Georges Dwelshauvers. Freud et l’inconscient. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 112-118.
Georges Dwelshauvers (1866-1937). doctorat en philosophie en décembre 1892 et devient professeur à l’Université libre de Bruxelles.
quelques publication :
— La synthèse mentale. Paris, Félix Alcan, 1908. 1 vol.
— La philosophie de Nietzsche. Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, (1909)
— L’étude la pensée. Méthodes et résultats. Paris, Pierre Téqui, s. d. [1935 ?]. 1 vol. in-8°.
— Les mécanismes subconscients. Paris, Librairie Féix Alcan, 1925. 1 vol.
— L’exercice de la volonté. Habitude. Responsabilité. Education de l’effort. Utilisation de l’énergie volontaire. Personnalité et liberté. Paris, Payot, 1949. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque scientifique ». Broché. E.O. 10/25/97
— L’inconscient. Paris, Ernest Flammarion, 1916. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de Philosophie scientifique ». – Seconde édition : L’inconscient. Paris, Ernest Flammarion, 1919. 1 vol. in-8°.
— Traité de psychologie. Paris, Payot, 1928. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque scientifique ».
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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FREUD ET L’INCONSCIENT.
Nombre de recherches scientifiques se résument pour le public, même lettré, en quelques formules faciles et frappantes, qui, isolées des faits qu’elles prétendent résumer, ont un air de paradoxe qui plaît. Ces formules, qui servent à étiqueter les hommes de science dans la pensée du vulgaire, sont la partie la moins consistante de leur œuvre. Il faut avouer que souvent ce sont les savants eux-mêmes qui ont aidé à les fixer ; par là ils nuisent à leur propre pensée. Disons-le nettement : au point de vue de la science, les seules acquisitions durables sont des faits avec leurs lois, des méthodes et des applications. Les théories n’ont aucune vérité ; elles n’ont pas d’autre valeur que les échafaudages dans la construction des maisons. La maison faite, ils disparaissent. C’est un peu ce qui adviendra d’hypothèses célèbres : la loi logarithmique des sensations chez Fechner, les lois d’associations de la psychologie anglaise de Hume à Bain, ou encore, chez Bergson, l’hypothèse d’une vie mentale profonde qui ne serait que qualités et nuances, d’une intuition intérieure qui nous en donnerait l’impression directe, et d’un élan vital qui pousserait l’évolution par le dedans et serait à la fois la source de l’instinct des animaux et de la vision métaphysique de l’homme.
Quel que soit le charme de ces théories et l’attirance qu’elles exercent sur notre sens esthétique, elles sont passagères et d’autres les remplaceront, quitte à disparaître peu après. Mais ce qui est stable et acquis, ce [p. 113] sont les faits qu’un Fechner a fait surgir par l’expérimentation, ce sont les descriptions et les analyses qui abondent dans les œuvres des empiristes anglais, ce sont les admirables évocations de notre vie psychologique dont les livres de Bergson donnent de si lumineux modèles.
De même, dans la psychanalyse de Freud ; il convient de distinguer d’une part les théories, d’autre part les faits et les méthodes. Le symbolisme freudien, qui prétend découvrir dans nos images mentales le déguisement de désirs sexuels, son explication des faits automatiques et indifférents de notre vie quotidienne par un jeu caché d’idées et de sentiments, ce sont là des hypothèses capables de retenir l’attention d’un public superficiel et qui se contente de peu. Dès aujourd’hui, cette partie de l’œuvre de Freud est caduque et presque surannée.
J’ai eu personnellement l’occasion d’étudier de manière approfondie plusieurs écrits de Freud, lorsqu’en 1913 je travaillais à la documentation de mon livre L’Inconscient (Paris, Flammarion, 1916). Freud est donc pour moi une connaissance déjà ancienne et je m’étonne un peu du caractère de nouveauté qu’il a pris récemment en France. Une simple incidente : faut-il que nous, psychologues français ou de langue française, nous soyons modestes ou bien oublieux de nos propres gloires pour chercher au dehors ce que nous avons en abondance et en mieux chez nous ! C’est pousser un peu loin le désintéressement.
Pour apprécier Freud, plaçons-nous au point de vue [p. 114] objectif et, dans les questions de fonctionnement inconscient à portée mentale, demandons-nous ce que nous devons retenir de ses travaux.
Au point de vue des faits étudiés, il me semble juste de reconnaître que Freud a attiré l’attention sur un groupe important de phénomènes inconscients de valeur psychologique : c’est le groupe des idées réprimées et des tendances inconscientes que j’ai étudiées au début du chapitre V de mon Inconscient et que je classe dans le fonctionnement dynamique de la vie mentale. Reconnaissons le mérite de Freud en cette matière. Notre conscience en effet subit en de certains moments l’action d’idées que nous avons refoulées, soit que notre attention fût occupée ailleurs, soit qu’elles fussent choquantes pour nos sentiments, soit encore que l’éducation les eussent délibérément écartées.
Ces idées reparaissent malgré le contrôle que nous exerçons et même parfois elles se déguisent, si l’on peut dire, pour s’imposer à notre conscience. Nous en avons de fréquents exemples : après une journée de travail vient la détente et des idées, des impressions se présentent à nous, alors que nous n’avions pas eu le temps de les envisager jusque-là ; le rêve présente des cas analogues, et aussi ces périodes de la vie dans lesquelles notre esprit, au lieu d’agir et de s’adapter au réel, se complaît dans les images du passé.
Outre les idées de cette nature, nous constatons en nous, à l’état latent, des tendances, beaucoup plus indistinctes, celles-ci, et souvent d’origine inconnue pour notre conscience : telles nos antipathies instinctives, [p. 115] nos dispositions naturelles à agir, à rêver, à voir les choses en noir ; certaines manières de nous exprimer ; nos préférences, etc. Il semble probable que répugnances et attractions de ce genre soient fondées dans notre constitution physiologique et aient parfois une origine héréditaire ou atavique ; d’autres fois, il faut en chercher l’origine dans notre propre vie émotive : émotions d’enfant oubliées par l’adulte.
Il est admissible que, dans certains cas, ces groupes de faits puissent exercer une action sur notre vie mentale.
Sans doute la réflexion et la volonté peuvent-elles les dominer, mais ils n’en existent pas moins et expliquent certains conflits moraux et certains états d’âme.
Si Freud a su mettre en lumière l’intérêt de ces faits, pour la vie quotidienne et l’individu moyen aussi bien que pour les émotifs, il faut reconnaître pourtant qu’il n’a pas innové : il s’est inspiré et des cliniques de Charcot et de son école, et de l’œuvre, si riche en documents, des docteurs Raymond et Pierre Janet. II est leur élève et leur continuateur.
II faut encore chercher dans les recherches des grands psychiâtres français sur l’hystérie l’origine des idées que Freud développe à propos des tendances latentes et des idées réprimées. On sait que dans les dissociations de la personnalité, il a été parfois possible de remonter jusqu’à l’événement qui a donné naissance à l’état pathologique. Freud, en recherchant par l’examen du contenu de la conscience, l’origine de certaines idées, de certains sentiments, ne fait [p. 116] qu’appliquer ce que lui ont appris les pathologues français et américains.
Quant à la méthode que nous propose Freud, elle est une extension intéressante de l’analyse introspective, telle qu’on en trouve déjà des exemple dans le Journal intime de Maine de Biran ou dans la Correspondance de Jouffroy : le psychologue, dressé à l’observation de lui-même, s’arrête à des notations qui, pour le commun des mortels, n’ont que peu d’importance ; il s’attache à les décrire et cherche, par l’analyse, à trouver leurs antécédents. Il arrive à chacun de nous de penser soudain à une chose sans lien avec nos préoccupations présentes ou de faire machinalement l’un ou l’autre acte, comme de ranger un objet.
Le plus souvent nous n’attachons pas d’importance à cela. Chez le psychologue professionnel de faits, le dressage introspectif conduit l’esprit à se fixer sur ce genre de faits et à en chercher les attaches.
La déformation professionnelle aidant, un psychologue de métier, comme Freud, surtout s’il s’occupe de la mentalité inconsciente, considère le susdit genre de faits comme beaucoup plus important qu’il ne paraît l’être dans notre vie ordinaire. Car, selon l’équilibre mental, l’influence de ces faits inconscients est très variable : intense chez les émotifs, elle est réduite chez les gens calmes ou maîtres d’eux-mêmes.
Il ne faudrait donc pas voir une loi générale dans les cas particuliers que l’on nous a décrits.
En somme, la méthode que nous propose Freud pour analyser les tendances latentes et les idées réprimées [p. 117] n’est pas sans valeur ; il s’agit de porter son attention sur ces évocations d’idées que, généralement et sans grandement nous en soucier, nous attribuons à la distraction ; ou encore sur le contenu des rêves, ou enfin sur l’expression consciente que nous donnons, sans le savoir, à nos tendances latentes. Il faut ensuite rechercher les éléments du fait et tâcher de découvrir l’origine de ceux-ci.
Avouons-le, le procédé n’est pas nouveau. Et sait-on qui fut le véritable initiateur de la psychanalyse ? Ce fut le psychologue liégeois J. Delboeuf, un initiateur, du reste, en mainte question de psychologie scientifique. II nous en a laissé de célèbres exemples dans son livre sur Le Sommeil et les Rêves, il y a un demi-siècle de cela. C’est du reste le procédé psychanalytique de Delboeuf que j’ai appliqué moi-même dans mon Inconscient et je ne vois pas ce que Freud y a ajouté, si ce n’est des hypothèses caduques.
Ainsi, de même que Binet revendiquait pour l’Ecole de Paris l’emploi de l’observation interne systématique employée par l’Ecole de Würzbourg, à qui les Allemands en attribuaient l’honneur, de même devrons-nous faire acte de justice en revendiquant pour les spiritualistes français et, au point de vue de l’analyse scientifique, pour l’Ecole belge, pour Delboeuf, l’honneur que l’on reporte un peu légèrement sur Freud et les Viennois.
En résumé, l’œuvre de Freud mérite d’être prise en considération. Mais n’exagérons rien. Méfions-nous et de sa fantaisie et de ses hypothèses et répétons que la [p. 118] psychanalyse n’a rien de nouveau, sinon le mot : ce fait n’est du reste pas rare dans l’histoire des sciences.
Barcelone, avril 1924.
GEORGES DWELSHAUVERS
Directeur du Laboratoire
de Psychologie expérimentale
de Catalogne.
FREDERIC NIETZSCHE :
« Vous voulez être responsables de toutes choses ! Excepté de vos rêves ! Quelle misérable faiblesse, quel manque de courage logique ! Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves ! Rien n’est davantage votre œuvre ! Sujet, forme, durée, acteur, spectateur — dans ces comédies vous êtes tout vous-mêmes ! Et c’est là justement que vous avez peur et que vous avez honte de vous-mêmes. Œdipe déjà, le sage Œdipe, s’entendait à puiser une consolation dans l’idée que nous n’en pouvons rien, si nous, rêvons telle ou telle chose ! J’en conclus que la grande majorité des hommes doit avoir à se reprocher des rêves épouvantables. S’il en était autrement, combien aurait-on exploité sa poésie nocturne en faveur de l’orgueil de l’homme ! Me faut-il ajouter que le sage Œdipe avait raison, que nous ne sommes vraiment pas responsables de nos rêves — mais pas davantage de notre état de veille, et que la doctrine du libre-arbitre a son père et sa mère dans la fierté et dans le sentiment de puissance de l’homme ? Je dis cela peut-être trop souvent : mais ce n’est pas une raison pour que ce soit un mensonge. »
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