui l’ont (sic) entraînée, mais l’exagération de l’amitié qu’elle leur porte.
D’après Leroy-Beaulieu, en Russie,
les « tueurs d’enfants » se faisaient un devoir d’envoyer au ciel les nouveau-nés ; les « étouffeurs et les « assommeurs » croyaient rendre service à leurs parents et à leurs amis en les faisant mourir de mort violente (29).
M. le docteur Gapgras nous a communiqué oralement le cas d’un interprétant qui, croyant sa fille en butte à des persécutions, et s’imaginant qu’on allait attenter à son honneur, tua celle-ci pendant son sommeil, d’un coup de revolver, afin de l’arracher aux dangers qui la menaçaient.
On a quelquefois confondu l’altruisme des criminels avec l’altruisme criminel véritable : il est possible en effet de rencontrer chez les criminels des actes empreints d’un haut caractère altruiste, et constituant, avec la conduite antisociale de ces individus, une antithèse frappante : cette contradiction est encore l’indice d’un état de déséquilibre. Raskolnikoff, dans Crime et Châtiment, tue, par pur calcul individualiste, une vieille usurière pour la voler : il considère qu’il a le droit de la tuer pour assurer l’expansion de sa propre personnalité et se glorifie de son acte. S’il avait pu lire Nietzsche, il s’en serait certainement recommandé. A côté de cela, il donne les trente roubles qu’il possède — toutes ses ressources — à une femme qu’il ne connaît pas, dont le mari vient d’être écrasé dans la rue. Il avait autrefois partagé pendant six mois ce qu’il possédait avec un étudiant pauvre et tuberculeux, avait fait placer le père de celui-ci dans une maison de santé, et pourvu plus tard aux frais de son enterrement; il sauva un jour des flammes deux petits enfants. Et lui-même ne comprend rien à la contradiction de sa vie ; il se demande comment lui, qui, dans son enfance, ne pouvait voir maltraiter un cheval, a bien pu frapper la vieille femme avec la hache, sur la nuque.
Lindau raconte à Lombroso l’histoire d’un meurtrier qui, [p. 248] venant de tuer une femme pour la voler, et entendant pleurer le petit enfant de sa victime, retourne sur ses pas pour lui donner le biberon. Lacenaire, le jour où il tua la Chardon, exposait sa propre vie pour sauver un chat qui allait être précipité d’un toit. Un prisonnier examiné par Ferri ne regrette pas un assassinat qu’il a commis, mais ne se console pas d’avoir tué par maladresse le cheval de sa victime. Stepniak, après un attentat, fuyait dans une voiture conduite par un complice déguisé en cocher. Celui-ci fouettait les chevaux pour être plus vite hors d’atteinte. Stepniak le menaça de descendre et de se livrer s’il ne cessait de maltraiter ces animaux.
Dans certains cas, cet altruisme est tout de parade et d’ostentation : quelques malfaiteurs cherchent de la sorte, suivant le mot de Lombroso, à se constituer une manière d’alibi moral. Au nombre de ceux-ci se place Ravachol (30). Si Ravachol déplore l’inégalité des conditions sociales, il pense beaucoup plus à sa propre misère qu’à celle de ses frères. Il affirme d’ailleurs hautement qu’il a obéi à l’instinct de conservation, qu’il a tué « pour lutter contre l’existence ».
En revanche, il existe bien un type d’anarchiste altruiste, épargné souvent par la misère, mais qui verse dans l’anarchisme par compassion pour les misères des autres, et qui perpètre des attentats pour avancer le règne du bonheur dans l’humanité. Tel est le cas d’Emile Henry. M. L. Desjardins rapporte l’histoire d’un individu qui se jette dans la secte pour avoir vu un chef d’atelier frapper un jeune garçon et lui casser un bras (31). De même le compagnon L… veut que l’on écoute la grande pitié humaine; il est désintéressé; il accepte d’être gérant d’un journal anarchiste, sans traitement, pour faire les mois de prison des camarades. Un autre dit très nettement : « Nous finissons par exécrer à force d’aimer. » Pour Burdeau, les anarchistes appartiennent pour la plupart à la famille des « assassins philanthropes » :c’est par amour des hommes qu’ils tuent follement.
C’est essentiellement la pitié qui arma le bras de Caserio. Il écrivait dans sa prison des lettres attendries :
Quand j’allais dans mon pays, pour peu de jours, c’était là que j’étais forcé de pleurer en voyant des enfants pauvres, à l’âge de dix ans, aller travailler quinze et seize heures par jour, pour gagner [p. 249] 0 fr. 30 par jour, et les filles de dix-huit à vingt ans, même des femmes plus âgées, travailler seize heures par jour, et gagner 25 centimes ; voyant ces pauvres victimes entrer à l’atelier avec un morceau de pain, et le soir ne manger qu’un peu de riz ; c’est là que celui qui a un peu de cœur pense pour ces pauvres victimes 1 et non seulement je veux dire cela de mon pays, mais de tous les pauvres paysans qui meurent de faim à cause de la mauvaise nourriture et des fatigues (32)…
Il n’avait pas le courage de tuer une mouche; il ne peut décrire son cœur « qui est si gentil et si bon » ; après avoir donné un soufflet à un garçon qui travaillait avec lui, il pleure plus que celui qui a reçu la gifle.
Mais à présent, je ne pouvais plus voir cette infâme société qui, tous les jours, fait mourir des centaines de pauvres ouvriers dans la plus noire misère ; alors mon cœur fut celui qui a pris le poignard et s’est vengé contre un de ceux qui sont la cause des infamies infinies et d’injustices contre les pauvres ouvriers.
Les notes de son gardien (33) sont très instructives à parcourir :
Lorsqu’on touche la question des « misères humaines », son œil bleu, doux ordinairement, s’enflamme, et la physionomie prend une expression de colère, de vengeance et de sauvage énergie…
En tuant le chef du gouvernement, il croit avoir rendu service aux miséreux.
L’amour de la secte est profond :
Caserio tient essentiellement à ne compromettre aucun compagnon, à ne citer aucun nom d’anarchiste militant.
Ce sentiment de solidarité est très vivace et très profond chez ce fanatique.
Mais l’amour de la famille n’existe pas :
En l’observant de très près, j’ai été frappé de l’indifférence qu’il montre envers sa famille… Il n’est pas du tout affecté par l’idée du chagrin qu’il cause à ses parents…
J’avais signalé comme caractéristique chez cet homme l’absence de sentiments affectifs.
Il ne s’agit pas tout à fait d’absence des sentiments affectifs, mais d’un déséquilibre de l’affectivité qui nous est bien connu : [p. 250] chez ce fanatique, l’amour de l’humanité et l’amour de la secte priment non seulement les liens du sang, mais encore l’instinct de conservation.
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Nous ne nous attarderons pas à tirer de cette étude des conclusions qui feraient double emploi avec l’exposé même des faits. Ceux-ci sont suffisamment significatifs, et l’on ne saurait nous blâmer de les avoir groupés sous le terme d’altruismemorbide. L’émotion tendre est à la base de tous ; tous sont déterminés par un sentiment altruiste ; et leur caractère pathologique se déduit soit des apparences objectives de l’acte, soit de l’état mental du sujet, soit des deux à la fois.
Nous avons vu cet altruisme morbide se manifester chez des paralytiques généraux, des déments séniles, des ivrognes, des maniaques chroniques, des persécutés, des mélancoliques, des hystériques, des dégénérés. Nous trouvons la plupart du temps à sa source un processus psychologique nettement morbide : une hallucination, une idée ou une interprétation délirante; l’absurdité colossale de l’individu qui proposait de loger une balle dans la tête des noyés ne s’explique que par l’affaiblissement intellectuel propre à la paralysie générale ; l’impulsivité se retrouve chez la doronmane de Lemoine et Page et chez les sauveteurs de Vergnolle ; la malade de Brierre de Boismont était « obsédée » par l’idée de tuer ses enfants dans leur propre intérêt.
Mais, dans la plupart de nos observations, nous avons trouvé le déséquilibre, signature de la dégénérescence, chez les débiles philanthropes qui oublient leurs proches pour des inconnus, chez les zoophiles qui sacrifient à leurs frères inférieurs leurs affections familiales, chez les fanatiques qui négligent toute humanité pour une idée abstraite. C’est un bouleversement dans la hiérarchie des sentiments altruistes, c’est une transmutation dans la table des valeurs affectives.
Démence, délire, obsession, impulsion, déséquilibre, voilà donc les facteurs psychopathologiques de l’altruisme morbide. Quels sont ses résultats? Autant l’altruisme sain est favorable à la vie sociale, autant l’altruisme morbide est dénué de toute vertu : exceptionnellement géniales, ses manifestations sont en général inutiles ou absurdes, souvent nuisibles, quelquefois criminelles.
Georges Genil-Perrin.
Notes
(1) Ribot. Psychologie des sentiments, Paris, Alcan, 1897, 2e éd., p. 245.
(2) Morel. Traité des maladies mentales, Paris, Masson, 1860, p. 528 et suiv.
(3) Boileau de Castelnau. Misopédie, ou lésion de l’amour de la progéniture. Annales médico-psychologiques, VII, 1861, p. 553.
(4) Marcé. Traité des maladies mentales, Paris, Baillière, 1862, p. 61.
(5) Legrand du Saulle. Les hystériques, Paris, Baillière, 1883, p. 383.
(6) Legrain. Médecine légale du dégénéré. Archives d’anthropologie criminelle, janvier 1894.
(7) L. Desjardins. L’idée anarchiste. Revue Bleue, 1893.
(8) Félix Dubois. Le péril anarchiste.
(9) Lombroso. Les Anarchistes. Trad. Hamel et Marie ; Paris, Ernest Flammarion.
(10) Auzouy. Du délire des affections, ou de l’altération des sentiments affectifs dans les diverses formes de l’aliénation mentale. Annales médico-psychologiques, IV, 1858, p. 53.
(11) Vergnolle. Les Sauveteurs. Annales médico-psychologiques, XX, 1904.
(12) Legrain. Du délire chez les dégénérés. Th. Paris, 1886.
(13) Dubuisson. Les voleuses de grands magasins, Paris, Storck, p. 122.
(14) Garnier. La folie à Paris, Paris, Baillière, 1890, p. 391.
(15) Lombroso. L’homme de génie, Trad. Colonna d’Istria, Paris, Alcan, 1889, p. 484.
(16) Legrand du Saulle. Les hystériques, Paris, Baillière, 1883, p. 385.
(17) Annales médico-psychologiques, XI, 1900, p. 177.
(18) Annales médico-psychologiques, X, 1899, p. 257.
(19) Le prosélytisme morbide n’est pas l’apanage exclusif du fanatisme religieux. On connaît l’histoire de ce morphinomane qui, désirant ouvrir aux autres les portes de son paradis artificiel, piquait sa femme, ses enfants, ses domestiques et jusqu’à son chien.
(20) Teilleux. Annales médico-psychologiques, V, 1865, p. 419.
(21) Annales médico-psychologiques, XII, 1848, p. 313.
(22) Ibid., IX., 1847, p. 409.
(23) W. James. L’expérience religieuse.
(24) W. James. Ibid.
(25) A ces inutiles extravagances de la charité » — le mot est de W. James — on pourrait opposer l’altruisme sain, raisonné et profitable d’un saint Vincent de Paul et de tant d’autres.
(26) En haut ! Lettres de la Comtesse de Saint-Martial, Paris, Plon-Nourrit, 1905, p. 154.
(27) Loc. cit.
(28) Annales médico-psychologiques, III, 1851, p. 692.
(29) Murisier. Pathologie du sentiment religieux, Paris, Alcan, 1901, p. 139.
(30) Dont Lombroso fait à tort un anarchiste altruiste.
(31) L. Desjardins. L’idée anarchiste. Revue Bleue, 1893.
(32) Voir Raux. Les actes, l’attitude et la correspondance de Caserio en prison. Archives d’Anthropologie criminelle, 18, 1903, p. 465.
(33) Caserio en prison. Notes d’un gardien. Archives d’Anthropologie criminelle, 16, 1901, p. 474.
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