Georges Dumas. La contagion des manies et des mélancolies. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-sixième année, tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 561-583.
Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Odeurs de sainteté. Journal de Psychologie, quatrième année, 1907, pp.456-459 La Revue de Paris, 1907, pp. 531-552. [En ligne sur notre site]
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, (Paris), quatrième année, 1907. [En ligne sur notre site]
— La stigmatisation chez les mystiques chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), tome 39, 1907, pp. 196-228. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450. [En ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. La Revue de Paris, (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Les loups-garous. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans La Revue du Mois, (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432. [En ligne sur notre site]
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de psychologie normale et pathologique, (Paris), quatrième année, 1907, pp. 32-36. [En ligne sur notre site]
— Contagion mentale. Revue philosophique. 1911.
— Qu’est-ce que la psychologie pathologique ? Journal de psychologie normale et pathologiques, (Paris), 1915, p. 73-87. [En ligne sur notre site]
— La contagion de la folie. Revue philosophique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le refoulement non sexuel dans les névroses. L’Encéphale, (Paris), dix-huitième année, 1923, p. 200. [En ligne sur notre site]
— L’expression de la peur. « L’Encéphale », (Paris), vingt-septième année, n°1, janvier 1933, pp. 1-9 + 3 planches hors texte. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’édition originale. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LA CONTAGION DES MANIES ET DES MELANCOLIES
Dans la contagion des troubles mentaux il est indispensable, comme le demande très justement Halberstadt (1), d’établir une distinction tranchée entre la contagion des délires et la contagion des psychoses proprement dites. Quand on parle de la contagion des délires on veut dire par là que certains délires raisonnants, comme le délire de persécution d’un interprétant ou émotifs comme le délire de peur d’un alcoolique, ou même que certains états épisodiques d’agitation sont capables de se transmettre en tant que délires et en tant que phénomènes épisodiques, abstraction faite de la psychopathie dont ils relèvent; c’est là un fait clinique fréquent mais en général passager qui cesse dès que le contaminé est soustrait à l’influence du contaminateur et qui tout en reconnaissant dans l’intelligence, la volonté et l’impressionnabilité du contaminé des conditions précises n’implique pas une atteinte grave de son fond mental. Au contraire, quand on recherche s’il y a une contagion des psychoses, on se demande si certaines psychoses déterminées, définies, ayant une étiologie et une évolution déterminée, ne peuvent pas naître par contagion et par infection mentales au contact de psychoses analogues.
Ainsi formulée la question ne pouvait se poser sans contradictions manifestes pour les psychoses qui paraissaient liées à des troubles physiques d’involution ou d’évolution, à des lésions trophiques, dégénératives ou traumatiques du système nerveux, à des intoxications, et, en fait, on ne l’a posée que pour les psychoses qu’à tort ou à raison on considérait comme des maladies mentales idiopathiques, les psychoses systématisées chroniques, les manies et les mélancolies.
Sur la contagion des psychoses systématisées on a écrit depuis [p. 562] un demi-siècle en France, en Allemagne et en Italie, un nombre très considérable d’articles et il semble bien que les auteurs les plus récents s’entendent sur ces deux points : 1° qu’il y a des psychoses systématiques communiquées, c’est-à-dire nées par contagion, et évoluant ensuite d’une façon autonome, conformément à la constitution mentale de chacun ; 2° que ces psychoses supposent en général une prédisposition héréditaire marquée.
J’ai l’intention de publier une longue étude sur ce sujet si complexe de la contagion des psychoses systématisées, mais je voudrais aujourd’hui aborder une question beaucoup plus controversée et dire ce que je pense de la prétendue contagion de la manie et de la mélancolie.
Que l’on considère ces deux psychoses comme deux psychoses distinctes ou qu’on préfère y voir, avec Kräpelin, les manifestations différentes d’une même psychose, la psychose maniaque-dépressive, on peut s’entendre sur la description clinique des deux états et de leurs symptômes caractéristiques. La manie se traduit dans la sphère intellectuelle par l’accélération plus ou moins grande de l’association automatique, aux dépens de la réflexion et de l’attention dans la sphère affective par une élévation de l’humeur qui peut aller de l’enjouement et de l’ironie à l’euphorie, à la gaieté bruyante, à l’irritabilité et aux accès de colère ; dans la sphère motrice par de l’agitation plus ou moins désordonnée des actes et par le caractère impulsif des réactions.
La mélancolie se caractérise dans la sphère intellectuelle par l’inhibition psychique, c’est-à-dire par le ralentissement et la difficulté de l’association automatique, comme par la difficulté de l’attention et de la réflexion ; dans la sphère affective par de l’apathie, de l’indifférence et de la tristesse, dans la sphère motrice par une inertie, une aboulie plus ou moins marquées. Dans un certain nombre de cas, après une période plus ou moins longue de dépression mélancolique, une douleur morale intense, accompagnée d’anxiété ou d’angoisse se substitue à la tristesse apathique et l’on voit souvent apparaître alors, sous l’influence probable de l’excitation douloureuse, et de l’anxiété, un délire de remords, d’accusation, de ruine qui se superpose à la dépression fondamentale et en trahit l’influence par sa pauvreté, sa fixité, et le caractère litanique de ses manifestations. [p. 563]
Est-il possible d’établir un rapport de subordination entre les principaux symptômes de la manie et de mélancolie dépressive que nous venons d’énumérer ? On peut faire dans ce sens des tentatives partielles qui mettent toujours en lumière une part de vérité car tous les symptômes sont en réactions continues les uns sur les autres, mais il est vraisemblable et généralement admis qu’ils sont, pour la plupart, les manifestations parallèles d’un état général d’exaltation et de dépression auquel participent toutes les fonctions de l’esprit et de l’organisme.
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Dans quelle mesure peut-on parler de contagion à propos de psychoses de ce genre ? Y-a-t-il des faits qui emportent la conviction ? Y-a-t-il au moins lieu, en l’absence des faits incontestables, de considérer le phénomène comme possible ? Telles sont les questions auxquelles je voudrais répondre.
Les auteurs allemands qui ont parlé de la contagion mentale n’ont eu, pour la plupart, aucun doute sur la contagion de la manie et de la mélancolie, et ils en ont rapporté, depuis cinquante ans, une quarantaine d’exemples.
On les trouvera chez Finkelnburg (2), chez Nasse (3), chez Lehmann (4), chez Knittel (5), chez Graf (6), chez Werner (7) ; Jœrger, quand il a écrit son article sur la folie induite (8), en 1889, a fait porter ses statistiques sur trente cas empruntés aux auteurs précédents et il y a joint deux cas observés par lui en collaboration avec Wille et deux autres observés par lui seul, ce qui portait à trente-quatre le nombre des faits retenus par lui. Depuis lors, la liste s’est augmentée des cas rapportés par Dees (9), par Sommer (10), par Weygandt (11) [p. 564] d’un cas anonyme publié par l’Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, en 1896.
En revanche, ç’a été pendant longtemps et c’est encore une tendance de l’école française de nier la contagion de la mélancolie et de la manie ; ni Lasègue et Falret, ni Baillarger ne firent allusion à ce genre de contagion lorsque, pour la première fois, se posa scientifiquement la question de la contagion des maladies mentales (12), et l’on enseigna partout, avec Delasiauve et Lunier, que les faits de folie contagieuse ne pouvaient appartenir qu’au délire systématisé. Aujourd’hui même je tiens d’Arnaud, de Séglas, de Juquelier, de Sollier, que, dans leur expérience personnelle, ils n’ont jamais rencontré un cas de mélancolie et de manie qui leur ait paru provoqué par ta contagion et j’en dirai autant pour ce qui me concerne.
Il y a cependant en Allemagne quelques aliénistes comme Meyer (13) qui nient la contagion des manies et des mélancolies ; il y a d’autre part des aliénistes français et des aliénistes suisses comme Halberstadt (14), Pronier (15) et Marandon de Montyel (16) qui admettent ces contagions, des aliénistes russes comme Schœnfeldt (17) (de Riga) qui les nient.
De telles divergences d’opinion parmi les spécialistes ne pouvant s’expliquer que par une interprétation différente des faits, je vais faire la critique de ces faits et voir d’abord si, parmi les prétendus cas de contagion mélancolique et maniaque, il en est vraiment pour lesquels on puisse, sans abus de langage, parler légitimement d’une contagion mentale.
Si nous nous rappelons le schéma précédent de la manie et de la mélancolie en parcourant les cas de manie et de mélancolie que les allemands attribuent à la contagion, nous resterons souvent sceptiques non seulement sur le fait de contagion lui-même mais [p. 565] sur l’exactitude des diagnostics, et les quelques détails donnés nous feront penser souvent non à de la manie et de la mélancolie, mais à de la confusion mentale, c’est-à-dire à une maladie mentale qui relève manifestement d’une intoxication et pour laquelle la question de la contagion mentale ne peut, sans contradiction flagrante, se poser.
Par contre, dans d’autres cas nous nous trouverons devant des renseignements si sommaires et si incomplets que nous devrons croire les auteurs sur parole quand ils parleront de manie ou de mélancolie et cette confiance obligatoire n’ira pas sans de graves inconvénients dans la discussion des interprétations et des faits. Ces réserves une fois faites, nous rencontrons ici, comme on la rencontre d’ailleurs dans la contagion des psychoses systématiques, la question toujours embarrassante des psychoses familiales. Pour qu’une maladie puisse être dite familiale, Londe demande (18) qu’elle réunisse les caractères suivants : 1° atteindre, sans changer de forme, plusieurs enfants de la même génération ; 2° débuter à peu près au même âge chez tous les enfants de cette génération ; 3° être cliniquement indépendante de toute influence extérieure, comme une affection acquise ou un accident de la vie utérine. Londe cite un grand nombre de maladies organiques et de maladies nerveuses comme l’hérédo-ataxie cérébelleuse, la maladie de Friedreich ou des névroses comme l’hystérie, la chorée de Sydenham et la chorée d’Huntington qui peuvent se présenter sous la forme familiale dans la mesure où elles répondent à ces conditions, et c’est conformément à cette conception qu’on essaie de constituer aujourd’hui avec plus ou moins de netteté le cadre des maladies mentales familiales.
Les premiers cas ont été signalés par Morel (19) qui a mis en évidence, avec observations à l’appui, la possibilité de l’apparition dans une même génération de psychoses d’un même type (20). Depuis lors, ces psychoses ont été successivement signalées par Doutrebente, Déjerine, Féré, Sacks, Brunet et Vigouroux, Pain, Bourneville et Seglas et plus récemment par Trénel qui a fait en 1899, sur les [p. 566] maladies mentales familiales, une communication très intéressante où l’on trouvera une copieuse bibliographie (21). Cette communication eut l’avantage de provoquer plusieurs discussions auxquelles prirent part notamment Arnaud, Boissier et Brunet et d’où il paraît bien résulter que, sans faire des maladies mentales familiales un type à part, aussi nettement caractérisé que les maladies nerveuses familiales étudiées par Londe, chacun tendait à reconnaître ou reconnaissait effectivement qu’il existe des maladies mentales, parmi lesquelles la manie et la mélancolie, qui peuvent revêtir le même aspect clinique et frapper dans une même famille un ou plusieurs membres d’une même génération sans qu’il puisse, bien entendu, être question de contagion à cause de la distance qui sépare les accès dans le temps ou les malades dans l’espace. Devant des faits de ce genre nous pouvons nous demander dans quelle mesure un certain nombre de mélancolies et de manies attribuées à la contagion ne s’expliquent pas beaucoup mieux par le caractère familial souvent revêtu par ces deux psychoses ou par cette psychose unique. Trénel cite justement, dans cet ordre d’idées, plusieurs observations qui mettent en lumière le parallélisme des accès dans les mélancolies et manies familiales (22). Comme pour les psychoses systématiques c’est dans les folies gémellaires qu’on a chance de rencontrer avec des prédispositions identiques des accès de manie et de mélancolie analogues et je renvoie pour le détail des cas à l’article de Soukhanof sur la folie gémellaire (23). On y remarquera, en particulier, la célèbre observation de Flintoff Mickle où deux jumelles dont l’une habite l’Angleterre et l’autre l’Amérique font l’une à vingt-sept et l’autre à quarante et un ans une mélancolie dépressive avec délire religieux de péché et l’observation tout aussi connue de Bail où deux jumelles font, en même temps et sans influence de l’une sur l’autre, de la manie aiguë avec prédominance d’idées délirantes de caractère religieux.
Des cas de ce genre nous permettent d’écarter de cette discussion tous les cas — et ils sont nombreux — où l’observation s’est bornée à noter la succession de deux psychoses mélancoliques ou maniaques [p. 567] chez des membres d’une même génération sans nous dire en quoi et comment l’une de ces psychoses a pu provoquer l’autre. Lisons par exemple l’observation X de Nasse (24). « Deux frères, nous dit-il, célibataires, âgés de cinquante et cinquante-quatre ans, qui vivent dans des rapports étroits d’existence, font avec plusieurs frères et sœurs non mariés un ménage commun qui se signale par une mauvaise administration, des dettes et un penchant général pour l’ivrognerie ; ils se ressemblent par leurs caractères moraux à cela près que l’aîné est très vif et que le cadet présente quelque faiblesse mentale. Comme leur situation s’obère de plus en plus et que les soucis se font toujours plus pressants, une psychose dépressive se développe à quelques semaines d’intervalle chez le cadet et chez l’aîné. Ils sont soignés un an dans leur famille et quand ils sont mis à l’asile dans des quartiers séparés ils évoluent l’un et l’autre vers l’excitation et vers un délire de grandeur dont les détails ne sont pas sans analogies. »
Ce n’est pas sans quelque surprise que l’on voit figurer un pareil cas parmi les cas de contagion mélancolique, sans que Nasse songe un seul instant à se demander s’il n’établit pas une connexion causale tout à fait arbitraire entre deux faits qui sont plus vraisemblablement parallèles. Quiconque ne sera pas préoccupé comme lui dé recueillir des cas de contagion mélancolique ou maniaque verra certainement ici un cas de psychose familiale due à des prédispositions identiques et provoquée selon toute apparence par les mêmes causes occasionnelles.
On doit également faire la part des hérédités similaires qui sont fréquentes dans les cas de manie et de mélancolie ainsi qu’en témoignent maintes observations et particulièrement les observations récentes de Damköhler (25). Cet aliéniste, qui a étudié dix familles d’héréditaires, y a constaté sept cas de transmission de psychose maniaque dépressive des parents aux enfants avec accès multiples de mélancolie ou de manie chez la plupart des sujets atteints ; dans la première observation, en particulier, on trouve un grand-père paternel qui a trois accès de manie, un père qui fait plusieurs accès de manie puis de la folie à double forme, une fille aînée qui [p. 568] a deux accès de manie, une fille cadette qui présente des troubles circulaires.
Avec une pareille profusion d’accès, il est à peu près impossible que quelques-uns ne coïncident pas ni ne se suivent pas de près, surtout si l’on veut bien admettre que les mêmes causes extérieures, soucis, préoccupations, deuil pèsent en général d’égale façon sur tous tes membres d’une même famille ; et la tentation pour un partisan de la contagion maniaque ou mélancolique sera de la faire bénéficier de toutes les successions et même de toutes les simultanéités. C’est le soupçon qui vous vient particulièrement devant le VIe cas de Finkelnburg, le VIIe cas de Nasse et, plus ou moins d’ailleurs, dans les cas très nombreux où l’hérédité similaire peut entrer en ligne de compte.
Enfin, c’est un fait d’expérience que des prédispositions analogues peuvent exister chez deux individus qui vivent ensemble sans aucun lien de parenté et que ces prédispositions peuvent sous l’influence des mêmes causes occasionnelles ou par coïncidence fortuite donner naissance aux mêmes psychoses mélancoliques ou maniaques.
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A dire vrai, ces objections ne sont pas nouvelles ; et on les rencontre très exactement les mêmes quand on s’occupe de la contagion des psychoses systématiques, mais l’on en sort d’ordinaire en montrant que dans les cas que l’on considère comme des cas incontestables de contagion, la maladie du second malade s’est développée sous l’influence des idées délirantes du premier, sans préjudice d’ailleurs de toutes les prédispositions qui ont pu favoriser cette influence.
Les aliénistes allemands n’avaient qu’à faire de même pour la contagion des psychoses et la plupart d’entre eux se sont en effet attachés à montrer que la première psychose avait toujours été la cause déterminante et prochaine de la seconde ; mais c’est ici que les sophismes ont commencé, car un rapport de cause à effet n’est pas nécessairement un rapport de contagion et ne peut être tenu pour tel que sous certaines conditions psychologiques très précises. [p. 569]
Nous avons admis (26) avec Gilbert et Littré qu’il y a contagion toutes les fois qu’une maladie se transmet d’un individu à un autre et, pour qu’il puisse être question de contagion mentale, nous devons exiger qu’il y ait de même transmission d’une maladie, passage d’un élément infectieux d’ordre représentatif ou affectif d’un individu à un autre; dans le cas de manie et de mélancolie il faudrait donc nous montrer comment l’excitation ou la dépression, la gaieté, la fureur, la tristesse active ou passive, l’agitation et l’inertie se sont transmises d’un maniaque à un sujet jusque-là calme, par l’intermédiaire de l’expression verbale ou motrice ou par toute autre voie qu’il plaira d’imaginer ; ce n’est pas ce que l’on fait d’ordinaire pour établir qu’il y a eu contagion, on se borne en général à nous dire que le second malade est devenu maniaque ou mélancolique en soignant le premier ou en vivant près de lui, et la plupart des cliniciens ne paraissent pas s’être élevés, en fait d’analyse, au-dessus de cette simple constatation ; or dans les cas de manie et de mélancolie, bien des conditions peuvent se produire qui feront succéder une manie à une manie, une mélancolie à une mélancolie sans qu’il y ait en réalité transmission psychique d’aucune sorte, sans que la première psychose ait agi en tant que psychose et par son contenu sur le second malade.
C’est en général dans une famille une cause de veilles, de soucis de toute sorte que la présence d’un mélancolique et d’un maniaque en état aigu d’agitation il s’agit d’une garde de tous les instants, d’un surmenage physique et moral que rien n’interrompt, et quand on connaît le rôle du surmenage physique et moral dans l’étiologie de la manie et de la mélancolie, c’est à ce surmenage, à l’action épuisante qu’il exerce sur le système nerveux des proches, plus ou moins prédisposés par une hérédité commune, qu’on a le droit d’attribuer l’apparition de la seconde psychose dans un très grand nombre des cas où la contagion a été injustement affirmée. Knittel raconte, par exemple, l’histoire de deux sœurs dont la plus âgée fit de la mélancolie avec délire de péché et de damnation à la suite de soucis se rattachant à la succession paternelle et dont la cadette, après avoir pleuré avec l’aînée, s’être lamentée avec elle pendant de longues heures et l’avoir soignée nuit et jour, fit soudain un [p. 570] accès d’agitation maniaque bientôt suivi de mélancolie et se tua d’un coup d’arquebuse (27) .
Même si on fait abstraction ici de la psychose familiale possible, même si on néglige les soucis de succession que les deux sœurs ont vraisemblablement partagés, même si on ferme les yeux sur cette contagion approximative qui fait sortir un accès de manie d’un accès de mélancolie, on a le droit de penser, surtout en l’absence d’autres détails capables d’établir la contagion, que les soins affectueux donnés nuit et jour par la cadette sa sœur malade suffisent pour expliquer l’explosion de son accès de manie. Il y a autant de réserves à faire sur un cas analogue rapporté par Nasse et où l’on voit une mère, qui a déjà fait un accès de mélancolie à vingt-cinq ans et un accès de manie à trente-cinq, faire à quarante-trois ans un accès d’agitation maniaque avec délire érotique, après avoir donné, pendant quelques jours, des soins à un fils âgé de dix-huit ans qui était atteint de manie aiguë. Même si on ne tient pas compte de l’hérédité similaire, qui a pu, à la rigueur provoquer une coïncidence, on a le droit de penser que le surmenage physique et moral de la mère, ses inquiétudes, ses souffrances ont largement suffi pour provoquer son troisième accès. La même critique peut être adressée à trois des cas de Finkeinburg (28), à trois des cas de Nasse (29), à deux des cas de Wille (30) à un cas de Graf (31), et au seul cas rapporté par Weygandt (32). Chez tous ces aliénistes, le fait du surmenage physique et moral qui ne peut être invoqué que comme une condition favorable à la contagion, apparaît comme la condition vraisemblable de la seconde psychose et de ce chef le phénomène de contagion s’évanouit.
Schœnfeldf (332), qui critique très justement les observations de ce genre et en particulier celles de Knittel et de Nasse, fait remarquer qu’un prédisposé à la manie et à la mélancolie pourrait aussi bien faire son accès en se fatiguant à soigner un typhique ou un [p. 571] carcinomateux et que dans ce cas, bien que le fait soit exactement le même, personne ne songerait à invoquer ta contagion. Ce sont ces raisons qui m’empêchent de citer parmi les cas de contagion mélancolique celui de Sophie V. que j’ai eu l’occasion d’observer il y a un peu plus de dix ans.
Dans une famille dont l’hérédité était chargée, une jeune fille âgée de trente ans a fait, dans le courant de mars 1900, son premier accès de dépression mélancolique sans cause occasionnelle apparente tout se bornait pour elle en un état général de tristesse, de mutisme et d’inertie motrice et mentale ; elle fuyait le travail et la société, restait assise sur une chaise pendant des heures et pleurait quelquefois. Cet accès a duré quatorze mois au cours desquels la sœur aînée, Sophie V. jusque-là bien portante mais épuisée à la fois par les soins continus qu’elle donnait à sa sœur et par le chagrin qu’elle éprouvait à la voir ainsi, s’est mise à faire vers le huitième mois de la mélancolie simple, sans délire, avec les mêmes symptômes que sa sœur cadette. Un séjour d’un mois dans une maison de santé a suffi pour la rétablir.
Je n’ai pas songé un seul instant à voir un cas de contagion dans la maladie de Sophie V. que je trouve suffisamment expliquée par la prédisposition familiale et le surmenage physique et moral; mais je ne doute pas non plus que Finkelnburg et Nasse ne l’eussent fait figurer en bonne place dans leurs listes, s’ils l’avaient connu.
J’en dirai tout autant du cas que mon confrère et ami le docteur Juquelier veut bien me communiquer en faisant les mômes réserves que moi sur la prétendue contagion mentale : « J’observe en ce moment, m’écrit-il, une malade âgée de trente ans, atteinte de dépression mélancolique avec un sentiment d’impuissance, découragement, tendance persistante au suicide ; il existe en outre des idées délirantes d’auto-accusation et de remords.
« En même temps qu’elle, la mère et la sœur de cette malade sont atteintes de mélancolie. D’après les renseignements que j’ai recueillis, les choses se sont passées de la façon suivante : «
La mère (soixante ans) est tombée malade la première ; l’accès de dépression chez cette femme déjà âgée s’est accompagné de phénomènes physiques très accusés, et en particulier de troubles digestifs tels que, l’amaigrissement rapide aidant, le médecin [p. 572] traitant a songé à un néoplasme intestinal, et a fait part aux deux filles de ses inquiétudes.
« Les deux jeunes filles, qui se fatiguaient beaucoup pour soigner leur mère et qui purent, à un moment donné, penser que la situation était désespérée, furent atteintes elles-mêmes de mélancolie après une période assez longue de surmenage.
« A ce moment, l’ensemble des phénomènes observés chez la mère ayant pu être nettement rattaché à l’accès dépressif, on vit apparaître, à peu près simultanément, chez les deux filles déjà mélancoliques, cette idée délirante qu’elles étaient coupables d’avoir mal soigné leur mère.
« Les trois malades sont actuellement séparées ; celle que j’observe s’améliore très lentement. A propos de cette triple observation (s’il est évident que la mère et les deux filles ont présenté des troubles psychiques analogues en vertu de dispositions constitutionnelles également très analogues, s’il apparaît d’autre part, que les deux filles sont, après leur mère, devenues mélancoliques sous l’influence de causes immédiates communes), il ne semble pas qu’on doive parler de contagion mentale sauf peut-être à propos d’un point particulier, le thème du délire d’indignité des deux filles. Mais dans l’état de réceptivité où elles se trouvaient à cet égard, toute idée d’autodépréciation lancée par l’une d’elles devait immédiatement être acceptée par l’autre. »
Ainsi s’expliquent, à mon avis, la majorité des cas de contagion mélancolique ou maniaque, et si les aliénistes français en ont si peu rencontré, cela tient, je pense, beaucoup plus à leurs exigences critiques qu’aux hasards de la clinique qui doivent être les mêmes partout.
Il n’est pas nécessaire d’ailleurs que le second malade se fatigue physiquement et moralement en soignant le premier pour qu’il risque d’être atteint ; il suffit que la maladie du premier lui soit une occasion quelconque de préoccupations personnelles et dans ce cas encore je ne vois pas la possibilité de parler de contagion. Dees nous conte (34), par exemple, l’histoire d’une femme âgée de cinquante-neuf ans qui vivant avec un mari mélancolique et sans doute un peu persécuté, s’entendait reprocher sans cesse par le [p. 573] malade de vouloir l’empoisonner, d’accord avec les médecins ; elle résista jusqu’au jour où la présence d’un bouchon de cérumen dans son oreille gauche ayant provoqué des manifestations nerveuses morbides, elle fut, de ce chef, en état de moindre résistance et fit, devant les accusations et reproches de son mari, une crise de mélancolie très caractérisée.
Si de pareils faits vont grossir la liste des contagions mélancoliques, on est surpris qu’elle ne soit pas plus longue, et j’en dirai tout autant du IVe cas de Graf (35) bien que Jœrger l’ait trouvé particulièrement significatif à cause de l’absence de parenté entre les deux sujets : « Une jeune servante, raconte-t-il, d’une sensibilité parfois exaltée, se rendit coupable d’une petite faute de service. Un jour elle tombe dans un accès de mélancolie aiguë, pleure, se lamente, demande pardon pour ses fautes, reproche à ses maîtres de l’avoir dénoncée à la gendarmerie, ce qui était tout à fait inexact, s’élance dans la rue, pousse des cris, s’agite de telle sorte qu’elle dut être conduite à l’asile le plus proche.
« Une jeune fille de la maison issue d’une mère nerveuse, très émotive, très sensible, très scrupuleuse et saine par ailleurs fut très touchée par ces événements elle se reprocha d’avoir contribué, par un propos, à la maladie de la servante ; elle pleura de longues heures. Plus tard, la pensée lui vient et ne la quitte guère, bien qu’elle soit calme, qu’elle peut elle aussi être atteinte d’une maladie mentale. Elle se tourmente alors avec des reproches de toute sorte, fuit la société, fait de l’excitation angoissée pendant de longues heures, perd l’appétit et le sommeil, devient physiquement très faible. La maladie prend bientôt le caractère de la neurasthénie avec douleur de la tête, sensation de pression sur la tête, affaiblissement de toute activité, etc. Les manifestations psychiques, dépressions, angoisse, se concentrent à l’époque des règles et disparaissent au cours de l’année suivante. »
Dans un cas de ce genre, il ne saurait être question de mélancolie chez le second malade qu’avec quelque bonne volonté, Graf parlant de neurasthénie permanente et de dépression passagère accompagnées d’angoisse, mais il est bien évident, d’après le contexte, que la jeune fille de la maison ne partagea ni les représentations [p. 574] ni les sentiments de la servante ; qu’elle se fit simplement des reproches à son sujet et qu’elle versa par la suite dans des préoccupations hypocondriaques qui l’angoissèrent, et la déprimèrent : mais pas plus que le sujet de Dees et les sujets déjà cités, elle ne fut contaminée au sens exact et simple du mot.
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Dans une deuxième catégorie de cas, la première psychose exerce bien sur le second sujet une influence psychique mais c’est une influence émotionnelle brutale, traumatique, qui pourrait tout aussi bien être exercée par une scène violente ou un danger quelconque et qui ne permet pas plus de parler de contagion, au sens précis du mot, que le surmenage émotionnel. Voici, par exemple, un cas de contagion maniaque qui figure en tête de la liste de Nasse (36) : « Deux sœurs dont la mère est restée faible d’esprit à la suite de couches font toutes les deux de la manie dans les conditions suivantes. La cadette âgée de vingt-sept ans fait un premier accès de manie en avril 1868, est internée en juin et guérit après un an d’internement. L’aînée, âgée de vingt-huit ans, qui lui donne des soins avant son internement est mordue par elle assez profondément à la lèvre inférieure et, le lendemain, elle fait une manie violente accompagnée d’ictère qui la conduit à l’asile où elle était encore en octobre 1869. »
Dans un cas de ce genre on est tenté de faire des réserves sur le caractère maniaque de la seconde psychose qui, avec son ictère et son début brusque, à la suite d’une émotion violente, fait penser à un état d’excitation confusionnelle plus encore qu’à de la manie, mais même en acceptant les diagnostics de Nasse il est impossible d’admettre que des cas de ce genre puissent figurer parmi des cas de contagion ; dans l’un et dans l’autre, les seconds malades ont fait du délire et de l’agitation à la suite de leur émotion et non pas à cause de l’influence morbide et infectieuse que la psychose du premier malade avait exercée sur eux. J’ai observé dernièrement à Sainte-Anne, avec le docteur Delmas, un mécanicien conducteur de locomotive, qui s’était accroché au volant de sa machine au moment où elle se couchait sur le côté dans un déraillement et [p. 575] qui, à la suite du traumatisme émotionnel, faisait de la confusion mentale ; et l’idée ne m’est jamais venue d’écrire qu’il avait été contagionné par la chute de sa locomotive.
J’adresserai la même critique à plusieurs cas de Nasse, en particulier au XIIIe, et à tous ceux où l’émotion déprimante intervient comme cause brutale de manie ou de mélancolie, avec cette réserve importante que l’émotion brutale est considérée aujourd’hui comme capable de produire dans l’ordre mental des troubles confusionnels bien plus que des troubles maniaques ou mélancoliques et que l’erreur incontestable d’étiologie qui concerne les cas de ce genre a dû se doubler souvent d’une erreur de diagnostic.
Dans une troisième catégorie je placerai les cas très nombreux de prétendue contagion maniaque et mélancolique où la contagion n’est pas niable, où la première maladie agit bien par son contenu, c’est-à-dire par l’expression verbomotrice des représentations et des émotions qui la constituent, mais où il ne s’agit pas toujours de mélancolie ou de manie chez le premier malade et jamais chez le second. Le plus représentatif de ces cas, est celui que rapporte Jœrger après l’avoir observé de concert avec Wille.
Le 17 septembre 1884 (37) écrit Jœrger, une jeune fille Henriette C. agée de vingt-quatre ans est conduite à l’asile de Bâle où elle précède de dix jours sa sœur Dorothée âgée de vingt et un ans. Ces jeunes filles sont issues d’une famille bien portante qui habite un village de la montagne ; le père et la mère vivent encore ce sont des gens robustes, sains, qui n’ont jamais été malades; le père est maître d’école; la situation pécuniaire est bonne. Dans la parenté ni névroses ni psychoses ; un frère aîné et une sœur cadette des malades se portent bien.
La sœur aînée, Henriette, s’est développée normalement comme corps et comme esprit depuis son enfance ; elle a fréquenté, après l’école communale, une école pratique de jeunes filles qui est une demi-heure de son village et pendant deux ans elle a fait, tous les jours, le chemin à pied, aller et retour. Elle passe pour être pleine [p. 576] de qualités, intelligente, honnête; elle est d’une nature tranquille et timide. Depuis un an elle travaille très assidûment comme horlogère. Jusqu’à cette dernière affection Henriette n’a jamais été gravement malade.
Du 2 au 7 septembre des soldats furent logés dans la maison paternelle et ce fut Henriette qui eut pour tâche de les servir, comme la plus âgée et la plus formée des deux, tandis que Dorothée se tenait plus à l’écart. Les soldats firent maintes plaisanteries avec les jeunes filles, leur tirèrent les cartes et firent des tours de magie. Il n’y eut pas de scènes de tapage. Les jeunes filles se tinrent sur la réserve dans la croyance que les soldats ne faisaient que se moquer d’elles.
Le 6 septembre au soir, comme les sœurs étaient ensemble au travail, Henriette commença tout à coup à crier, à se lamenter et à pleurer ; elle demandait un prêtre : « Les soldats m’ont ensorcelée ! que le prêtre me porte secours ! » Elle bondissait, courant de droite et de gauche, et elle se précipita dans la chambre des soldats pour les tuer. Cette exaltation terrifiante se maintint durant six heures après lesquelles il y eut du calme et du sommeil. Le lendemain, Henriette gardait quelque chose d’égaré, mais elle était paisible et elle suivait son frère chez un médecin qui habitait à une demi-heure de la maison, lorsque la musique militaire retentit dans le lointain. L’accès réapparut aussitôt ; Henriette déclara qu’elle était ensorcelée, elle se jeta sur son frère, le mordit, le griffa ; on l’attacha, on la rapporta à sa maison où elle resta dans le même état pendant vingt-quatre heures et, le n, elle fut conduite à l’asile dans un état d’aliénation complète. La jeune sœur qui était physiquement et mentalement normale, était plus vive et plus aimable qu’Henriette. Elle s’occupait à la maison de l’exploitation agricole, elle était laborieuse, habile, bien élevée ; elle n’avait jamais été malade, mais au moment de la maladie de sa sœur, elle avait justement ses règles. Le soir du 6 septembre, pendant la scène terrifiante, Dorothée fut très préoccupée par l’état de sa sœur, elle resta près d’elle, comme une mère fidèle, jusqu’au moment où elle retrouva le calme ; elle la soigna avec dévouement, pleura à côté d’elle et fit tout pour l’apaiser. Quand sa sœur fut endormie elle regagna son lit ; mais, après un court repos, elle se sentit assaillie d’une angoisse accablante ; elle se releva pour [p. 577] inspecter si les portes étaient bien fermées « par crainte des soldats ». Une heure plus tard elle parut dans la chambre de son frère, lui demanda secours contre les soldats qui l’avaient ensorcelée et voulut finalement sauter par la fenêtre. Sa crainte imaginaire s’exprima jusqu’au soir de la même façon que celle de sa sœur, elle ne trouva pas le repos, fit des tentatives de suicide, brisa tout ce qui lui tomba sous la main et attaqua tout le monde en croyant voir des soldats. Wille (38), qui a vu la malade avec Jœrger, ajoute ici que l’accès se calma le matin pour reparaître à midi. « Dans cet état, continue Jœrger, elle fut soignée à la maison jusqu’au 27 septembre. »
Sur le cours de la maladie chez les deux sœurs, Jœrger donne les indications suivantes : « L’aînée, la première malade, une fille très robuste, sans aucune anomalie corporelle, tombe, à l’asile, dans un état de délire complet et de grande excitation; dans la suite elle arrive à un très haut degré de violence et reste plusieurs mois sans discontinuer dans un état de désordre maniaque. Peu à peu il y eut une rémission progressive dans la gravité des symptômes et elle put quitter l’asile guérie, le 21 juin 1883.
« La seconde malade, Dorothée, fut conduite le 27 septembre à l’asile, dans un état d’abandon extrême ; elle était d’une structure belle, régulière et vigoureuse, mais dans un état d’extrême maigreur avec de nombreuses eschares ; elle ne pouvait plus se tenir debout. Elle était comme sa sœur dans un état complet de délire et d’excitation. Le lendemain de son entrée se développa une pneumonie qui l’enleva le 28 septembre. Le jour de sa mort, la malade parut clairement très lucide, par l’expression de son visage, les quelques mots qu’elle prononça et les gestes qu’elle fit. »
Jœrger a tout à fait raison de parler ici de contagion mentale car la maladie de la sœur aînée semble bien avoir agi par son contenu représentatif sur l’esprit de la sœur cadette, et l’état mental provoqué de la sorte paraît bien reproduire dans ses traits psychologiques essentiels (mêmes représentations, mêmes idées fixes, mêmes peurs et mêmes réactions) l’état mental de la première malade. Mais, autant qu’on en peut juger, ni l’un ni l’autre accès ne présentait les caractères de l’accès de manie ; Jœrger n’y signale [p. 578] ni de la fuite des idées ni de l’excitation désordonnée des actes mais une sorte de délire fixe coordonné autour de l’idée de l’ensorcellement et déterminant des réactions appropriées ; il note dans ce délire des sentiments comme l’angoisse et la crainte que les maniaques ne connaissent pas, des actes comme la tentative de suicide qu’ils ne commettent pas, sans parler des hallucinations qu’ils ne connaissent guère.
Suivant toutes les apparences, les deux sœurs ont été atteintes d’un accès de délire de peur qui avait pour origine l’autosuggestion. L’aînée s’autosuggestionna la première en vertu d’un travail mental dont nous ignorons le détail ; la cadette arriva à la même agitation pour avoir accepté les mêmes idées et les mêmes représentations délirantes. II est manifeste qu’elle fut préparée et soutenue dans son travail d’élaboration mentale d’une part par l’émotivité qui se développa chez elle à l’occasion de ses règles, de l’autre par les émotions qu’elle ressentit devant les lamentations et les craintes de sa sœur ; elle éprouva de la peine, de la pitié et certainement aussi, elle craignait d’être ensorcelée elle-même ; c’est d’ailleurs cette crainte d’un danger, d’un accident possible qui soutient la plupart des contagions par autosuggestion. Nous ne pourrions parler avec précision de ces deux accès que si Wille et Jœrger avaient jugé à propos de nous donner quelques détails essentiels de plus et de nous dire par exemple quel était l’état de la mémoire à l’égard du délire dans les intervalles de lucidité, mais ce qu’ils nous en disent suffit pour nous faire écarter leur diagnostic et penser à un délire de peur d’origine suggestive ; quant à la maladie qui suivit l’un et l’autre accès et qui se compliqua si vite pour la cadette d’une pneumonie mortelle, nous ne savons si ce fut une succession d’accès délirants comme les premiers, ou une manie véritable comme Jœrger le dit, mais nous pouvons nous désintéresser de la maladie constituée qui succéda aux accès délirants pour lesquels seuls le problème de la contagion se posa.
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Je pourrais passer en revue d’autres cas de prétendues contagions maniaques ou mélancoliques, et, la statistique de Werner en main (39), [p. 579] je montrerais sans peine que lorsqu’on a fait chez le second malade la part des psychoses familiales, de l’hérédité, des soucis, du surmenage émotionnel, de la fatigue, des amours malheureux, et des erreurs de diagnostic, l’origine contagieuse d’une manie ou d’une mélancolie n’a jamais été constatée. Même, en prenant le mot de contagion au sens large, on n’a jamais vu une mélancolie ou une manie caractérisée naître par contagion d’un état quelconque d’excitation ou de dépression.
Voici d’ailleurs comment Werner, le statisticien, résume son opinion et son expérience à la fin de son article.
« C’est dans les dispositions héréditaires du second malade qu’on doit chercher et trouver la cause principale de sa maladie ; la psychose du premier malade donne simplement un choc occasionnel et agit, par exemple, comme la peur sur un prédisposé.
« Si l’on ne peut établir aucune hérédité, il s’agit alors d’individus faibles, le plus souvent de femmes qui, à la suite de soucis continus, ou de soins fatigants finissent par céder ? »
Il n’y a donc pas un fait établi de manie ou de mélancolie née par contagion et l’on peut même se demander si le fait serait possible.
Jœrger (40), après ses conclusions positives sur la contagion maniaque et mélancolique a été amené à se poser la question Comment devient-on maniaque ou mélancolique par contagion mentale ? Et il a répondu par une théorie où il compare le second malade à un hypnotisé qui fait de l’imitation automatique.
A son avis, le phénomène de la contagion peut être décomposé en une série d’opérations qui se succèdent dans l’ordre suivant :
1° Le futur contagionné est très impressionné par les impressions sensibles, auditives ou visuelles, qui lui viennent d’un maniaque ou d’un mélancolique en état d’excitation.
2° Il éprouve des sentiments divers de compassion, de douleur de soucis, de craintes personnelles, d’effroi, de désespoir, etc.
3° Toutes ces émotions et tous ces sentiments provoquent chez [p. 580] lui des représensations correspondantes aux impressions sensibles et, concentrant sur ces représentations sa faculté de penser, en font de véritables idées fixes.
4° Si les représentations sont très vives et très complètes, si la conscience est complètement fermée aux impressions du monde extérieur, le second malade se conduit comme un véritable miroir ; il reflète la première psychose, c’est-à-dire que son idée fixe reproduit le spectacle impressionnant par sa transformation en actes, en sentiments, en hallucinations (action réflexe idéomotrice, idéosensitive, idéosensorielle) ; il imite alors tout ce qu’il a vu ou entendu dire au premier malade et il témoigne, après sa convalescence, d’une amnésie complète au sujet de tous les événements survenus au cours de sa maladie; si les représentations ne sont pas assez vives, si elles sont incomplètes, si la concentration de la conscience n’est pas assez forte, le portrait ne ressemble que de loin à l’original (41).
Jœrger admet donc qu’on peut devenir mélancolique ou maniaque par une sorte d’autosuggestion automatique et il pense manifestement au cas de la jeune Dorothée qu’il vient de conter longuement mais, nous venons de le voir, Dorothée n’était pas maniaque et si la théorie de Jœrger, peut être un peu trop schématique et simpliste en l’espèce, peut s’appliquer à son cas, on ne saurait rien conclure de cette application particulière touchant la contagion de la manie et de la mélancolie.
Peut-on concevoir au moins d’une façon générale, abstraction faite du cas de Dorothée, que des manies et des mélancolies puissent naître de la sorte ? Je ne le pense pas non plus.
Sans doute, on a maintes fois invoqué le processus dont parle Jœrger pour expliquer la propagation des crises nerveuses, des accidents délirants et convulsifs dans les services hospitaliers ou dans les cloîtres et nous aurons à revenir, à propos des contagions hystériques, sur ce genre de contagion; mais on ne conçoit guère qu’un délire engendré par l’automatisme et grâce au rétrécissement de la conscience, un délire qui laisse les sujets plus ou moins amnésiques dans l’intervalle des accès et ou des représentations impressionnantes déroulant en dehors de la personnalité claire la [p. 581] chaîne des images, des émotions et des actes associés, puisse être, en quelque manière, assimilé à une mélancolie ou une manie véritable, quelle que soit par ailleurs la coloration affective des représentations délirantes ; il n’y a pas dans la mélancolie et la manie de séparation de conscience qui permette des déroulements de ce genre ; il n’y a pas de délire onirique; il n’y a pas d’hallucinations visuelles ; et la conscience centrale, qui a pleine connaissance de l’exaltation et de la dépression psychomotrice, garde le souvenir très net de toutes les impressions ressenties. A défaut de l’imitation automatique invoquée hors de propos par Jœrger il ne resterait plus, pour expliquer la contagion maniaque ou mélancolique, que l’expression verbale ou motrice par lesquels les malades exerceraient une action déprimante ou tonifiante sur les personnes de leur entourage.
C’est un fait d’expérience en effet qu’un maniaque, en état d’excitation légère, nous inspire souvent par ses saillies, ses plaisanteries, ses récits, une sorte de gaieté très analogue à la sienne, tandis que les expressions motrices de ses émotions agréables agissent dans le même sens en vertu d’une sympathie réflexe contre laquelle nous ne nous défendons pas. Dans une certaine mesure nous partageons momentanément son état affectif.
Un mélancolique est en général trop replié sur lui-même, en proie à des remords trop personnels et souvent trop absurdes pour les faire partager à ceux qui l’entourent par l’expression verbale de son délire ; il ne peut guère par cette voie inspirer que de la pitié mais il peut toutefois, par ses lamentations, ses cris, ses gestes, ses attitudes, exercer comme l’excité maniaque une sorte d’influence réflexe contre laquelle nous ne savons pas nous défendre et qui, dans une certaine mesure, pourra faire participer les natures impressionnables à son état affectif.
Toute la question est de savoir si cette action prolongée d’un excité maniaque ou d’un mélancolique peut suffire pour provoquer ces perturbations générales de toutes les fonctions mentales qui sont la manie et la mélancolie ; les faits invoqués ne nous ont pas permis de répondre par l’affirmative et la réflexion ne permet guère de considérer comme possible un processus de ce genre. L’admettre ce serait accepter implicitement qu’en rendant un prédisposé triste ou joyeux on l’oriente par là même, c’est-à-dire, par le contenu de [p. 582] son émotion vers la mélancolie ou la manie et c’est là évidemment une conception un peu simple ; l’analyse nous apprend au contraire que la manie et la mélancolie sont des réactions générales de l’organisme mental et physique où les états affectifs peuvent jouer un rôle important et retentir sur la vie représentative et motrice, mais où ils sont accompagnés de manifestations parallèles de l’intelligence et de l’activité qui traduisent, au même titre qu’eux, l’excitation et la dépression du système nerveux; la clinique nous apprend d’autre part que ces réactions générales peuvent se produire en présence de toutes les causes d’épuisement depuis le surmenage et les excès de toute nature jusqu’aux émotions tristes et prolongées, et que ces réactions, qu’elles donnent de la mélancolie ou de la manie, commencent presque toujours par une phase de dépression ; tout permet donc de penser que les émotions n’agissent que quantitativement, c’est-à-dire dans la mesure où elles exercent une action épuisante sur le système nerveux et l’on comprend, de ce chef, pourquoi les émotions agréables, qui correspondent toujours à des excitations plus légères, sont signalées partout comme jouant dans l’étiologie des manies et des mélancolies un rôle nul, tandis qu’on attache au contraire une plus grande importance aux émotions tristes et prolongées, et par conséquent épuisantes, dans l’étiologie occasionnelle des accès de manie et des accès de mélancolie.
Mes conclusions, sont donc théoriquement et pratiquement négatives et je les rapprocherai volontiers, en terminant, de quelques indications des deux aliénistes français qui ont étudié le plus récemment en France la manie et la mélancolie. Lorsque Deny et Camus ont abordé, dans leur très intéressante étude, la question du diagnostic, ils ont énuméré les accès d’agitation et de dépression avec lesquels une observation superficielle permettrait de confondre les accès de mélancolie et de manie.
C’est ainsi qu’ils ont signalé, comme pouvant prêter à confusion, « certaines réactions hystériques provoquées par les rêves, qui sont le fondement de l’attaque délirante convulsive et qui peuvent être assez accusées dans certains cas pour simuler un accès de manie ». « Les états transitoires de dépression qui sont manifestement en rapport avec les rêveries délirantes de l’attaque ou avec certaines idées fixes conscientes ou subconscientes » et les psychoses [p. 583] confusionnelles qui « dans quelques cas, reproduisent assez exactement le tableau de la folie maniaque dépressive (42). »
Ce sont vraisemblablement des faits de confusion mentale et d’hystérie qui ont été l’occasion des erreurs de diagnostic que j’ai essayé de relever dans les prétendues manies et mélancolies issues de la contagion ; et j’ai montré de plus que, pour les manies et les mélancolies véritables, la contagion n’était pas plus acceptable que pour la confusion mentale.
Seuls les délires hystériques (43), les délires transitoires liés à des états oniriques ou à des idées fixes ont pu relever de la contagion mentale, par imitation ou autosuggestion, mais ils n’ont rien à voir avec la mélancolie et la manie.
G. DUMAS.
NOTES
(1) Contribution à l’élude de la folie par contagion mentale, Paris, 1906, p. 10 et passim.
(2) Allgem. Zeitschr. für Psychiatrie, XVIII, 1861.
(3) Zur Lehre von der sporadischen psychischen Ansteekung bei Blutsverwandten, ibid., Bd. XXVIII, 1871-72, p. 591.
(4) Zur Casuistik des inducirten Irreseins, Arch. f. Psych. und Nervenkr., Bd. XIV, p. 145, 1883.
(5). Ueber sporadische psychische Ansteckung, Strasbourg, 1884, VI° cas.
(6) Ueber den Einfluss Geisteskranker auf ihre Umgehung, Allg. Zeilschrift f. Psychiatrie, 1886, t. XLIII, p. 125.
(7) Ibid. Ueber die sogenannte psychische Contagion, 1887, t. XLIV, p. 399.
(8) Ibid., 1889, t. XLV, Das inducirte lrresein.
(9) Ein Fall von inducirter Melancholie, Allg. Zeitschr. für Psych., t. XLVIII, 1892, p. 580.
(10) Kriminal Psychologie, 1904, p. 208.
(11) Psychische Epidemien, p. 79.
(12) Séance de la Société Médico-psychologique du 30 juin, 1873.
(13) Berliner klin. Wochenschrift, 1905, p. 669. Ueber psychische Infection.
(14) In op. laud., p. 74.
(15) Thèse de Genève, Etude sur la Contagion mentale, p. 50-77.
(16) Ann. Med. Psych., 1894, p. 278 et 468. —La contagion mentale morbide.
(17) Ueber das inducirte Irresein (Folie communiquée), Archiv. für Psychiatrie, 1894, p. 202.
(18) Maladies familiales du système nerveux. Hérédo-ataxie cérébelleuse, p. 36-37.
(19) Cf. Morel, Folies héréditaires et Évolutions similaires. Traité des maladies mentales, 1870, p. 232, et Traité des dégénérescence, p. 123, 126, 128.
(20) Cf. Fouques, Maladies mentales familiales, thèse de Paris, 1899.
(21) Cf. Ann. Med. Psych., 1900, t. XI, p. 96 et suiv.
(22) In op. laud., p. 103.
(23) Sur les faits de folie gémellaire, Ann. Med. Psych., 1900, t. XII, p. 214.
(24) In op. laud., obs. X.
(25) Contribution à la question de l’hérédité dans les maladies mentales, Allgem. Zeitschrift für Psychiatrie, t. LXVII, p. 613, 1910.
(26) Revue ppque, 1er mars 1911.
(27) In op. laud., p.30.
(28) Cas I, II, V, In op. laud.
(29) Cas IIII, IV, XIII, In op. laud.
(30) Cas I, II, In op. laud.
(31) Cas Il, in op. Iaud,
(32) In op. laud. p. 99.
(33) In op. laud. p. 242.
(34) In op. laud., cas IV.
(35) In op. laud., cas IV.
(36) In op. laud., obs. I.
(37) Das inducirte Irresein, Allg. Zeitschrift für Psychiairie, t. XLV, 1889, p. 310.
(38) Correspondenzbkatt für Schweizer Aerzte. 1885, p. 296.
(39) In op. laud. p. 400-401-402.
(40) In op. laud. p. 407.
(41) In op. laud. p. 318-319.
(42) Cf. Deny et Camus, La Psychose maniaque dépressive, p. 85. Ai-je besoin d’ajouter que si, comme le croient quelques aliénistes, la manie et la mélancolie dépendent, l’une et l’autre, de produits spéciaux des échanges organiques versés dans la circulation et exerçant une action plus ou moins générale sur les fonctions cérébrales, la question de la contagion mentale ne saurait même plus se poser théoriquement aux termes où nous l’avons définie.
(43) Bien entendu, je parle seulement ici des accès passagers de délire et non des prétendues manies et mélancolies hystériques que personne n’a jamais pu distinguer des manies et des mélancolies véritables, et que personne n’admet plus. Cf. Colin, Traité de Pathologie mentale de Gilbert Ballet, p. 816 et suiv.
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